Édouard Cornély & Cie (p. 77-82).


XIII

LA DÉROUTE DE PAVIE



On sort de Milan par une triste route. Sous un ciel pesant, le chien du sud aboie, le vent souffle, et la matinée est déjà chaude. Les faubourgs accroupis sont couchés les uns contre les autres, comme une bande de porcs, laids, teigneux, rogneux et sordides : sous la crasse, toujours perce un coin de muraille rose. Des fumées lourdes restent à mi-chemin dans l’air gris. Un peuple criard, une canaille lasse se meut sous la poussière, comme de gros vers noirs dans la farine du pays. Et la sale marmaille est une poussière aussi : beaucoup d’enfants, hâves et mal nourris, lèvent un museau pointu sous des cheveux frisés.

Ce pays est plein d’ennui. On ne voit rien, de longtemps. Tout est plat, mais ce n’est pas la vaste plaine. La vue est partout coupée par de petits bois, en forme de haies basses. La maigreur de ces bosquets poudreux ne promet pas beaucoup d’ombre à la canicule. Il y a de l’eau pourtant, dans les bas-fonds. La rizière verdoie, et les mûriers ronds tiennent tête au vent sur leur base trapue.

Cependant, la contrée se découvre. Elle est aride, ou le paraît ; elle est forte et triste. On touche à Chiaravalle : c’est le grand nom de Saint Bernard ; le géant est venu dans cette solitude ; mais ce n’est pas Clairvaux. Il est dix autres Chiaravalle en Italie : pour un Italien, c’est toujours Clairvaux qui est la traduction, et même pour quelques imbéciles, à Paris. L’Italien se persuade volontiers que l’Italie a tout donné au monde : Saint Bernard est Lombard, à l’entendre, comme il croit de Padoue Saint Antoine. J’imagine que Dante y est pour beaucoup : c’est à Saint Bernard qu’il confie le chant sublime qui met fin à la Divine Comédie. Le paysage est assez digne du puissant moine. La culture à perte de vue, sous le soleil qu’évente la poussière, prend la gravité du désert. Pourquoi la grandeur a-t-elle si souvent l’air stérile ?

Plus de chartreux à la Chartreuse. On n’en prend pas son parti. Les cloîtres sont faits pour les moines. La vigne rampait amoureusement sur les arcs, au devant de chaque cellule. Pax multa in cella. La mort n’est point la paix. Portée sur des colonnes, une treille est charmante. Les arcades du petit cloître sont exquises : comme à Milan, la décoration en terre cuite est d’un goût qui console de tout le reste. La Chartreuse de Pavie étale un luxe accablant. Tant d’opulence rebute et déconcerte. L’église elle-même est un musée de la richesse. Le faste continu est misère pour l’esprit. À cette profusion somptueuse, je préfère la mesure ornée des deux cloîtres.

La façade est un prodige de vaine splendeur. Le rythme des lignes, la raison du monument, tout est immolé à la manie du décorateur. L’emphase de la magnificence m’importune entre toutes. L’excès de l’éloquence lasse la conviction et ne persuade plus. L’art du rhéteur tue l’émotion. Telle est l’œuvre de ces sculpteurs incontinents. Rien ne les arrête ; rien ne leur coûte.

Ils sculptent pour sculpter, tant qu’ils ont un pan de marbre. Cette immense façade n’est faite que de morceaux : elle ressemble à une espèce d’autel, hors de toute proportion, ou à la cheminée d’un château démesuré, demeure des géants.

Il faudrait accepter cet art pour ce qu’il est : c’est là comprendre. Mais on ne peut se borner à comprendre : vivre va bien au-delà. Ni philosophe, ni historien, je suis homme. J’aime ou n’aime pas. L’art est une passion ; et l’on vit en art, comme on vit en passion : le goût est le tact délicat de ce qui nous flatte ou de ce qui nous blesse. Peut-être le goût est-il le sens le plus subtil de la vie. On me prend le cœur, si on l’émeut ; et faute de l’émouvoir, on le dégoûte. Qui a goûté de l’émotion, ne se plaît plus à rien, sinon à être ému. En art, l’émotion c’est l’amour.

Est-ce beau ? N’est-ce pas beau ? Je voudrais admirer, et je ne puis.

Un travail infini. Mille détails achevés ou charmants ; mais point d’œuvre : l’unité manque. Les lignes n’ont point de sens. Sur la vaste étendue, pas un espace libre. L’œil qui contemple ne rencontre pas le rythme qu’il cherche ; la pensée qui analyse ne trouve pas non plus les raisons cachées du monument : la symétrie seule répond à tout, parce que la symétrie est l’ordre des rhéteurs et de l’apparence. La croix là-dessus est presque ridicule. Le soubassement est un musée de médailles et de portraits. La surface parlante ne dit rien de l’église dont elle parle. Les deux ailes ne coïncident même plus aux chapelles. Les fenêtres à candélabre n’éclairent rien et n’ouvrent sur rien.

