Voyage de la duchesse de Guiche en France en 1801

Voyage de la duchesse de Guiche en France en 1801
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 789-808).
VOYAGE
DE
LA DUCHESSE DE GUICHE
EN FRANCE EN 1801

L’histoire, même celle de temps déjà éloignés, devient facilement contemporaine, quand elle touche à une époque qui a des rapports plus ou moins directs avec nos intérêts ou nos passions. Au contraire, elle paraît s’éloigner de nous, malgré ses dates plus récentes, quand elle n’offre à nos yeux qu’un passé pour le moment sans couleur. « Certains événemens ont plus de cent ans, ils ont dix ans, » disait un homme d’esprit, et l’inverse peut sembler également vrai. La lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse, vieille de cent quarante ans, a rajeuni sous la plume de son éminent historien et était redevenue actuelle au lendemain de Sadowa. A défaut d’autres exemples, la faveur avec laquelle l’opinion publique accueille certains épisodes de nos livres ou de nos théâtres, se rapportant à l’époque du Directoire ou du premier Empire, en serait la meilleure démonstration.

Et puis, nous aimons à revivre ; c’est notre droit, l’instinct naturel de l’homme qui lutte jusqu’à la fin contre la mort et espère la résurrection. Nous nous demandons ce que nous ferions, si l’occasion nous était offerte de repasser par les mêmes routes que nos pères ont traversées. Puisque les circonstances offrent quelque analogie, saurions-nous nous en tirer mieux ou plus mal qu’eux ? Points délicats, problèmes redoutables. Le moindre souvenir peut alors éveiller en nous et faire vibrer des sentimens ou des passions qui, en des temps plus calmes, seraient restés immobilisés dans le lointain de nos mémoires.

C’est ainsi, qu’en lisant dans le Journal inédit de Sainte-Hélène, du général Gourgaud, qui vient de paraître ces jours derniers, l’allusion de l’empereur Napoléon (t. Ier, p. 230) aux lettres échangées en 1801 entre Louis XVIII et lui, par l’intermédiaire de l’abbé de Montesquiou, et celle au voyage fait à la même époque par la duchesse de Guiche à Paris et à la Malmaison sur le désir du comte d’Artois, on aimerait à savoir quelles furent, en ce temps-là, les pensées intimes de celui qui détenait le pouvoir en France et de ceux qui cherchaient à y rentrer. Aurait-on pu s’entendre ; le pouvait-on, même en le voulant ? Nul doute n’est possible sur le fond. A Sainte-Hélène, comme aux Tuileries, la réponse de l’Empereur à Gourgaud est la même que celle envoyée en 1801 au Comte de Lille et publiée par M. Thiers.

Elle est très nette et négative. Mais le récit du voyage de Mme de Guiche, son arrivée à Calais, où elle était attendue et fut très bien reçue par le commissaire du gouvernement, M. Maingaud, ses entretiens avec Fouché, au moment de son arrivée à Paris, et l’accueil exceptionnellement aimable qu’elle reçut, à la Malmaison, de Joséphine, dont elle nous donne la conversation, montrent qu’il y eut alors chez le Premier Consul lui-même l’intention de témoigner quelque bonne grâce au parti royaliste. En le faisant, il n’avait évidemment aucune pensée de céder tout ou partie du pouvoir qu’il avait conquis ; mais, à ce moment, il espérait désarmer, ou tout au moins diviser les anciens émigrés, en les rendant inoffensifs, s’en attacher même quelques-uns par sa bienveillance, et faciliter ainsi l’œuvre de pacification politique et religieuse qu’il avait entreprise aux applaudissemens de la France.

Le récit de la mission de la duchesse de Guiche a été consigné par elle-même dans un curieux manuscrit dont j’ai donné lecture, il y a quelques années, à la Société d’histoire diplomatique. Quelques personnes se souviennent peut-être encore de l’impression que cette lecture leur avait produite et ont ajouté qu’elle leur paraissait mériter une publicité plus étendue. Les lecteurs de la Revue verront si cette appréciation est fondée ; en tout cas, je crois que, toute question d’opinion mise de côté, ils liront avec plaisir le récit d’une jeune femme qui accomplissait un acte de courage dans un moment difficile. Je demande la permission de la leur présenter.

La duchesse de Guiche, fille de la duchesse de Polignac, l’amie de la reine Marie-Antoinette, avait émigré à Londres avec sa mère, et elle y vivait retirée dans la société du comte d’Artois avec ses trois enfans, un fils et deux filles, dont la seconde fut ma grand’mère maternelle, qui nous a laissé ce manuscrit. Son mari avait accompagné Louis XVIII à Mittau. Les portraits que nous avons d’elle nous la représentent sous des dehors séduisans. Brune, avec des yeux bleus largement ouverts, un teint éblouissant, le pinceau de Mme Lebrun donne à l’ensemble de sa physionomie une expression de douceur qui captive encore aujourd’hui. Elle passait pour avoir beaucoup d’esprit. Il est probable que ce double charme fit supposer à M. le comte d’Artois qu’elle réussirait dans une sorte de mission secrète qu’il lui confia au mois de juin 1801 et dont l’objet n’était pas défini à ses propres yeux. Il s’agissait, avant tout, de savoir ce qui se passait en France, car on était alors en guerre avec l’Angleterre, et quelle coopération la cause, royaliste pouvait trouver auprès du gouvernement consulaire ou des personnages marquans du pays. C’était fort délicat, on le voit, et d’une responsabilité sérieuse pour la jeune ambassadrice. Mais on verra par ce récit que, sans le vouloir, pour ainsi dire, elle posa des questions graves, reçut les réponses qu’elle pouvait espérer, et que rarement une mission de ce genre fut accomplie avec plus de convenance et de dignité. Laissons la parole à Mme de Guiche ; la simplicité même du récit ne peut qu’ajouter à son intérêt et à son authenticité.


