Édouard Cornély & Cie (p. 41-46).


vi

L’ENCHANTEUR MERLIN



C’est Léonard. Il s’est mis en quête de Viviane, dans la forêt de l’Occident. Il a réveillé la fée endormie, le sourire de l’Intelligence.

Telle est sa magie, si l’on veut que Léonard soit un mage. Ce grand esprit est pourtant sans passion. Il rêve de poésie. Il est partagé entre l’art et la science. Il semble ne vivre que pour connaître : beaucoup moins pour créer. Il est de son temps par l’inquiétude, et encore plus du nôtre. Il a toutefois la certitude de la recherche ; et pour lui, qui cherche, trouve. Par mille points, il touche aux âges de la foi.

Ce qu’il a ne lui suffit point. Son esprit poursuit partout l’objet : il le saisit souvent, et souvent il le manque. Sa curiosité est patiente, et son action se lasse vite. Son âme rêve d’un monde idéal, qu’il n’arrive pas à former.

Tant qu’il étudie et qu’il observe, il est l’esclave de la nature. Dès qu’il invente, il est l’esclave de ses idées ; la théorie étouffe en lui le jet ardent de la création. Nées de la flamme, la plupart de ses figures sont tièdes, et quelques-unes glacées.

Il n’y a point de réalité dans ce qu’il fait. Rien ne vaut ses dessins, ses essais, ses ébauches. Il n’est pas l’homme de l’œuvre accomplie : or, c’est la seule qu’il prise.

Il s’efface dans la recherche ; mais dans ses œuvres, il est toujours là. Toutes ses figures se ressemblent : toutes, elles ont le même doigt, la même main, le même sourire. Toutes ses femmes sont jumelles ; et ses hommes sont des bessons aussi. Il finit par se tenir à une créature charmante et ambiguë, qui n’est ni la femme, ni l’homme.

Il met du dogme jusque dans ses couleurs ; et par là ses tableaux sont perdus. Holbein ni Van Eyck n’avaient point de ces raffinements, et leur œuvre dure. L’esprit de finesse est l’ennemi de Léonard. Prince des curieux, il ne parvient pas à se centrer : c’est que la grandeur humaine ne se centre bien que sur le cœur.

L’enchanteur s’est pris au miroir des idées. J’irai contre le culte de la proportion, en ce qu’elle prétend substituer l’intelligence à la vie, dès qu’elle ne se borne plus à soumettre l’instinct à l’intelligence.

La suprême beauté n’est pas dans ce qu’on invente par proportions, n’étant pas une géométrie. Elle est dans les proportions idéales que l’on révèle, et que l’on donne à ce qu’on observe du sens même de la vie. Car rien ne peut être supérieur à la vie, en sa courbe variable. Tel dessin de gueux en haillons passe la richesse des marbres : je sais des eaux-fortes, où un visage souffrant laisse infiniment derrière lui la beauté des Bacchus, que Léonard combine.

L’ordre le plus haut est dans la vie, et le plus bel effort de l’imagination consiste à le comprendre. La nature, où cet ordre se révèle par miettes et parcelles, est l’ordre qui passe toute imagination.

C’est une imagination faible, celle qui embellit. Qui veut ajouter à la nature, ne montre que sa faiblesse à l’égard de la nature. On pense à corriger la nature, quand on échoue à la révéler. Où l’on croit mettre de la beauté, on ôte de la vie. La plus haute beauté n’est qu’une révélation de la nature. Dans le sentiment seul est tout le rêve. En art, la mesure du sentiment est l’émotion. Au lieu de baisser les yeux, et de faire la grimace, il faudrait que le visage divin de l’homme se contemplât enfin, et fraternel à toute forme que l’homme osât se dire : Ô prends en pitié, prends en amour la splendide merveille de ton corps.

À Léonard tout est symbole : de là qu’il a tant besoin de la nature, et qu’il en est si avide. Mais si soumis qu’il y soit, il s’en fait l’interprète au lieu d’en être le confident. Toute son œuvre est une rêverie sur les origines. Aristote a mis dans ses carnets toute la science du monde grec. Léonard, dans les siens, a mis toute la pensée de la Renaissance latine. Il n’a point la science universelle, ni l’art souverain : laissons ces mots de parade aux esprits bateleurs, montés sur les tréteaux. Mais il sert l’esprit qui domine toute matière : il a le sens de la connaissance, et par là, le sens du mystère. Lui seul, de son temps, a voulu pénétrer le mystère, et seul il en a caressé l’âme subtile. C’est pourquoi il eut la passion de la grâce et du sourire : la grâce qui sourit, voilà une forme du mystère, et la propre mélodie des visages. Il ne lui a manqué que les larmes, la musique d’amour.

