Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/42


São Pablo d’Olivença (vue prise de l’île Cururu-Sapo).


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2]


Séparateur



BRÉSIL.




DOUZIÈME ÉTAPE.

DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEN DO PARA.
Description d’un poste brésilien. — De son origine et de son orthographe. — Silhouettes d’un commandant et d’une commandante. — Que la vérité, si elle est toujours bonne à dire, est quelquefois désagréable à entendre. — Embouchure de la rivière Javari. — Le hameau de Jurupari-Tapera. — La cité de São Pablo d’Olivença. — Dissertation sur les Indiens Omaguas. — Du passé et de l’idiome de ces indigènes. — Embouchure de la rivière Jandiatuba. — Où il est question du village de Matura et de ses diverses transformations. — Indiens Caudaphores. — Embouchure de la rivière Iça ou Putumayo.

Tabatinga ou plutôt Tahuatinga, est un poste fortifié dont l’établissement date de 1766. L’idée en est due à un alferez appelé Francisco Coelho qui gouvernait à cette époque le village de São José do Javari, fondé par les Carmes portugais à l’embouchure, de la rivière Javari et peuplé d’Indiens Ticunas.

Ce village, qu’un décret du gouverneur général du Para, Fernando da Costa de Ataide Teive, avait élevé au rang de cité et pourvu d’une garnison respectable, destinée à suppléer au poste de l’île de la Ronde, abandonné depuis quelques années[3], ce village et sa garnison n’empêchaient nullement les flibustiers, maraudeurs et contrebandiers du Pérou de pousser des reconnaissances en pays brésilien. Comme au temps de l’occupation de l’île de la Ronde, il leur suffisait pour faire la nique au Brésil et braver ses décrets et ses ordonnances, de rallier la rive gauche du fleuve où le qui-vive des sentinelles n’arrivait pas et où les balles des escopettes ne pouvaient les atteindre.

Pour déjouer les ruses de ces pillards et les forcer à compter avec la douane ou la justice, selon la nature des opérations auxquelles ils se livraient, — l’alferez Coelho imagina d’établir sur la rive droite du fleuve, à l’endroit appelé la Tahuatinga, le poste que nous y voyons aujourd’hui. Neuf soldats et un sergent détachés de la garnison de São José, vinrent s’y installer avec leurs bagages et leurs affections représentées par des Indiennes de race Ticuna. La petite colonie crût et multiplia sous la raison glorieuse de São Francisco Xavier da Tabatinga.

Ce poste militaire, qui compte un siècle d’existence à l’heure où nous écrivons cette ligne, est situé à quelque trente pieds d’élévation, sur une colline que termine un vaste plateau dénudé. Un escalier, grossièrement taillé à coups de bêche, conduit du rivage au sommet de cette éminence.

Deux maisons en bois, à toiture de chaume, orientées au couchant et placées en retour d’équerre, servent de logement au commandant du poste. La caserne ou quartel des soldats, étroit et long bâtiment situé à une portée de fusil de ces maisons, leur fait vis-à-vis, et reçoit par opposition le premier rayon du soleil levant.

Au bord de l’éminence, une bicoque en figure de poivrière, qui dut autrefois servir de guérite et qui ne sert plus que de colombier, un mât de pavillon pour arborer les couleurs brésiliennes, et pour assurer leur indépendance quatre pierriers de bronze couverts d’une vénérable patine — Ærugo nobilis — donnent au site un peu maigre d’aspect, je ne sais quoi de martial et de belliqueux.

Derrière le logement du commandant, le terrain coupé brusquement aboutit à un ravin ombragé par des touffes de ficus, de ricin et de miritis. Ce ravin desséché est le chemin qui conduit du poste au village, car Tabatinga a un village d’une douzaine de cabanes, où habitent, mêlées à quelques couples Ticunas, les brunes compagnes des défenseurs du poste. Mars et Vénus ne sont séparés que par la largeur du fossé.

En touchant au rivage, je m’étais rendu chez le commandant pour lui offrir mes civilités. Je le trouvai assis au seuil de sa maison, vêtu d’une chemise et d’un caleçon court, les pieds chaussés de vieilles savates et fumant dans une pipe rouge à long tuyau. L’heure encore matinale — le soleil se levait — autorisait un pareil négligé.

Sous le regard vigilant de ce fonctionnaire, homme d’âge mûr, obèse, brun de peau, à la chevelure étalée, crêpue et grisonnante, cinq ou six soldats nus jusqu’à mi-corps, et accroupis autour d’un baquet, lavaient en famille leur linge sale. Cette manœuvre pacifique me reporta soudain à l’époque heureuse et déjà éloignée, où j’explorais en amateur les versants orientaux des Andes.

Que d’heures charmantes j’avais passées au bord de ruisseaux inconnus, lavant ma défroque à l’instar de ces guerriers brésiliens, et comme eux faisant écumer le savon sous mes doigts agiles !

Le commandant, qui avait cru devoir répondre à ma visite de politesse par une invitation à déjeuner, me quitta bientôt pour aller faire sa toilette. Je profitai de l’incident pour dessiner le poste et ses alentours. Deux heures s’écoulèrent ; puis un soldat vint m’annoncer que le repas était servi. En entrant chez mon hôte, je le trouvai à table avec son épouse. Tout en remarquant d’un coup d’œil que les conjoints paraissaient jouir d’une santé parfaite et rivalisaient d’embonpoint, je présentai mes hommages à la dame et m’excusai de m’être fait attendre. Le déjeuner se composa de tortue frite et d’œufs brouillés. Des galettes de manioc de l’épaisseur d’une gaufre remplacèrent le pain.

En guise de dessert, la commandante nous offrit un verre de tafia, en prit un elle-même et, l’ayant choqué gracieusement contre les nôtres, le vida tout d’un trait, comme pour nous donner l’exemple. L’effet immédiat de cette liqueur que les Brésiliens appelent cachassa, est de délier la langue et de pousser aux confidences. Mes hôtes, qui jusque-là s’étaient montrés peu communicatifs, m’ouvrirent brusquement leur cœur. Tous deux étaient encore sous le coup d’une légitime terreur. Onze jours avant mon arrivée à Tabatinga, un complot tramé par les soldats du poste et qui ne tendait rien moins qu’à occire traîtreusement le digne couple, avait été découvert par hasard. Les principaux meneurs, chargés de chaînes, avaient été envoyés à la Barra do Rio Negro où leur procès devait bientôt s’instruire. Quant à leurs complices, admonestés sévèrement par le commandant et la commandante qui leur reprochaient à l’envi leur noirceur et leur perfidie, ils en avaient été quittes pour huit jours de cachot et un régime débilitant de farine de manioc et d’eau pure.

