Voyage du capitaine Ross dans les régions arctiques/02


VOYAGE
DU CAPITAINE ROSS
DANS LES RÉGIONS ARCTIQUES.

Seconde Partie.

Nous avons laissé l’expédition engagée dans les glaces par les 69° 59′ lat. N. préparée à se suffire à elle-même pendant un isolement de plusieurs mois, loin du reste des hommes, et ne se doutant pas qu’à peu de distance, il y eût une petite horde des habitans de ces régions inhospitalières. Nous allons reprendre la suite du récit en laissant, comme par le passé, le capitaine Ross parler lui-même, le plus souvent qu’il nous sera possible.

« 9 janvier 1830. Au moment où je me rendais à terre, ce matin, un des matelots m’annonça que de l’observatoire on apercevait des étrangers. Je me dirigeai en conséquence vers le point indiqué, et je vis quatre Esquimaux près d’une petite montagne de glace, non loin du rivage et à environ un mille du navire. Ils battirent en retraite aussitôt qu’ils m’aperçurent, mais comme je continuais d’avancer, toute la troupe sortit subitement de son abri, sur trois rangs de dix de front et trois de profondeur ; il y avait en outre, du côté de la terre et un peu à l’écart, un homme qui paraissait assis dans un traîneau. J’envoyai alors le matelot qui m’accompagnait, chercher le commandant Ross ainsi que quelques hommes, avec ordre à ces derniers de se tenir un peu en arrière de lui. Je poursuivis mon chemin seul jusqu’à environ cent cinquante pas des étrangers ; chacun d’eux était armé d’une lance et d’un couteau, mais je ne leur vis ni arcs ni flèches.

« Sachant que les diverses tribus d’Esquimaux, lorsqu’elles se rencontrent, se saluent par les mots de Tima, Tima, je m’adressai à eux dans leur langue, et j’eus aussitôt pour réponse un cri général ; l’homme isolé de la troupe s’en rapprocha aussitôt et se mit en avant des rangs. Ayant été rejoint en ce moment par les hommes que j’avais demandés, nous nous avançâmes jusqu’à la distance de quatre-vingts pas, et nous jetâmes nos fusils en criant : Aja, Tima, sachant que tel est l’usage lorsqu’on veut ouvrir des communications amicales avec ces peuplades. Là-dessus, ils jetèrent en l’air leurs lances et leurs couteaux dans toutes les directions en criant aja, et écartant leurs bras pour montrer qu’ils étaient sans armes. Cependant, comme ils ne bougeaient pas de place, nous nous approchâmes et embrassâmes successivement tous les hommes du premier rang en frappant sur leurs vêtemens, cérémonial d’amitié qui nous fut rendu aussitôt. Ceci parut leur faire un vif plaisir, à en juger par leurs éclats de rire et leurs clameurs, accompagnés des gestes les plus étranges Nous nous trouvâmes ainsi et sans la moindre hésitation en possession de leur confiance la plus entière.

« L’expérience du commandant Ross nous fut ici d’un grand secours ; nos nouveaux amis, ayant appris que nous étions Européens (Kabluna), nous firent savoir, en retour qu’ils étaient des Innuit. Ils étaient au nombre de trente-un ; le plus vieux qui s’appelait Illicta, était âgé de soixante-cinq ans ; six autres paraissaient en avoir de quarante à cinquante, et vingt de trente à quarante ; le reste se composait de jeunes gens ; deux étaient boiteux, et leurs compagnons les voituraient avec un vieillard dans des traîneaux ; l’un avait eu la jambe emportée par un ours, à ce que nous apprîmes, et l’autre s’était brisé ou mutilé une cuisse. Ils étaient tous pourvus de doubles vêtemens, faits, pour la plupart, d’excellentes peaux de daim ; celui de dessus entourait exactement le corps depuis le menton jusqu’au milieu des cuisses, et se terminait en arrière par une pointe assez semblable aux basques des habits militaires d’autrefois ; les manches recouvraient les doigts. Des deux peaux qui composaient ce vêtement, l’une, celle de dessous, avait le poil tourné en dedans, tandis que l’autre était en sens inverse. Ils avaient deux paires de bottes, toutes deux avec le poil en dedans, et par-dessus des caleçons de peaux de daim descendant très bas sur les jambes ; quelques-uns portaient en outre des espèces de chaussons par-dessus leurs bottes ; d’autres avaient remplacé la peau de daim par celle de phoque.

« Ainsi recouverts d’une énorme quantité de vêtemens, ces naturels paraissaient beaucoup plus volumineux qu’ils ne l’étaient en réalité. Tous étaient armés de lances ressemblant assez à une canne ordinaire, et munies, d’un côté, d’une boule de bois ou d’ivoire, et de l’autre d’une pointe en corne. En les examinant de près, néanmoins, nous trouvâmes qu’elles étaient, non d’une seule pièce, mais formées de petits fragmens de bois ou d’os d’animaux artistement ajustés. Les premiers couteaux que nous vîmes étaient faits d’os ou de corne de rennes et constituaient une arme peu redoutable ; mais nous découvrîmes bientôt que chaque individu en portait, suspendu par derrière, un autre beaucoup plus à craindre, et dont la pointe et quelquefois le tranchant étaient en fer. Nous en remarquâmes un, entre autres, qui avait été fait avec la lame d’un couteau anglais, portant encore la marque du fabricant, et qui avait été converti en une sorte de poignard.

« Ceci prouvait que cette tribu communiquait avec d’autres peuplades en rapport avec les Européens, si elle-même n’était pas dans ce cas. Le commandant Ross ne reconnut, il est vrai, parmi les individus présens, aucune de ses anciennes connaissances, et il était évident qu’ils ne le connaissaient pas davantage ; mais quand il leur cita divers endroits de Repulse-Bay[1], ils le comprirent aussitôt et indiquèrent par leurs gestes cette direction. Il put aussi deviner par leurs réponses qu’ils étaient venus du sud et avaient aperçu le navire la veille ; que leurs huttes étaient à quelque distance au nord, et enfin qu’ils en étaient partis le matin même.

« N’ayant pu prévoir cette visite, nous n’avions apporté aucun présent avec nous. J’envoyai, en conséquence, un de nos hommes au navire, pour y chercher trente-un morceaux de fer, afin que chaque individu eût le sien. Mais dans l’intervalle ils consentirent à nous accompagner à bord, et nous arrivâmes bientôt près de notre mur de neige. Ils ne témoignèrent aucune surprise en le voyant ; c’était en effet un ouvrage trop semblable à ceux qu’ils exécutaient journellement, pour qu’ils en fussent frappés. L’aspect du bâtiment et la quantité de fer qu’ils avaient sous les yeux ne leur arrachèrent non plus aucune de ces marques d’étonnement dont nous avions été témoins parmi les tribus sauvages du nord de la baie de Baffin en 1818.

« Les morceaux de fer que nous leur donnâmes provoquèrent cependant parmi eux une joie universelle. En retour, ils nous offrirent leurs lances et leurs couteaux que nous refusâmes ; ce qui ne leur causa pas moins de surprise que de satisfaction. Nous pûmes voir alors qu’ils avaient infiniment meilleure mine que nous, étant aussi bien vêtus et beaucoup mieux nourris, ce qu’indiquaient leurs figures rebondies et aussi roses que le permettait la couleur obscure de leur teint. Comme chez toutes les autres tribus d’Esquimaux, leur visage formait un ovale régulier ; ils avaient les yeux de couleur foncée et rapprochés l’un de l’autre, le nez petit et les cheveux noirs ; leur peau n’était pas non plus d’un cuivré aussi sombre que celle des tribus que j’avais observées jadis plus au nord. Ils paraissaient également beaucoup plus propres, et, ce que je n’avais pas encore vu, leurs cheveux étaient coupés courts et assez proprement tenus.

« Trois des naturels furent admis dans la chambre du navire où ils donnèrent enfin des signes nombreux d’admiration. Des gravures représentant des Esquimaux et choisies dans plusieurs relations de voyages antérieurs, leur firent grand plaisir ; ils reconnurent aussitôt que c’étaient des portraits d’individus de leur race. Les miroirs furent néanmoins, comme de coutume, ce qui les surprit davantage, surtout quand ils se virent dans le plus grand de ceux que nous avions. La lampe et les chandeliers n’excitèrent pas un moindre étonnement ; du reste, ils ne montrèrent jamais le désir de s’emparer de la moindre chose, recevant simplement ce qu’on leur offrait avec des marques de reconnaissance non équivoques. Nos viandes conservées ne leur plurent pas : un d’eux qui en goûta, sembla le faire par politesse, et dit qu’il la trouvait très bonne ; cependant le commandant Ross lui fit convenir qu’il n’avait pas dit la vérité, sur quoi tous les autres, après en avoir obtenu la permission, jetèrent les morceaux qu’ils avaient pris ; mais de l’huile ayant été offerte au même individu, il la but avec grand plaisir, en ajoutant qu’elle était véritablement bonne. C’est ainsi que les goûts de ces tribus sont admirablement adaptés à leurs grossiers alimens, et leurs idées de bonheur aux moyens qu’ils ont reçus en partage. Bien certainement, ces hommes au milieu de leur lard et de leur huile de baleine, de leur nourriture malpropre et de leur odeur repoussante, n’avaient aucun motif pour envier les raffinemens de notre manière de vivre ; ils n’en auraient éprouvé que du dégoût ; ils auraient pris en pitié notre barbarie et notre ignorance, et le besoin le plus extrême eût seul pu les engager à faire usage de nos mets.

« Trois autres individus de la troupe furent ensuite traités comme l’avaient été les trois premiers. Pendant que ceux-ci amusaient leurs compagnons par le récit de ce qu’ils avaient vu, l’un d’eux disputa un instant le prix de la course à un de nos officiers ; mais il y eut tant de politesse des deux côtés, que ni l’un ni l’autre ne fut vainqueur. Le violon s’étant alors fait entendre, ils se mirent à danser avec les matelots, et firent ainsi preuve d’un goût plus vif pour la danse que nous ne pouvions nous y attendre d’après les observations de nos prédécesseurs parmi les autres tribus.

« Le moment de la séparation étant venu, nous leur proposâmes de les accompagner pendant une partie du chemin qu’ils avaient à faire pour gagner leurs huttes, dont ils indiquaient la direction, en nous faisant entendre que leurs femmes, leurs enfans, leurs chiens et leurs traîneaux étaient restés dans le village, et qu’ils avaient des provisions en abondance. Sur la route, nous aperçûmes un trou à phoques[2], et ils nous montrèrent la manière de se servir de la lance pour élargir ces trous, y introduire une nasse, et atteindre l’animal. Mais nous ne pûmes, malgré nos demandes réitérées, apprendre d’eux le fait qui nous intéressait le plus, à savoir dans quelle direction la mer se trouvait dégagée de glaces. Ils nous indiquaient bien le nord, mais ne pouvant les faire expliquer sur ce qui se trouvait à l’ouest et au sud, nous remîmes nos questions à un autre jour. Après les avoir accompagnés pendant deux milles, nous fîmes une marque sur la glace en leur indiquant que le lieu du rendez-vous était fixé là pour le jour suivant, et que nous visiterions leurs huttes, proposition qui fut reçue avec le plus grand plaisir. Nous les quittâmes alors avec le même cérémonial qu’au premier moment de notre entrevue.

« Cette journée était des plus satisfaisantes, car nous avions renoncé à tout espoir de rencontrer des habitans dans ce lieu, et nous savions que c’était des naturels que nous devions attendre les renseignemens géographiques qui pouvaient nous tirer d’embarras, et nous mettre à même de continuer notre route.

« 10 janvier. — Après le service divin qui eut lieu beaucoup plus tôt que de coutume, nous nous mîmes en mesure de remplir notre promesse de la veille, quoique le thermomètre fût tombé à 37° au-dessous de zéro. Nous trouvâmes les naturels au lieu indiqué, et à notre approche, l’un d’eux, qui paraissait être un guide ou un chef, fit une centaine de pas à notre rencontre en ouvrant les bras pour montrer qu’il était désarmé. Nous jetâmes alors nos fusils, sur quoi tout le reste de la troupe lança ses armes en l’air, comme la première fois, et attendit notre arrivée en poussant les cris accoutumés. Leur nombre s’était accru d’environ vingt enfans, et nous les abordâmes avec les formalités d’usage.

« Nous découvrîmes bientôt le village, qui consistait en douze huttes de neige bâties au fond d’une petite crique sur le rivage, à deux milles et demi de distance du navire. Ces huttes avaient la forme de calottes renversées, et étaient disposées sans régularité ; chacune d’elles était munie extérieurement d’un long conduit tortueux servant de passage, à l’entrée duquel se tenaient les femmes avec les jeunes filles et les petits enfans. Nous avions apporté des verroteries et des aiguilles que nous leur distribuâmes, ce qui fit disparaître aussitôt la réserve et la timidité qu’elles avaient montrées en nous voyant.

