Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Mœurs des sauvages

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 110-120).

MŒURS DES SAUVAGES.

Il y a deux manières également fidèles et infidèles de peindre les sauvages de l’Amérique septentrionale : l’une est de ne parler que de leurs lois et de leurs mœurs, sans entrer dans le détail de leurs coutumes bizarres, de leurs habitudes souvent dégoûtantes pour les hommes civilisés. Alors on ne verra que des Grecs et des Romains ; car les lois des Indiens sont graves et les mœurs souvent charmantes.

L’autre manière consiste à ne représenter que les habitudes et les coutumes des sauvages, sans mentionner leurs lois et leurs mœurs ; alors on n’aperçoit plus que des cabanes enfumées et infectes dans lesquelles se retirent des espèces de singes à parole humaine. Sidoine Apollinaire se plaignoit d’être obligé d’entendre le rauque langage du Germain et de fréquenter le Bourguignon, qui se frottoit les cheveux avec du beurre.

Je ne sais si la chaumine du vieux Caton, dans le pays des Sabins, étoit beaucoup plus propre que la hutte d’un Iroquois. Le malin Horace pourroit sur ce point nous laisser des doutes.

Si l’on donne aussi les mêmes traits à tous les sauvages de l’Amérique septentrionale, on altérera la ressemblance ; les sauvages de la Louisiane et de la Floride différoient en beaucoup de points des sauvages du Canada. Sans faire l’histoire particulière de chaque tribu, j’ai rassemblé tout ce que j’ai su des Indiens sous ces titres :

Mariages, enfants, funérailles ; Moissons, fêtes, danses et jeu ; Année, division et règlement du temps, calendrier naturel ; Médecine ; Langues indiennes ; Chasse ; Guerre ; Religion ; Gouvernement. Une conclusion générale fait voir l’Amérique telle qu’elle s’offre aujourd’hui.

MARIAGES, ENFANTS, FUNÉRAILLES.

Il y a deux espèces de mariages parmi les sauvages : le premier se fait par le simple accord de la femme et de l’homme ; l’engagement est pour un temps plus ou moins long, et tel qu’il a plu au couple qui se marie de le fixer. Le terme de l’engagement expiré, les deux époux se séparent : tel étoit à peu près le concubinage légal en Europe, dans le viiie et le ixe siècle.

Le second mariage se fait pareillement en vertu du consentement de l’homme et de la femme ; mais les parents interviennent. Quoique ce mariage ne soit point limité, comme le premier, à un certain nombre d’années, il peut toujours se rompre. On a remarqué que chez les Indiens le second mariage, le mariage légitime, étoit préféré par les jeunes filles et les vieillards, et le premier par les vieilles femmes et les jeunes gens.

Lorsqu’un sauvage s’est résolu au mariage légal, il va avec son père faire la demande aux parents de la femme. Le père revêt des habits qui n’ont point encore été portés ; il orne sa tête de plumes nouvelles, lave l’ancienne peinture de son visage, met un nouveau fard, et change l’anneau pendant à son nez ou à ses oreilles ; il prend dans sa main droite un calumet dont le fourneau est blanc, le tuyau bleu, et empenné avec des queues d’oiseaux ; dans sa main gauche il tient son arc détendu en guise de bâton. Son fils le suit chargé de peaux d’ours, de castors et d’orignaux ; il porte en outre deux colliers de porcelaine à quatre branches et une tourterelle vivante dans une cage.

Les prétendants vont d’abord chez le plus vieux parent de la jeune fille ; ils entrent dans sa cabane, s’asseyent devant lui sur une natte, et le père du jeune guerrier, prenant la parole, dit : « Voilà des peaux. Les deux colliers, le calumet bleu et la tourterelle demandent ta fille en mariage. »

Si les présents sont acceptés, le mariage est conclu, car le consentement de l’aïeul ou du plus ancien sachem de la famille l’emporte sur le consentement paternel. L’âge est la source de l’autorité chez les sauvages : plus un homme est vieux, plus il a d’empire. Ces peuples font dériver la puissance divine de l’éternité du Grand-Esprit.

Quelquefois le vieux parent, tout en acceptant les présents, met à son consentement quelque restriction. On est averti de cette restriction si, après avoir aspiré trois fois la vapeur du calumet, le fumeur laisse échapper la première bouffée au lieu de l’avaler, comme dans un consentement absolu.