Je félicitai mes hôtes de la protection visible que le ciel leur avait accordée en cette circonstance et, les ayant engagés à redoubler de surveillance, je pris congé d’eux et regagnai mon embarcation.

Chemin faisant, la confidence du commandant de Tabatinga au sujet du danger qu’il avait couru, me remit en mémoire le sort de son prédécesseur, fusillé à bout portant par ses propres soldats. Le crime perpétré, les meurtriers s’étaient enfuis dans plusieurs directions, abandonnant aux vautours urubus le cadavre de leur victime. Les uns étaient entrés dans la Quebrada d’Atacoari ; les autres avaient remonté l’Amazone jusqu’à son


Vue du poste et du village de Tabatinga.

confluent avec le Huallaga ; d’autres la rivière Napo jusqu’à

Santa-Rosa.

De pareils actes, qu’on pourrait attribuer au naturel farouche et insoumis de ces soldats, Indiens Tapuyas, pris dans les villages de l’Amazone et, de par l’État, enrôlés de force, de pareils actes, disons-le par égard pour la vérité, ne sont que les conséquences du traitement dont ces malheureux sont l’objet de la part des commandants des postes frontières. Considérés par ceux-ci comme des serfs taillables et corvéables, ils sont exploités féodalement. Les uns chassent et pêchent pour approvisionner la table du maître. D’autres battent les bois en quête de salsepareille, recueillent sur les plages des tortues et leurs œufs, ou vont au bord des lacs préparer des salaisons de lamantin et de pira-rocou, que le chef du poste expédie aux villes voisines dans quelque égaritea à lui appartenant[4]. Inutile de dire que ce dernier profite seul des bénéfices du chargement, œuvre collective de ses subordonnés.

Rebutés de la vie qu’ils mènent et du rude labeur auquel on les soumet, ces soldats-esclaves finissent par se révolter. Il suffit d’une punition corporelle, ajoutée au poids de leur tâche, pour faire déborder la coupe déjà pleine. Les plus timides se contentent de déserter ; les plus exaspérés se vengent.

L’empereur Pedro II, nous ne l’ignorons pas, a interdit ce honteux trafic des postes-frontières ; mais malgré cette interdiction, le commerce illicite n’en a pas moins continué ses transactions. Le Brésil est si vaste et tant de lieues séparent Rio de Janeiro, siége de l’empire, des postes fortifiés qui s’étendent de Tabatinga à l’Oyapock, qu’il semble à leurs commandants que l’œil du maître et ses décrets ne peuvent les atteindre.

Deux heures de voyage nous conduisirent devant l’embouchure de la rivière Javari, affluent de droite de l’Amazone. Ce nom de Javari, qu’au dix-septième siècle on écrivait et on prononçait Yahuari, lui vient de la quantité de palmiers Yahuaris (metroxylon) qui à cette époque ombrageaient ses rives. Aujourd’hui ces palmiers n’existent plus ou sont devenus rares.


Vue du hameau de Jurupari-Tapera.

La largeur de cette rivière, que nous mesurâmes par une crue formidable qui avait recouvert ses plages, était de mille quatre-vingt-dix-huit pieds, au lieu de douze cents que lui donne La Condamine. Mais nous l’avons dit quelque part et nous le répétons ici, on ne saurait se montrer rigoureux en fait de limites, lorsqu’il s’agit des affluents de l’Amazone et du fleuve lui-même. Il suffit d’une crue anormale pour bouleverser leurs rivages et faire varier leur cours.

Les rives du Javari sont basses et sinueuses. Son courant est peu rapide et ses eaux ont la teinte opaline de celles du Napo. À cinquante lieues dans l’intérieur, il se divise en deux bras inégaux. Le plus large est appelé Jawari huasu ou grand Javari ; le plus étroit, Javari miri ou petit Javari. Pour le trace chorographique de ces deux bras, le lecteur peut se reporter à nos cartes.

Le Javari huasu ou grand Javari, dont la direction ouest-sud-ouest est indiquée dès son embouchure, ne compte pas une seule île sur toute l’étendue de son cours. Sa rive gauche est habitée par les Indiens Mayorunas et Marahuas ; sa rive droite par les Huaraycus et les Culinos[5]. Ces deux nations vivent retranchées dans l’intérieur des forêts et ne se montrent jamais sur les rives de l’Amazone.

On chercherait en vain sur la rive droite du Javari, l’emplacement du village de São José, fondé autrefois par les Carmes portugais à l’intention des Indiens Ticunas et dont le vingt et unième gouverneur général du

Para, Fernando da Costa de Ataide Teive, fit plus tard

Embouchure de la rivière Javari.



Embouchure de la rivière Iça ou Putumayo.
une ville. Le pilier de démarcation ou padrão, haut de

quarante pieds, de figure quadrangulaire et couvert d’inscriptions, où les deux monarques de Portugal et d’Espagne se qualifiaient réciproquement de très-haut, très-glorieux, très-puissant et très-auguste, ce pilier que des commissaires portugais avaient fait placer en l’an de grâce 1781, sur la rive droite de l’Amazone, à dix-huit cents pas en aval de l’embouchure du Javari, a disparu également sans laisser de traces.

L’entrée du Javari dépassée, nous nous étions lancés résolument à travers les archipels de Calderon et Capiahy, où pendant trois heures nous naviguâmes sans parvenir à trouver une issue. Un étroit canal nous conduisit enfin en vue de la terre ferme que nous nous empressâmes de rallier.

Dans une échancrure profonde de la rive gauche du fleuve, s’élevait adossé à la forêt, sur le fond sombre de laquelle il se détachait en vigueur, un hameau composé de douze maisonnettes si blanches, si proprettes, si correotement alignées, si pittoresquement encloses de massifs de verdure et de sveltes palmiers, qu’en l’apercevant, je ne pus retenir une exclamation de surprise. Une rangée d’orangers en fleurs faisait à ce hameau-bijou une virginale ceinture.