« Le passage, toujours long et en général tortueux, conduisait dans la pièce principale dont la forme était celle d’un demi-cercle de dix pieds de diamètre, quand elle ne contenait qu’une seule famille, et d’un ovale de quinze pieds sur dix, quand elle était destinée à en loger deux. En face de l’entrée était un banc de neige, occupant environ un tiers de la largeur de l’aire, élevé de deux pieds et demi, uni en dessus et recouvert de diverses espèces de peaux. Ce banc servait de lit ou de lieu de repos pour tous les habitans de la hutte. La maîtresse de la maison était assise à l’une des extrémités, en face de la lampe, où brûlait, suivant l’usage universel dans ces régions, de la mousse imbibée d’huile, qui donnait assez de flamme pour éclairer et chauffer à la fois de sorte que la pièce était parfaitement confortable. Au-dessus de la lampe était placé le chaudron de pierre contenant de la chair de daim et de phoque nageant dans de l’huile. Ces deux sortes de provisions paraissaient ne pas leur manquer. Tout le reste, vêtemens, ustensiles, vivres, gisait pêle-mêle dans une confusion inexprimable, et montrait que l’ordre du moins ne figurait pas parmi les vertus de cette peuplade.

« Au milieu de ce désordre, nous fîmes la découverte intéressante de quelques saumons frais ; puisque les naturels pouvaient s’en procurer, rien n’empêchait que nous n’en fissions autant de notre côté, et c’était une ressource précieuse de plus ; nous apprîmes d’eux que ce poisson était abondant. Ils nous engagèrent alors, en retour de nos présens, à prendre ce qui nous ferait plaisir parmi les objets qui étaient sous nos yeux, et nous choisîmes en conséquence quelques lances et quelques arcs avec leurs flèches. J’obtins en même temps un ornement d’oreille fait en mine de fer, et consistant en une boule attachée à une cordelette, ainsi que quelques échantillons pour notre collection d’histoire naturelle : le premier de ces objets était en outre orné de dents de renard et d’une frange de tendons d’animaux. Quelques aiguilles que nous ajoutâmes à nos premiers cadeaux, achevèrent de nous gagner leur amitié.

« J’ajouterai, au sujet de ces huttes en neige, que toutes étaient éclairées par un large morceau ovale de glace transparente, fixé à mi-hauteur dans la muraille du côté de l’est. Il y avait à peine quelques différences entre toutes celles que nous visitâmes. Nous découvrîmes ensuite qu’au milieu de chaque passage, il existait une antichambre conduisant à un abri pour les chiens. Il était évident aussi que l’ouverture extérieure du passage pouvait au besoin être tournée dans toutes les directions, de manière à se trouver toujours sous le vent et à lui défendre l’entrée. Nous apprîmes que ces huttes venaient d’être bâties ; elles avaient à peine un jour d’existence ; ce qui montre que les procédés d’architecture du pays sont fort expéditifs. Nous nous assurâmes également que la provision de viande de daim et de phoque pour l’hiver était faite par les naturels pendant l’été, et qu’ils y avaient ensuite recours pendant la mauvaise saison. On n’avait pas encore remarqué cet usage parmi les autres habitans de ces régions, soit qu’on n’y eût pas fait attention, soit qu’il n’existât réellement pas : c’est ce que nous ne pûmes décider.

« Les femmes n’étaient certainement pas belles, mais, après tout, elles n’étaient pas plus mal partagées que leurs maris, et leur conduite n’était pas moins décente. Toutes celles au-dessus de l’âge de treize ans paraissaient être mariées, et dans chaque hutte il y en avait trois ou quatre ; nous ne pûmes décider si elles faisaient ou non partie d’un même ménage, mais elles semblaient être de jeunes femmes dans une maison où il y avait une épouse plus âgée. Leur taille était petite, et elles étaient bien inférieures aux hommes sous le rapport de la propreté et de la toilette ; leur chevelure surtout était mal soignée et dans le plus grand désordre. Leurs traits respiraient la douceur, et elles avaient, comme les hommes, la figure vivement colorée ; une jeune fille de treize ans pouvait même passer pour jolie. Toutes étaient plus ou moins tatouées, principalement au-dessus des sourcils et de chaque côté de la bouche et du menton. Ce tatouage consistait en de simples lignes, sans aucun dessin particulier, et se rapprochait ainsi de celui des Esquimaux de la partie nord-ouest de l’Amérique, tels que les ont décrits plusieurs voyageurs. Leur costume ne différait pas entièrement de celui des hommes ; seulement leur vêtement de dessus se terminait en pointe aussi bien par devant que par derrière.

« Le moment était venu néanmoins de leur faire les questions qui nous intéressaient principalement et leurs réponses, mélangées de bonnes et de mauvaises nouvelles, furent les suivantes. Ils connaissaient Igloolik, l’île de l’hiver, Repulse-Bay, et avaient quitté Ackoolee, point opposé au précédent, seulement depuis treize jours, afin de se rapprocher de l’eau qui se trouvait, à ce qu’ils nous apprirent, à quelque distance au nord. Ils ajoutèrent que la terre à l’est était une île nommé Kajaktagavik, qu’ils étaient venus le long de la côte à l’ouest de cette île, et que la côte en question présentait plusieurs grandes rivières ; mais nous ne pûmes savoir d’eux s’il y avait un passage au nord de cette île ou de l’endroit qui était en ce moment en vue. Ceci nous contraria d’une manière toute particulière, car c’était dans cette direction que nous avions l’espoir d’avancer plus loin, et nous ne pouvions douter que la terre à l’est ne fût le continent américain.

« Les naturels nous dirent encore qu’au sud les bœufs musqués abondaient sur les collines, et que les rennes venaient tous par ce chemin en avril. Une peau de glouton qu’ils nous vendirent témoignait aussi de l’existence de cet animal dans le pays. Leur manière de chasser le renne est exactement la même que celle adoptée par les autres tribus d’Esquimaux, et comme elle a été souvent décrite, il suffit ici de dire qu’elle consiste à imiter la forme de l’animal : deux chasseurs se réunissent pour cela, le premier porte sur ses épaules une tête de renne armée de ses cornes, et ils parviennent ainsi jusqu’au milieu d’une troupe de ces animaux, sans éveiller même leurs soupçons.

« Nous étant mis en devoir de dessiner le village, les naturels en parurent vivement inquiets ; mais lorsque nous leur eûmes expliqué ce dont il s’agissait, ils reprirent à l’instant leur gaieté, et se montrèrent charmés de la fidélité du dessin : chacun d’eux reconnut à l’instant sa maison. Lorsque le moment de retourner à bord fut venu, beaucoup d’entre eux s’offrirent pour nous accompagner, et nous prîmes congé des femmes et des enfans, en engageant l’individu qui avait perdu la jambe à venir nous voir le lendemain, afin que notre chirurgien l’examinât. Les hommes, au nombre de huit, vinrent avec nous au navire ; six d’entre eux furent confiés aux soins de l’équipage, et nous fîmes entrer les deux autres dans notre cabane où le dîner était servi. La vue des couteaux, des assiettes et des autres objets posés sur la table, excita naturellement chez eux un vif étonnement ; ils parurent aimer la soupe et apprirent bien vite à se servir de la cuiller sans montrer trop de gaucherie. L’usage du couteau et de la fourchette ne les embarrassa pas plus. La viande conservée parut ensuite de leur goût ; mais ils rejetèrent absolument la viande salée, le pudding, le riz et le fromage. Après avoir dîné, ils témoignèrent le désir de quitter la table, et nous les suivîmes près de leurs compagnons qui avaient également été bien traités par les matelots et dansaient en ce moment avec eux.

« Avant ces incidens, et tandis que nous revenions à bord, une bouffée de vent glacial ayant fondu sur nous d’une vallée, un des naturels m’avertit qu’une de mes joues était gelée, et aussitôt prenant une boule de neige, il en frotta l’endroit affecté ; je lui dus, pour le moins, d’être préservé de vives douleurs. Il se tint ensuite constamment près de moi, me recommandant de temps à autre de mettre ma main sur la partie malade, afin d’éviter une nouvelle attaque du froid. Cette action partait d’un bon cœur, et contribua, avec tout le reste, à nous donner une idée favorable de ce peuple ; tous montraient les mêmes dispositions, et nous aidaient à porter les différens objets dont nous étions chargés, comme s’ils n’avaient rien pu faire de trop pour nous obliger.

« 11 janvier. — À une heure de l’après-midi, l’individu qui avait perdu la jambe, et qui se nommait Tulluahiu, arriva, accompagné d’un autre naturel très intelligent, appelé Tiaguashu, qui le tirait dans un traîneau. Le chirurgien, ayant examiné le moignon, le trouva en bon état et cicatrisé depuis long-temps ; le genou étant ployé naturellement, il n’y avait aucun empêchement à y adapter une jambe de bois. Le charpentier fut aussitôt mandé pour en prendre la mesure, opération pendant laquelle le patient, anticipant sur le résultat, témoigna la satisfaction la plus vive. Nos hôtes paraissant disposés à être plus communicatifs, la carte fut exhibée ; nous découvrîmes alors qu’ils connaissaient tous les points entre Igloolik et Repulse-Bay, ou du moins leurs noms, ainsi que la plupart de ceux des habitans. Quand nous leur indiquâmes Ackoolee en le leur montrant sur la carte, ils reconnurent aussitôt leur position actuelle et celle du navire. L’un d’eux, Tulluahiu, prit alors le crayon et traça la route par laquelle ils étaient venus, en y faisant des points de distance en distance, et comptant sur ses doigts pour indiquer qu’ils n’avaient dormi que huit fois dans le cours du voyage. Tiaguashu dessina à son tour une ligne de côte le long de laquelle nous devions naviguer pendant l’automne ; sa direction était à l’ouest, et elle renfermait plusieurs caps, baies et rivières ; plus au large, il traça plusieurs îles dans l’une desquelles il plaça un lac. Pendant cette démonstration, il avait soin de nous indiquer les points où les saumons et le poisson en général se trouvaient en abondance. La ligne se dirigea ensuite au nord, à une distance considérable dans cette direction, ainsi qu’à l’ouest du point où nous étions ; il ajouta que la distance était de deux jours, et qu’il y avait sur la route plusieurs rivières portant leurs eaux à la mer.

« Le premier individu reprit alors le crayon et dessina plusieurs grands lacs dans la partie du pays où nous nous trouvions, marquant en même temps les endroits où nous rencontrerions des habitans, et traçant une route par laquelle on pouvait arriver à l’eau salée dans l’espace de neuf jours. Tous deux, du reste, finirent par nous dire qu’un des hommes de leur troupe était plus instruit dans la géographie du pays qu’eux-mêmes et promirent de nous le faire connaître.

« Au moment de nous séparer, nous leur expliquâmes que la jambe de bois ne pouvait être prête que dans trois jours, et que nous aurions alors le plaisir de l’essayer ; leur ayant ensuite fait don à chacun d’une boite de fer blanc qui avait contenu de la viande conservée, ils nous quittèrent dans un véritable ravissement. Il est doux, sans doute, de pouvoir combler d’or le malheureux qui est dans le besoin ; mais, à ce que j’imagine, la bienfaisance ne conserve pas moins ses charmes quand elle ne coûte rien ; et dans le cas actuel, nous rendîmes ces pauvres gens aussi heureux avec un objet qui ne valait guère mieux qu’une vieille casserole, que s’il eût été d’argent et eût valu son pesant d’or. Celui-là ne connaît pas la valeur d’un présent, qui n’a pas l’expérience des heureux qu’on peut faire avec un grain de verroterie, un bouton de cuivre, une aiguille ou un morceau de vieux fer. »

Ces relations amicales avec les naturels durèrent tant qu’ils restèrent dans le voisinage, se resserrant chaque jour à mesure que la somme des services rendus s’augmentait de part et d’autre. La valeur réciproque des objets d’échange était régulièrement fixée des deux côtés et ne donnait jamais lieu à aucune discussion ; les Esquimaux se montraient toujours satisfaits des bagatelles, précieuses, il est vrai, pour eux, qu’ils recevaient en échange du gibier, du poisson et des vêtemens qu’ils fournissaient à l’expédition. On s’aperçut par la suite, ainsi que nous le verrons bientôt, que leur honnêteté n’était pas aussi grande qu’elle l’avait paru d’abord ; mais la passion du vol n’était rien chez eux, comparée à ce qu’on l’a trouvée chez une foule de peuplades plus favorisées par la nature, et par conséquent bien moins excusable que chez des hommes à qui le climat refuse même un morceau de bois pour fabriquer leurs armes.

