Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/12


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




QUATRIÈME ÉTAPE.

D’ACOPIA À CUZCO.
Cuzco antique et moderne.

De retour sous son toit, le bon pasteur reçoit force remercîments de sa brebis, si l’objet acheté par lui est de qualité supérieure ; mais s’il laisse à désirer sous quelque rapport, un orage formé dans le trajet de la boutique à la maison, éclate brusquement sur la tête du patriarche, et les qualifications de sicatero (ladre), de raton (rat) et d’avariente (avare) sont la récompense de son action.

Le tableau le plus complet et le plus touchant de ces mœurs intimes est celui qu’offrait l’intérieur d’un chanoine de nos amis, philosophe par instinct et par occasion, professeur de physique expérimentale. Son cabinet d’étude était un grenier éclairé par une lucarne. Une odeur indéfinissable, mais empestée, s’exhalait de ce sanctuaire de la science, où nous n’entrions qu’avec un citron sous le nez. Jamais échoppe d’Auvergnat ou boutique de brocanteur n’offrit un pareil pêle-mêle de livres, d’instruments, de chiffons et de paperasses ; jamais plus de poussière et plus de toiles d’araignées ne se superposèrent dans un réduit. Notre chanoine, assis devant sa table de travail, développait sur le papier ses systèmes et ses théories en buvant du vin de Carlon. Il n’interrompait sa besogne que pour sourire à trois marmots — ses enfants d’adoption — qui se roulaient sur une natte en poussant des cris inhumains. Par un caprice digne de sa philosophie, notre ami avait donné à ces enfants, dont la mère, une Indienne, était sa cuisinière, des noms empruntés au règne végétal. L’aîné se nommait Sapallo (giraumon) ; le cadet, une fille, avait nom Zanahoria (carotte), le plus jeune répondait à celui d’Apio (céleri). L’amour-propre maternel de l’Indienne s’était bien un peu révolté d’abord contre ces appellations saugrenues ; mais son maître avait tenu bon en prétendant, à tort ou à raison, que des noms de légumes seyaient bien aux enfants d’une cuisinière et réveillaient heureusement des souvenirs de pot-au-feu.

Mais laissons notre ami à sa physique expérimentale, à ses rouges bords et à sa famille, et, des mœurs du clergé et de l’architecture des églises, passons à la description des couvents.

L’ornementation extérieure des couvents de Cuzco est loin d’égaler celle de ses églises ; tous ses édifices sont de lourds parallélogrammes avec des murailles lisses, couverts d’un toit de tuiles ou coiffés de coupoles et percés d’une porte cintrée sur laquelle est placé le signe du salut. Cette porte donne dans une petite cour, enclose de murs élevés, et qui aboutit à un de ces couloirs tortueux et sombres comme en ont les vieux châteaux d’Anne Radcliffe, comme en avaient les autres de l’inquisition. C’est presque en hésitant qu’on s’y engage. Mais lorsqu’après avoir tâtonné pendant quelques minutes dans les ténèbres, on débouche inopinément à l’entrée du cloître intérieur, inondé d’air et de lumière, le tableau qu’on a sous les yeux efface bien vite la première et désagréable impression qu’on avait reçue. De vastes cours bordées de galeries dont les cintres sont portés par d’élégants piliers ou des groupes de colonnettes, se prolongent dans une perspective harmonieuse ; au centre de ces cours, façonnées en jardins, s’élève une fontaine de granit à trois vasques superposées ; de son sommet jaillit une gerbe d’eau qui retombe de bassin en bassin comme de l’urne d’une naïade ; de beaux massifs de daturas, de capulis et de myrtes, des corbeilles de fleurs symétriquement espacées, mêlent leur feuillage mobile au feuillage sculpté de l’architecture. Une paix profonde, un calme ineffable se dégagent de cet ensemble ; une solitude complète environne le promeneur ; aucun bruit discordant ne frappe son oreille : le murmure de l’eau, le souffle du vent, le gazouillement d’un oiseau dans les branchages, sont les seules voix qui troublent le silence. Jamais asile plus sûr et plus discret, retraite plus voilée et plus mystérieuse, ne fut offerte au poëte, à l’artiste, au rêveur, pour y développer son thème ou y caresser sa chimère. À ces Édens de Cuzco cachés entre quatre murailles, il ne manque pour ressembler au véritable paradis, que quelques degrés d’élévation de plus dans leur température.

Le couvent de la Merced est la merveille du genre. Si l’élégance de son cloître, les belles proportions de ses arceaux et l’escalier monumental qui conduit au premier étage font l’admiration des curieux et des gens de l’art, ses jardins, ses eaux, ses ombrages offrent au promeneur solitaire la plus charmante thébaïde qu’il puisse souhaiter.