Le nom de Jurupari-tapera — endroit où fut le diable — que porte cet endroit inconnu au Brésil lui-même, me parut jurer un peu avec sa fraîche et gracieuse physionomie. Je ne sais si le diable que les Tupinambas appelaient Jurupari, a jamais habité ce site, mais le mot Tapera qui appartient aussi à leur idiome, est fréquemment répété sur les rives de l’Amazone. Comme le Hic jacet des pierres tumulaires, il indique au passant les lieux où reposent des hommes, et où sont enfouis des villages autrefois florissants.


Achat d’œufs à Jurupari-Tapera.

Un premier hameau de ne nom exista longtemps sur la rive ouest de la baie. Il avait été fondé, comme nous l’avons dit ailleurs, par des Indiens Cocamas, que la flagellation dont les Jésuites usaient trop libéralement à leur égard, avaient poussés à déserter l’ancienne Mission péruvienne de Nauta. Avec le temps, ces Cocamas s’étaient éteints et leurs demeures s’étaient tristement effondrées. Le hameau actuel comptait douze années d’existence à l’heure ou nous le visitâmes ; des Cocamas et des métis d’Omaguas, l’avaient édifié à l’exemple de leurs aïeux, par amour pour leur peau et par haine du fouet que, pour la moindre faute, le desservant de Nauta, prédécesseur du curé que nous avions vu en passant, leur faisait administrer dans l’église, a l’issue de la messe, et le ventre appuyé à une balustrade en bois qui séparait la nef du sanctuaire. Ces braves gens qui nous contaient la chose, non sans grincer un peu des dents au souvenir des étrivières qu’ils avaient reçues tant de fois, aimaient mieux, nous dirent-ils ingénument, se priver des douceurs du catholicisme, que de voir les parties charnues de leur individu en contact incessant avec un nerf de lamantin.

Bien qu’ils vécussent à l’état de nature, sans pasteur ni gobernador, laissant couler sans les compter les jours que leur dispensait Tupana, le dieu de leurs ancêtres, ils me parurent parfaitement heureux. Leurs demeures, que je visitai, regorgeaient de bananes, de baies de palmier, de fruits sylvestres, de racines de manioc et de poisson salé.

On me servit un déjeuner copieux, auquel prirent part mes rameurs et, dont ils colligèrent soigneusement les restes, en prévision de la faim à venir. Au moment de me séparer de mes hôtes, j’entendis glousser quelques poules, et manifestai le désir d’acheter des œufs de ces volatiles ; en échange de trois aiguilles à repriser, une femme m’en apporta quatorze. Pendant que je constatais leur degré de fraîcheur en regardant le soleil au travers, une seconde ménagère m’en présenta dix-huit, puis une troisième survint qui en apportait vingt-quatre[6]. En un instant, je fus entouré de mères de famille qui me criaient dans l’idiome des Quechuas, vulgarisé chez leurs aïeux par les Missionnaires[7] : « Iscayta[8] apamouy runtuta coscayiki — Donne-moi des aiguilles, je te donnerai des œufs. » — Cette phrase modulée par le contralto des matrones, était accompagnée par le soprano des fillettes ; je me bouchai les oreilles et m’enfuis vers l’embarcation ; mais les femmes coururent après moi et me rejoignirent : comme elles s’accrochaient à mes vêtements, dans la crainte que ceux-ci, aux trois quarts usés, ne leur restassent entre les mains, je me hâtai d’ouvrir la boîte aux aiguilles et d’en échanger à la ronde contre les œufs qui m’arrivaient de tous côtés. Quand ce fut fait, le plancher de ma montaria ressemblait à l’éventaire d’une coquetière de la balle. Il y avait là pour huit jours d’omelettes.


Indien Omagua (Umaüa) à tête mitrée.

Le surlendemain de notre départ de Jurupari-tapera, nous débarquions sur la rive droite du fleuve, au pied de la colline sur laquelle est assise la bourgade de São Pablo de Olivença. Cette colline haute de deux cents pieds, formée de trois étages en recul qu’on gravit à l’aide d’escaliers taillés à coups de bêche, est couronnée par un vaste plateau, qu’à l’herbe rase et jaunie dont il est revêtu, on prendrait pour le tapis d’une Puna des Andes ; de cette hauteur, l’Amazone, couleuvre immense à la robe jaune tachetée d’îles vertes, est magnifique à contempler. En tournant le dos au fleuve et regardant dans la partie de l’ouest-sud-ouest, on voit par une suite d’ondulations de plus en plus marquées, la colline de São Pablo rejoindre à quarante lieues de là, les derniers versants de la Sierra de Cuntamana sur l’Ucayali. Ce chemin de traverse, si court et si direct, fait regretter au voyageur les trois cents lieues par eau qu’il vient de faire, pour passer du pays des Sensis à celui des Omaguas.

Avant de devenir ville d’Olivença et capitale du Haut-Amazone, São Pablo fut une humble Mission que les Carmes portugais avaient affectée aux Indiens Ticunas. La date de sa fondation remonte à l’année 1692. D’abord située sur la rive gauche de l’Amazone, elle changea deux ou trois fois de site sur cette même rive, puis traversa le fleuve et vint s’établir sur sa rive droite près du ruisseau Comatia, où, sous la double invocation de São Pedro et São Pablo, elle exista pendant quelques années. Élevée au rang de ville, par un décret de Joachim de Mello das Povoas, premier gouverneur de la province du Rio Negro, elle joignit au nom de São Pablo celui de Olivença, et fit de São Pedro un faubourg. Ce qui restait de la nation Ticuna, fort amoindrie par le régime des Missions, l’usage du poisson salé, et la contagion des bexigas (petite vérole), fut relégué dans le faubourg où quelques-uns de leurs descendants habitent encore.

Pour peupler la nouvelle ville, on fit main basse sur des Indiens Umaüas ou Cambebas, dont le territoire, après avoir embrassé deux cents lieues de fleuve, était borné à cette heure aux seules îles de Jahuma, Calderon et Capiahy, sur lesquelles les débris de cette nation s’étaient réfugiés pour échapper à l’action dissolvante de la conquête portugaise.


Métis Brésiliens de São Pablo d’Olivença.