Le 20 janvier, le soleil se montra pour la première fois après une absence de cinquante-un jours ; la moitié de son diamètre apparut au-dessus de l’horizon. On eût pu, par conséquent, voir son limbe supérieur quelques jours plus tôt, mais le ciel avait été constamment brumeux. Cet événement heureux pour l’expédition produisit un effet tout opposé sur les Esquimaux, qui regardent l’hiver comme la saison la plus favorable pour eux, l’obscurité leur permettant de surprendre plus facilement les phoques, qui sont très rusés et très difficiles à approcher de jour. La température moyenne de ce mois, qui passe pour le plus froid dans ces régions, avait été de 25° F. au-dessous du zéro. Le temps avait été presque constamment orageux, mais il n’était pas tombé de neige. La santé de l’équipage déjà emprisonné dans les glaces depuis trois mois s’était plutôt améliorée qu’elle n’avait souffert. L’armurier était mort, mais par une cause étrangère au climat, d’une maladie de poitrine dont il était atteint long-temps avant le départ de l’expédition.

« 2 février. — Une lentille de grande dimension, dont nous nous servions pour lire, avait disparu depuis quelques jours. Mes soupçons tombèrent sur le sorcier Otookiu, qui était resté seul et sans lumière dans la cabine, quelques instans après que je lui avais montré l’usage de cet instrument. Sa répugnance à me recevoir dans sa hutte lors de ma prochaine visite au village, me confirma dans mon opinion. Je lui dis alors que le gonflement de la face dont il souffrait en ce moment était causé par le verre magique, et qu’il eût à le rendre, s’il voulait guérir. Il avoua aussitôt sa faute, et je lui fis promettre de rapporter la lentille le lendemain, sans quoi je l’assurai que son autre joue enflerait comme la première. La lentille fut effectivement rendue le jour suivant, avec un marteau qui avait également disparu, et nous apprîmes que les mouchettes étaient en la possession d’une femme, ainsi qu’un des verres de mes lunettes qui était tombé, et qu’un enfant avait trouvé par hasard. La terreur du sorcier était si grande, qu’il rapporta par la même occasion un hameçon et une tête de harpon que je lui avais donnés en échange d’un arc. Afin de le confirmer dans cette impression de crainte salutaire, je consentis à annuler le marché. Le lendemain, le verre de mes lunettes fut rendu, et je donnai au porteur une boîte de fer blanc comme si ce n’eût pas été de sa part une simple restitution. Nous recouvrâmes également les mouchettes, et je fis savoir aux naturels que, si quelque objet disparaissait encore à l’avenir, aucun d’eux ne serait plus admis à bord.

« 17 février. — Nous fîmes quelques achats aux naturels, mais sans leur permettre d’entrer dans le navire. Leur visite avait néanmoins un autre but, celui de faire une restitution générale des différens objets qu’ils avaient dérobés, parmi lesquels un couteau de table était le seul instrument dont nous eussions remarqué la disparition. Nos canons, que nous avions tirés les jours précédens pour faire des expériences sur le son, avaient, à ce que nous apprîmes, provoqué ce repentir et cette restitution. Un des naturels qui avait accompagné le commandant Ross à l’observatoire, lui ayant demandé « ce que les canons disaient, » celui-ci lui répondit qu’ils nommaient tous les voleurs qui nous avaient dérobé quelque chose ; sur quoi il y avait eu au village un conseil général dans lequel il avait été résolu que tous les objets en question nous seraient restitués. Nous regrettâmes de ne pas avoir à notre disposition des moyens de conjuration semblables contre les voleurs infiniment moins excusables de notre chère patrie ; mais, entre autres avantages, « le progrès des lumières » a privé les bons de moyens analogues contre les méchans de ce monde. »

Les mois de février et de mars se passèrent sans autres incidens que les rapports journaliers avec les naturels. Ceux-ci, suivant leur usage au retour du printemps, s’étaient divisés en plusieurs troupes et avaient quitté leur ancien village pour s’établir de côté et d’autre, dans les endroits les plus propices pour la pêche des phoques. Ces nouveaux établissemens étaient tous, comme le premier, à peu de distance du navire. Le capitaine Ross raconte ainsi la formation de l’un d’eux dont il fut témoin.

« 31 mars. — Dans la soirée, quatre familles de naturels, composées de quinze individus, passèrent près du navire, se rendant à environ un demi-mille plus au sud pour y construire de nouvelles huttes. Ils avaient quatre traîneaux lourdement chargés, attelés chacun de deux ou trois chiens, et voyageaient lentement. Nous les suivîmes, curieux que nous étions de voir bâtir leurs maisons de neige. Nous fûmes surpris de leur dextérité ; un d’eux eut terminé la sienne dans l’espace de quarante-cinq minutes. Il faut moins de temps dans ce pays pour élever une maison que chez nous pour dresser une tente. Cette espèce d’architecture vaut peut-être la peine d’être décrite. Après s’être assuré, au moyen du bâton qui leur sert à sonder les ouvertures dans lesquelles ils font la pêche des phoques, que la neige a une épaisseur et une solidité suffisante, ils nivellent l’endroit qu’ils ont choisi avec une pelle de bois, en laissant sur le sol une masse compacte de neige d’au moins trois pieds d’épaisseur. Se plaçant alors au centre du cercle qu’ils ont tracé, et qui a dix pieds ou plus de diamètre, ils coupent des blocs en forme de coins d’environ deux pieds de long sur un pied de large à la base ; puis, après avoir façonné proprement ces blocs avec leurs couteaux, ils commencent leur construction en les inclinant graduellemement vers l’intérieur, de manière à former un dôme parfait. ; La porte, qu’ils découpent sur l’un des côtés avant que le dôme, ne soit complètement fermé, leur fournit les matériaux nécessaires pour le terminer. Dans cet intervalle, les femmes sont occupées à boucher toutes les jointures avec de la neige, et les petits garçons à construire des niches pour les chiens. Il ne reste plus ensuite qu’à recouvrir de peaux le banc de neige qui règne à l’intérieur de la hutte, et à poser les morceaux de glace qui tiennent lieu de fenêtres. Quand le tout est terminé, on ajoute à l’extérieur le conduit qui sert de passage, et l’on bâtit à peu de distance quelques autres cabanes plus petites, destinées à recevoir les vivres et d’autres objets. Pendant cette opération, les enfans imitaient leurs parens et s’amusaient à construire des huttes en miniature. Nous leur fournîmes l’eau dont ils avaient besoin, afin de leur épargner la peine de faire fondre de la glace, et nous emmenâmes à bord l’un d’eux qui avait été mordu par un chien. »

Pendant ces deux mois, l’air s’était adouci graduellement ; quelques journées cependant avaient été plus froides que dans le mois de janvier même. Le minimum de la température en mars avait été de 40° au-dessous de zéro, le maximum de 20° au-dessus, et le terme moyen de 20° au-dessous. À la fin de ce mois, la glace commença à se dissoudre, quoique lentement, sur le côté du bâtiment exposé au sud, et la neige qui couvrait le sommet des rochers à se fondre. Des renseignemens pris auprès des naturels, il résultait qu’à l’ouest se trouvait une vaste étendue d’eau salée qui ne pouvait être que la mer polaire occidentale, et qu’à quelques lieues au sud du bâtiment il existait un passage par lequel on pouvait s’y rendre. Les Esquimaux parlaient encore d’un autre passage au nord, mais situé à une telle distance, qu’il était douteux que ce ne fût pas le détroit de Lancastre et Barrow dont ils entendaient parler. Il était de la plus haute importance pour l’expédition de vérifier ces renseignemens, et le commandant Ross fit dans ce but plusieurs voyages par terre dont nous allons donner une idée.

Dans le premier qui eut lieu du 5 au 10 avril, il se dirigea au sud-ouest, et le troisième jour il arriva sur les bords d’une vaste baie entièrement glacée, mais que la présence des phoques lui fit reconnaître comme appartenant à l’Océan. Là, son guide, lui montrant du doigt le nord-ouest et le sud-ouest ; lui dit qu’entre cet espace il existait une mer non interrompue et entièrement dégagée de glaces pendant l’été, et qu’à une courte distance au-delà d’un cap élevé qui terminait la baie au nord-est, on n’apercevait aucune terre à l’ouest, mais que du sud-ouest au sud-est, il existait une étendue de terre unissant le point où il se trouvait alors avec les rivages de Repulse-Bay, sans qu’il y eût aucun passage au sud pour se rendre dans la mer à l’ouest. Des assertions de son guide que l’aspect des lieux semblait d’ailleurs confirmer, le commandant conclut naturellement qu’il avait en ce moment sous les yeux le grand Océan polaire occidental ; que la terre sur laquelle il se trouvait faisait partie du continent américain, et que, s’il existait quelque passage à l’ouest dans ces parages, c’était au nord et non au sud qu’il fallait le chercher.

Les naturels établis sur la côte à quelques milles au sud du navire dans un lieu nommé Shav-a-goke, avaient aussi parlé souvent d’un enfoncement dans les terres se dirigeant à l’ouest. Dans l’espoir que cet enfoncement pourrait être l’entrée d’un passage, le commandant Ross entreprit une seconde expédition qui démontra que ce n’était qu’une baie sans issue placée en face de celle qu’il avait reconnue précédemment à l’ouest, et que l’espace de terre qui les séparait l’une de l’autre formait cet isthme étroit qui joint la presqu’île de Boothia au continent américain.

Tout espoir de trouver un passage au sud étant ainsi détruit, il ne restait plus qu’à vérifier les renseignemens des Esquimaux en ce qui concernait la possibilité d’en rencontrer un au nord. Le commandant Ross se mit en conséquence une troisième fois en route dans cette direction, accompagné d’un des maîtres d’équipage du Victory, nommé Abernethy. Ils devaient prendre des guides dans un des villages d’Esquimaux élevés récemment au nord du navire. Nous nous étendrons un peu plus sur cette expédition que sur les précédentes en laissant le commandant Ross parler lui-même :

« Nous partîmes de bonne heure dans la matinée du 27 avril, et, en arrivant près des huttes, nous fûmes excessivement désappointés en n’entendant pas les cris joyeux dont les naturels avaient coutume de saluer notre approche. À ce premier étonnement succéda une surprise désagréable lorsque nous découvrîmes que les femmes et les enfans avaient tous disparu ; c’était un signe de guerre, et nous fûmes bientôt convaincus du fait, en voyant tous les hommes armés de leurs couteaux. Leurs regards sombres et sauvages indiquaient de mauvaises intentions ; quant à la cause de ce singulier changement, il nous était impossible même de la conjecturer.

« Le soleil leur donnait dans les yeux, et nous pouvions les voir presque sans en être vus. Ce furent les aboiemens des chiens qui leur annoncèrent notre arrivée : aussitôt l’un des naturels se précipita hors de sa hutte, brandissant un grand couteau dont ils se servent pour attaquer les ours. Les larmes inondaient sa figure vieille et ridée qu’il tournait de tous côtés comme pour chercher l’objet de sa colère. Bientôt il aperçut à quelques pas de lui le chirurgien et moi qui nous étions approchés pour nous assurer de la cause de tout ce désordre, et déjà il levait le bras pour nous frapper de son arme, lorsqu’ébloui par le soleil, il hésita un moment ; sur quoi un de ses fils lui retint le bras, ce qui nous donna le temps de nous reconnaître. Notre premier mouvement fut de nous mettre en défense, quoique nous eussions peu de chances de salut en présence d’ennemis aussi nombreux. Nous battîmes en retraite jusques vers le traîneau où j’avais laissé mon fusil ; et n’osant plus le quitter, car M. Abernethy était sans armes, nous attendîmes les suites de cette affaire en nous perdant en conjectures sur l’offense que nous avions pu commettre envers les naturels depuis la veille que nous nous étions séparés en bons amis.

« Le vieux Pow-weet-yah, toujours en fureur, était en ce moment tenu en respect par ses deux fils à la fois qui lui avaient attaché les bras derrière le dos, quoiqu’il se débattît violemment. Le reste de la troupe paraissait se tenir prêt à seconder l’attaque qu’il pourrait faire contre nous. Il était clair cependant, d’après la conduite des deux jeunes gens, qu’ils étaient d’avis différens, et que tous n’étaient pas animés des mêmes sentimens hostiles, de sorte que nous pouvions encore espérer de parlementer avant d’en venir aux dernières extrémités. Ils commencèrent à parler entre eux, et se séparèrent de manière à être en mesure de nous entourer, ce qu’ils avaient déjà presque fait, lorsque, ne me souciant pas qu’ils nous coupassent le chemin du bâtiment, je signifiai à ceux qui étaient sur nos derrières de s’arrêter. Ils s’arrêtèrent en effet et prirent conseil les uns des autres ; mais bientôt ils recommencèrent à nous entourer en brandissant leurs couteaux en signe de défi, suivant leur usage habituel. Ils avaient presque atteint leur but, lorsque, jugeant qu’une plus longue patience serait dangereuse, je mis mon fusil en joue ; j’allais faire feu lorsque heureusement je m’aperçus qu’il suffisait de la menace seule pour les tenir en arrêt. Sans perdre de temps, ceux qui nous serraient de plus près, rompirent leurs rangs en désordre et se retirèrent vers leurs huttes, en nous laissant le passage libre.