D’après une conversation très intéressante que j’eus à Londres, au mois d’avril 1801, avec un personnage révolutionnaire qui fit beaucoup de démarches pour me voir, je crus qu’il me serait possible d’être utile à la bonne cause et de servir par conséquent les intérêts des Princes, en faisant le voyage de Paris. Animée par cet espoir et devant, d’ailleurs, retourner à Pyrmont auprès de la Reine, je prétextai pour passer par la France le mal que m’avait fait la traversée de Cuxhaven et le désir que j’avais de consulter pour ma santé des médecins qui m’avaient toujours traitée depuis mon enfance. Mon projet vint à la connaissance de Mme Elliot, qui n’a cessé, depuis que dure la révolution, de rendre tous les services qui pouvaient dépendre d’elle. Sachant donc la volonté où j’étais de passer en France, elle me fit proposer de solliciter des passeports pour moi. Douze jours après, je reçus une lettre d’elle par laquelle j’étais rassurée sur mon arrivée à Calais. Elle me répondait de tout, pourvu que je voulusse aller loger chez Ducros, Au Lion d’Argent. En conséquence des instructions que j’avais reçues, je partis pour Douvres, et le dimanche 7 juin 1801, à neuf heures du matin, j’étais embarquée. Nous arrivâmes à Calais, le même jour, à midi et demi. Comme la guerre existait entre la France et l’Angleterre, on envoya de Calais un canot pour reconnaître si nous étions des passagers. Lorsqu’on s’en fut assuré, on me demanda où je comptais loger.

— Je répondis : chez Ducros.

— Oh ! votre affaire est bonne, si vous allez là, me dit une voix sortant du canot.

La marée étant basse, nous pûmes débarquer dans le port, et nous fûmes obligés de monter une échelle de cinquante pieds de haut appliquée contre la jetée, ce qui me fâcha beaucoup. Arrivée en haut, un officier s’approcha de moi et me dit, avec beaucoup de politesse et même de respect, que Mme Maingaud était venue sur la jetée avec son mari, croyant que Mme de Guiche pouvait être dans le bâtiment d’où je sortais, mais que, n’ayant pu savoir nos noms, ils étaient repartis. Je ne répondis rien et on nous conduisit à la municipalité, escortés par des soldats qui marchaient en avant et en arrière de nous. Le hasard fît qu’en arrivant, je me trouvai assise sur la banquette en face du commissaire, qui me parut terrible. Quand mon tour arriva, le commissaire me dit :

— Votre nom ?

— Mme de Guiche.

— Ah ! madame, je vous attends depuis longtemps.

Puis, se levant en pied, il me demanda la permission de finir ce qu’il écrivait, et, peu de momens après : « Il faut que votre femme de chambre dise son nom, ainsi que votre domestique, puis ensuite vous me permettrez de vous conduire à votre auberge, car vous devez être bien fatiguée. »

On ne me fît aucune des questions qui avaient été faites aux autres dames, et M. Maingaud me conduisit à mon auberge en me disant qu’il y demeurait aussi et me priant de permettre à sa femme de me recevoir chez elle. J’arrivai enfin, fort étonnée de me trouver dans les rues donnant le bras à M. Maingaud, et je trouvai une jeune femme assez jolie, un peu grasse et fraîche, qui me reçut à merveille et me pria de dîner avec elle et son mari. J’acceptai, quoique étant fâchée de ne pouvoir me reposer chez moi. Mais, ne perdant pas mon objet de vue, j’eus l’espoir que cette extraordinaire réception pourrait finir par quelque chose d’heureux pour le but que je m’étais proposé dans mon voyage.

A la fin du dîner, où il ne fut d’abord question que de choses ordinaires, Maingaud me dit :

— Que pense-t-on de moi dans le pays d’où vous venez ?

— De qui voulez-vous parler ? lui dis-je.

— Mais de ceux que vous voyez le plus habituellement.

— Ah ! je sais, des Français, de M. le comte d’Artois.

— Oui, dit-il, positivement.

— Eh bien ! on croit généralement que, vous êtes le plus grand jacobin qui existe, que vous êtes brutal ; mais, sur ce dernier point, je vous défendrai, car je sais le contraire.

Il devint rouge et embarrassé, et sa femme lui dit :

— Tu vois bien, Maingaud, que tu t’es fait cette réputation-là et que je ne t’ai rien exagéré.

Il reprit la parole et me dit :

— Combien je suis fâché, madame, que M. le comte d’Artois ait cette opinion de moi ! je suis vif, emporté, cela est vrai, mais, pour jacobin, je ne le suis pas ; j’ai même été bien tourmenté par eux, car j’ai passé six mois en prison du temps de Robespierre.

— Mais vous êtes lié avec tous les jacobins, lui dis-je, avec Fouché qui est à leur tête.

— Ah ! voilà comme on exagère ! Ce n’est pas ainsi que pense Fouché : quant à moi, je sers ma patrie et un gouvernement, n’importe lequel : j’aimai l’idée d’une République, mais elle serait difficile à maintenir, je le vois. Quant à un Roi, s’il en faut un, il n’y a pas de doute que le seul à prendre, le seul à désirer, soit Louis XVIII, le roi légitime. Bonaparte veut l’être : cet homme se casse le cou par son ambition.

— Mais vous servez Bonaparte dans ce moment ?

— Moi, je ne le considère pas ainsi qu’il le voudrait ; je ne vois en lui que le Premier Consul. J’ai toujours été employé depuis la Révolution ; on a de la confiance en moi, dans ma fermeté, ma probité, et je les sers bien, comme je servirais les Bourbons.

De là, il me raconta les raisons qui l’avaient fait sortir des gardes du corps, puis, quatre ans après, rentrer dans les gardes d’Artois ; il me parla d’une mercuriale que lui fit M. le comte d’Artois, après un duel qu’il eut à Versailles : il avoua que la bonté du prince lui avait fait impression, mais qu’il avait, dans ce temps, une trop mauvaise tête pour rester dans aucune place ; il faisait sottises sur sottises, était insolent vis-à-vis de ses chefs ; il sortait du royaume toutes les fois qu’il se trouvait assez d’argent pour entreprendre un voyage. Enfin, je me retirai chez moi, le voyant obligé de se mettre à son bureau.

On ne fouilla aucune de mes malles ; on me remit toutes mes lettres. Le lendemain matin, j’eus mon passeport ; mais Mme Maingaud vint chez moi pour m’engager à rester et, comme j’étais un peu souffrante et que je n’étais pas fâchée de les voir encore, j’y consentis, ce qui parut faire un égal plaisir au mari et à la femme, car ils m’en firent des remerciemens, l’un et l’autre. Je dînai donc encore en tiers avec eux ; ils me proposèrent d’aller me promener après dîner ; j’acceptai, parce que je vis M. Maingaud en train de parler ; mais ce ne fut cependant pas sans une sorte de terreur que je me vis seule et sans domestique, entre le mari et la femme, allant chercher une promenade champêtre à deux lieues de la ville. Pendant cette promenade, Maingaud parla davantage et avec plus de confiance qu’il n’avait encore fait.