De la cabane du vieux parent on se rend au foyer de la mère et de la jeune fille. Quand les songes de celle-ci ont été néfastes, sa frayeur est grande. Il faut que les songes, pour être favorables, n’aient représenté ni les Esprits, ni les aïeux, ni la patrie, mais qu’ils aient montré des berceaux, des oiseaux et des biches blanches. Il y a pourtant un moyen infaillible de conjurer les rêves funestes, c’est de suspendre un collier rouge au cou d’un marmouset de bois de chêne : chez les hommes civilisés l’espérance a aussi ses colliers rouges et ses marmousets.

Après cette première demande, tout a l’air d’être oublié ; un temps considérable s’écoule avant la conclusion du mariage : la vertu de prédilection du sauvage est la patience. Dans les périls les plus imminents, tout se doit passer comme à l’ordinaire : lorsque l’ennemi est aux portes, un guerrier qui négligeroit de fumer tranquillement sa pipe, assis les jambes croisées au soleil, passeroit pour une vieille femme.

Quelle que soit donc la passion du jeune homme, il est obligé d’affecter un air d’indifférence et d’attendre les ordres de la famille. Selon la coutume ordinaire, les deux époux doivent demeurer d’abord dans la cabane de leur plus vieux parent ; mais souvent des arrangements particuliers s’opposent à l’observation de cette coutume. Le futur mari bâtit alors sa cabane : il en choisit presque toujours l’emplacement dans quelque vallon solitaire, auprès d’un ruisseau ou d’une fontaine, et sous les bois qui la peuvent cacher.

Les sauvages sont tous, comme les héros d’Homère, des médecins, des cuisiniers et des charpentiers. Pour construire la hutte du mariage, on enfonce dans la terre quatre poteaux, ayant un pied de circonférence et douze pieds de haut : ils sont destinés à marquer les quatre angles d’un parallélogramme de vingt pieds de long sur dix-huit de large. Des mortaises creusées dans ces poteaux reçoivent des traverses, lesquelles forment, quand leurs intervalles sont remplis avec de la terre, les quatre murailles de la cabane.

Dans les deux murailles longitudinales on pratique deux ouvertures : l’une sert d’entrée à tout l’édifice, l’autre conduit dans une seconde chambre semblable à la première, mais plus petite.

On laisse le prétendu poser seul les fondements de sa demeure ; mais il est aidé dans la suite du travail par ses compagnons. Ceux-ci arrivent chantant et dansant ; ils apportent des instruments de maçonnerie faits de bois ; l’omoplate de quelque grand quadrupède leur sert de truelle. Ils frappent dans la main de leur ami, sautent sur ses épaules, font des railleries sur son mariage, et achèvent la cabane. Montés sur les poteaux et les murs commencés, ils élèvent le toit d’écorce de bouleau ou de chaume de maïs ; mêlant du poil de bête fauve et de la paille de folle-avoine hachée dans de l’argile rouge, ils enduisent de ce mastic les murailles à l’extérieur et à l’intérieur. Au centre ou à l’une des extrémités de la grande salle, les ouvriers plantent cinq longues perches, qu’ils entourent d’herbe sèche et de mortier : cette espèce de cône devient la cheminée, et laisse échapper la fumée par une ouverture ménagée dans le toit. Tout ce travail se fait au milieu des brocards et des chants satiriques : la plupart de ces chants sont grossiers ; quelques-uns ne manquent pas d’une certaine grâce :

« La lune cache son front sous un nuage ; elle est honteuse, elle rougit ; c’est qu’elle sort du lit du soleil. Ainsi se cachera et rougira… le lendemain de ses noces, et nous lui dirons : Laisse-nous donc voir tes yeux. »

Les coups de marteau, le bruit des truelles, le craquement des branches rompues, les ris, les cris, les chansons, se font entendre au loin, et les familles sortent de leurs villages pour prendre part à ces ébattements.

La cabane étant terminée en dehors, on la lambrisse en dedans avec du plâtre quand le pays en fournit, avec de la terre glaise au défaut de plâtre. On pèle le gazon resté dans l’intérieur de l’édifice : les ouvriers, dansant sur le sol humide, l’ont bientôt pétri et égalisé. Des nattes de roseaux tapissent ensuite cette aire ainsi que les parois du logis. Dans quelques heures est achevée une hutte qui cache souvent sous un toit d’écorce plus de bonheur que n’en recouvrent les voûtes d’un palais.