« Ne pouvant cependant persuader à aucun d’eux de s’avancer ou de répondre à mes questions, nous étions depuis près d’une demi-heure dans cet état de perplexité et d’attente, lorsque nous fûmes tirés d’embarras par le courage ou la confiance d’une femme qui sortit d’une hutte, au moment où je mettais de nouveau mon fusil en joue, et qui, me criant de ne pas tirer, s’avança près de nous sans donner le plus léger signe de frayeur.

« Nous apprîmes bientôt d’elle la cause vraiment absurde de tout ce tumulte, qui eût pu néanmoins se terminer d’une manière fatale, surtout pour nous. Un des fils adoptifs de Pow-weet-yah, bel enfant de sept ou huit ans, que nous connaissions, avait été tué la nuit précédente par une pierre qui lui était tombée sur la tête. On nous attribua cet accident, à cause des pouvoirs surnaturels que nous étions censés posséder, et le père, agissant d’après cette conviction, ce qui était assez naturel, avait résolu de se venger de la manière qu’on vient de voir.

« J’eus beaucoup de peine à persuader à la bonne femme que nous étions tout-à-fait innocens de la catastrophe, et que nous la ressentions vivement. Cependant elle répéta ce que nous venions de lui dire à deux hommes qui n’avaient pris aucune part à l’attaque, et qui s’approchèrent aussitôt de nous sans armes en signe de paix. Leur but était de nous engager à retourner à bord et de revenir dans trois jours, nous promettant de nous conduire alors où nous voulions aller. Mais beaucoup de raisons s’opposaient à cet arrangement : la principale était que ce malentendu étant le premier qui arrivait entre eux et nous, il était important de s’expliquer et de redevenir bons amis comme auparavant, sans aucun délai, de peur que l’occasion ne se représentât plus. Je rejetai donc la proposition et déclarai que je ne m’en retournerais pas avant que notre ancienne amitié ne fût rétablie, et m’apercevant que le parti hostile s’approchait peu à peu de nous, dans la seule intention, probablement, d’entendre notre conversation, je traçai une ligne sur la neige et leur signifiai qu’aucun d’eux n’eût à la franchir sans jeter son couteau. Après quelques pourparlers entre eux, leurs physionomies farouches commencèrent à s’éclaircir, et les couteaux furent mis de côté ; enfin, paraissant convaincus, du moins en apparence, que nous n’étions pour rien dans la mort de l’enfant, ils se montrèrent empressés à détruire la mauvaise opinion que leur conduite avait pu nous faire concevoir.

« Ils nous pressèrent néanmoins de regagner le navire, attendu, dirent-ils, qu’il leur était impossible de faire usage de leurs chiens tant que trois jours ne s’étaient pas écoulés après la mort d’un membre de leur famille. Quoique ce fût probablement un usage funéraire ou une période fixée pour le deuil, je ne me sentais pas disposé à céder sur ce point, s’il y avait moyen de surmonter la difficulté. Une perte de trois jours dans cette saison était trop importante ; j’exhibai, en conséquence, une grosse lime, et l’offris à celui d’entre eux qui voudrait m’accompagner, les assurant en même temps que, si tous refusaient, nous partirions seuls, et qu’ils perdraient ainsi la récompense promise. Là dessus eut lieu une contestation de quelques minutes, pendant laquelle j’entendis souvent répéter le mot : « Eck-she » (fâché), accompagné de mon nom. Enfin un individu nommé Poo-yet-tah, cédant aux prières de sa femme, offrit de m’accompagner, pourvu que je voulusse permettre à Il-lik-tab, beau jeune homme de seize ou dix-sept ans, de se joindre à nous.

« J’y consentis d’autant plus volontiers que deux compagnons de voyage valaient mieux qu’un seul, et ils se rendirent aussitôt dans leurs huttes pour se préparer au voyage. Il n’y avait pas à douter que la paix ne fût parfaitement rétablie, car tous s’empressaient autour de nous et avaient repris avec leur conduite amicale et pleine de confiance cette expression de gaieté bienveillante qui leur était habituelle.

Il était dix heures quand nous nous mîmes en route. Le bagage et les provisions furent placés sur deux traîneaux attelés chacun de six chiens, et nous glissâmes avec une grande vélocité sur la glace unie de la baie. Après que nous eûmes ainsi parcouru dix à douze milles, notre guide Poo-yet-tah arrêta son traîneau et dit qu’il allait visiter un trou à phoques qu’il connaissait à quelque distance sur la gauche. Comme je ne pouvais m’empêcher de lui soupçonner l’intention de nous quitter et de s’en retourner au village, je lui proposai de l’accompagner, ce à quoi il consentit sans hésiter. Nous marchions depuis quelque temps, lui en avant, lorsqu’il se retourna, et me frappant sur la poitrine, il me dit que j’étais « bon ; » remarquant en même temps pour la première fois que j’avais laissé mon fusil en arrière, il mit sa lance dans ma main, en ajoutant que, puisqu’il était armé, il fallait que je le fusse aussi : il tira alors, pour lui servir d’arme, son long couteau qu’il tenait caché sous ses vêtemens. Arrivé au trou à phoques, il approcha son nez de la mince couche de glace qui le recouvrait, et dit que l’animal était parti depuis quelques jours. Comme il n’y avait pas de remède, nous regagnâmes nos traîneaux. »

Nos voyageurs continuèrent leur course et ne s’arrêtèrent qu’à dix heures du soir, après avoir parcouru un espace de trente milles. Les Esquimaux bâtirent en quelques instans une excellente hutte en neige, et hommes et chiens, accablés de fatigue, se livrèrent au repos. Une tempête violente qui dura toute la nuit, les empêcha de se remettre en route le jour suivant avant neuf heures du matin.

« Nous fîmes halte à cinq heures du soir afin de faire des observations de longitude. Il n’était pas surprenant que la vue de nos instrumens réveillât dans l’esprit de notre guide la croyance que nous étions des sorciers. Comme l’idée de manger est toujours celle qui prédomine dans le cerveau d’un Esquimaux, et que la chasse et la pêche sont l’unique occupation de sa vie, ses questions roulèrent naturellement sur ce sujet. Devions-nous découvrir des bœufs musqués au moyen de cette inexplicable machine de cuivre ? ou était-ce pour les apercevoir sur les collines que nous regardions si attentivement à travers ces tubes et ces verres ? Nous étions en effet dans les parages fréquentés par ces animaux, et il était naturel de croire que nous étions venus aussi loin et avions pris tant de peine dans ce but le plus important de tous, un dîner. Poo-yet-tah avait encore à apprendre qu’un Européen a une suite d’opérations beaucoup plus compliquées à exécuter pour gagner son dîner. Je ne me souciais cependant en aucune façon de passer pour sorcier, et lui avouai mon ignorance complète sur tout ce qui avait rapport aux bœufs musqués. Là-dessus il parut très désappointé et me proposa de bâtir une hutte pour guetter ces animaux ; mais sur mon observation que je désirais aller plus loin ce jour-là, il reprit toute sa bonne humeur, et nous nous remîmes en route.

« Ses yeux perçans découvrirent bientôt des traces de bœufs musqués sur le penchant d’une colline escarpée que nous avions devant nous. En les examinant, il s’aperçut que ces animaux étaient passés là depuis plusieurs jours ; mais une inspection plus attentive lui fit bientôt trouver les traces de deux autres qu’il assura avoir été sur les lieux le soir même. Nous rejoignîmes en conséquence les traîneaux, et après avoir choisi un endroit pour y élever une hutte dont la construction fut laissée au soin d’Il-lik-tah, il prit son arc et ses flèches, conduisant en lesse deux de ses chiens attachés ensemble, et me priant de suivre avec mon fusil et mon chien favori Tap-to-ach-na.

« Lorsqu’il eut rejoint les traces, il découpla aussitôt les chiens, et à son exemple je lâchai le mien. Ils partirent à toutes jambes et furent bientôt hors de vue. L’honnête Poo-yet-tah crut que j’étais trop fatigué pour suivre la chasse avec lui, et il ralentit son pas en refusant de me laisser en arrière, quoique je l’engageasse à le faire dans la crainte que nous ne perdissions notre proie. Il répondit à cela que les chiens sauraient bien veiller à leur affaire. Nous continuâmes donc de marcher péniblement pendant deux heures sur un terrain très inégal et couvert d’une épaisse couche de neige. Voyant tout à coup que les traces des chiens ne suivaient plus celles des bœufs, mon guide en conclut qu’ils avaient atteint ces animaux et tenaient probablement l’un d’eux ou tous deux à la fois en arrêt. Au détour d’une colline, nous vîmes bientôt qu’il avait deviné juste ; la vue d’un superbe bœuf aux prises avec les trois chiens nous fit oublier à l’instant notre fatigue, et nous courûmes en toute hâte au secours de ces derniers.

« Poo-yet-tah arriva le premier, et était sur le point de décocher sa seconde flèche lorsque je le rejoignis. Elle atteignit le bœuf sur une côte et tomba sans même détourner l’attention de l’animal des chiens qui aboyaient et tournaient autour de lui, le saisissant par les jambes quand il cherchait à s’échapper, et battant en retraite quand il se précipitait sur eux. Il était facile de voir que les armes de mon compagnon étaient insuffisantes pour ce combat, ou du moins que la victoire nous coûterait quelques heures, car il continuait de tirer sans produire d’effet apparent, trouvant avec peine l’instant propice, et perdant un temps considérable à ramasser ses flèches. Je ne fus pas fâché de trouver cette occasion de lui montrer la supériorité de nos armes, et j’envoyai deux balles au bœuf à la distance d’environ trente pas ; il tomba sur le coup, mais se relevant aussitôt, il se précipita brusquement sur mon compagnon et moi qui étions l’un à côté de l’autre. Nous évitâmes le danger en nous retirant derrière un rocher qui se trouvait heureusement près de nous ; l’animal, lancé de toute sa force, vint frapper si violemment la pierre de sa tête, qu’il tomba avec un fracas qui ébranla le sol à quelque distance. Mon guide s’élança aussitôt sur lui pour le percer de son couteau, mais ayant manqué son coup, il chercha un refuge derrière les chiens qui étaient revenus à l’attaque. Le bœuf saignait avec une telle abondance, que les longs poils de son cou et de ses flancs étaient inondés de sang ; mais sa force et sa rage ne paraissaient nullement affaiblies, et il continuait d’avancer et de donner des coups de tête avec la même férocité qu’auparavant.

Dans cet intervalle, j’avais rechargé mon fusil à l’abri du rocher, et je m’avançais pour faire feu, lorsque l’animal fondit sur moi comme la première fois, à la grande frayeur de Poo-yet-tah qui me cria de me cacher de nouveau. Mais j’avais assez de temps pour viser de sang-froid. J’attendis l’animal à dix pas, et tirai mes deux coups, qui le firent tomber immédiatement. En voyant la chute de l’ennemi, mon compagnon se mit à pousser des cris de joie et à sauter ; en s’approchant, il le trouva mort ; une balle lui avait traversé le cœur, et l’autre avait fracassé l’épaule. Poo-yet-tah restait confondu de l’effet des armes à feu ; il examina avec soin les trous qu’avaient faits les balles, et me fit remarquer que quelques-unes avaient percé l’animal de part en part ; mais ce fut l’état où se trouvait l’épaule, qui le frappa davantage, et je n’oublierai jamais l’expression d’horreur et d’étonnement avec laquelle il me dit en me regardant en face : « Now-ek-poke, » elle est brisée.