— Je tiens beaucoup, m’a-t-il dit, à ce que M. le comte d’Artois ne me croie plus jacobin ; ayez la bonté de le lui faire savoir : nous n’aimons pas les Anglais, nous croyons qu’il nous font en dessous beaucoup de mal, et nous sommes fâchés de voir M. le comte d’Artois chez eux : cependant, je ne vois pas où il pourrait être ; j’ai de lui, ajouta-t-il, la plus grande opinion ; il est franc, loyal, bon, et il a tout ce qu’il faut pour enthousiasmer ; on le craindrait encore, s’il avait porté les armes : la nation française est devenue guerrière et elle ne peut plus être enthousiasmée que par de braves généraux qui se sont bien montrés. Je sens, madame, que je peux vous déplaire, en ce moment ; mais je dis ce que je pense ; je ne crois pas que le gouvernement actuel dure longtemps, mais je crois qu’il y a trois grands obstacles au retour de la monarchie ; premièrement, Louis XVIII que l’on n’aime guère et qu’on n’estime point, mais encore je veux bien céder sur ce point ; secondement, Louis XVIII ne s’est jamais montré, et sa taille et sa tournure s’opposent à ce qu’il soit jamais guerrier ; troisièmement enfin, le clergé était trop riche et jouissait de trop grands avantages pour qu’on lui rende ce qu’il possédait, et si le Roi revenait demain sur le trône et qu’il voulût remettre les choses dans l’état où elles étaient avant la Révolution, après-demain les troubles recommenceraient.

Il s’arrêta ; puis, après un moment de réflexion, il reprit en disant :

— Je voudrais qu’on me permît de passer en Angleterre ; je serais charmé d’avoir une conversation d’une heure avec M. le comte d’Artois.

Il me fit ensuite plusieurs questions sur Monseigneur, sa position, sa façon de vivre. Je ne ferai pas ici mention de mes réponses ; on doit bien penser qu’elles furent, en tout, celles d’une bonne et sincère amie ; de plus, il n’est réellement intéressant, dans cette relation, que de faire mention de ce qui m’a été dit. Maingaud tient extrêmement à être connu d’une manière plus favorable ; c’est, je crois, un homme bon à gagner ; il désire avoir la mission d’Otto[1].

Je partis de Calais le mardi 9 juin, Maingaud m’ayant, sur toutes choses, recommandé d’aller chez Fouché en arrivant à Paris : je ne parlerai pas de tout ce que j’ai éprouvé en entrant dans cette ville ; mais il est certain que Mme de Richelieu m’a rendue réellement à la vie, en m’emmenant passer sept jours à Courteille. J’avais été trop troublée pendant les premiers jours de mon arrivée, et ensuite trop touchée des soins que je reçus de mon amie, qui était arrivée de Courteille en grande hâte, pour m’être ressouvenue de la recommandation de Maingaud : je partis donc pour Courteille, sans avoir paru à la police. Mon silence et mon changement de logement, qui avait eu lieu pendant le peu de jours que j’étais restée à Paris, firent croire que j’avais des raisons pour me cacher, et l’on fit beaucoup de perquisitions pour savoir ce que j’étais devenue. C’est ce que j’appris à mon retour ; mais, à peine arrivée à Paris, je formais déjà le projet d’en repartir. L’on m’assura que cela me serait impossible et que je ne pourrais en sortir sans avoir été en personne chez Fouché, surtout étant venue sous mon nom, et l’on ajouta que, son usage étant de faire attendre fort longtemps ses réponses, il était probable que je resterais encore sept ou huit jours à Paris, et peut-être plus, ce qui me contraria excessivement. J’écrivis donc sur-le-champ à Fouché, afin de hâter le plus possible le moment de mon départ, et contre son usage et au grand étonnement de toutes mes connaissances, il me répondit au bout de deux heures et me donna rendez-vous pour le surlendemain à deux heures.

J’y allai à l’heure indiquée ; je trouvai dans ses antichambres beaucoup d’hommes et de femmes qui attendaient depuis longtemps : on fit savoir à Fouché que j’étais là et il me fit entrer sur-le-champ, ce qui surprit beaucoup toutes les personnes qui étaient arrivées bien longtemps avant moi. Me voilà dans le cabinet de cet homme ; il me salua légèrement de la tête, et moi, pour ne pas lui laisser croire qu’il pût m’en imposer, j’allai me mettre dans un fauteuil près de lui, en attendant d’un air indifférent qu’il eût fini d’écrire. Aussitôt qu’il eut terminé, il tourna son fauteuil de mon côté et me dit avec assez de familiarité :

— Que désirez-vous, madame ?

Je tournai aussi mon fauteuil de son côté et je répondis :

— Vous faire voir mon permis et vous demander un passeport pour m’en aller.

— Comment, vous en aller ? Mais à peine êtes-vous arrivée : où voulez-vous donc aller ?

— Prendre les eaux en Allemagne, d’après l’avis de plusieurs médecins.

— Vous êtes malade ! il faut vous en croire sur parole, car vous ne le paraissez pas. Quelles eaux prenez-vous ?

— De Carlsbad.

— C’est un peu loin ; et désirez-vous revenir ? est-ce dans vos projets ?

— Si vous voulez mettre sur mon passeport que je peux passer par la France, je serai bien aise d’y revenir voir encore mes amis.

— Je ne veux pas vous promettre cela ; c’est difficile à obtenir, mais vous pourrez bien revenir, comme vous êtes venue cette fois-ci ; aviez-vous un passeport ?

— Non, M. Maingaud m’en a donné un.

— Ah ! oui, à propos, je sais que vous avez séduit mon ami Maingaud ; eh bien ! jugez d’après cela avec quelle facilité vous séduirez les autres, car, de tous les dogues que je mets aux frontières, Maingaud est mon plus gros ; il est bourru, le cher homme ; ne l’avez-vous pas trouvé ?

— Non, il a été fort honnête pour moi.