Le lendemain on remplit la nouvelle habitation de tous les meubles et comestibles du propriétaire : nattes, escabelles, vases de terre et de bois, chaudières, seaux, jambons d’ours et d’orignaux, gâteaux secs, gerbes de mais, plantées pour nourriture ou pour remèdes : ces divers objets s’accrochent aux murs ou s’étalent sur des planches ; dans un trou garni de cannes éclatées, on jette le maïs et la folleavoine. Les instruments de pêche, de chasse, de guerre et d’agriculture, la crosse du labourage, les pièges, les filets faits avec la moelle intérieure du faux palmier, les hameçons de dents de castor, les arcs, les flèches, les casse-têtes, les haches, les couteaux, les armes à feu, les cornes pour porter la poudre, les chichikoués, les tambourins, les fifres, les calumets, le fil de nerfs de chevreuil, la toile de mûrier ou de bouleau ; les plumes, les perles, les colliers, le noir, l’azur et le vermillon pour la parure, une multitude de peaux, les unes tannées, les autres avec leurs poils : tels sont les trésors dont on enrichit la cabane.

Huit jours avant la célébration du mariage, la jeune femme se retire à la cabane des purifications, lieu séparé où les femmes entrent et restent trois ou quatre jours par mois, et où elles vont faire leurs couches. Pendant les huit jours de retraite, le guerrier engagé chasse : il laisse le gibier dans l’endroit où il le tue ; les femmes le ramassent et le portent à la cabane des parents pour le festin de noces. Si la chasse a été bonne, on en tire un augure favorable.

Enfin le grand jour arrive. Les jongleurs et les principaux sachems sont invités à la cérémonie. Une troupe de jeunes guerriers va chercher le marié chez lui ; une troupe de jeunes filles va pareillement chercher la mariée à sa cabane. Le couple promis est orné de ce qu’il a de plus beau en plumes, en colliers, en fourrures, et de plus éclatant en couleurs.

Les deux troupes, par des chemins opposés, surviennent en même temps à la hutte du plus vieux parent. On pratique une seconde porte à cette hutte, en face de la porte ordinaire : environné de ses compagnons, l’époux se présente à l’une des portes ; l’épouse, entourée de ses compagnes, se présente à l’autre. Tous les sachems de la fête sont assis dans la cabane, le calumet à la bouche. La bru et le gendre vont se placer sur des rouleaux de peaux à l’une des extrémités de la cabane.

Alors commence en dehors la danse nuptiale entre les deux chœurs restés à la porte. Les jeunes filles, armées d’une crosse recourbée, imitent les divers ouvrages du labour ; les jeunes guerriers font la garde autour d’elles, l’arc à la main. Tout à coup un parti ennemi sortant de la forêt s’efforce d’enlever les femmes, celles-ci jettent leur hoyau et s’enfuient ; leurs frères volent à leur secours. Un combat simulé s’engage ; les ravisseurs sont repoussés.

À cette pantomime succèdent d’autres tableaux tracés avec une vivacité naturelle ; c’est la peinture de la vie domestique, le soin du ménage, l’entretien de la cabane, les plaisirs et les travaux du foyer ; touchantes occupations d’une mère de famille. Ce spectacle se termine par une ronde où les jeunes filles tournent à rebours du cours du soleil, et les jeunes guerriers selon le mouvement apparent de cet astre.

Le repas suit : il est composé de soupes, de gibier, de gâteaux de maïs, de canneberges, espèce de légumes, de pommes de mai, sorte de fruit porté par une herbe, de poissons, de viandes grillées et d’oiseaux rôtis. On boit dans les grandes calebasses le suc de l’érable ou du sumac, et dans de petites tasses de hêtre une préparation de cassine, boisson chaude que l’on sert comme du café. La beauté du repas consiste dans la profusion des mets.