« Nous n’avions rien pris depuis dix-huit heures, et je m’attendais naturellement à ce que mon compagnon commençât par dîner aux dépens du bœuf : mais je lui faisais injure ; sa prudence l’emportait sur son appétit. Il se contenta de mêler un peu de sang chaud avec de la neige, de manière à faire fondre de cette dernière, ce qu’il lui fallait pour apaiser sa soif, et se mit à écorcher l’animal, sachant très bien que s’il différait cette opération, le froid la rendrait impossible, en gelant le mort, et le convertissant en une masse solide. Par la même raison, il partagea le cadavre en quatre portions, puis il en fit autant de la panse et des intestins, après en avoir retiré ce qu’ils contenaient. Les matières analogues qui se trouvent dans l’estomac des rennes passent parmi les Esquimaux pour une grande friandise, et quelque dégoût que puisse inspirer un plat de végétaux préparé de cette manière, il faut convenir qu’il forme un correctif salutaire à la nourriture animale grossière dont ces hommes font usage ; il leur est en effet à peu près impossible de se procurer autrement des végétaux mangeables. Ne pouvant emporter notre proie, nous fûmes obligés de construire une hutte de neige pour la mettre à l’abri, et après avoir fait quelques marques, afin de reconnaître l’endroit, nous partîmes pour rejoindre nos compagnons. Pendant la route, nous aperçûmes un autre bœuf à un quart de mille de distance sur le bord d’un précipice, mais nous étions trop fatigués pour songer à lui donner la chasse. Mon guide m’assura que cela n’était pas nécessaire, que l’animal resterait là quelque temps, et que nous l’y retrouverions le lendemain.

« Nous arrivâmes à la hutte à cinq heures du matin, accablés de fatigue et mourans de faim. Nous avions apporté quelques morceaux de bœuf, et nous les trouvâmes excellens ; la chair n’avait aucune odeur de musc, ce qui était sans doute un effet de la saison.

« À peine avions-nous dormi quatre ou cinq heures, que nous fûmes éveillés par les cris de Poo-yet-tah et les aboiemens des chiens au dehors. Ayant demandé au jeune Esquimaux qui était resté avec moi ce que cela signifiait, il me répondit que notre guide s’était glissé en silence hors de la hutte, environ une heure auparavant, et s’était mis en quête du bœuf que nous avions aperçu la veille. Poo-yet-tah rentra peu après, et nous dit qu’il avait trouvé l’animal paissant sur le sommet de la colline, qu’il s’était approché de lui par le seul endroit accessible, en se tenant au milieu de ses chiens, et qu’il avait exécuté cette manœuvre avec tant de célérité, que l’animal n’avait trouvé d’autre moyen pour s’échapper que de s’élancer dans le précipice. Nous nous rendîmes sur le lieu, et nous trouvâmes le cadavre à la place indiquée. Une chute de trente pieds de haut sur un bloc irrégulier de granit l’avait considérablement mutilé ; mais pour ce que nous en voulions faire, il était aussi bon que s’il eût été entier. Nous le dépeçâmes comme l’autre et en transportâmes la chair dans notre hutte, ce qui nous occupa tout le reste du jour. »

Le lendemain une tempête furieuse retint nos voyageurs dans leur étroite prison de neige pendant toute la journée. Le vent hurlait au dehors et couvrait souvent de ses sifflemens aigus la conversation, qui allégeait pour eux le poids des heures. Dans cette circonstance, le commandant Ross eut un exemple frappant de la voracité monstrueuse des Esquimaux.

« Le babil de nos amis ne les empêcha cependant pas de se servir de leurs mâchoires dans un but bien différent. Ils passèrent toute la journée à découper la chair du bœuf en longues lanières qu’ils introduisaient dans leurs bouches le plus avant possible ; puis, les coupant avec leurs couteaux à la hauteur de leur nez, ils les engloutissaient comme l’eussent fait des chiens affamés. À force de se passer de ces tranches l’un à l’autre, ils parvinrent à dévorer toute la chair qui recouvrait le cou, l’épine du dos et les flancs d’une des moitiés du bœuf ; cependant de temps en temps ils s’arrêtaient, et étendus sur le dos, ils se plaignaient de ne pouvoir plus manger ; puis, retournant à la charge avec le couteau d’une main et le morceau inachevé de l’autre, ils recommençaient avec autant d’énergie qu’auparavant, aussitôt qu’ils se sentaient capables d’avaler une nouvelle bouchée. Dégoûtantes brutes ! L’hyène se serait contentée de remplir son ventre et se serait livrée au sommeil ; mais il n’y avait que l’impossibilité absolue de faire parvenir les morceaux au-delà de l’entrée de leur gosier, qui pût mettre un terme à la voracité de ces êtres censés humains et raisonnables.

« Au moment même où ils paraissaient incapables de manger davantage, notre soupe fut prête ; je leur offris de la partager avec nous. Poo-yet-tah en prit deux ou trois cuillerées, et avoua qu’il lui était impossible d’en avaler plus. Je tâtai son estomac avec la main, et je fus réellement étonné de l’énorme distension qu’il avait subie, distension que, sans cet examen, j’aurais cru une créature humaine incapable de supporter. En effet, si je n’avais pas connu leurs habitudes, j’aurais été persuadé que la mort seule pouvait être la conséquence d’une pareille gloutonnerie. »

Le 4 mai, le commandant Ross et son compagnon de voyage étaient de retour à bord du Victory. Ils s’étaient assurés que le passage au nord dont parlaient les naturels n’existait pas, du moins sur le point qu’ils avaient visité dans cette excursion. Il restait encore à examiner les rivages de cette baie, sur les bords de laquelle le commandant était arrivé lors de son premier voyage, et qu’il avait reconnu d’une manière positive appartenir à la mer polaire occidentale. Il partit, en conséquence, le 17 mai, accompagné de quelques hommes de l’équipage et muni de vivres pour trois semaines. Arrivé sur les bords de la baie, et après en avoir suivi le rivage septentrional pendant quelque temps, il reconnut qu’elle s’élargissait considérablement, et que cette route le conduirait insensiblement dans la direction du nord. Il passa alors sur l’autre bord de la baie et le suivit également pendant plusieurs jours. Le 29 mai, il se trouvait par les 69° 46′ 49″ lat. nord et les 98° 32′ 49″ long. ouest.

« La certitude où nous étions alors d’avoir doublé la pointe la plus boréale de cette partie du continent américain, et que la côte se dirigeait à l’ouest, nous causa la plus vive satisfaction. La vaste étendue de mer libre de toutes terres que nous découvrions depuis le cap Félix, nous confirmait dans l’espoir de pouvoir relever entièrement, pendant la saison suivante, la côte boréale de l’Amérique. Désirant acquérir la certitude la plus complète que je n’étais pas induit en erreur par quelque vaste enfoncement des terres, je consacrai le reste du jour à examiner les lieux le plus minutieusement qu’il me fut possible. On comprendra sans peine combien il me coûtait de revenir sur mes pas avant d’avoir atteint le but principal de l’expédition, qui était en quelque sorte à notre portée ; mais il faut s’être trouvé en pareilles circonstances pour comprendre toute l’intensité de ce regret. Notre éloignement du cap Turnagain n’était pas plus grand que l’espace que nous avions parcouru depuis le navire. Avec quelques jours de plus à notre disposition, nous retournions triomphans à bord et rapportions en Angleterre un résultat vraiment digne de nos longs et pénibles travaux.

« Mais ces jours, nous ne les avions pas ; ce n’était pas le temps qui nous manquait, mais bien les moyens d’existence. Nous n’avions pris avec nous que pour vingt et un jour de vivres, et plus de la moitié était déjà consommée ; il nous avait fallu treize jours pour atteindre le point où nous nous trouvions, et nous n’y aurions même pas réussi sans les retranchemens que nous avions faits sur nos rations ; car nous n’avions compté que sur onze jours de marche en avant. Force était donc de se soumettre, et quoi qu’il m’en coûtât de prendre une pareille résolution, je me déterminai à retourner sur nos pas. Nous estimions notre éloignement du navire à deux cents milles par le plus court chemin, et il nous restait tout au plus pour dix jours de vivres.

« Après avoir déployé notre pavillon et pris possession avec les cérémonies d’usage de tout l’espace que nous avions en vue, nous élevâmes un monticule de pierres haut de six pieds dans lequel nous plaçâmes une boîte contenant un exposé succinct des travaux de l’expédition depuis son départ d’Angleterre. L’usage l’exigeait ainsi, et nous devions nous y conformer, quoique nous n’eussions pas le plus léger espoir que cette courte relation tombât jamais entre des mains européennes, quand même elle eût pu échapper à celles des Esquimaux. Combien n’eussions-nous pas été encouragés à ce travail, si nous eussions su qu’en ce moment nous passions pour des hommes perdus, et que notre ancien et fidèle ami le capitaine Back était sur le point de partir à notre recherche pour nous rendre à la société et à nos familles ! Et s’il n’est pas impossible que dans le cours de son exploration actuelle depuis le cap Turnagain à l’est, il parvienne au lieu où nous nous sommes arrêtés, nous lui envions presque le bonheur qu’il éprouvera, car nous savons avec quels transports le voyageur errant dans ces solitudes rencontre tout à coup des traces de ses amis et du sol natal. Nous nous réjouirions en même temps d’apprendre qu’il a réussi dans l’entreprise où nous avons échoué, et peut-être autant que si nos pénibles efforts eussent été couronnés de succès[3]. »

Le 13 juin, le commandant Ross était de retour à bord du Victory. Il y avait, à cette époque, un an passé que l’expédition avait quitté l’Angleterre, et rien n’annonçait qu’elle pût de sitôt reprendre le cours de ses travaux, quoique l’été fût sur le point de commencer. Le froid était de quelques degrés plus vif que les expéditions antérieures ne l’avaient trouvé à pareille époque et à de plus hautes latitudes. La surface extérieure de la neige commençait cependant à se fondre ; mais la glace conservait encore sept ou huit pieds d’épaisseur sur les lacs et dans les rivières. Un petit nombre de plantes étalaient leur pâle verdure dans les endroits où le sol était à nu. De petites troupes de daims et de rennes, venant du sud et se dirigeant au nord, passaient de temps en temps à quelque distance du navire, suivies de loups affamés qui les accompagnaient dans leur migration pour vivre à leurs dépens. Les Esquimaux s’étaient dispersés dans toutes les directions le long des rivières et des lacs pour faire la pêche des saumons qui y fourmillent à cette époque en quantités incroyables. Les rapports de l’expédition avec eux devenaient de plus en plus rares. Le capitaine Ross résolut, dans les premiers jours de juillet, d’aller les trouver pour leur acheter une partie de leur pêche, et le récit de cette excursion va nous fournir une nouvelle preuve de la voracité de cette nation, non moins frappante que celle déjà citée plus haut.

« Au détour d’un de ces monticules alluvionnaires que j’ai déjà décrits, nous découvrîmes la rivière et les huttes des Esquimaux situées à environ un mille du bord opposé. Sur l’invitation de notre guide, nous tirâmes un coup de fusil auquel ils répondirent par une acclamation générale. Laissant le traîneau en arrière, j’arrivai bientôt au village, où je fus reçu à bras ouverts par notre ancien ami Ikmalik. Il nous apprit que la saison de la pêche dans les rivières était arrivée à sa fin, et qu’ils allaient partir pour les lacs, mais qu’ils resteraient un jour de plus si nous voulions demeurer avec eux. Notre traîneau arriva au même instant, nous dressâmes notre tente, et nos amis commencèrent à relever les leurs qu’ils avaient déjà abattues. Ils formaient quatre familles. Nous leur causâmes le plus vif plaisir en déployant le pavillon au-dessus de la tente d’Ikmalik, au lieu de le placer sur la nôtre. Ils nous offrirent alors deux beaux saumons que nous nous mîmes à préparer dans notre cuisine portative, opération qui excita au plus haut degré leur attention ; la promptitude avec laquelle nous fîmes bouillir un de ses poissons, et frire l’autre, parut surtout les surprendre.

« Ils nous proposèrent de dîner avec nous, ce que nous acceptâmes naturellement, quoique assez embarrassés de savoir comment, avec notre appareil, nous préparerions à dîner à tant de monde. Nous invitâmes néanmoins les douze Esquimaux présens à entrer dans notre tente où nous étions déjà cinq, et qui se trouva ainsi complètement remplie. Nous fûmes bientôt tirés d’embarras au sujet de la cuisine, en voyant que nos hôtes préféraient le poisson cru. Nos deux dîners marchèrent donc de front, mais pour le temps seulement, et non pour la quantité ; car tandis qu’à cinq Anglais que nous étions, nous fûmes rassasiés avec un saumon et demi, ces animaux voraces en mangèrent chacun deux. D’après cette consommation, il n’est pas étonnant que tout leur temps se passe à se procurer de la nourriture. Chacun d’eux avait englouti quatorze livres de saumon cru, et ce n’était probablement après tout qu’un goûter ou repas supplémentaire fait dans l’intention de nous tenir compagnie. Il ne faut pas s’étonner non plus qu’ils souffrent fréquemment de la famine ; s’ils mettaient plus d’économie dans l’emploi de leurs vivres et songeaient un peu au lendemain, la même étendue de terrain nourrirait deux fois autant d’individus qu’elle le fait, sans que ces individus fussent exposés à la disette. L’ours blanc lui-même passerait pour un animal d’appétit modéré, en comparaison de ces hommes, et je suis persuadé que s’ils avaient toujours de la nourriture à leur disposition, ils surpasseraient en voracité un glouton et un boa réunis.