Venus jadis de l’hémisphère nord, comme le témoignent leur civilisation avancée, leurs notions des arts manuels et leur costume évidemment emprunté, comme celui des Incas, aux anciens Mexicains, les Umaüas, après un séjour probable de plusieurs siècles au pied des Andes du Popayan et dans la Nouvelle-Grenade, s’étaient dirigés vers les sources du Japura où une tribu de leur race existe de nos jours sous le nom de Mesayas ; de la rivière Japura, ils étaient passés plus tard dans l’Amazone. Appelés tour à tour Aguas, Em-Aguas, Om-Aguas[9], selon les contrées qu’ils avaient traversées dans leurs migrations vers le sud, les Umaüas en s’établissant au Brésil, prirent eux-mêmes ou reçurent peut-être, de la grande nation des Tupinambas, alors maîtresse d’une partie de l’Amazone, le surnom de Iacanga-peüa (tête plate), par allusion à leur coutume de s’aplatir la tête. De ces deux mots de l’idiome Tupi, les Portugais firent plus tard, un peu par élision, un peu par corruption, le mot Cambehuas, puis Cambebas par lequel ils désignèrent la nation des Umaüas, que les Quechuas du Pérou appelaient Omahuas, et que les Espagnols nommèrent Omaguas.

Un quart de siècle environ s’était écoulé depuis la capture des Umaüas établis sur les îles Jahuma, Calderon, Capiahy, et leur transformation en citoyens de São Pablo d’Olivença, lorsque les Jésuites espagnols qui voyageaient sans cesse en pays brésilien, pour y recruter le personnel de leurs Missions, firent une descente à São Pablo et s’emparèrent d’une moitié des Umaüas qui peuplaient cette ville ; l’autre moitié se sauva dans les bois et ne reparut qu’après le départ des flibustiers apostoliques. Devenus sujets du roi d’Espagne, les Umaüas de São Pablo furent réunis dans la Mission de San Joaquim d’Omaguas, que le P. Samuel Fritz, de l’Ordre de Jésus, fonda à leur intention[10].

Un seul voyageur, La Condamine, a touché quelques mots de cette Mission de San Joaquim, où il fit échelle à son retour de Quito et qu’il trouva très-florissante. À São Pablo, où s’arrêta également cet académicien, il ne vit, et nous l’apprend sans s’en douter, ni Umaüas, ni Cambebas, mais seulement des Omaguas. Le nom patronymique de ces indigènes et le surnom de Têtes-Plates que leur avaient donné les Tupinambas et les Portugais, s’étaient effacés au contact d’Espagne-Pérou.

La mode des têtes aplaties fut longtemps en honneur parmi la population de São Pablo. Les mères entouraient de coton le front des nouveau-nés, le pressaient entre deux planchettes et augmentaient cette pression jusqu’à ce que l’enfant fût en état de marcher seul. Tout jeune encore et s’exprimant à peine, le sujet était déjà en possession d’un crâne oblong qui figurait une mitre d’évêque. Cet aplatissement gradué de la boîte crânienne agrandissait l’arcade sourciliaire et donnait aux yeux un relief surprenant. Quant à l’intelligence, si elle élit domicile, comme d’aucuns l’assurent, dans les lobes du cervelet, la malheureuse, ainsi pétrie et comprimés, ne pouvait que vivre à la gêne, comme ces prisonniers qui vieillissaient courbés en deux sous les Plombs de Venise. Or, comment concilier son atrophie probable avec la vivacité d’esprit qui caractérisait les Umaüas et l’aptitude qu’ils déployaient, dit-on, dans les arts manuels[11] ?

Le temps et le contact des Espagnols qui continuaient leurs maraudes sur l’Amazone, abolirent insensiblement chez les Omaguas de So Pablo la coutume de s’aplatir le crâne. Un jour vint ou les têtes oblongues ne furent plus de mode, au grand récri de ceux qui les avaient en poire, et se virent contraints de les garder ainsi jusqu’à leur mort. Tandis que la jeune génération portait sa tête au naturel, les adultes et les vieillards enrageaient sous cape de ne pouvoir retirer à la leur sa figure piriforme. Le dernier Omagua a tête mitrée mourut à São Pablo d’Olivença, il y a soixante-huit ans.


Ruines d’un lavoir à São Pablo d’Olivença.

Cette abolition de la forme traditionnelle des têtes chez les Omaguas, fut bientôt suivie d’une diminution notable de ces indigènes. Jeunes et vieux moururent par douzaines ; certains virent dans cette mortalité un juste châtiment du mépris qu’on faisait des antiques coutumes ; d’autres l’attribuèrent à la petite vérole qui sévissait alors et étendit ses ravages à plusieurs tribus. Pour renforcer la famille Omagua, singulièrement amoindrie par cette épidémie, les Portugais lui adjoignirent des Indiens Cocamas, Yuris, Ticunas et Mayorunas, tirés des rivières voisines. Pauvres Omaguas, qui eût pu croire qu’un jour viendrait ou ils seraient forcés de fraterniser avec ces Ticunas et ces Mayorunas qu’ils haïssaient tant autrefois !

La cachet physiognomonique et distinct de ces quatre tribus, dénaturé par le croisement de leurs indigènes, n’est plus reconnaissable aujourd’hui dans le masque hybride d’une partie des habitants de São Pablo. Le type Umaüa, au contraire, qu’on retrouve chez quelques-uns d’entre eux, se dénonce à première vue par la rondeur sphérique du facies, le relief des orbites et cette expression naïve, bonasse, souriante, voire un peu bête, que nous avons déjà signalée chez tous les survivants de la grande famille Pano. Ajoutons que les Umaüas, malgré leur fusion apparente avec les castes précitées, ne contractèrent jamais d’alliances avec trois d’entre elles, les Yuris, les Ticunas, les Mayorunas, et ne mêlèrent leur sang qu’à celui des Cocamas, leurs alliés, et des Portugais, leurs dominateurs. C’est sans nul doute à cet orgueil de caste qu’une fraction minime des femmes de São Pablo doivent leur minois chiffonné, leur chevelure noire et soyeuse et leur gentillesse ; quelques hommes, leur masque rond, leur teint olivâtre et les favoris épais qui décorent leurs abat-joues. Le temps n’a pas affaibli, chez ces petits-fils des Umaüas, le dédain superbe de leurs aïeux pour toute alliance avec les tribus riveraines. Aujourd’hui encore, demandez au pauvre Tapuya[12] de São Pablo, pêcheur de tortues, s’il est d’origine Yuri, Ticuna ou Mayoruna, il vous répondra fièrement : Nao, señhor, son Cambeba — Non, monsieur, je suis Cambeba. — Et cette affectation, à vous répondre en portugais plutôt que dans la lengoa geral de l’Amazone sera une preuve certaine que vous avez fait vibrer maladroitement chez lui la corde sensible.