Après le festin la foule se retire. Il ne reste dans la cabane du plus vieux parent que douze personnes, six sachems de la famille du mari, six matrones de la famille de la femme. Ces douze personnes, assises à terre, forment deux cercles concentriques ; les hommes décrivent le cercle extérieur. Les conjoints se placent au centre des deux cercles : ils tiennent horizontalement, chacun par un bout, un roseau de six pieds de long. L’époux porte dans la main droite un pied de chevreuil ; l’épouse élève de la main gauche une gerbe de maïs. Le roseau est peint de différents hiéroglyphes qui marquent l’âge du couple uni et la lune où se fait le mariage. On dépose aux pieds de la femme les présents du mari et de sa famille, savoir : une parure complète, le jupon d’écorce de mûrier, le corset pareil, la mante de plumes d’oiseaux ou de peau de martre, les mocassines brodées en poil de porc-épic, les bracelets de coquillages, les anneaux ou les perles pour le nez et pour les oreilles.

À ces vêtements sont mêlés un berceau de jonc, un morceau d’agaric, des pierres à fusil pour allumer le feu, la chaudière pour faire bouillir les viandes, le collier de cuir pour porter les fardeaux, et la bûche du foyer. Le berceau fait palpiter le cœur de l’épouse, la chaudière et le collier ne l’effrayent point : elle regarde avec soumission ces marques de l’esclavage domestique.

Le mari ne demeure pas sans leçons : un casse-tête, un arc, une pagaye, lui annoncent ses devoirs : combattre, chasser et naviguer. Chez quelques tribus, un lézard vert, de cette espèce dont les mouvements sont si rapides que l’œil peut à peine les saisir, des feuilles mortes entassées dans une corbeille, font entendre au nouvel époux que le temps fuit et que l’homme tombe. Ces peuples enseignent par des emblèmes la morale de la vie, et rappellent la part des soins que la nature a distribués à chacun de ses enfants.

Les deux époux enfermés dans le double cercle des douze parents ayant déclaré qu’ils veulent s’unir, le plus vieux parent prend le roseau de six pieds ; il le sépare en douze morceaux, lesquels il distribue aux douze témoins : chaque témoin est obligé de représenter sa portion de roseau pour être réduite en cendre si les époux demandent un jour le divorce.

Les jeunes filles qui ont amené l’épouse à la cabane du plus vieux parent l’accompagnent avec des chants à la hutte nuptiale ; les jeunes guerriers y conduisent de leur côté le nouvel époux. Les conviés à la fête retournent à leurs villages : ils jettent en sacrifice aux Manitous des morceaux de leurs habits dans les fleuves, et brûlent une part de leur nourriture.

En Europe, afin d’échapper aux lois militaires on se marie : parmi les sauvages de l’Amérique septentrionale, nul ne se pouvoit marier qu’après avoir combattu pour la patrie. Un homme n’étoit jugé digne d’être père que quand il avoit prouvé qu’il sauroit défendre ses enfants. Par une conséquence de cette mâle coutume, un guerrier ne commençoit à jouir de la considération publique que du jour de son mariage.

La pluralité des femmes est permise ; un abus contraire livre quelquefois une femme à plusieurs maris : des hordes plus grossières offrent leurs femmes et leurs filles aux étrangers. Ce n’est pas une dépravation, mais le sentiment profond de leur misère qui pousse ces Indiens à cette sorte d’infamie ; ils pensent rendre leur famille plus heureuse en changeant le sang paternel.

Les sauvages du nord-ouest voulurent avoir de la race du premier nègre qu’ils aperçurent : ils le prirent pour un mauvais esprit : ils espérèrent qu’en le naturalisant chez eux ils se ménageroient des intelligences et des protecteurs parmi les génies noirs.

L’adultère dans la femme étoit autrefois puni chez les Hurons par la mutilation du nez : on vouloit que la faute restât gravée sur le visage.

En cas de divorce, les enfants sont adjugés à la femme : chez les animaux, disent les sauvages, c’est la femelle qui nourrit les petits.

On taxe d’incontinence une femme qui devient grosse la première année de son mariage ; elle prend quelquefois le suc d’une espèce de rue pour détruire son fruit trop hâtif : cependant (inconséquences naturelles aux hommes) une femme n’est estimée qu’au moment où elle devient mère. Comme mère, elle est appelée aux délibérations publiques ; plus elle a d’enfants, et surtout de fils, plus on la respecte.

Un mari qui perd sa femme épouse la sœur de sa femme quand elle a une sœur, de même qu’une femme qui perd son mari épouse le frère de ce mari s’il a un frère : c’étoit à peu près la loi athénienne. Une veuve chargée de beaucoup d’enfants est fort recherchée.