« Cette énorme faculté de digestion ne peut être que le résultat d’une longue habitude ; mais malheureusement une fois qu’elle est prise, la souffrance, la faiblesse et même la mort sont la conséquence d’un régime plus modéré ; c’est ce qui est suffisamment prouvé par les appétits des bateliers canadiens. L’Esquimaux est un animal de proie qui ne connaît d’autre satisfaction que celle de manger ; dépourvu de principes et de raison, il dévore, tant que cela lui est possible, tout ce qu’il peut se procurer, comme le tigre et le vautour. Le Canadien, à demi sauvage, mange de même tout ce qui lui tombe sous la main ; mais il n’y gagne rien en force et en pouvoir de supporter la fatigue, et quand il a contracté cette habitude, il devient incapable de soutenir des privations passagères, et même en persévérant dans une diète plus raisonnable, de replacer son estomac et sa constitution dans un état plus naturel. D’un autre côté, avec les six livres de viande ou les huit livres de poisson qui forment sa ration journalière, il n’est pas plus à même de résister aux fatigues de son état, qu’un Anglais placé dans une situation analogue, et qui est amplement nourri avec une livre des mêmes alimens.

« Quoi qu’il en soit, nous ne fûmes pas peu divertis pendant le dîner par les usages de table à la mode dans le pays. Après avoir enlevé la tête et l’épine dorsale de deux poissons, un des convives les passait à Ikmalik et à Tulluahiu, qui les divisaient longitudinalement en deux parties égales ; chaque partie était ensuite partagée de même en deux autres ; puis ils roulaient les morceaux de manière à former de chacun d’eux une espèce de cylindre de deux pouces de diamètre, qu’ils enfonçaient dans leur bouche aussi avant que possible, et qu’ils coupaient avec leurs couteaux au raz des lèvres, non sans mettre leur nez en danger ; après quoi ils passaient le surplus à leurs voisins. Ils continuèrent de la sorte jusqu’à ce que toute la provision de poisson fût consommée. L’un d’eux se mit ensuite à en manger les restes, qu’il trempait dans une de nos assiettes où se trouvait, par hasard, un peu de jus de limon, en faisant des grimaces qui réjouirent infiniment toute la compagnie. L’homme est un animal rieur, ainsi qu’on l’a dit quelque part, même quand il s’abaisse jusqu’à ses inférieurs les animaux à quatre pattes. »

Dans le cours de cette excursion, dont le but était, ainsi qu’on l’a vu plus haut, de se procurer un supplément de vivres, le capitaine Ross acheta des naturels deux cent soixante saumons, pesant l’un dans l’autre cinq livres, surcroît de provisions précieux pour l’équipage, qui commençait à ressentir les premières atteintes du scorbut. À cette époque de l’année, les saumons remontent les rivières, pour y déposer leur frai, en légions si serrées, que les Esquimaux n’emploient, pour les prendre, que des lances terminées par deux pointes divergentes, qu’ils lancent au hasard au milieu de la foule, sans jamais manquer de faire quelque capture.

Le mois de juillet n’amena aucun changement dans la situation de l’expédition. La glace s’était insensiblement fondue autour du Victory, assez du moins pour permettre de réparer ses avaries, le peindre à neuf et le mettre en état de prendre la mer au premier moment favorable ; mais rien n’annonçait que ce moment, si impatiemment attendu, arrivât bientôt. Dans la baie et au dehors, la mer n’était qu’un champ solide de glace, immobile comme au milieu de l’hiver. La température, brûlante aujourd’hui, était glaciale le lendemain, et le thermomètre tombait de dix, quinze et vingt-cinq degrés dans le court espace de quelques heures. Dans les premiers jours du mois d’août, la glace commença à s’ébranler avec d’horribles craquemens ; une forte brise du nord la mit en mouvement à l’est, mais elle se rétablit promptement dans son premier état. Tout le mois d’août et une partie de celui de septembre se passèrent dans ces alternatives subites d’espoir et de désappointement amer ; enfin, le 17 septembre, après des efforts cent fois répétés, le Victory se trouva hors de la baie où il était emprisonné depuis onze mois et demi, et sous voiles.

« Sous voiles ! s’écrie le capitaine Ross. Nous pouvions à peine le croire, et nous rendre compte des sensations que nous éprouvions. Sentir que le navire, qui bondit sous nos pieds, qui obéit au plus léger mouvement de notre main, qui semble ne se mouvoir qu’à notre volonté, est un être ayant vie, obéissant à nos moindres désirs, et non pas un corps inerte, jouet des vents et des lames, c’est là une de ces choses qu’un marin seul peut comprendre. Qui devait l’éprouver plus que nous, après avoir vu cet être qui nous portait comme en triomphe sur l’océan, immobile pendant une année entière comme les glaces et les rochers qui l’entouraient, impuissant, sourd à nos désirs, mort en un mot ? Il semblait maintenant revenu à la vie, il nous obéissait de nouveau, il exécutait toutes nos volontés, et outre cela, nous aussi, nous étions libres. Tels furent les premiers sentimens qui éclatèrent en nous en recouvrant notre liberté, mais nous ne fûmes pas long-temps sans éprouver que cette liberté ne devait, pas plus que cette autre si ardemment poursuivie de nos jours, nous apporter le bonheur. »

Dix jours après, en effet, le Victory se trouvait à trois milles de l’endroit qu’il venait de quitter, étreint de toutes parts par la glace qui s’était refermée sur lui. L’hiver recommençait dans toute son horreur, et avec lui la perspective d’une seconde année de captivité, sans la même énergie morale pour la supporter. Il était à craindre que l’ennui, le découragement, l’affaissement de tous les ressorts de l’ame, produits par l’éternelle monotonie d’une scène toujours la même, ne s’emparassent des esprits de l’équipage. Les anciennes dispositions contre le froid furent reprises, et tout rentra dans le même ordre qu’auparavant. Cet hiver fut sensiblement plus froid que le premier, et la température moyenne de chaque mois fut constamment de quelques degrés plus bas que celle des époques correspondantes de l’année antérieure. Pour comble d’infortune, les Esquimaux, qui jetaient quelque variété dans l’existence uniforme et accablante de nos prisonniers, ne se montrèrent pas pendant près de sept mois. Ne voyant plus le navire à son ancienne place, ils s’étaient imaginés qu’il était parti pour faire le tour de la presqu’île de Boothia, et s’étaient transportés, pour la plupart, sur les bords de la mer de l’ouest, dans l’espoir de l’y voir bientôt paraître. Ils ne revinrent qu’au mois d’avril 1831, et les anciennes relations d’amitié entre eux et l’expédition reprirent leurs cours, quoique un peu moins fréquentes et privées surtout de ce charme de la nouveauté qu’elles avaient eu dans l’origine. Les mois de mai, juin, juillet et août s’écoulèrent sans autres événemens remarquables que quelques excursions dans l’intérieur, dont une seule mérite d’être mentionnée ici, ayant eu pour but la solution d’un des plus importans problèmes qui aient jamais occupé les physiciens, la détermination du pôle magnétique. Les expéditions précédentes s’étaient activement occupées de ce problème et Parry, dans son premier voyage, avait approché plus près de la vérité que ses prédécesseurs. Le commandant Ross, dans l’excursion dont nous parlons, se convainquit, par une suite d’expériences qui ne sont pas de nature à être rapportées ici, qu’il était enfin arrivé sur le lieu même où la nature a placé le centre de cette force mystérieuse qui joue un si grand rôle sur notre globe. La latitude de ce lieu est 70° 5′ 17″ N. et sa longitude 96° 46′ 45″ O. Ceux de nos lecteurs que cette question intéresse, trouveront sur ce sujet tous les détails désirables dans un mémoire présenté à la Société royale de Londres par le capitaine Ross, et inséré dans les Transactions de cette société pour l’année 1834.

Quant à l’état moral de l’expédition, quoiqu’il soit facile à nos lecteurs de s’en faire une idée, ils ne liront probablement pas sans intérêt le tableau énergique qu’en trace, en différens endroits de cette partie de sa relation, le capitaine Ross.

« Est-il rien qui puisse peindre d’une manière plus frappante notre privation absolue de tout ce qui intéresse les hommes, que d’avouer que nous trouvions du soulagement contre nos propres pensées et celles que nous échangions dans la société les uns des autres, contre cette éternelle et fatigante répétition d’observations thermométriques, de vents, de marées, de glaces, de gréement et de repas, dans la conversation de ces Esquimaux, dégoûtans de graisse et de gloutonnerie, dont nous comprenions à peine le langage, et dont les idées cependant avaient à peine besoin d’un langage quelconque pour se faire comprendre ? Et si je n’ai pas parlé jusqu’à présent de ces tourmens moraux, si je les ai passés sous silence, qu’on ne suppose pas que nous ne les avons pas éprouvés dans toute leur étendue. Nous souffrions du froid, nous souffrions de la faim, nous souffrions du travail ; et quoique nous ne soyons pas morts et que nous n’ayons pas perdu quelques-uns de nos membres, ainsi qu’il est arrivé à d’autres avant nous dans ces régions, nous avions en partage, comme le reste des hommes, ces mille petites douleurs, qui n’en sont pas moins un lourd fardeau tant qu’elles se font sentir, bien qu’elles ne soient pas d’un grand poids dans la somme totale de l’existence, et à plus forte raison dans une entreprise du genre de la nôtre. Une surtout surpassait toutes les autres, et celle-là ne nous quittait jamais. Nous étions fatigués faute d’occupation, faute de variété, faute d’excitations morales, faute de pensées, et pourquoi ne l’avouerai-je pas ? faute de société. Aujourd’hui était semblable à hier, et demain devait ressembler à aujourd’hui. Est-il donc étonnant que les visites des sauvages fussent bien venues ? et rien peut-il montrer plus fortement la nature de nos jouissances, que d’ajouter qu’elles nous transportaient de plaisir, comme eût pu le faire la société la plus choisie de Londres ? »

Plus loin : « Je crains que cette maigre relation ne porte trop souvent les marques de la monotonie de notre existence ; mais que peut faire l’écrivain de plus que le navigateur ? Non-seulement les incidens étaient en petit nombre, mais encore sans variété, et n’avaient rien qui pût les différencier entre eux ou attirer l’attention et exciter la pensée. L’uniformité de toutes choses pesait sur l’ame, et si quelque événement la tirait de son état de torpeur, ce n’était que la répétition fatigante de ce qui était déjà arrivé cent fois. Jamais, même dans l’origine où tout était nouveau, rien ne nous avait offert beaucoup d’intérêt ; à plus forte raison en était-il ainsi en ce moment que nous venions d’être enchaînés si long-temps sur un même point. Sans rien à contempler, sans rien capable d’alimenter la réflexion, quelle imagination eût pu trouver, à moins de se lancer dans les fictions du roman, de quoi faire une relation intéressante ? À terre, nul objet qui méritât d’être décrit, n’attirait les regards ; les collines étaient sans effets pittoresques, les rochers n’en présentaient guère davantage, et les lacs, ainsi que les rivières, étaient sans beautés. De végétation, à peine y en avait-il, et d’arbres, pas un seul. D’ailleurs, quand bien même la scène eût possédé quelque beauté, celle-ci eût été enfouie et étouffée sous le fardeau éternel, accablant et désolé de la glace et de la neige. Sur mer il n’y avait point de variété, car tout était glace pendant la presque totalité de l’année, et alors il n’existait nulle différence entre la terre et l’eau. Rarement trouvions-nous dans le ciel de quoi nous dédommager de ce qui manquait sur la terre ; tout ce qui eût pu prêter au pittoresque, était revêtu des caractères de l’hiver. Quant au côté moral, qu’était-ce, sinon les rares apparitions de misérables créatures qui n’avaient rien qui pût nous intéresser long-temps, et dont les idées étaient épuisées presque dès la première entrevue ? Quel écrivain, réduit à de si tristes matériaux, pourrait espérer de produire un livre digne d’intéresser et de plaire ?

« Existe-t-il quelqu’un qui aime le spectacle de la neige et de la glace ? Pour mon propre compte, j’avoue que j’en ai souvent douté ; à présent je me prononce hardiment pour la négative. Il est possible que la pensée de la glace fasse naître d’agréables sensations pendant une journée brûlante de la canicule ; la vue d’un glacier de la Suisse, à la même époque, est « rafraîchissante, » je n’en doute pas ; j’accorderai encore que l’aspect des sommets glacés des Alpes est éminemment pittoresque, surtout quand le soleil à son lever ou à son coucher les colore de mille teintes brillantes. Mais à tout cela je connais une compensation : la neige gâte tous les paysages, en confondant les distances, en altérant les proportions, et surtout en détruisant toute l’harmonie des couleurs ; elle nous donne en un mot un tableau grossièrement marqueté de blanc et de noir, au lieu de ces douces gradations et combinaisons de couleurs dont la nature revêt, pendant l’été, même les paysages les plus insignifians ou les plus âpres.