Pour en finir une bonne fois avec les Umaüas, disons qu’à la grande nation éteinte a succédé un petit peuple gai, avenant, hospitalier, qui vit au jour le jour, ne sait plus rien de son histoire et se préoccupe peu de son avenir. Tout en répudiant par degrés les us et coutumes qui auraient pu rappeler indiscrètement son passé barbare, et adoptant en souvenir des Portugais, le pantalon et la chemise, le haut peigne d’écaille, la fleur dans les cheveux et la jupe à volants, tout en joignant à ces divers emprunts l’usage du rhum ou cachassa et la guitare et la romance, il a gardé la langue de ses pères, les Umaüas du Popayan. Toutefois, il ne la parle qu’en secret et dans l’intimité. Son idiome courant est le Tupi. Sa langue officielle et diplomatique, un portugais baroque, mais intelligible. Avant que cette langue des anciens Umaüas ait disparu comme le reste, hâtons-nous d’en donner ici les quelques mots que nous avons pu recueillir :

IDIOME UMAÜA.
Dieu, Tipana. étoile, ceso.
diable, hibo. jour, ara.
ciel, huaca. nuit, épuesa.
soleil, veï. matin, huerani.
lune, yacé. avant-hier, amacoïsé.
hier, icuachi. coton, imaniou.
aujourd’hui, aypo. palme, emoa.
eau, yacu. fleur, potira.
feu, tata. cire, nenia.
pluie, amana. sanglier (pécari), hocto.
froid, seraï.
chaud, sacu. tigre, caycuchi.
terre, tuyuca. caïman, iacari.
pierre, itak. oiseau, huiraquêra.
sable, itini. papillon, panama.
rivière, parana. mouche, majiri.
forêt, tapuata. moustique, maribi.
arbre, ihuira. blanc, itini.
bois, bébé. noir, suni.
homme, apisara. rouge, puetani.
femme, huaynaou. vert, suequêra.
enfant, huhanhua. bleu, »
père, tapapa. voleur, munasu.
mère, tamama. voler, munastuema.
frère, teymoa. ouvrir, yayuechêma.
sœur, tacunia. courir, jenëuma.
vieux, tua. manger, yapaenëuma.
vieille, » moi, tah.
jeune, huarichi. toi, enêh.
mort, imanou. lui, rana.
maison, nina. eux, aupa.
pirogue, huaquera. es-tu venu ? yejinaï.
rame, yapucuyta. je suis venu, yejih.
corbeille, isacanga. es-tu bien ? curenaï.
ceinture, nou. je suis bien, cureh.
arc, benbeké. oui, aïsé.
sarbacane, menaï. non, ruaya.
lance, jaïré. un, uyêpé.
poison, huerari. deux, mocuyka.
manioc, ipirara. trois, mosaperika.
banane, panara. au delà de trois, par duplication.

Après ce résumé du passé historique des habitants de São Pablo et cet échantillon de leur ancien idiome, il nous reste à parler de leur ville dont nous n’avons rien dit encore. Peu de lignes suffiront à sa description. São Pablo compte une soixantaine de maisons assez bizarrement groupées. Quelques-unes ont des toits de tuiles ; mais la majeure partie est couverte en chaume. Une double rangée de ces maisons, hautes de dix à douze pieds, porte, en raison de sa symétrie, le nom de Rua dercitá — rue droite. — Cette rue droite commence sur la pelouse rase qui fait face à l’Amazone et où, de notre temps, paissaient des vaches maigres, et va s’achever dans les bois. Le pouvoir militaire est représenté à São Pablo par un commandant de place et son lieutenant ; l’autorité civile par un juge de paix. Ces fonctionnaires sont en relations d’affaires avec les bourgades d’Ega, de Coary et la Barra do Rio Negro et leur expédient les produits du Haut-Amazone. L’église, sans pasteur à l’époque où nous la vîmes, était fermée au culte et servait de salle de délibération aux bourgeois du lieu.

En quittant São Pablo, n’oublions pas de relater certain lavoir pavé en briques rouges, alimenté par une eau cristalline et situé à deux kilomètres de la ville, dans l’aire du sud-est. L’endroit mérite d’autant mieux qu’on en fasse mention, que bon nombre d’Umaüas à tête mitrée sont enterrés aux alentours, et qu’il suffirait de quelques fouilles intelligemment pratiquées pour exhumer les têtes phénoménales de ces indigènes et en doter nos collections crânologiques d’Europe[13].

Quant au lavoir qui maintes fois nous servit de baignoire, il est ombragé par des palmiers nains, de frêles bambous et des aroïdées d’un effet ravissant. Le mur en pisé qui l’entoure est un peu disjoint par le temps, un peu écroulé même ; mais, dans ses fentes et sur ses ruines, la nature, en fée intelligente, a planté des mousses, des fougères, des adianthées d’un vert si tendre, d’un galbe si exquis, que, malgré la fraîcheur glaciale de l’eau, nous serions resté vingt-quatre heures accroupi et rêvant devant ces végétations délicates, si les cris du Tapuya qui portait notre linge et s’ennuyait à nous attendre n’avaient brutalement interrompu nos rêveries.

À trois lieues de São Pablo et sur la rive droite de l’Amazone, nous relevâmes l’embouchure de la rivière Jandiatuba dont les eaux noires communiquent, en temps de crue, avec le Tacuaby, affluent de droite du Javari. Le nom de Jandiatuba vient de deux mots de l’idiome Tupi, Yandia-Teüa, qui signifient abondant en Yandias[14]. Le jour, qui tirait à sa fin, nous empêche de vérifier, à l’aide d’hameçons convenablement amorcés, si cette rivière abondait en Yandias, ou si son étymologie n’était, comme tant d’autres, qu’un mot vide de sens.

Le Jandiatuba, dont l’embouchure mesure quatre cent deux mètres de largeur d’une rive à l’autre, est habité dans l’intérieur par quelques familles d’Indiens Culinos et de Huaraycus. Les Impetiniris de la caste desquels le lecteur a vu un échantillon arriver avec nous à Sarayacu, les Impetiniris, amis et alliés des Pucapacuris, des Huatchipayris, des Tuyneris, des Siriniris et autres castes aux noms en Ris, qui occupent les vallées péruviennes de l’Est jusqu’à Apolobamba, les Impetiniris vivent épars autour des sources du Jandiatuba encore inexplorées.