Intérieur du couvent de la Merced, à Cuzco.

Ce beau couvent, dont le prieur était de mes amis, n’avait pas un recoin caché que je ne connusse ; je savais au juste combien ses galeries avaient de piliers et quelles espèces végétales croissaient dans les carrés de ses parterres. Un de mes plaisirs pendant les courts étés de Cuzco était de monter après mon dîner sur la plate forme de son clocher et de m’adosser contre la coupole qui le couronne ; cette coupole, que le soleil avait chauffée pendant le jour, gardait un reste de chaleur qui me pénétrait d’un bien-être indicible. Enveloppé dans mon manteau et tandis que la chymification de mon dîner s’opérait doucement à l’aide d’un cigare, mes regards plongeaient dans la ville et fouillaient indiscrètement les cours et les maisons voisines. Le monastère de Santa-Clara en particulier attirait mon attention par la disposition de ses cellules et les compartiments de son jardin diapré de fleurs charmantes, mais communes ; du haut de mon observatoire je voyais les religieuses aller et venir, tout occupées de soins divers et fort loin de penser qu’un profane, un être du sexe abhorré avait les yeux fixés sur elles et ne perdait aucun détail de leur pantomime.

Certaine après-midi que j’étais à mon poste, examinant pour la centième fois l’intérieur du jardin de Santa Clara, le hasard me rendit témoin d’une scène étrange. J’en parle ici pour deux raisons : la première, parce qu’un voyageur obligé par état de tout voir, — sinon de tout savoir, a un peu le droit de tout dire ; la seconde, parce que l’épisode ou la scène en question se rattache aux mœurs du pays et explique certains usages. J’examinais donc l’intérieur du jardin de Santa-Clara, quand une religieuse sortit de sa cellule et vint se poster devant une cellule voisine ; cette religieuse portait une guitare qu’elle accorda et dont elle se servit pour accompagner une copla, un yaravi, une chanson quelconque. À la distance où je me trouvais, cent cinquante mètres environ, je ne pouvais entendre ni l’air ni les paroles ; mais la pose langoureuse de l’exécutante, sa tête penchée en arrière, ses yeux levés au ciel, indiquaient clairement que la poésie du morceau dont elle avait fait choix, était des plus tendres et sa musique à l’avenant.

Comme cette vierge du Seigneur était occupée à filer des sons, la porte d’une cellule placée à sa gauche s’ouvrit brusquement : une religieuse en sortit, les bras étendus, les voiles au vent, courut sus à la virtuose, lui arracha sa guitare des mains et la lui brisa sur la tête ; puis la saisissant d’un bras vigoureux et la courbant comme un frêle roseau, malgré les efforts de la victime pour se débarrasser de son étreinte, lui infligea, séance tenante, cette correction manuelle dont la seule menace fait frémir les petits enfants. Je vis passer rapidement devant mes yeux, pareilles aux zones multicolores de la tranche d’un code civil, les enaguas[2] bleues, jaunes, rouges, vertes de la pauvre nonne ainsi maltraitée ; aux cris qu’elle poussait, une partie de la communauté accourut, l’abbesse en tête ; trois religieuses parvinrent à grand-peine à l’arracher aux mains de son bourreau. J’ignore ce qui s’ensuivit.

Le soir venu, je racontai le fait à quelques dames de la ville en les priant de m’en donner l’explication. Elles me répondirent ingénument, mais non sans rire un peu, que la nonne dillettantina s’était probablement attiré cette correction pour avoir donné une sérénade à l’amie de cœur d’une de ses compagnes ; que celle-ci s’était courroucée de cet excès d’audace et l’avait châtiée, comme en Espagne un galant se courroucerait et malmènerait le rival qu’il verrait racler le jambon sous les fenêtres de sa belle.

Revenons aux couvents d’hommes et à leur architecture.

Église la Merced, à Cuzco.