« Telles sont les objections qu’un seul jour d’expérience suffit pour suggérer contre les effets de la neige dans un paysage ; que sera-ce donc lorsque, pendant plus de la moitié de l’année, le ciel au-dessus de notre tête est chargé de neige, le vent un vent de neige, la brume une brume de neige ; que l’haleine se convertit en neige ; que la neige s’attache aux cheveux, aux vêtemens, aux cils des paupières ; que nous la retrouvons partout, dans notre appartement, dans nos lits, dans nos plats ; qu’au lieu de ruisseau pour étancher notre soif, nous n’avons qu’un chaudron de neige suspendu sur une lampe remplie d’huile fétide ; que tout en un mot est neige, et que le tombeau qui nous attend est un tombeau de neige ? Ne voilà-t-il pas assez de neige pour contenter l’admiration la plus insatiable ? Qui plus que moi a admiré les glaciers du nord, qui a plus aimé à contempler les montagnes de glace, lorsque, poussées par les vents et les marées du pôle, elles flottent dans l’océan, poursuivant leur route dans le calme et dans les orages, brillant de couleurs splendides, imposantes et souvent capricieuses dans leurs formes gigantesques ? Et lorsque les tempêtes bouleversaient l’océan chargé de ces mases mouvantes qui s’entrechoquaient et se brisaient avec le fracas du tonnerre, n’ai-je pas senti comme un autre tout le sublime de cette scène, et que la nature ne pouvait aller plus loin ? Il y avait là beauté, horreur, danger, tout ce qui peut remuer l’ame ; celle d’un poète se fût élevée aux dernières limites de l’enthousiasme. Mais avoir vu de la glace et de la neige, les avoir senties sans fin, sans interruption pendant tous les mois de l’année ; que dis-je ? pendant tous les mois de quatre mortelles années, voilà ce qui a fait pour moi de la vue de ces deux objets un tourment qui pèse encore sur ma pensée, comme si le souvenir devait en être éternel. »

Ce passage nous dispensera d’insister sur le sentiment voisin du désespoir qu’éprouvèrent l’équipage du Victory et son chef, lorsqu’au mois de septembre, ils se virent condamnés à passer un troisième hiver dans ces affreuses régions. Vers la fin du mois d’août, les glaces s’étaient mises en mouvement comme l’année précédente à pareille époque. Le navire, libre une seconde fois, sortit de la baie où il était emprisonné, non sans peine, et seulement pour gagner un point éloigné de quelques milles où il se vit enchaîné de nouveau dans les premiers jours d’octobre. Aucune expédition dans les régions arctiques n’a souffert, à notre connaissance, une série aussi acharnée de contre-temps que celle-ci. Parry, lors de son hivernage à l’île Melville, située à quatre degrés plus au nord, n’en avait pas éprouvé de pareils ; dans son second voyage, il avait hiverné deux ans de suite, mais cet hivernage avait été en très grande partie volontaire, et il n’avait éprouvé que les difficultés ordinaires pour se dégager des glaces. Le problème de la différence de température entre les diverses années n’est nulle part plus inexplicable que dans les régions polaires. L’année 1829 avait été très douce, comme nous l’avons vu, et avait été précédée de plusieurs autres semblables. Le capitaine Ross se présenta donc dans ces parages au moment où il était naturel que des saisons plus rigoureuses succédassent à celles qui venaient de s’écouler. Il est probable qu’il eût évité une grande partie de ses malheurs, si son voyage avait eu lieu quelques années plus tôt. Le mois de septembre de l’année 1831, dont il s’agit en ce moment, présenta une différence frappante de température avec le mois correspondant des deux années précédentes : il fut de six et de quatre degrés plus froid qu’en 1829 et qu’en 1830.

Il ne fallait plus espérer que la glace permît jamais au navire de sortir de ce lieu fatal ; deux hivernages consécutifs, pendant lesquels il avait été pressé violemment dans tous les sens, l’avaient d’ailleurs fatigué ; il faisait eau d’une manière assez inquiétante. La résolution fut donc prise de l’abandonner au retour du printemps, et de gagner en canot et en traîneau le lieu où était encore la plus grande partie des provisions du Fury. La distance à parcourir était d’environ soixante lieues. Les préparatifs de départ commencèrent aussitôt que la température fut devenue supportable. Les mois d’avril et mai 1832 furent employés à transporter sur le chemin que devait prendre l’expédition les provisions dont elle aurait besoin. Tous les objets qui n’étaient pas d’une utilité indispensable, ou que leur volume ne permettait pas d’emporter, tels qu’une partie des chronomètres et autres instrumens astronomiques, les mâts, le gréement, la poudre, furent placés en lieu de sûreté, afin de les retrouver, si jamais on était obligé de revenir au bâtiment. Le 28 mai, tout se trouva prêt, et le départ fut fixé au lendemain.

« 29 mai. — Nous avions maintenant déposé à terre en un lieu sûr tout ce qui pouvait nous servir en cas de retour, ou être utile aux naturels, si nous ne revenions pas. Le pavillon fut hissé et cloué au mât ; nous bûmes ensuite pour la dernière fois à notre pauvre navire, et sur le soir, après que tout l’équipage l’eut quitté, je fis mes adieux au Victory, qui méritait un meilleur sort. C’était le premier bâtiment que j’eusse jamais été obligé d’abandonner, quoique j’eusse servi sur trente-six, pendant un espace de quarante-deux années. C’était comme un adieu éternel à un vieil ami, et je ne passai pas la pointe qui allait le cacher à mes yeux sans m’arrêter pour prendre une esquisse de ces tristes déserts, rendus plus tristes encore par l’abandon de ce bâtiment, si long temps notre asile, et maintenant solitaire et immobile dans les glaces jusqu’à ce que le temps exerçât sur lui ses ravages accoutumés. »

Le voyage fut plus pénible que toutes les excursions entreprises précédemment par l’expédition. Il fallait tirer plusieurs traîneaux pesamment chargés sur une surface de glace hérissée d’aspérités et de monticules, s’arrêter fréquemment, et revenir sur ses pas chercher les objets laissés en arrière ; enfin, après la fatigue du jour, passer la nuit sans abri suffisant contre le froid. Aussi nos voyageurs n’atteignirent-ils leur destination que le 30 juin, après un mois de route. Les provisions du Fury étaient à peu près dans le même état qu’ils les avaient laissées ; les animaux sauvages, dans leurs fréquentes visites, n’étaient parvenus qu’à ouvrir quelques caisses de chandelles et à en dévorer le contenu ; tout le reste était en bon état. La tente seule, qui était pourrie, avait été emportée en lambeaux par le vent.

Le premier soin auquel on se livra fut de la remplacer par une maison en bois recouverte en toile à voile et ayant trente-un pieds de long sur seize de large. Les charpentiers se mirent immédiatement à l’ouvrage, et l’eurent terminée dès le lendemain ; elle fut divisée en deux pièces, l’une pour l’équipage, l’autre pour les officiers : celle-ci contenait quatre cabines. Une tente à part fut dressée provisoirement pour la cuisine et on y déposa les provisions. Il existait aussi plusieurs canots qui avaient appartenu jadis au Fury ; mais la mer, dans une de ses irruptions, les avait emportés, puis rejetés sur le rivage à quelque distance au nord. On fut les chercher, et on s’occupa activement de les remettre en bon état. Ces divers travaux remplirent tout le mois de juillet. Dans cet intervalle, la température fut variable comme de coutume ; la neige et la pluie tombaient tour à tour ; à terre, la première se fondait insensiblement, et des torrens pittoresques se précipitaient des ravins et des falaises de la côte dans la mer ; mais celle-ci, aussi loin que la vue pût s’étendre, n’offrait qu’une masse solide de glace sans aucune apparence d’eau nulle part. Dans les premiers jours d’août, cependant, la glace se brisa subitement près du rivage, laissant assez d’espace aux canots pour pouvoir naviguer. Tout était préparé pour profiter du premier instant favorable, et l’on s’embarqua sans retard. Entre le lieu où le Fury avait fait naufrage, et le détroit de Lancastre et Barrow, il n’existe qu’une faible distance d’environ vingt lieues, et cependant l’équipage du Victory mit un mois à la franchir. Outre les dangers ordinaires dont nous avons trop souvent entretenu nos lecteurs pour y revenir ici, il eut à en courir d’une nouvelle espèce. Forcé à chaque instant par les glaçons, de descendre à terre et d’y hâler les canots, il lui arriva souvent de n’avoir pour lieu de refuge qu’une grève étroite dominée par des falaises à pic de quatre à cinq cents pieds de haut, d’où se précipitaient des fragmens de rochers détachés de la terre par la fonte des neiges qui avait ramolli le sol. Le 1er septembre, le capitaine Ross gravit une montagne élevée qui forme l’extrémité nord-est de la presqu’île de Boothia, et par conséquent du continent américain dont cette presqu’île fait partie. De ce point on apercevait distinctement la côte opposée de la passe du Prince-Régent, et le rivage septentrional du détroit de Lancastre. La passe et le détroit étaient couverts à perte de vue d’une couche immobile de glace et présentaient le même aspect qu’en 1818, lors du premier voyage du capitaine Ross. La saison médiocrement avancée laissait cependant encore quelque espoir de voir cette barrière livrer enfin un passage, et le mois de septembre se passa tout entier dans cette attente. L’expédition n’avait jamais autant souffert du froid. Elle n’avait pu emporter la quantité de vêtemens nécessaire, et la constitution affaiblie des hommes les rendait plus sensibles qu’auparavant aux impressions de la température. On observa dans cette circonstance un fait physiologique déjà remarqué dans des situations analogues, à savoir que l’affaissement de l’énergie morale prédispose singulièrement le corps à percevoir la sensation du froid. Ce mois de septembre fut d’ailleurs plus sévère qu’aucun de ceux que l’équipage avait passés dans ces régions.

Tout espoir de délivrance étant perdu pour cette saison, il fallut retourner, pour y passer l’hiver, à l’endroit où le Fury avait fait naufrage. L’expédition y arriva le 7 octobre. La maison construite deux mois auparavant fut protégée contre le froid à peu près comme l’avait été le Victory ; un mur de neige fut construit à l’entour, et l’on prit les mêmes moyens que par le passé pour l’échauffer à l’intérieur. Le service fut organisé sur le même pied qu’auparavant ; tout rentra, en un mot, dans l’ordre accoutumé. Mais les dispositions morales et physiques de l’équipage n’étaient plus les mêmes : les plus courageux montraient encore quelque énergie ; ceux d’une trempe moins vigoureuse s’étaient complètement affaissés sous ce poids d’infortunes prolongées et sans terme dans l’avenir. Une irritabilité morbide, du genre de celles dont la retraite de Russie et le naufrage de la Méduse ont offert de si tristes exemples, faisait chaque jour des progrès parmi ces hommes condamnés à vivre ensemble depuis bientôt quatre ans dans un espace de quelques pieds carrés. Le scorbut, qui s’était à peine montré pendant les hivernages précédens, se développa dans le cours de celui-ci à un point assez alarmant.

« Nos hommes, dit le capitaine Ross, n’avaient pu sortir et prendre de l’exercice depuis long-temps, et ce défaut de mouvement, ajouté au manque d’occupations suffisantes, à une faible ration de vivres, à cette tristesse insurmontable produite par l’aspect éternel et accablant de la neige et de la glace, nous avait tous réduits à un état de santé assez triste. M. Thom était malade ; mes anciennes blessures me faisaient vivement souffrir, et deux de nos matelots étaient atteints du scorbut, au point que nous désespérions de leur guérison.

