Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/01

Michel Lévy (p. 233-238).


I

RAMISSERAM


Arrivée dans l’île de Ramisseram. — Nous couchons sur le chat-trom. — Le temple de Ramisseram. — Un brahmane perverti. — Le pont d’Adam. — Nous passons sur la terre ferme.
Septembre 1872.


Les vents nous ayant tenu ce qu’ils nous avaient promis, en huit heures la dhoney que nous avions prise à Pesalé nous mène de l’île Manar à l’île de Ramisseram, sur la côte de l’Inde. Nous arrivons au clair de lune, par une calme et belle nuit des tropiques. Descendus à terre, nous nous trouvons sur la grève sans savoir où aller prendre gîte. Sur ce point reculé, il n’y a aucun Européen auquel on puisse demander l’hospitalité : la civilisation hindoue n’a point encore fait le pas qui consiste à inventer les auberges ; en outre, il ne faut point songer à aller se réfugier dans les sortes de trous qui servent de maison aux indigènes. Nous nous préparions à passer la nuit à la belle étoile, lorsqu’un des Maures qui nous ont amenés offre de nous conduire au chattrom. Nous nous laissons conduire. En route, on nous apprend que dans le sud de l’Inde on donne le nom de chattrom à des lieux d’abri et de repos érigés par les villes ou des personnes charitables, et mis gratuitement à la disposition de tout venant. C’est là une fort bonne institution, dont nous profiterons cette nuit et non point pour la dernière fois.

Du reste, il ne faut pas imaginer d’établissement luxueux et compliqué. Le chattrom sur lequel nous nous étendons, la tête sur nos malles, est une plateforme ou carré de maçonnerie élevé d’environ trois pieds au-dessus du sol. Des quatre coins de la plateforme se dressent des piliers qui supportent un toit de feuilles de palmier. La plate-forme et son toit fournissent, sous le ciel de l’Inde, un abri jugé suffisant sans l’addition de murailles, de portes et fenêtres, et autres impedimenta du même genre. En ouvrant les yeux le matin, nous avons ainsi l’avantage de jouir, sans empêchement, de la vue de la mer et des arbres, et s’il faut faire sa toilette en public, cela n’a rien d’embarrassant au milieu d’indigènes dont c’est là la coutume générale.

Notre chattrom se trouve situe à l’extrémité de la petite ville de Ramisseram, à une faible distance du temple qui donne à l’île sa célébrité et à la ville sa raison d’être. Ce temple est l’un des plus fréquentés de l’Inde. Il est consacré à Siva. Les pèlerins y affluent, apportant sur leur dos, à travers toute la péninsule, de l’eau du Gange. Les brahmanes versent cette eau sur les images sacrées des linghams, qui passent pour avoir été taillés et mis là par Rama lui-même. L’eau est ensuite recueillie et vendue un très-haut prix, comme ayant acquis par ce contact des propriétés merveilleuses.

Le sanctuaire où se font ces opérations est interdit aux gens de basse caste, et naturellement aux Européens, qui n’ont point de caste du tout. C’est un réduit obscur au centre des constructions. Nous nous consolons facilement de ne point y être admis, du moment qu’on nous promène dans les vastes galeries qui entourent le temple et en constituent la plus belle partie. On nous y donne pour guide un jeune brahmane qui sort d’une école de Madras et qui parle anglais avec une grande pureté. Cela fait un assez drôle d’effet en pareil lieu.

A la tournure de ses explications on pourrait soupçonner notre jeune brahmane d’être assez peu orthodoxe. Il est probable que l’éducation qu’il a reçue a plus ou moins entamé chez lui la foi aux vieilles croyances. Il ne fait nulle difficulté de nous donner force poignées de main, ce qui est une abomination de la part d’un homme de sa caste. Si, comme on le dit, il y a trois catégories à faire parmi les brahmanes, ceux qui repoussent tout contact corporel avec les étrangers comme une affreuse souillure, ceux qui s’y laissent aller, mais qui se hâtent de s’en purifier par des ablutions, et enfin ceux qui ne se préoccupent pas plus des ablutions que de la souillure, il faudrait sans doute ranger notre guide dans cette dernière catégorie des sceptiques et des pervertis.

L’île de Ramisseram n’est, comme l’île de Manar, qu’une sorte de dune ou de banc de sable peu élevé au-dessus du niveau des eaux. Ces deux îles de Manar et de Ramisseram, qui ne sont respectivement séparées des terres de Ceylan et de l’Inde que par une étroite lagune, se projettent dans la mer l’une vers l’autre, comme pour essayer de relier la grande île au continent. Elles arrivent ainsi à ne plus être éloignées que d’une vingtaine de milles ; mais alors une série de bas-fonds et de bancs de sable à fleur d’eau, empêchant toute navigation par mer entre elles deux, vient encore établir de l’une à l’autre une sorte de lien. C’est là un point célébré dans la mythologie hindoue ; dans le Ramayana, l’imagination en a fait un pont au moyen duquel le héros du poëme, Rama, fait passer son armée de l’Inde à Ceylan pour la conquête de l’île. Les Arabes, venus plus tard, s’appropriant la conception hindoue en la transformant, au lieu de Rama y ont fait passer Adam, qu’ils ont envoyé voyager à Ceylan. C’est cette désignation de pont d’Adam donnée par eux qui a été adoptée et continuée en usage par les Européens. Là où les poètes ont placé leur pont nous n’avons découvert, monte sur les dunes de Ramisseram, qu’une série de bancs de sable détachés, se projetant à la suite les uns des autres dans la mer, et à l’horizon se confondant avec elle.

Le temple et la ville de Ramisseram sont situés sur la rive de l’île qui regarde Ceylan. Sur la rive opposée, faisant face à l’Inde, se trouve la ville de Pomben. L’ile de Ramisseram est petite, et il n’y a que quelques milles du temple à Pomben. La route que l’on suit pour aller de l’un à l’autre est celle que doivent prendre les milliers de pèlerins qui chaque année viennent de l’Inde débarquer à Pomben. Aussi la piété des anciens rajahs maîtres du pays a-t-elle accumulé sur cette route des travaux de toute sorte. Une chaussée pavée de larges dalles a été tracée ; de chaque côté on a planté des banians ; puis on a bâti de distance en distance des chapelles et de petits temples, construit des lieux de repos, creusé des piscines pour les pèlerins et des abreuvoirs pour leurs hôtes. Tout cela est encore debout, quoique tombant en partie en ruines depuis que les anciens rajahs ne sont plus là.

Pomben est bâti dans l’endroit le plus rétréci du détroit qui sépare l’île de Ramisseram du continent. En face de la ville, les Anglais ont creusé un chenal qui permet aux navires tirant une dizaine de pieds d’eau de passer dans le détroit, le long de la côte ; sans aller faire au large le grand tour de Ceylan.