— Eh bien ! les autres seront de même ; d’ailleurs, je ne crois pas qu’il vous soit arrivé souvent d’être mal reçue : quand vous voudrez revenir, madame, vous voudrez bien m’écrire à moi directement, et je vous enverrai un passeport ; vous avez sûrement quelques biens ici ; vous aurez retrouvé quelque chose ?

— Je n’en sais rien, je ne m’en suis pas informée.

— Vous paraissez bien indifférente !

— J’ai entendu dire que tous mes biens étaient vendus.

— Eh bien ! moi, je vous réponds que vous avez encore des bois et que, si vous le vouliez, vous auriez de quoi chauffer toute l’Angleterre pendant quelque temps.

— Je n’ai pas le temps de traiter mes affaires ; d’ailleurs, je ne m’y entends pas et je n’ai songé en venant en France qu’au bonheur de revoir une amie que j’y avais laissée depuis douze ans.

— Vous venez donc de l’Angleterre, et de Londres, je pense ; oserais-je vous demander quelle était votre société en Anglais ?

— La duchesse de Devonshire et les personnes qui vont chez elle.

— Et en Français ?

— M. le comte d’Artois que je vois sans cesse, ainsi que tous les Français de ma connaissance.

Il fit un mouvement, me regarda et me dit en souriant :

— Ah ! vous êtes de la société intime de M. le comte d’Artois ; est-il toujours léger, volage, s’amusant de tout ?

— Il n’est rien de tout cela, mais fidèle ami, sachant supporter le malheur avec courage, franc, loyal et bon Français, car il ne peut s’empêcher de les aimer, lui qui souffre tant pour eux.

— Il n’avait qu’à faire ce qu’a fait Bonaparte, mais actuellement tout est fini. Tenez, madame, si Bonaparte voulait remettre Louis XVIII sur le trône, il ne le pourrait pas ; moi et lui le voulant, souvenez-vous que cela n’est plus possible ; on ne peut pas faire vouloir au peuple ce qu’il ne veut pas absolument.

— Ah ! monsieur, je crois que vous n’êtes pas de bonne foi : personne ne sait mieux que vous que le peuple est une machine que l’on fait agir comme on veut.

— Cela est très bien, mais ce n’est plus le moment. Les Français sont devenus guerriers ; de tous temps, ils ont été braves ; mais, à présent, ils aiment la gloire ; les Princes auraient dû se montrer davantage ; ils doivent maintenant se tenir tranquilles ; on sait fort bien que M. le comte d’Artois fait agir sourdement le gouvernement anglais contre la France (cela n’est guère aimer sa patrie). On sait très bien aussi que le nommé D… le fait agir et tourner comme il lui plaît et que cet homme est vendu au ministère ; on sait encore que l’évêque d’Arras est le conseil de M. le comte d’Artois : c’est un homme détestable qui ne lui donnera que de sots conseils ; mais au reste, comme je vous l’ai déjà dit, cela n’y fait rien ; j’oubliais de parler du duc de Portland, que l’on connaît aussi bien que les autres ; on sait qu’il est dans la manche de M. le comte d’Artois, que c’est un homme sanguinaire et capable de tout.

Je partis d’un éclat de rire à la fin de cette phrase, et je dis :

— Assurément, vous êtes bien mal informé : premièrement, ce sont des circonstances politiques qui ont enchaîné l’ardeur des Princes ; quant à M. D…, il est traité comme il doit l’être par M. le comte d’Artois et il n’a pas son entière confiance ; pour l’évêque d’Arras, c’est un honnête homme. Les sociétés ordinaires d’Anglais que voit M. le comte d’Artois sont dans le parti de l’opposition ; il voit rarement les ministres, mais tous les Anglais qui le connaissent, de quelque parti qu’ils soient, l’aiment et savent admirer son courage et ses vertus ; mais quant au duc de Portland, il y a de quoi rire de l’entendre juger comme vous faites ; c’est un excellent homme, qui n’a pas beaucoup d’esprit, qui est entêté et même un peu opiniâtre, mais qui aime mieux le vin que le sang.

— On n’a pas besoin d’esprit pour être sanguinaire.

— Nous le savons bien, monsieur, répondis-je.

— Eh bien ! madame, M. le comte d’Artois veut donc rester en Angleterre ? Il a tort, il est avec ses ennemis, nos ennemis, et c’est lui qui fait faire toutes ces conspirations contre le Consul.

— Oh ! vous savez très bien que ce n’est pas lui.

— C’est tout comme, puisque c’est D… qui reçoit de l’argent pour cela : il commence par en mettre au moins la moitié dans sa poche, et il se sert du reste pour faire des bêtises ; je vous dis que cet homme est à l’Angleterre, et si M. le comte d’Artois ne le sait pas, je le sais, moi, et je suis mieux informé que lui sur tout ce qui se passe. Du reste il fait mal, ainsi que Louis XVIII, d’exposer inutilement leurs amis, puisqu’ils n’ont pas la force de les soutenir ; et ce n’est pas avec les conseils d’un prêtre qu’on retrouve le trône qu’on a perdu.

Il s’arrêta un moment comme pour réfléchir, puis il me dit :

— Vous êtes peut-être envoyée par les princes : savez-vous que ce ne serait pas maladroit à eux.

— Je m’entends trop peu aux affaires pour m’en mêler. D’ailleurs, ces sortes de choses ne nous regardent point, nous autres femmes ; je ne m’entends bien qu’à parler de ce qui peut intéresser mon cœur ; aussi puis-je dire, avec vérité, que je suis on ne saurait plus attachée à M. le comte d’Artois, et je veux si peu m’en cacher que je serais fâchée que qui que ce soit en doutât.

— Ah ! oui, je vous entends ; vous n’êtes pas changée, je le vois, vous êtes comme tant d’autres que le malheur ne corrige pas.

— Je ne me corrigerai jamais de ce que vous regardez comme un tort, et moi comme une qualité. Si je n’avais pas cette façon de penser par principe et si mon cœur ne me le dictait pas, je serais méprisée de tout le monde, de vous-même, si je pouvais en changer, car je dois tout aux Princes et principalement à ceux que nous avons perdus.

Comme pour chercher à changer la conversation, Fouché me dit :

— N’a-t-on pas cherché à vous faire peur de moi ? À quoi je répondis :

— Non, pourquoi en aurais-je peur ?