Embouchure du Jandiatuba (eau noire).

Cette rivière, d’un cours très-sinueux, ne compte que deux îles entre le lieu de sa naissance et son embouchure. À quelques lieues de son confluent avec l’Igarapé Mutuanateüa, lequel en temps de crue le fait communiquer avec le Jutahy[15], le Jandiatuba n’est plus qu’un ruisseau vulgaire qui va se perdre sous le couvert des bois.

Surpris par la nuit en mesurant l’embouchure de ce tributaire de l’Amazone, nous remontâmes son cours pendant vingt minutes, et cela pour n’être pas dévorés vifs par les moustiques. Les plages du grand fleuve étaient noyées par une crue récente, et, forcés de rester dans notre embarcation, nous eussions passé sur les eaux blanches une nuit affreuse, tandis que celle que nous passâmes sur les eaux noires du Jandiatuba fut à peu près paisible.

Le lendemain, à deux lieues du Jandiatuba, nous vîmes s’ouvrir, à notre droite, la bouche noire de l’Aucuruy, petite rivière qu’habitaient autrefois des Indiens de ce nom. Dépossédés de leur territoire par leurs voisins les Ticunas, les Aucuruys émigrèrent vers le Sud et disparurent un beau jour sans laisser de traces. L’Igarapé Aucuruy, dont on a fait Acuruy, est entouré de lacs d’eau noire, dans lesquels il écoule à chaque crue le trop plein de son lit. Il n’a d’autre valeur hydrographique que de communiquer avec le Jandiatuba que nous laissons derrière nous.

À dix heures nous gravissions l’escalier branlant qui sert de débarcadère au village de São José de Matura.

Avant d’emprunter le nom de Matura à un ruisseau qui l’avoisine, ce village avait nom : Castro de Avelans. Ses fondateurs les Carmes portugais qui l’avaient édifié d’abord sur une plage sud de l’Amazone appelée Pacatapaxipuru, le transférèrent plus tard dans le canal (moyuna) d’Ehuirateüa dont on peut retrouver la trace sur la carte espagnole de Simon Bolivar. D’Ehuirateüa, devenu par corruption Eviratuba, le village-mission passa sur une plage nord de l’Amazone à l’entrée du ruisseau Aruti, abandonna bientôt ce site pour revenir au sud, puis remontant du sud au nord, vint s’installer dans le voisinage de la rivière Tunati dont les Brésiliens ont fait Tunantins. C’est de ce lieu, site de sa cinquième transformation, que le village vagabond traversant de nouveau le fleuve, s’établit sur sa rive droite, à l’endroit où nous le voyons aujourd’hui. Délos, de flottante mémoire, n’erra ni mieux, ni plus longtemps à travers les Cyclades. Les moustiques, au dire des uns, la petite vérole, selon les autres, furent la cause de ces changements successifs.

Lors de la fondation du premier village de Castro de Avelans, les Indiens qui composaient sa population étaient les Umaüas dont nous avons parlé précédemment. Quelques années plus tard le chiffre de ces indigènes ayant considérablement baissé, on leur adjoignit des Indiens Yuris, Passés, Cahuhuicenas, amenés de l’intérieur de la rivière Iça avec la douceur et l’urbanité qui distinguaient les conquérants de cette époque. Le résultat du rapprochement immédiat de ces diverses tribus, en guerre à l’état de nature et contraintes de fusionner au nom du roi de Portugal, fut l’assassinat du chef de la Mission, un carme appelé Mathias Deniz ; le village voyageur en était alors à sa seconde étape.

Si les divers déplacements de Castro de Avelans devenu Matura, ne suffisaient pas à illustrer ce village entre tous ses voisins, la docte attestation d’un de ses régulateurs spirituels au sujet de l’existence des Indiens porte-queues de la rivière Jurua, compléterait ses quartiers de noblesse.


Végétation des rives du Jandiatuba.

Ces Caudaphores que la rumeur et la malignité publiques affirmaient être le produit monstrueux de l’union de Coatas roux[16] avec des femmes de race Tapuya, séduites autrefois par des mauvais sujets de l’espèce simiane, ces Caudaphores, disons-nous, en étaient venus avec le temps à former une tribu nombreuse qui se donnait le nom d’Uginas, mais que les riverains de l’Amazone appelaient par mépris Coatas-Tapuyas. Vers l’année 1750 et à l’occasion d’une chasse faite à ces hommes-singes dans l’intérieur du Jurua, on parla tant et si bien de leur caste jusque-là peu connue, que les plus croyants et les plus sceptiques d’entre les Portugais-Brésiliens, s’émurent de la chose et suivant leur tempérament prirent parti pour ou contre. Les Missionnaires même ne dédaignèrent pas d’apprécier le fait et d’en conclure à leur manière.

Un vicaire général de l’Amazone, José Monte de Noroñha à qui l’on doit un guide ou roteiro de la contrée, rompit une lance en faveur des Indiens Caudaphores du Jurua. Ce vicaire bel esprit allégua publiquement, — l’allégation écrite est sous nos yeux, — qu’il ne voyait rien d’impossible à ce qu’un homme fût pourvu d’une queue.

Une déclaration écrite et signée par le propre vicaire de Castro de Avelans au sujet des Indiens Uginas, qu’il disait avoir vus, de ses propres yeux vus, ce qui s’appelle vus, réduisit à néant le grand parti des incrédules et acquit au phénomène caudal l’autorité de la chose jugée. La déclaration du digne prêtre est faite en portugais et nous nous empressons de la traduire pour l’édification de nos lecteurs.

« Moi, Fray José de Santa Teresa Ribeiro, de l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, certifie et jure en ma


Vue du village de São José de Matura.

qualité de prêtre et sur les Saints Évangiles, qu’en l’an de grâce

1752, étant missionnaire dans l’ancien village de Paruari, aujourd’hui Nogueira, un individu appelé Manoel da Silva, naturel de Pernambouc ou de Bahia, arriva de la rivière Jurua avec quelques Indiens qu’il avait achetés et parmi lesquels se trouvait un idolâtre brute (sic) âgé d’environ trente ans, lequel était pourvu d’une queue, ainsi que me le certifia le dit Manoel da Silva ; et comme je refusais de croire à ce fait étrange, il appela l’Indien et sous le prétexte de retirer des tortues d’un étang où je les gardais, il le fit déshabiller en ma présence. Je pus alors me convaincre que le sauvage était porteur d’une queue de la grosseur du pouce, longue d’une palme et couverte d’un cuir lisse et dénué de poil. Le même Manoel da Silva m’affirma que l’Indien Ugina coupait tous les mois cet appendice caudal pour l’empêcher de croître ; sans cette précaution, il eût pris un développement rapide[17].