Hélas, que de marbre ! Le marbre est trop commun en Italie. Il ne leur coûte pas assez cher. Faits au marbre avant de l’être à la terre, les ouvriers du marbre sont trop habiles : ils ne se rendent pas dignes d’être architectes. Comme les Visconti et les Sforza ont mis leur orgueil à faire de la Chartreuse l’enseigne de leur faste, le bon principe de l’économie n’a pas suscité, une seule fois, le respect de la mesure : on ne manque jamais tant à cette sainte loi, que si l’on gâche la matière. La prodigalité sans frein est la grossièreté des riches.

Révélation de la façade est faite ici, et des lois profondes qui la régissent : ils n’en ont pas le sens, en Italie. Tout pour la façade, ou rien : tels sont les excès de leur goût. Et tantôt la façade ne vit que pour elle-même ; tantôt elle n’a pas commencé de naître. Partout, en Italie, on se heurte à l’un ou l’autre obstacle : ou le mur de moellons, ou l’écran de marbre innombrable. La façade, pour eux, est une mosaïque d’ornements, un centon de couplets. Ainsi les ouvertures de leurs œuvres musicales : dix motifs, vingt ne leur suffisent pas : il n’y en a jamais assez. Le problème n’est pas, pour eux, d’ordonner des lignes : c’est de les effacer. Jamais ils ne sentent la raison secrète de la façade, qui est de répondre à la vie organique du vaisseau intérieur. Leur amour du formel leur fait oublier la forme. Ils sont virtuoses, dès leur âge d’or.

La façade qui ne révèle pas le monde intérieur est un masque. Les façades sont des visages. Celle-ci est un meuble. La richesse est ruineuse. Elle tue jusqu’à l’idée de la ligne, cette vertu de l’architecture, entre toutes noble et héroïque. Je veux dire, en architecte, que l’ascète et le héros se tiennent comme l’index et le pouce.

Soudain, regardant la Chartreuse une dernière fois, il me souvient d’une vieille estampe où Bramante a taillé l’image de la ville idéale, telle qu’il rêvait de l’édifier. Ce ne sont que portiques, arcs, colonnes et pilastres. Un péristyle corinthien fait face à un péristyle dorique, si l’on peut laisser ce nom divin, que porte le Parthénon, à d’indigentes colonnes, au profil maigre et sec de mornes chapiteaux. Des piliers carrés soulèvent un étage de fenêtres : mais de maison, point. Partout, des coupoles, des frontons, et ces hideuses accolades que le Florentin Alberti légua si fâcheusement aux Italiens, pour relier les divers plans d’une façade. La Chartreuse de Pavie est bien l’église où mène la grand’rue de Bramante. Sans doute, Bramante n’y est pour rien ; mais son esprit plane sur cette œuvre théâtrale. Car enfin le mot est dit : on n’est point dans une ville, ni dans la vie chaude, comme au moyen-âge : désormais, l’architecture s’est plantée sur le théâtre.

La grande beauté surprend ; mais elle nous contente.

La beauté des traits seuls ne me touche point : elle est sotte ; elle est bête, et souvent même sans bonhomie. C’est le caractère qui fait la beauté. Du moins, pour nous. En d’autres termes, c’est l’expression de la vie.

De là, que tant de beautés vantées, dans la nature et dans l’art, nous ennuient. On les appelle classiques, pour ne pas dire qu’elles sont mortes. J’entends rire les Grecs de ce classique-là.

Ce qui ne m’émeut point, ou ne fait pas penser, m’ennuie.

Je n’ai point encore vu en Italie une femme vraiment séduisante, je dis une Italienne. Beaucoup de beautés bêtes, ou très charnelles : pas une qui induise en passion. Pas une femme longue, souple, aux seins menus, au teint de fleur, aux cheveux d’herbe solaire et d’or changeant. Une foule de dahlias et de fortes roses rouges : pas un narcisse, pas un grand iris féminin, ou l’un de ces œillets qui mettent du délire dans les rêves et qui, je crois, rendent folles les roses elles-mêmes.

La défaite de Pavie, ce n’est pas la bataille où François Ier fut pris, et où il a sauvé l’honneur, mais le champ de la Chartreuse, où l’architecture est en déroute. La façade de Pavie est un masque sur une œuvre non faite pour vivre, le masque de la Renaissance. Elle ne répond à rien qu’à un désastre. Mais il faut l’avoir vue.

Je rentre à Milan.