Il garda quelques instans le silence. J’avais déjà remarqué qu’en me parlant, tantôt plus haut, tantôt plus bas, il avait souvent regardé un secrétaire, qui écrivait au bout de son cabinet. Delà, j’en conclus que la présence de ce secrétaire le gênait et que je ne pourrais plus rien obtenir d’intéressant de sa conversation. En conséquence je me levai ; il parut fâché de me voir partir ; alors je balançai un moment si je resterais, ou si je m’en irais, mais il se leva lui-même et me dit :

— Eh bien ! madame, puisque vous êtes décidée à partir, voici une lettre pour que l’on vous donne votre passeport au bureau central… Il me reconduisit jusqu’au milieu de la pièce qui précédait son cabinet, au grand étonnement de tous ceux qui attendaient, et après une conversation de plus d’un quart d’heure ; le fils de M. le prince de Tingry, qui s’est fait l’ami de Fouché, me donna le bras. Ma visite à Fouché fit beaucoup de bruit dans Paris, on y inventa mille histoires ; j’étais instruite de tous les propos qu’on tenait, et entre autres de l’ombrage que je faisais à plusieurs petits commis, qui disaient assez haut qu’il était inouï que Mme de Guiche fût reçue de cette manière.

J’avais déjà vu plusieurs fois, chez Mme de Champcenet, une demoiselle âgée de quarante ans ; elle est fille d’un ancien valet de chambre de Louis XV, et royaliste comme nous : elle est très liée avec Mme Bonaparte, qu’elle voit sans cesse. Dès la première fois que je vis cette demoiselle, elle me parla beaucoup des Princes et du désir que Mme Bonaparte avait de me voir, et qu’elle en demanderait la permission à son mari, si je consentais à aller chez elle ; je réfléchis un moment, puis j’acceptai, en songeant que le qu’en-dira-t-on devait m’être indifférent, dès l’instant que ce n’était pas mon propre intérêt qui me déterminait à la démarche à laquelle je me dévouais. Le lendemain, on me fit dire que Mme Bonaparte m’attendrait à la Malmaison, à onze heures ; je me mis donc en route le lendemain matin de bonne heure avec Mme de Champcenet et cette demoiselle, qui se nomme Mlle Paulin. La sentinelle avait ordre de ne laisser passer que Mme de Guiche ; mais Mme de Champcenet se trouvant dans la même voiture, la sentinelle crut pouvoir la laisser passer aussi. J’arrivai dans une très petite maison, bien meublée, dans laquelle il y avait peu de domestiques, mais un grand nombre d’aides de camp qui venaient me regarder comme une chose curieuse. Mme Bonaparte me reçut avec une politesse mêlée d’attendrissement et de reconnaissance. Elle me fit mettre sur un canapé, ainsi que Mme de Champcenet, et se plaça sur une chaise ; Mlle Paulin se retira pour empêcher les aides de camp d’entrer, et la conversation devint intéressante.

MADAME DE CHAMPCENET. — Je suis enchantée, madame, que vous puissiez entendre de la bouche même de Mme de Guiche, que les Princes savent bien que vous êtes royaliste et que vous ne cherchez qu’à faire le bonheur des malheureux.

MADAME BONAPARTE. — Je suis charmée que les Princes me rendent justice. Je le mérite par mon attachement à la bonne cause ; Bonaparte le sait, et je lui ai dit plus d’une fois que je cesserais de le voir s’il voulait être roi, ne me sentant pas les moyens ni la volonté d’être la femme d’un usurpateur.

MADAME DE GUICHE. — Mais, madame, vous courez grand risque de vous brouiller incessamment : il est vrai, cependant, que les avis sont partagés sur les projets qu’on suppose à Bonaparte.

MADAME BONAPARTE. — Non, madame, ne croyez pas que Bonaparte soit un usurpateur ; il a de l’ambition, mais bien plutôt celle de la gloire que celle de régner.

MADAME DE CHAMPCENET, en souriant. — Savez-vous, madame, qu’il est fort à désirer de lui voir promptement prendre un parti, car, en restant quelque temps de plus dans la même position, sans s’en douter, il aura usurpé la couronne.

Quelqu’un vint nous interrompre, et Mme Bonaparte changea de conversation et me dit assez haut pour être entendue de tout le monde : « Comment se porte Mme de Polastron ? Je l’ai vue à Panthemont ; elle avait une figure bien intéressante et une tournure charmante ; je sais que Mlle de Poulpry est à Vienne, elle y était même en bonne santé, il y a très peu de temps. J’en ai su des nouvelles par M. de Gallo, qui venait de la quitter. Est-elle heureuse ? » Puis elle continua : « Madame de Guiche, voulez-vous venir vous promener dans mon jardin ? Nous passerons devant les fenêtres de Bonaparte, qui se montrera et sera charmé de vous voir. » Je me levai, et comme Mme de Champcenet n’aime pas à marcher, elle resta avec Mlle Paulin, et moi je m’en allai avec Mme Bonaparte, qui se mit à courir chez son mari ; mais il était tellement occupé avec l’abbé Bernier (que nous avons vu autrefois chez les chouans) qu’il ne put se mettre à la fenêtre. Ainsi nous allâmes dans un petit bois et elle me dit :

MADAME BONAPARTE. — Faites donc savoir aux Princes qu’ils doivent avoir plus de confiance en Bonaparte, et qu’ils n’envoient plus ces agens qui gâtent tout. Mon mari m’aime, et cependant je n’ai pas toute sa confiance, car il ne la donne entièrement à personne ; il ne perd pas une occasion de me tranquilliser et de me prouver qu’il désire remettre tout dans l’ordre ordinaire. La seule chose qui pourrait l’arrêter (je vais vous parler bien franchement), c’est que l’on ne tienne pas les promesses que l’on ferait ; par exemple, si Bonaparte remet le Roi sur le trône, il désire qu’on ne l’éloigne pas, et il faut convenir qu’il y a bien des moyens de le conserver près de la personne du Roi, et même avec des pouvoirs, par exemple ceux de connétable.