« En foi de quoi, j’ai signé et scellé de mon sceau le présent écrit.

« Castro de Avelans, 15 octobre 1768.
« José de Santa Térésa Ribeiro. »

Durant un séjour de vingt-quatre heures que nous fîmes à Matura, je ne pus, quelque envie que j’en eusse, me renseigner sur ce fait singulier. Le village était désert et silencieux ; ses habitants étaient allés battre les bois ou visiter leurs plantations, laissant leurs demeures fermées à la garde de Dieu. Ne trouvant homme ou chien à qui parler, je m’installai comme je pus sous un hangar attenant à l’église.

J’ignore quelle fut au dix-huitième siècle, la physionomie de ce comptoir de l’Amazone ; mais pour l’heure je la trouvai profondément lugubre. Qu’on se figure une grande place carrée avec de l’herbe montant jusqu’aux genoux, douze ou quinze baraques à claire-voie alignées sur trois faces de ce carré ; au centre une croix en bois vermoulu sur les bras de laquelle de noirs Urubus accroupis laissaient pendre leurs ailes, puis, au-dessus de tout cela, un ciel couleur de plomb, que la pluie rayait de fines hachures. Pour atténuer l’impression pénible que me causait ce mélancolique tableau, j’allai gauler quelques oranges sur un vieux citrus aurantia, debout près de l’église, et je mangeai ces fruits en manière de distraction.

Le lendemain, ennuyé d’attendre quelqu’un et de ne voir personne, je me résolus au départ. Avant de quitter Matura, je fis une dernière fois le tour de sa place et secouai les portes des maisons pour m’assurer qu’elles étaient bien veuves de leurs propriétaires. Peut-être au moment du départ, mis-je à cette inspection un peu plus de véhémence et de brusquerie qu’à l’heure de mon arrivée, car une de ces portes craqua sous la pression de mon épaule et s’ouvrit avec bruit. Au risque d’être pris pour un filou vulgaire, je pénétrai dans le logis ; grande fut ma surprise, je pourrai dire mon émoi, en distinguant dans la pénombre une forme humaine qui s’agitait dans un hamac. Cette forme, que mes gens, accourus au cri que je poussais, secouèrent et découvrirent sans égard pour le sexe auquel elle appartenait, était une vieille femme de la nation des Ticunas ; sa face convulsée et ses membres déjà rigides, annonçaient qu’elle était au moment d’entreprendre ce long voyage d’où nul n’est encore revenu. Ses proches l’ayant jugée in extremis, l’avaient selon l’habitude des sauvages, laissé franchir seule ce redoutable pas et s’en étaient allés à leurs affaires. Pour ranimer ce pauvre vieux corps à peine voilé d’un haillon, mon pilote lui versa dans la bouche quelques gouttes de tafia, en joignant à cette action charitable la formule sacramentelle : si cela ne lui fait pas de bien, cela ne peut pas lui faire de mal.

Ce village mort et cette vieille femme près de mourir avaient si bien rembruni mes idées, que pour échapper au spleen qui pénétrait en moi par tous les pores, je fis mettre le cap au large et passant les yeux fermés à travers le groupe des îles Caniny, j’allai reconnaître sur la rive gauche du fleuve l’embouchure de l’Iça ou Putumayo.

Cette rivière descendue des Andes du Popayan forme à son confluent avec l’Amazone une vaste baie au centre de laquelle trois îles oblongues sont placées côte à côte. En amont de ces îles, la largeur de l’Iça est de mille neuf cent deux mètres, mais à trois lieues dans l’intérieur son lit déjà rétréci n’a plus que les dimensions de celui du Napo. Le nom d’Iça donné par les Brésiliens à cet affluent du grand fleuve, est celui d’un gracieux petit singe à bouche noire (Pythecia) qui habite les forêts de ses rives. Les Indiens des Sierras appellent l’Iça, Putumayo[18].

Au dix-huitième siècle les Espagnols avaient fondé deux villages-comptoirs dans l’intérieur de l’Iça et par la rivière des Yahuas que nous connaissons pour l’avoir vue à Santa Maria, s’introduisaient dans le Napo et communiquaient avec leurs possessions de l’Équateur.

En 1766, les Portugais les délogèrent de ces postes, brûlèrent les villages qu’ils avaient bâtis et sur leur emplacement édifièrent le comptoir de São Fernando qui n’existe plus aujourd’hui.

L’intérieur de l’Iça autrefois peuplé par les Indiens Yuris, Passés, Barrés, Chumanas, Payabas, Tumbiras et Cacatapuyas, est presque désert à cette heure. Aux castes indigènes que nous venons de mentionner, ont


Traversée de l’Amérique du Sud, par M. Paul Marcoy. — Carte no14.

survécu quelques familles de la descendance des Yuris,

des Passés, des Barrés et des Chumanas. Ces familles, que le baptême a conquises à la vraie foi et que la civilisation a dotées d’un étrange amour pour les liqueurs fortes, ont répudié depuis longtemps l’accoutrement de leurs aïeux pour adopter la chemise, le pantalon et la jupe des néophytes ; de leur passé barbare elles n’ont conservé que l’usage de certains ornements et la coutume de tracer sur leur visage à l’aide d’une aiguille et d’une décoction d’indigo ou de genipa, le totem ou emblème de la nation à laquelle elles appartiennent. Grâce à ce tatouage symbolique et d’un tracé différent dans chaque nation, on peut à dix pas, sans l’aide de lunettes et malgré l’identité du costume, distinguer un Yuri d’un Passé et un Barré d’un Chumana, ce qui ne laisse pas de simplifier la tâche du voyageur ou de l’ethnographe passant par là.


Indien Chumana.