Aussitôt que les premiers symptômes de la grossesse se déclarent, tous rapports cessent entre les époux. Vers la fin du neuvième mois, la femme se retire à la hutte des purifications, où elle est assistée par les matrones. Les hommes, sans en excepter le mari, ne peuvent entrer dans cette hutte. La femme y demeure trente ou quarante jours après ses couches, selon qu’elle a mis au monde une fille ou un garçon.

Lorsque le père a reçu la nouvelle de la naissance de son enfant, il prend un calumet de paix dont il entoure le tuyau avec des pampres de vigne vierge, et court annoncer l’heureuse nouvelle aux divers membres de la famille. Il se rend d’abord chez les parents maternels, parce que l’enfant appartient exclusivement à la mère. S’approchant du sachem le plus âgé, après avoir fumé vers les quatre points cardinaux, il lui présente sa pipe, en disant : « Ma femme est mère. » Le sachem prend la pipe, fume à son tour, et dit en ôtant le calumet de sa bouche : « Est-ce un guerrier ? »

Si la réponse est affirmative, le sachem fume trois fois vers le soleil : si la réponse est négative, le sachem ne fume qu’une fois. Le père est reconduit en cérémonie plus ou moins loin, selon le sexe de l’enfant. Un sauvage devenu père prend une tout autre autorité dans la nation ; sa dignité d’homme commence avec sa paternité.

Après les trente ou quarante jours de purification, l’accouchée se dispose à revenir à sa cabane : les parents s’y rassemblent pour imposer un nom à l’enfant : on éteint le feu ; on jette au vent les anciennes cendres du foyer ; on prépare un bûcher composé de bois odorants : le prêtre ou jongleur, une mèche à la main, se tient prêt à allumer le feu nouveau : on purifie les lieux d’alentour en les aspergeant avec de l’eau de fontaine.

Bientôt s’avance la jeune mère : elle vient seule, vêtue d’une robe nouvelle ; elle ne doit rien porter de ce qui lui a servi autrefois. Sa mamelle gauche est découverte ; elle y suspend son enfant complètement nu ; elle pose un pied sur le seuil de sa porte.

Le prêtre met le feu au bûcher : le mari s’avance, et reçoit son enfant des mains de sa femme. Il le reconnoît d’abord et l’avoue à haute voix. Chez quelques tribus les parents du même sexe que l’enfant assistent seuls aux relevailles. Après avoir baisé les lèvres de son enfant, le père le remet au plus vieux sachem ; le nouveau né passe entre les bras de toute sa famille : il reçoit la bénédiction du prêtre et les vœux des matrones.

On procède ensuite au choix d’un nom : la mère reste toujours sur le seuil de la cabane. Chaque famille a ordinairement trois ou quatre noms qui reviennent tour à tour ; mais il n’est jamais question que de ceux du côté maternel. Selon l’opinion des sauvages, c’est le père qui crée l’âme de l’enfant, la mère n’en engendre que le corps[1] : on trouve juste que le corps ait un nom qui vienne de la mère.

Quand on veut faire un grand honneur à l’enfant, on lui confère le nom le plus ancien dans sa famille : celui de son aïeule, par exemple. Dès ce moment l’enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom ; on lui donne en lui parlant le degré de parenté que son nom fait revivre : ainsi un oncle peut saluer un neveu du titre de grand’mère ; coutume qui prêteroit au rire si elle n’étoit infiniment touchante. Elle rend pour ainsi dire la vie aux aïeux ; elle reproduit dans la foiblesse des premiers ans la foiblesse du vieil âge ; elle lie et rapproche les deux extrémités de la vie, le commencement et la fin de la famille ; elle communique une espèce d’immortalité aux ancêtres, en les supposant présents au milieu de leur postérité ; elle augmente les soins que la mère a pour l’enfance par le souvenir des soins qu’on prit de la sienne : la tendresse filiale redouble l’amour maternel.

Après l’imposition du nom, la mère entre dans la cabane ; on lui rend son enfant, qui n’appartient plus qu’à elle. Elle le met dans un berceau. Ce berceau est une petite planche du bois le plus léger, qui porte un lit de mousse ou de coton sauvage : l’enfant est déposé tout nu sur cette couche ; deux bandes d’une peau moelleuse l’y retiennent et préviennent sa chute, sans lui ôter le mouvement. Au-dessus de la tête du nouveau né est un cerceau sur lequel on étend un voile pour éloigner les insectes et pour donner de la fraîcheur et de l’ombre à la petite créature.