MADAME DE GUICHE. — Si Bonaparte le veut, il est certain qu’il peut jouer un rôle superbe. Je crois assez connaître les Princes pour assurer qu’ils ne chercheront pas à l’éloigner, lorsqu’il aura montré très clairement sa façon de penser : et quant aux dignités qu’il peut désirer, c’est d’après moi que je parle en ce moment, mais j’avouerai que je ne comprendrais pas qu’il soit possible de ne pas lui accorder ce qu’il demanderait dans une semblable circonstance, et sûrement le vœu des Français se trouverait d’accord avec les volontés du Roi.

MADAME BONAPARTE. — Bonaparte craint beaucoup les conseils des Princes. Depuis quelque temps, il a plus de confiance dans ceux du Roi. Je ne vous cacherai pas qu’il n’en est pas de même de ceux de M. le comte d’Artois. On a cherché à persuader Bonaparte que M. le comte d’Artois était à la tête de toutes les conspirations qui ont eu lieu, mais je puis vous assurer qu’il ne l’a pas cru.

MADAME DE GUICHE. — Il a raison : cela est indigne de M. le comte d’Artois, qui est franc et loyal et qui a le cœur noble et sensible.

MADAME BONAPARTE. — Puisque nous sommes seules et qu’il m’arrive si rarement de pouvoir ouvrir mon cœur, je vous dirai bien franchement : on dit beaucoup de mal d’un nommé D… qui est auprès de M. le comte d’Artois et qui est, dit-on, vendu à l’Angleterre, et qui reçoit des sommes considérables pour faire réussir des conspirations. On dit, dans un autre genre, du mal de Mer l’évêque d’Arras ; on le trouve incapable de donner de bons conseils. On croit généralement qu’il y a beaucoup d’inconvéniens à ce que le conseiller intime et celui qui a la confiance de M. le comte d’Artois soit un homme de plus de soixante ans et un prêtre. Ensuite, je vous dirai, madame, que M. le comte d’Artois ferait bien mieux de s’établir dans une campagne que de rester à Londres ; je crains qu’il ne veuille, ni ne puisse quitter l’Angleterre, et qu’il trouve Edimbourg trop loin : mais, s’il habitait une campagne, les méchans ne pourraient pas dire qu’il voit sans cesse les ministres et qu’il est de moitié dans tout ce qui se trame contre la France, et c’est ce que l’on finira par croire à la longue. Il faut encore que je vous dise ce que les Princes ont le plus à redouter : ce sont les petits généraux et les officiers qui sont parvenus à ces grades par leur bravoure. Ils sont tous convaincus que, si le Roi revenait, ils seraient obligés de quitter le service, parce que le Roi voudrait donner leurs places à la noblesse ; tous ces officiers seront faciles à gagner, si on veut leur faire croire qu’ils seront conservés et que la noblesse servira avec eux ; c’est une des choses les plus nécessaires ; de grâce, faites-le savoir. La religion revient tous les jours, et l’on n’aurait jamais pu penser, il y a un an, que l’on pourrait aujourd’hui entendre de bonnes messes[2].

Si les prêtres ne veulent pas aller trop vite, ils feront de grands progrès. Il est nécessaire de seconder Bonaparte ; il ne peut pas tout faire à lui seul, mais il faut qu’on lui donne plus de confiance, et il est plus satisfait du Roi que de M. le comte d’Artois sous ce rapport. Bonaparte est bien mal entouré, je le sais, et c’est ce qui me tourmente le plus. Presque tous les généraux et les aides de camp qui l’environnent sont détestables et ne le quittent jamais ; s’ils s’apercevaient, de la part de Bonaparte, de la moindre volonté contraire à leur façon de penser, ils se rangeraient sur-le-champ du parti des jacobins. Il y a environ dix jours que Bonaparte passa quatre heures de suite à causer avec le général Lannes, qu’il aime, pour lui persuader qu’il fallait absolument rétablir la religion. En finissant cette conversation, le général s’est approché de moi et m’a dit : « Ma foi, Bonaparte l’emporte ; me voilà convaincu qu’il faut une religion. Ah ! madame, je ne connais rien de plus affreux que de n’avoir ni foi, ni religion ; aussi j’en ai beaucoup, je vous assure. »

MADAME DE GUICHE. — Mais, madame, pourquoi donc Bonaparte a-t-il si mal parlé des Princes ? Puisque vous dites qu’il veut leur bonheur, il me semble que l’on ne commence pas par outrager ceux qu’on veut servir.

MADAME BONAPARTE. — Vous avez bien raison, mais aussi s’en repent-il beaucoup ; il est certain (et on ne peut le nier) que ce mauvais propos, qui a été tant répété, a été tenu à table par Bonaparte ayant un peu trop bu et étant entouré de gens qui vantaient sa bravoure et tâchaient de lui monter la tête, pour le faire parler contre les Princes, mais il s’en repent tous les jours ; vous savez, madame, qu’il témoigne hautement son horreur pour ceux qui ont voté la mort de Louis XVI. C’est même depuis qu’il a laissé connaître son opinion sur ce point, que Fouché a dit une fois qu’il donnerait la moitié de ce qui lui reste à vivre, pour effacer six mois de sa vie passée.

Mme Bonaparte me parla encore de son attachement pour les Princes et pour la bonne cause ; elle m’ajouta que sa position ne l’éblouissait pas, mais qu’elle serait plus flattée et qu’elle se trouverait beaucoup plus heureuse d’être la femme d’un connétable. « Bonaparte est déjà aimé de l’armée ; il le serait de toute la France, s’il remettait le Roi sur le trône ; il connaît les Français, il connaît les hommes et il sait les gouverner. Je crois, madame, qu’il serait réellement de l’intérêt du Roi de le conserver près de lui, avec une grande prépondérance, surtout dans les commencemens. En mettant à part l’ambition qui pourrait faire désirer un pareil plan à Bonaparte, c’est aussi l’intérêt des Français en général, et du Roi en particulier, qui ne sera certainement pas bien établi sur son trône dans les premiers momens, puisqu’il ne s’en serait pas frayé le chemin lui-même ; mais on se méfie des promesses que l’on pourrait faire, on craint que les conseils ne dérangent tout, et ces idées arrêtent souvent. »

Comme Mme Bonaparte finissait ces mots, nous nous trouvâmes près de sa maison ; elle me présenta sa fille et me proposa de voir son appartement, en me disant : « Ce sera assez curieux pour vous qui êtes si liée avec les Princes, de voir la chambre de Bonaparte et son lit. Le voilà, me dit-elle. Nous y sommes toujours tous les deux. Malade ou non malade, il ne veut jamais découcher. Vous jugez que cela me donne toujours le moyen d’avoir quelques momens de confiance. » Tous ses appartemens sont petits et simples, meublés à la grecque, ce qui est assez élégant. Mme Bonaparte me reconduisit ensuite jusqu’à son antichambre, et, en me serrant la main, elle me pria de ne rien oublier de tout ce qu’elle m’avait dit et surtout de chercher à gagner l’armée des parvenus.