Pour en finir avec l’Iça et ses castes indigènes à peu près éteintes, disons que les forêts qui bordent les deux rives de cet affluent abondaient autrefois en salsepareille, objet d’un commerce étendu entre les Brésiliens de l’Amazone et les Métis du Popayan. Mais l’habitude que prirent de bonne heure ces derniers de se faire aider dans leurs recherches de la smilacée par les diverses tribus cantonnées sur l’Iça et l’obligation d’arracher la plante pour s’en procurer les racines, cette habitude d’un côté et cette obligation d’un autre, ont à la longue si bien appauvri les forêts de l’Iça du précieux végétal, que les explorateurs-commerçants sont forcés aujourd’hui de diriger leurs recherches sur d’autres points.

À gauche de la baie formée par la jonction de l’Iça et de l’Amazone, nous relevâmes en passant le hameau brésilien de São Antonio do Iça, composé de cinq maisonnettes assises sur un talus d’ocre ombragé par des palmiers nains et des buissons verts. Une échancrure de la rive qui sert de dock à ce comptoir lilliputien, suffit à abriter les trois ou quatre égariteas qui composent sa flottille commerciale.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 257, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81, 97, 113, 129 et 145.
  2. Les dessins qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont été exécutés d’après ses albums et sous ses yeux par M. Riou.
  3. La situation désavantageuse de l’île de la Ronde, très-rapprochée de la rive droite du fleuve et sans action sur la rive gauche, fut cause qu’on l’abandonna après une occupation de quelques années.
  4. En général, tous les commandants des postes-frontières, les colonels, majors et capitãos en activité de service, les juges de paix, de droit, de lettres et autres justiciers établis dans les villes et villages de l’Amazone, font par nécessité, par désœuvrement ou par goût de la chose, nous ne savons au juste, un commerce d’exportation plus ou moins étendu.
  5. Par corruption Colinos. Petite tribu divisée en familles éparses. Les riverains qui ne les voient jamais, les ont presque oubliées et n’en font mention que pour mémoire. Au temps de la conquête portugaise, les Culinos habitaient les deux rives de l’Igarapé Comatia dans le voisinage de São Pablo de Olivença. Renommés pour leur légèreté à la course, ces indigènes pourchassaient comme des limiers et prenaient vivants, dit-on, les pacas, les agutis et autres grands rongeurs.
  6. Les castes indiennes que nous avons vues dans la Plaine du Sacrement comme la plupart de celles qui vivent au pied des Andes Orientales et n’ont avec les points civilisés que des relations passagères, ces castes élèvent des poules pour leur seul plaisir et comme oiseaux de luxe, mais n’en mangent ni la chair ni les œufs, qu’elles croient susceptibles de déterminer chez elles des maladies cutanées et des épidémies.
  7. Nous croyons avoir dit dans notre revue du village de Nauta et à propos des Cocamas, ses habitants, que ces Indiens avaient vécu précédemment dans les Missions du Haut et du Bas-Huallaga, où dès le commencement du dix-septième siècle, les Jésuites Équatoriens les avaient réunis.
  8. Du temps des Incas, les aiguilles de métal étaient inconnues aux peuplades de la Sierra qui y suppléaient par les longues épines du cactus quisco.

    De là, dans l’idiome quechua, le nom de Iscay (épine) par lequel on désigne encore aujourd’hui les aiguilles à coudre ou à repriser importées d’Europe.

  9. Une tribu du nom d’Omahas existe encore sur les rives du Missouri, dans l’Amérique du Nord.
  10. Ce père Samuel Fritz, d’origine allemande, est l’auteur d’une carte de la contrée dont nous avons en temps et lieu signalé les erreurs.
  11. C’est aux Omaguas qu’on attribue l’idée première de préparer la sève du ficus et de l’hevœa qu’ils appelaient cahechu et dont nous avons fait le mot caoutchouc. Avec ce lait gommeux ils fabriquaient des seringues en forme de poires, des canules, des sandales, des bracelets et autres objets. Comme les races de l’hémisphère nord, ils usaient du sac-tunique ou ichcahuepilli, qu’ils tissaient avec du coton et ornaient de broderies de plumes. À l’exemple des Quechuas, ils se servaient de la fronde avec beaucoup d’adresse ; mais leur fronde n’était qu’un bâton fendu à son extrémité et dans la fente duquel ils plaçaient une pierre.
  12. Ce mot dont nous nous servons comme tout le monde, n’était appliqué au commencement du dix-septième siècle qu’à la seule nation des Indiens Tapuyas ou Tapuyasus qui habitaient les alentours du Para et les canaux de droite du Bas-Amazone. Cette nation disparut une des premières au souffle de la conquête portugaise. De nos jours, le nom de Tapuya n’est plus, dans les villes et les villages de l’Amazone, qu’un terme générique par lequel on désigne tout individu de race indienne, soldat, rameur, pêcheur, homme du peuple, taillable et corvéable.
  13. Une de ces têtes, donnée par le commandant de São Pablo à un major d’Ega et à laquelle nous avons restitué mentalement la chair, les muscles et la vie, nous a servi de maquette pour la reproduction idéale de l’ancien type Umaüa que nous donnons page 103.
  14. Le yandia est un poisson de la famille des silures, à robe grisâtre, rayée de brun. Sa longueur varie de deux pieds à trente pouces ; il est assez commun dans les eaux du Haut-Amazone.
  15. Pour compléter les indications que nous donnons ici, le lecteur n’a qu’à jeter les yeux sur les cartes partielles qui accompagnent notre texte.
  16. C’est l’Ateles ruber des naturalistes.
  17. Si par des causes qu’il ne nous appartient pas de rechercher ici et qui se rattachent à un vaste et profond sujet très-mal connu encore, le fait d’une modification d’abord accidentelle put se produire autrefois chez un premier individu et par la transmission successive de l’être ou la génération, devenir permanente et constituer un type fixé de l’espèce, nous ne pouvons que considérer comme une plaisanterie l’opération pratiquée chaque mois par les Uginas sur l’appendice caudal qui les faisait sans rivaux parmi les représentants de la race humaine. Pour éviter aux savants toute contention d’esprit à leur sujet, ces Indiens disparurent un beau jour ans laisser de traces.
  18. De Mayu — rivière — et pututu — coquillage. Ce nom de pututu est donné par les Quechuas du Pérou à la corne d’Ammon dont leurs aïeux se servaient autrefois en guise de trompette dans leurs jours de deuil et de réjouissance. Le murmure de l’air dans ce coquillage, ayant paru à ces Indiens imiter le bruit lointain d’une eau courante, ils ont appelé rivière du Pututu deux ou trois des cours d’eau qui sillonnent leur territoire.