Il faut toujours faire l’unité en soi. Ou plutôt l’unité est faite par la force. La simplicité en art est du même ordre que l’unité dans le caractère.

Il est trop certain que l’objet le plus simple est d’une complexité infinie. Rien n’est simple à nos yeux qu’en fonction de notre aveuglement ou de notre ignorance. C’est l’émotion qui fait l’unité de l’œuvre. La simplicité, ici, est l’équilibre des parties. Plus le poète est riche en vision et en conscience, plus il lui faut de puissance pour agencer les éléments qu’il trouve dans la nature. On dit toujours qu’il faut, en art, faire des sacrifices : sans doute ; mais un artiste tout-puissant n’aurait pas besoin de sacrifier un détail à un autre : il ferait comme la nature qui les accorde tous. Une force divine est nécessaire, pour ne se point perdre dans la passion des nuances. L’art suprême est celui de la variation : Beethoven, Rembrandt et Shakspeare. Avec tout son esprit, Léonard ne varie que ses propres thèmes : il n’a pas la puissance qu’il faut pour varier les thèmes de la vie.

Ce n’est donc pas au nombre des parties, ni aux éléments d’une œuvre qu’on mesure justement si elle est simple ou non ; mais à l’équilibre qui la porte d’ensemble, à la certitude qu’elle donne, bref à l’émotion qu’elle inspire et qu’elle impose.

Vis superba formæ, le mot souverain de Jean Second, comme il hante Léonard ! Et sinon le même mot, l’idée. Il sent que la forme seule confère l’être. Il voudrait être sculpteur, d’abord. Avec toute l’ardeur dont il soit capable, il part à la recherche de la forme : il est la victime de son temps, en ce qu’il croit le saisir dans l’art de peindre. Il s’épuise en ratiocinations sur la précellence de la peinture. Il aurait dû naître quelque cent cinquante ans plus tard : il aurait vu qu’un seul homme, entre tous les peintres, a mis la puissance de l’être et de la pensée dans la peinture ; et c’est au sentiment qu’il l’a dû, à une passion universelle. Léonard est un grand poète dont nous n’avons pas les livres. De là, sans doute, qu’il est l’artiste préféré par tous les faiseurs de livres. C’est à Paris qu’on pense le mieux à lui. J’aime l’idée que je me fais de Léonard plus que tout ce que l’Italie m’en montre.

On conte qu’il était de haute taille, la mine noble, aimable et brillant, athlète et beau cavalier. Sa beauté n’a jamais plu sans doute aux femmes : avec toute sa douceur, il se faisait craindre : elles ont peur de la pensée. Et lui-même ne paraît pas les avoir aimées, sinon pour les disséquer et les peindre. Il n’en voulait pas embarrasser sa vie. Il s’était marié à la science. Qu’il ait été le beau jeune homme qu’on dit, je ne m’en soucie guère. Je ne veux le voir que sous les traits d’un magnifique et saint vieillard, d’un Hermès Trismégiste. Tel il est dans l’admirable sanguine de Turin. On ne veut plus, à présent, que ce soit lui : à cette image de vieux lion, on préfère le dessin de Windsor fade, fat et sans accent.

La plus haute ironie est dans le sourire de l’intelligence. Léonard sourit de cette sorte. Après tout, celui qui comprend, celui-là aime aussi. Il a l’âme égale, et douce à tout ce qui respire. Tout étant comme il doit être, la pensée qui se possède ne saurait pas être méchante. Même si elle n’espère rien, et ne peut prendre ce monde au sérieux, elle peut pardonner au rêve de n’être qu’un rêve. Cependant, il me semble éprouver que Léonard est très religieux.

Tout son dédain est pour la vanité des hommes, et pour leur méchanceté absurde. Ses yeux ne sont pas cachés dans les orbites, il ne fronce pas les sourcils pour ne plus les voir : mais au contraire, parce qu’il est tout abîmé dans la vision, ses paupières plissées sont la bourse où ce sublime avare thésaurise depuis cinquante ans, amasse, entasse les signes de la vie et les moments de la forme, les courbes du monde. Magnifique et saint vieil homme ! Le Loire gaulois méritait bien qu’il mourût sur ses bords. À peine s’il était de son pays un peu plus que des autres : Léonard est le fils de la mer latine, par essence : c’est l’antique devenu chrétien ; l’Oriental, que l’Occident a conquis, le poète de l’intelligence. On ne peut s’empêcher de le chérir : mais jamais il ne comble le cœur ni même ne le contente. Tout est à Léonard ; mais il n’a pas la passion : il n’est pas tragique.