Cette conversation avec Mme Bonaparte eut lieu le matin, 30 juin ; le soir, M. de Tingry me fit demander de me voir un moment ; je le reçus ; il me dit que M. Fouché avait été enchanté de ma conversation, qu’il serait venu me voir, s’il allait dans le monde, qu’il désirerait causer encore une fois avec moi, et que le moyen s’en offrait tout naturellement, puisque, ayant oublié de demander des passeports pour mes gens, je serais obligée d’aller les lui demander. En conséquence, je déterminai que j’irais le lendemain chez Fouché. M. de Tingry continua encore quelque temps à me parler, sans que j’y fisse beaucoup d’attention. Ce que j’y ai remarqué de plus saillant est la proposition de faire quitter l’Angleterre à M. le comte d’Artois, pour aller en Espagne, en passant par la France, comme s’il était possible de penser que M. le comte d’Artois, ayant pu mettre une fois le pied en France, la quittât pour aller ailleurs. Lorsque M. de Tingry eut fini sa longue conversation, je le remerciai beaucoup d’offres qu’il m’avait faites et qu’il serait beaucoup trop long de répéter. Le lendemain 1er juillet, j’allai encore à la police, comme je l’avais projeté la veille ; je me fis annoncer comme la première fois (il est à remarquer que j’étais exacte au rendez-vous que Fouché m’avait fait donner par M. de Tingry). Au lieu de me recevoir, il m’écrit un mot pour me dire qu’il a tant d’affaires qu’il lui est impossible de me recevoir, mais qu’en montrant au bureau central le papier qu’il m’envoyait, l’on me donnerait tout ce qui me serait nécessaire pour mes gens. Je m’en allai donc à ce bureau central, lieu où je savais que l’on arrêtait souvent ceux qui y vont ou qu’on y envoie. J’y trouvai les nommés Léger et Chrétien, tous les deux fort obligeans et fort honnêtes, les mêmes qui m’avaient donné, à mon arrivée à Paris, un permis pour moi et un pour chacun de mes gens, sans les voir et seulement sur ma parole, chose qui ne se fait jamais. Le nommé Léger me regarda en riant et me dit : « Vous avez donc eu, madame, quelque affaire avec le ministre de la Police ? — Non, lui dis-je ; mais pourquoi me faites-vous cette question ? — Parce que je viens de recevoir dans l’instant une lettre de lui, par laquelle il m’ordonne de vous signifier de partir vingt-quatre heures plus tôt que vous ne le deviez ; mais ce jour ne compte pas. Ainsi, en partant vendredi à cinq heures du matin, vous pouvez être certaine de n’être pas arrêtée. Au reste, j’ai ordre de vous donner un bon passeport, afin que vous ne soyez pas inquiétée. » Dans le fond, il m’était assez indifférent de partir vingt-quatre heures plus tôt ou plus tard, et j’assurai Léger que je partirais le vendredi, mais que je ne comprenais rien à cet ordre d’après la manière dont Fouché m’avait reçue.

— Eh bien ! reprit Léger, je le comprends ; vous aviez été trop bien reçue pour ne pas obliger à quelque chose d’éclat. Il aura su que votre réception avait fait terriblement parler, et je ne vois dans ceci que de la prudence pour tous deux, vous en partant promptement et lui en disant qu’il vous y a obligée.

Après cette conversation, il me remit mes passeports et je m’en allai bion vite conter tout ce qui venait de se passer à Mme de Richelieu, qui m’attendait chez moi. En apprenant ce qui m’était arrivé, elle eut grande peur que je ne fusse conduite au Temple, et comme j’en recevais quelques avis sous main, je n’étais pas éloignée de le croire. Cela ne m’empêcha pas, cependant, de prendre toutes les lettres qu’on voulut me donner ; je cachai bien les plus intéressantes et je laissai ouvertes quelques-unes des autres. J’allai, pour la première fois, au spectacle ce jour-là ; il y eut même plusieurs personnes arrêtées dans la loge voisine de celle dans laquelle j’étais. Je me suis bien donné de garde de parler à personne de ce que Fouché m’avait fait dire pour mon départ, afin d’être plus tranquille dans les derniers momens que je devais encore passer à Paris. J’en exceptai cependant M. Gaston de Galard et l’abbé de Damas. Je crois bien que j’aurais pu rester à Paris, si je l’eusse désiré, en écrivant à Mme Bonaparte la position où je me trouvais, et que son mari ignorait. Il ne pouvait avoir donné l’ordre qui m’obligeait de sortir de Paris, puisque, de son consentement, Mme Bonaparte m’avait engagée à différer mon départ pour l’Allemagne, afin d’aller passer quinze jours avec elle à Plombières, où elle devait aller pour sa santé ; mais je préférai m’en aller sans rien dire, parce que j’aurais eu Fouché contre moi dans une autre occasion qui pouvait me ramener à Paris, s’il avait eu la main forcée dans cette circonstance.