Après le couvent de la Merced, le plus beau de tous et dont la fondation remonte à l’année 1537, vient celui de Santo-Domingo, qui date de 1534, et fut fondé par les quatre moines dominicains Valverde, Pedraza, San-Martin et Oliaz qui accompagnaient Francisco Pizarre lors de son entrée à Cuzco. Ce couvent est bâti sur l’emplacement qu’occupaient, du temps des Incas, le temple du Soleil et ses dépendances. Quelques pans de murs de cet édifice bâti en trachyte porphyroïde d’un gris obscur sont enchâssés dans les constructions modernes et permettent à l’archéologue d’en étudier la coupe et l’appareil. Le jardin du couvent est borné, dans sa partie nord, par les débris d’une muraille antique, demi-circulaire et la seule de ce genre se rattachant à l’époque des Incas, que nous ayons trouvée. Cette muraille correspond à l’endroit où l’image géante d’Inti-Churi, placée sur un autel de porphyre noir, était exposée à l’adoration des fidèles. Aujourd’hui des fleurs réelles et de véritables légumes croissent dans ce jardin autrefois planté de fleurs et de graminées d’or, si l’on en croit les merveilleuses descriptions qu’en ont faites les historiographes de la conquête. Ce jardin, ou mieux cet enclos d’or (ccoricancha), en perdant ses richesses, a donné son nom au quartier.

Le couvent de San-Francisco, fondé en 1535 dans le quartier de Toccocachi, dépendant de la paroisse de San-Cristoval, fut transféré en 1538 dans le quartier de Casana et presque en face du collége des Sciences. En 1549, on l’établit définitivement à l’angle de la place qu’il occupe aujourd’hui et à laquelle il a donné son nom. Sur cette place, le samedi de chaque semaine, de midi à six heures, se tient un marché dit du Baratillo, où les amateurs des deux sexes trouvent à acheter de vieux habits, de vieux galons, de vieux chapeaux et de vieilles chaussures.

Le couvent actuel de San-Francisco n’offre extérieurement aux partisans de l’architectonographie qu’une agglomération de bâtiments carrés, surmontés d’une tour carrée. À l’intérieur, il a des cours, des jardins, de longues galeries dont les pleins cintres sont portés par des groupes de colonnettes, et sur les murs de ces promenoirs, de grandes fresques où saint François d’Assises est pourtraict dans toutes les postures et dans tous les actes intimes de sa pieuse existence. Ces fresques n’ont de remarquable que leur piété naïve. Au point de vue de l’art, composition, dessin, couleur n’y sont comptés que pour mémoire, ou donnent lieu à d’étranges méprises et à de curieux contre-sens. Mais dans ces croûtes à la colle, exposées à l’air du dehors et que chaque printemps voit pâlir un peu comme de jeunes filles poitrinaires, on sent une foi si fervente, et, chez l’artiste qui les peignit, une intention si manifeste d’honorer le patron du lieu pour s’en faire un intercesseur près du divin maître, que le critique le plus farouche et le plus cuirassé contre l’émotion s’attendrit malgré lui et laisse choir sa plume.

Après les monastères, il nous reste à parler des moines.

À Cuzco, comme dans toutes les villes du littoral, le moine jouit de la considération générale. Les hauts fonctionnaires lui frappent amicalement sur le ventre, les bourgeois et les commerçants lui donnent des poignées de main, les femmes lui sourient et le chargent du soin de diriger leur conscience, les enfants montent sur ses genoux et jouent sans crainte avec les glands de son cordon. La liberté d’action dont jouit à Cuzco cet élu du Seigneur est illimitée. Rarement on le trouve dans sa cellule. En revanche, on le rencontre partout et à toute heure, devisant avec l’un des choses sérieuses, avec l’autre de choses frivoles, parlant à chacun le langage qui lui est propre, porté par tempérament et par éducation à plaisanter plutôt qu’à s’affliger sur les misères de ce monde, assaisonnant volontiers ses plaisanteries de gros sel, donnant le pas au vin de France et au mot propre, sur l’eau du pays et la périphrase ; tolérant les petits défauts du prochain, excusant toutes ses faiblesses, voilant du manteau de la charité les peccadilles du beau sexe ; toujours prêt, comme citoyen, a blâmer en public les actes du gouvernement, et comme religieux, à fronder en cachette les faits et gestes de l’évêque : tel est le moine de Cuzco.

Moines de Cuzco. — Les quatre ordres.

La plupart de ces moines quittent le couvent après l’office du matin et n’y rentrent que le soir à neuf heures. Quel est l’emploi de leur journée ? — C’est ce que nul n’a jamais su. Désireux d’obtenir des éclaircissements sur leurs absences régulières qui me semblaient au moins étranges, j’interrogeai un jour à cet égard le prieur d’un couvent que j’avais eu souvent pour vis-à-vis dans de petits bals de famille.

« Pourquoi tous vos moineaux s’envolent-ils ainsi chaque matin ? lui demandai-je.

— Pour aller chercher leur pâture, » me répondit-il en riant.

Et comme j’insistais pour savoir de quel genre était cette pâture, le digne prieur ajouta en me regardant et clignant de l’œil :

« Ne sont-ce pas des hommes comme vous ? »

Je dus me contenter de cette réponse ambiguë.