« Nous étions tous fatigués de ce misérable séjour. Nous l’avions salué avec joie en arrivant, parce qu’il formait un contraste avec celui que nous venions de quitter. Il nous avait reçus fatigués, sans abri, à moitié morts de faim, et il nous promettait du moins un état relatif de repos et de bien-être. Mais la nouveauté de cette sensation s’était promptement effacée, et depuis plusieurs mois les jours avaient été presque sans différences ; chacun d’eux était plus pesant que celui qui l’avait précédé, et la nuit n’arrivait que pour nous annoncer qu’un autre jour semblable lui succéderait. Les orages même étaient sans variété au milieu de l’éternelle monotonie de la glace et de la neige ; il n’y avait rien à voir au dehors, même quand nous pouvions braver la température ; et au dedans, nous avions beau chercher des distractions, il était impossible d’en trouver aucune. Ceux qui, pourvus de moins d’énergie morale, pouvaient passer leur temps dans cette sorte de torpeur éveillée que produit une pareille existence, étaient les plus heureux ; mais nous enviions davantage encore ceux qui avaient la faculté si digne d’envie de dormir en tout temps, qu’ils fussent ou non tourmentés par leurs pensées. »

Les préparatifs pour quitter ce lieu d’exil recommencèrent au mois d’avril ; les canots employés dans le voyage de l’année précédente avaient été laissés, au retour, sur les bords la baie Batty, à quelques lieues au nord. On résolut d’y transporter à l’avance des vivres en quantité suffisante pour une expédition de plusieurs mois, opération qui dura jusqu’à la fin de mai. À cette époque, tout l’équipage se trouva réuni sur le point où étaient les canots. Vers le milieu de juillet, la glace commença à se diviser ; mais pendant plusieurs semaines, le vent du nord-est l’accumula dans la baie, qui fut complètement bloquée. Enfin, le 14 août, une nappe d’eau liquide parut dans la direction du nord, à peu de distance. Nos prisonniers se hâtèrent de briser la barrière de glace qui les en séparait, et le lendemain matin les canots se trouvèrent en liberté : l’heure de la délivrance avait enfin sonné. Poussée par une forte brise de l’ouest qui acheva de disperser la glace, l’expédition, après avoir longé la côte pendant quelque temps, atteignit en un seul jour le bord opposé de la passe du Prince-Régent. Elle doubla le cap York et se trouva bientôt presque à moitié chemin du détroit de Lancastre. Elle ne comptait guère néanmoins rencontrer des baleiniers qui ne se hasardent que rarement dans ces parages reculés, lorsque, le 21 juillet, elle vit tout à coup le terme de ses malheurs.

« À quatre heures du matin, tandis que nous étions tous endormis, le matelot en vigie, David Wood, crut distinguer un bâtiment dans nos eaux, et en donna tout de suite avis au commandant Ross, qui, au moyen de sa lunette d’approche, vit bientôt que c’était en effet un navire. Nous sortîmes tous à l’instant des tentes et nous précipitâmes sur le rivage, chacun donnant son avis sur le gréement du navire en vue, sa nation et la route qu’il tenait ; il se trouvait néanmoins encore quelques esprits chagrins qui soutenaient que ce n’était qu’une montagne de glace. Sans perdre de temps, les canots furent mis à l’eau, et nous fîmes des signaux en brûlant de la poudre mouillée ; à six heures nous quittâmes la petite crique où nous avions passé la nuit. L’air était calme, et les faibles brises qui se levaient et tombaient bientôt, souflaient dans toutes les directions, ce qui rendait notre marche très lente. Nous gagnions cependant le navire, et s’il fût resté à la place où il était, nous l’eussions promptement rejoint. Malheureusement le vent se fit tout à coup, et le bâtiment se dirigea, toutes voiles dehors, au sud-est ; celui de nos canots qui se trouvait en tête, perdit bientôt l’avance qu’il avait gagnée, et les deux autres mirent le cap à l’est dans l’espoir de couper la route du navire qui fuyait. Vers les dix heures, nous en découvrîmes un autre au nord ; il était en panne et paraissait attendre ses canots, ce qui nous fit croire un instant qu’il nous avait aperçus. Nous nous trompions cependant, car bientôt il mit toutes ses voiles dehors et fit route. Nous ne fûmes pas long-temps sans voir qu’il nous laissait en arrière ; ce moment fut un des plus cruels : deux navires étaient sous nos yeux, dont un seul eût suffi pour mettre fin à toutes nos craintes et à toutes nos souffrances, et il était probable que nous n’atteindrions ni l’un ni l’autre.

« Afin de soutenir le courage de nos hommes, nous les assurions de temps en temps que nous gagnions le navire ; heureusement un calme plat survint, et nous le gagnâmes en effet si vite, qu’à onze heures nous le vîmes mettre en panne et descendre à la mer un canot qui se dirigea aussitôt de notre côté. Il nous eut bientôt atteints, et le second qui le commandait, nous hêla en nous demandant si nous avions éprouvé quelque malheur et perdu notre navire. Après avoir répondu affirmativement, je le priai de me dire le nom de son bâtiment, et j’exprimai le désir d’être reçu à bord. Il me répliqua que c’était « l’Isabelle, de Hull, jadis commandée par le capitaine Ross. » Sur quoi, je lui dis que j’étais le capitaine lui-même, et que les hommes qui m’accompagnaient formaient l’équipage du ’Victory. Je ne doute pas que l’étonnement du second ne fût là-dessus aussi grand qu’il parut l’être ; et avec l’étourderie accoutumée de la plupart des hommes en pareille circonstance, il m’assura que j’étais mort depuis deux ans. Je le convainquis néanmoins sans peine que ce qu’il regardait comme une vérité était, à tout le moins, une supposition un peu hasardée, et que l’aspect sauvage de tous tant que nous étions eût pu lui démontrer, s’il eût pris la peine d’y faire attention, que nous n’étions pas des pêcheurs de baleine, et encore moins des revenans, mais bien de véritables hommes de chair et d’os. Ces explications nous valurent aussitôt les plus chaudes félicitations dans le vrai style marin, et après quelques questions bien naturelles, le second nous apprit que l’Isabelle était commandée par le capitaine Humphreys ; il retourna ensuite à bord pour annoncer qui nous étions, en ajoutant que non-seulement parmi eux, mais dans toute l’Angleterre, nous passions pour morts.

« Nous le suivîmes lentement, et nous le vîmes s’élancer rapidement à bord. En un instant les manœuvres furent couvertes des hommes de l’équipage qui nous saluèrent de trois acclamations, lorsque nous fûmes à une longueur de câble du navire ; nous arrivâmes enfin à bord où nous fûmes tous reçus par le capitaine Humphreys de la manière la plus cordiale.

« À dire vrai, quand bien même nos malheurs ne nous eussent pas donné des droits aux attentions dont nous étions l’objet, nous eussions pu les réclamer au nom de la charité seule ; car on ne vit jamais une réunion de misérables plus dignes de pitié, et plus faits pour inspirer l’horreur : le dernier des mendians qui erre en Irlande ne nous eût certainement pas surpassés sous ce rapport. Non rasés depuis je ne sais combien de temps, sales, couverts de lambeaux empruntés aux bêtes sauvages, au lieu des haillons de la civilisation, et n’ayant que la peau sur les os, nous formions, avec l’équipage bien vêtu et bien nourri de l’Isabelle, un contraste qui nous fit sentir, pour la première fois peut-être, ce que nous étions et ce que nous devions paraître aux yeux d’autrui. La misère n’est qu’à moitié hideuse tant qu’on ne la compare pas à la richesse, et nous avions en quelque sorte oublié les ravages que la nôtre avait exercés sur nous, lorsque la comparaison dont je viens de parler nous la remit à l’instant devant les yeux.

« Toutefois le côté comique de la situation prit bientôt le dessus. Au milieu d’une telle foule et d’une telle confusion, toute pensée sérieuse était impossible ; chacun de nous d’ailleurs, dans l’exaltation de son esprit, ne demandait pas mieux que de se divertir de la scène que présentait le navire. Nous étions tous affamés et en guenilles, et il fallait nous donner à manger et nous vêtir ; il n’en était pas un qui n’eût besoin de se laver et de se délivrer de la longue barbe qui lui ôtait toute ressemblance avec un Anglais. On ne voyait que des individus se lavant, s’habillant, se rasant et mangeant, et faisant toutes ces opérations à la fois. D’interminables questions s’échangeaient en même temps de part et d’autre sur les aventures du Victory, notre délivrance, les évènemens politiques de l’Angleterre, mille nouvelles enfin, anciennes de quatre ans pour nous. Peu à peu tout rentra dans l’ordre. Les malades furent mis en lieu convenable ; on assigna à chaque matelot ses fonctions ; nous fûmes, en un mot, l’objet de tout ce que pouvait inventer de plus ingénieux une bienveillance affectueuse. La nuit nous rendit enfin à des réflexions plus graves ; et je suis persuadé qu’il n’y eut aucun de nous qui n’adressât alors des actions de graces à celui qui nous avait tirés de notre situation désespérée, et des bords du tombeau près de nous recevoir, pour nous rendre à la vie, à nos amis et à la civilisation.

« Accoutumés néanmoins, depuis un long espace de temps, à reposer sur la neige glacée ou sur le roc nu, bien peu d’entre nous purent goûter le sommeil dans les lits plus moelleux qui nous avaient été préparés. Pour mon compte, je fus obligé de quitter le mien, et de m’installer sur une chaise pendant toute la nuit. Il fallut quelque temps pour nous accoutumer à ce changement de situation brusque et violent, pour rompre des habitudes contractées pendant quatre ans, et nous réconcilier avec celles de notre ancienne vie. »

L’Isabelle, qui s’était aventurée dans le détroit de Lancastre et Barrow, en compagnie d’un autre bâtiment, rejoignit quelques jours après la grande flotte des baleiniers qui se trouvait réunie dans le détroit de Davis, sa station habituelle. Elle s’en sépara le 30 septembre, et après douze jours de traversée, elle arriva à Stromness, en Écosse. De là le capitaine Ross et son équipage se rendirent à Londres, où leur arrivée produisit cette sensation dont tous les journaux ont parlé dans le temps.

Les résultats de ce voyage peuvent se résumer ainsi en peu de mots. Depuis la découverte du détroit de l’Hécla et du Fury, faite par Parry dans son second voyage, la presqu’île Melville était regardée comme la limite la plus boréale du continent américain, qui était par conséquent censé se terminer par 70° lat. N. La reconnaissance de la péninsule de Boothia et de l’isthme de même nom étend cette limite jusque par le 74°, et ce qui est encore plus important, tout porte à croire qu’à l’ouest de cet isthme la côte va rejoindre, sans accidens remarquables, le cap Turnagain. Ainsi que nous l’avons déjà dit, si le faible espace de deux cent vingt-deux milles, qui se trouve encore inexploré, entre ce cap et la limite atteinte par l’expédition, était relevé, toute la côte boréale de l’Amérique serait connue. La passe du Prince-Régent, qui, selon toutes les probabilités admises dans ces derniers temps, devait offrir un passage, perd également son importance, et il reste démontré que la route suivie par Parry, lors de son premier voyage, est la seule qui puisse conduire au but désiré, si tant est que ce but soit jamais l’objet de nouvelles expéditions. Le champ des conjectures relatives au passage se trouve donc considérablement rétréci, et à défaut de tous les résultats ci-dessus, la reconnaissance de près de deux cents lieues de côtes et d’un grand nombre d’îles, de lacs, de rivières, serait une acquisition géographique assez importante pour assigner une place éminente à l’entreprise du capitaine Ross, sans parler de la détermination du pôle magnétique, et des observations météorologiques de toute espèce que lui doit le monde savant.

Quant au courage et à l’esprit d’enthousiasme déployés dans le cours de l’entreprise, ce sont choses trop vulgaires dans la marine anglaise comme dans la nôtre, pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter. Une circonstance qui mérite d’être connue, a néanmoins signalé cette expédition. Tous les officiers du Victory, depuis le capitaine jusqu’au chirurgien inclusivement, servaient sans appointemens, mus par le seul désir de la gloire, et s’en remettant à leur pays pour les récompenser de leurs travaux à leur retour. L’Angleterre, il faut le dire, n’a jamais trompé, à l’égard des siens, les nobles attentes de ce genre. Aussitôt après le retour de l’expédition, une justice généreuse a été rendue à chacun, et le public, continuant ce qu’avait commencé le gouvernement, a entouré d’une vive sympathie la relation du capitaine Ross.


Th. Lacordaire.
  1. Le commandant Ross accompagnait le capitaine Parry dans son second voyage pendant lequel eut lieu la découverte de la presqu’île Melville, voisine de Repulse-Bay.
  2. Les Esquimaux mettent à profit la nécessité où sont les phoques de venir souvent respirer à la surface de l’eau. Ils font dans la glace, à peu de distance les uns des autres, plusieurs trous d’environ deux ou trois pieds de diamètre, et y introduisent un filet qu’ils poussent le plus avant qu’ils peuvent au moyen d’un long bâton. Le phoque pris en ce filet s’y embarrasse d’autant plus, qu’il fait des efforts violens pour en sortir, et finit par se noyer. Les Esquimaux visitent de temps en temps ces trous, pour voir si quelque phoque n’est pas tombé dans le piège. Quelquefois ils se contentent de guetter ces animaux, en se tenant patiemment des journées entières sur le bord des trous, et lorsqu’il s’en présente un, ils le tuent à coups de lance.
  3. On sait que le capitaine Back, dont il est ici question, s’est généreusement dévoué à aller par terre à la recherche du Victory, en traversant le continent américain depuis Quebec jusqu’au cap Turnagain, et qu’il n’est pas encore de retour après deux ans d’absence.