Enfin, le jour fixé pour mon départ arriva : c’était le vendredi 3 juillet ; mais, au lieu de partir à cinq heures du matin, ainsi qu’on me l’avait prescrit, je voulus faire des emplettes, dont j’étais chargée pour plusieurs personnes. Je voulus ensuite déjeuner, et, mes affaires se prolongeant beaucoup plus que je ne l’aurais voulu, je fus obligée de dîner, mais ce ne fut pas sans des représentations sans nombre de la part de Mme de Richelieu et de tous ceux qui étaient chez moi. Ils étaient d’autant plus fâchés de me voir retarder mon départ qu’ils savaient que depuis longtemps des gens de la police en épiaient le moment. Enfin, à trois heures après-midi, ces hommes montèrent et demandèrent à me parler. Je les fis entrer sans éprouver la moindre crainte. Je plaisantai même avec eux, je pris mon café et je proposai de leur en donnerais restaient debout sans rien dire, avec l’air et la contenance de vrais imbéciles. Je les occupai à finir mes paquets, et lorsqu’ils furent chargés, je partis, toujours accompagnée par ces mêmes hommes de la police, qui m’assurèrent que leurs ordres ne portaient que de me voir monter en voiture et sortir de Paris. Mme de Richelieu m’accompagna jusqu’à la barrière ; je n’y fus pas plutôt arrivée, que l’on m’arrêta et que l’on me conduisit au corps de garde ; mais je dois dire que ce fut avec autant de soins et de politesses que je pouvais en exiger en pareille occasion. Je pris cependant l’air le plus insolent qu’il me fut possible. L’homme principal du bureau où l’on me mena était excellent, il me dit : « Soyez tranquille, madame, votre personne sera respectée comme elle doit l’être. Nous avons seulement l’ordre de voir vos papiers cachetés. »

J’étais bien tranquille sur ce point, parce que je savais qu’on ne pourrait pas les trouver, mais j’étais au désespoir de la terreur que mon arrestation causait à Mme de Richelieu, ce qui rendait nos adieux encore plus tristes. On n’a défait ni les malles ni les portemanteaux. On n’a touché à rien, pas même aux coffres ou cassettes, ni à mon sac de nuit. On a seulement regardé dans mon écritoire et dans deux petits sacs ; l’homme principal, dont j’ai parlé plus haut, me répétait de temps en temps : « Je n’ai pas l’ordre de vous inquiéter ni de vous retenir. » Puis il ajoutait : « Il faut seulement vous avoir arrêtée et avoir regardé quelques paquets ; je ne veux même pas lire les lettres ouvertes qui sont dans votre écritoire. » Pendant que ce monsieur parlait, on dressait un procès-verbal, que je signai, puis je remontai en voiture et n’ai plus été inquiétée tout le long de la route, pas même aux frontières. Je vis, un moment, pendant mon dîner, M. de Pontécoulant à Bruxelles. Je fus très touchée de le voir entrer chez moi ; il me parla beaucoup de son intérêt pour ma famille ; il voulait entamer une conversation sur les Princes ; mais, comme j’étais pressée, je n’y mis pas de suite et je me le suis reproché depuis, en me rappelant qu’il avait eu l’air très fâché de n’avoir pas eu le temps de me parler.

Pendant les huit derniers jours que j’ai passés à Paris, j’ai beaucoup vu l’abbé de Damas et Gaston de Galard, je leur disais exactement tout ce qui m’arrivait. Je leur ai conté toutes mes conversations avec Maingaud, Fouché et Mme Bonaparte, mais ce que j’étais chargée de dire à l’abbé de Damas n’a été su que de lui. Ils étaient tous les deux enchantés de ce que je leur disais, et ils m’ont répété cent fois que rien n’était plus heureux que l’idée que j’avais eue de passer par la France, car aucun royaliste, depuis douze ans, ne s’était trouvé, ainsi que moi, dans une position assez favorable pour dire et entendre des choses aussi essentielles. Ils auraient désiré me retenir encore à Paris, mais j’en serais toujours partie, même sans les ordres de Fouché.


La suite de ce récit est consacrée à des appréciations personnelles sur la situation du parti royaliste à Paris, et n’offre plus le même intérêt. Le voyage de la duchesse de Guiche exerça-t-il de l’influence sur les événemens de cette époque ? Ce serait trop dire assurément. L’entretien de la Malmaison aurait bien pu être le préliminaire d’une nouvelle Paix des dames, si l’on avait voulu en tirer parti à Londres et si, de son côté, le Premier Consul avait tenu à ratifier le langage de Joséphine. Il eût été intéressant pour l’histoire de le voir assister à cette entrevue ; mais il vaut peut-être mieux pour Mme de Guiche que l’abbé Bernier lui ait évité le déplaisir de recevoir, ce jour-là, quelques-uns des sarcasmes qui n’avaient pas été épargnés par Bonaparte à Mme Récamier et à Mme de Staël, jugées trop curieuses. Quoi qu’il en soit, il est certain que, de juin 1801, époque de ce voyage, au mois d’août 1803, date de la conspiration à peu près simultanée de Pichegru, de Moreau et de Georges Cadoudal, nous ne voyons aucune manifestation de complots royalistes, ni aucune mesure de rigueur prise par le Premier Consul. Ce sont ses deux plus belles années et des meilleures de notre histoire nationale, années de haute clairvoyance politique, de justice et de réparation, puisqu’elles furent marquées par la signature du Concordat (15 juillet 1801), de la paix d’Amiens (25 mars 1802) et du rappel général des émigrés (25 avril 1802). Pourquoi nous refuser le plaisir de croire que l’impression laissée à Paris par l’amie ou l’envoyée des Princes, et celle rapportée à Londres, ait contribué dans une mesure quelconque à cet apaisement momentané ? Nous serons toujours à temps pour maudire, trois ans après, le lâche attentat de Vincennes.

Terminons par quelques détails sur la personne de son auteur. La duchesse de Guiche mourut dix-huit mois après ce voyage, le 30 mars 1803, à l’âge seulement de trente-cinq ans, des suites d’une chute qu’elle lit en descendant une montagne dans les environs d’Edimbourg. Son corps fut déposé dans la chapelle d’Holyrood, ancienne résidence des Stuarts et tombeau des rois d’Ecosse. Elle avait exprimé dans son testament le vœu d’être rendue à sa patrie, aussitôt que les circonstances le permettraient. Par suite de ce désir, dont le duc de Gramont se fit l’interprète sous la Restauration, et d’une entente avec le gouvernement anglais, elle fut transportée en France en 1825, sur un bâtiment de guerre de la marine française que le roi Charles X donna l’ordre d’affréter à cette destination. Conduite par mer à Bayonne, elle fut ensevelie dans les caveaux de Bidache, sépulture de sa famille, où elle repose aujourd’hui.


MARQUIS DE GABRIAC.

  1. Le comte Otto, dont parle ici la duchesse de Guiche, venait d’être envoyé à Londres, où il négocia, quelque temps après, les préliminaires de la paix d’Amiens.
  2. Allusion aux prêtres qui avaient prêté serment à la constitution civile du Clergé.