À Cuzco, l’état monastique n’entraîne après lui pour les novices qui s’y destinent, aucune de ces rudes épreuves qui brisent le corps du postulant et lassent son esprit. C’est par des chemins revêtus de gazon et des sentiers semés de fleurs, que ces novices atteignent l’époque de prononcer leurs vœux et de se préparer à la gloire éternelle. Bien souvent, dans nos promenades urbi et ruri, il nous est arrivé de voir, à travers l’huis entr’ouvert d’une chicheria, un essaim joyeux de ces monigotes, chantant à tue-tête en choquant leurs verres pleins jusqu’aux bords, ou dansant le maïcito et la mazo mala avec tout l’abandon de leur âge.

Les prieurs des couvents de Cuzco se sont fait une loi de tolérer, chez les novices de leur ordre, ces passe-temps honnêtes et que la religion telle qu’ils la professent ne désapprouve pas. Ils prétendent savoir, par expérience, que la nature humaine a besoin d’une rondelle fusible pour laisser échapper son trop-plein de vapeur, lequel, sans cette précaution, ferait éclater la machine. Ces prieurs sont, en général, des hommes aguerris aux combats de la vie et trempés comme un pur acier dans la fournaise des passions. Tous ont été ou sont encore en butte aux obsessions du malin esprit. Si la plupart succombent sans même essayer de combattre, c’est qu’ils sont persuadés à l’avance que toute résistance de leur part serait inutile, « Dieu, disent-ils, n’ayant pas fait l’homme et le démon de force égale. »

L’un d’eux, déjà promu de son vivant à la canonisation, que nous avons beaucoup connu, mais que nous ne nommerons pas pour épargner sa modestie, avait été victime d’une de ces passions terribles qui bouleversent l’existence et que le Seigneur inflige à ses élus pour les avancer dans la voie de la perfection. Cette passion avait été, pour le prieur dont nous parlons, une source de mille maux en même temps qu’une occasion de prodigalités folles. Après avoir dévoré l’épargne de la communauté et criblé d’hypothèques les biens-fonds du couvent, il avait, disaient ses ennemis, — qui de nous, hélas ! n’a les siens ? vendu à un orfévre de la rue des Plateros une statue de saint Michel archange en argent massif, de grandeur naturelle, et qui, depuis deux siècles qu’elle ornait une chapelle de l’église, faisait l’orgueil de la communauté et l’admiration des fidèles. Le public dévot s’émut de l’affaire. Comme l’évêque se disposait à ouvrir une enquête, l’image qu’on disait vendue et déjà fondue en lingots se retrouva un beau matin dans la niche qu’elle occupait. Le prieur fut porté aux nues. En vain ses ennemis prétendirent qu’une quête faite à propos parmi les personnes du sexe lui avait permis de racheter le saint Michel de son couvent ; le bon sens public fit justice de cette infâme calomnie, et la réputation de sainteté de ce prieur grandit subitement de cent coudées.

Jardin du couvent de Santa-Clara, à Cuzco.

Les moines de Cuzco, s’ils n’ont ni les formes moelleuses, ni le ton melliflu que donne l’usage du monde, ni cette propreté vulgaire que saint Augustin nomme une vertu et que leurs frères en religion d’Arequipa poussent jusqu’au scrupule, suppléent à l’absence de ces qualités par une rondeur de manières, une franchise de langage, une appréciation nette et accentuée des hommes et des choses, qui mettent l’étranger à l’aise auprès d’eux. Chez les moines d’Arequipa, la forme l’emporte sur le fond. Chez ceux de Cuzco, le fond prédomine sur la forme.

Le parallèle que nous établissons entre les couvents d’hommes des deux cités peut s’appliquer, avec quelques modifications, à leurs communautés de femmes. Moins bien douées par la nature et l’éducation que les nonnes d’Arequipa, les religieuses de Cuzco n’ont avec le monde aucune de ces relations d’amitié, de convenance ou de curiosité que les premières ont su se créer avec lui et qu’elles entretiennent à l’aide de petits cadeaux et de sucreries. Comme les vierges du Soleil auxquelles elles se rattachent par des liens de famille, les religieuses de Cuzco vivent chastement confinées à l’ombre de leurs froides murailles, et bien qu’à l’exemple de leurs sœurs d’outre-Cordillère, elles confectionnent parfois pour un public payant, des crèmes, des beignets et autres friandises, elles n’invitent jamais, comme celles-ci, leurs proches et leurs amies à venir les manger chez elles.

Femme du peuple, à Cuzco.