J’ai parlé ailleurs[2] de la mère indienne ; j’ai raconté comment elle porte ses enfants ; comment elle les suspend aux branches des arbres ; comment elle leur chante ; comment elle les pare, les endort et les réveille ; comment, après leur mort, elle les pleure ; comment elle va répandre son lait sur le gazon de leur tombe, ou recueillir leur âme sur les fleurs[3].

Après le mariage et la naissance, il conviendroit de parler de la mort, qui termine les scènes de la vie ; mais j’ai si souvent décrit les funérailles des sauvages, que la matière est presque épuisée.

Je ne répéterai donc point ce que j’ai dit dans Atala et dans Les Natchez relativement à la manière dont on habille le décédé, dont on le peint, dont on s’entretient avec lui, etc. J’ajouterai seulement que parmi toutes les tribus il est d’usage de se ruiner pour les morts : la famille distribue ce qu’elle possède aux convives du repas funèbre ; il faut manger et boire tout ce qui se trouve dans la cabane. Au lever du soleil, on pousse de grands hurlements sur le cercueil d’écorce où gît le cadavre ; au coucher du soleil, les hurlements recommencent : cela dure trois jours, au bout desquels le défunt est enterré. On le recouvre du mont du tombeau ; s’il fut guerrier renommé, un poteau peint en rouge marque sa sépulture.

Chez plusieurs tribus les parents du mort se font des blessures aux jambes et aux bras. Un mois de suite, on continue les cris de douleur au coucher et au lever du soleil, et pendant plusieurs années on accueille par des mêmes cris l’anniversaire de la perte que l’on a faite.

Quand un sauvage meurt l’hiver à la chasse, son corps est conservé sur les branches des arbres ; on ne lui rend les derniers honneurs qu’après le retour des guerriers au village de sa tribu. Cela se pratiquoit jadis ainsi chez les Moscovites.

Non-seulement les Indiens ont des prières, des cérémonies différentes, selon le degré de parenté, la dignité, l’âge et le sexe de la personne décédée, mais ils ont encore des temps d’exhumation publique[4], de commémoration générale.

Pourquoi les sauvages de l’Amérique sont-ils de tous les peuples ceux qui ont le plus de vénération pour les morts ? Dans les calamités nationales, la première chose à laquelle on pense, c’est à sauver les trésors de la tombe : on ne reconnoît la propriété légale que là où sont ensevelis les ancêtres. Quand les Indiens ont plaidé leurs droits de possession, ils se sont toujours servis de cet argument, qui leur paroissoit sans réplique : « Dirons-nous aux os de nos pères : Levez-vous, et suivez-nous dans une terre étrangère ? » Cet argument n’étant point écouté, qu’ont-ils fait ? ils ont emporté les ossements, qui ne les pouvoient suivre.

Les motifs de cet attachement extraordinaire à de saintes reliques se trouvent facilement. Les peuples civilisés ont pour conserver les souvenirs de leur patrie les monuments des lettres et des arts ; ils ont des cités, des palais, des tours, des colonnes, des obélisques ; ils ont la trace de la charrue dans les champs par eux cultivés ; leurs noms sont gravés sur l’airain et le marbre ; leurs actions conservées dans les chroniques.

Les sauvages n’ont rien de tout cela : leur nom n’est point écrit sur les arbres de leurs forêts ; leur hutte, bâtie dans quelques heures, périt dans quelques instants : la simple crosse de leur labour, qui n’a fait qu’effleurer la terre, n’a pu même élever un sillon ; leurs chansons traditionnelles s’évanouissent avec la dernière mémoire qui les retient, avec la dernière voix qui les répète. Il n’y a donc pour les tribus du Nouveau-Monde qu’un seul monument : la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire, leur loi et jusqu’à leurs dieux ; vous ravissez à ces hommes dans la postérité la preuve de leur existence comme celle de leur néant.


  1. Voyez Les Natchez
  2. Atala, le Génie du Christianisme, Les Natchez, etc.
  3. Voyez, pour l’éducation des enfants, la lettre ci-dessus, p. 67.
  4. Atala.