Ces dissemblances morales et physiques entre les communautés de Cuzco et d’Arequipa nous semblent tenir à des questions d’altitude, de climat et de race. Arequipa, situé dans une vallée verdoyante, jouit d’une assez douce température et d’un ciel presque toujours serein. Son voisinage de la côte du Pacifique et ses relations journalières avec les étrangers, durant une période de trois siècles, ont dû expurger une partie du sang indien des veines de sa population d’élite et le remplacer par assez de sang espagnol, anglais, allemand, français, italien, pour que l’idiosyncrasie de cette dernière ait été changée et que son épiderme soit passé de la nuance de brique cuite à celle de rose citrin.

Cuzco, par sa situation géographique, n’a pu jouir des mêmes avantages. Situé à cent lieues de la mer et à douze mille cinq cent cinquante-huit pieds de son niveau, entouré d’arides montagnes, attristé par un climat froid et un ciel nébuleux, sa population n’a eu jusqu’à ce jour avec la civilisation et surtout ses représentants, que des relations passagères, et a conservé à peu près intacts ses mœurs primitives, son idiome particulier et la nuance de sa peau.

Nous aurions pu développer plus longuement cette comparaison entre Arequipa et Cuzco ; mais nos minutes sont comptées, et le lecteur voudra bien se charger de ce soin. Nous ajouterons seulement que, de la différence géographique et climatologique qui existe entre les deux cités, résulte un sentiment d’aigreur hostile et mutuelle dans leurs populations. Les citoyens grands et petits des provinces du littoral, comme les corporations religieuses, traitent d’Indiens pouilleux (Indios piojosos) ceux de la Sierra qui, de leur côté, les qualifient de lapins blancs et de mangeurs de crème (Yuracuy et Masamoreros).

Femmes indiennes, à Cuzco.

Malgré la réclusion sévère des religieuses de Cuzco et leur indifférence à l’endroit du monde, la calomnie, qui ne respecte rien, a tenté maintes fois de souiller ces vases d’élection et de ternir sous son haleine immonde ces miroirs de pureté. Les nonnes de Sainte-Catherine, en particulier, ont été comme Sion, en butte aux flèches de l’impie.

Lors de notre premier voyage à Cuzco, on accusait ces saintes filles de descendre chaque soir dans la rue, à l’aide d’une corde à puits, une manne d’osier qu’elles remontaient ensuite, et dans laquelle venaient se blottir tour à tour des officiers du bataillon de Pultunchara. La calomnie ajoutait que l’évêque, pour couper court à tout propos, avait fait murer la fenêtre du couvent qui donnait sur la rue. De pareils on dit sont au-dessous des commentaires et soulèvent l’indignation des cœurs vertueux. Si nous les relatons ici, c’est que notre tâche de narrateur nous fait un devoir de tout dire.

Ce même couvent de Sainte-Catherine, par un hasard étrange, est bâti sur l’emplacement qu’occupait autrefois l’Accllhuaci ou maison des vierges, consacrées au culte d’Hélios-Churi. Les statuts établis par Sinchi-Roca, au douzième siècle, condamnaient la vierge adultère à être enterrée vive, comme les vestales romaines, et punissaient de mort son complice, en remontant jusqu’à la troisième génération. Depuis l’introduction du christianisme, les lois à cet égard se sont fort adoucies. Aujourd’hui la nonne parjure à ses vœux, — on en cite quelques exemples, — est fouettée simplement, mais vigoureusement par deux de ses compagnes, et privée de chocolat à son déjeuner pendant une année. Quant à son complice, le blâme public peut l’atteindre, mais la loi ne le frappe pas.

Le tremblement de terre de 1650, un des plus violents, avec celui de 1590, qu’on ait ressentis à Cuzco et qui jeta bas une centaine de maisons, détruisit en partie le couvent de Sainte-Catherine dont l’édification remontait à 1599. Dépossédées de leur demeure, les religieuses trouvèrent un asile dans la maison d’un commandeur, sise rue de Cuichipuncu. Le 17 décembre 1651, à l’issue des vêpres, on posa solennellement la première pierre du monastère actuel. L’évêque de Cuzco, escorté du clergé, des communautés religieuses et d’une grande affluence de populaire, déposa sous cette pierre, après l’avoir bénie, quelques pièces d’or monnayé à l’effigie de Philippe IV, une bague et un cure-dent. L’or monnayé, dit naïvement à ce sujet une longue inscription en latin quelconque, gravée sur une plaque de plomb qu’on plaça sous la pierre en même temps que ces objets, cet or monnayé faisait allusion aux richesses spirituelles que l’âme acquiert par la prière et le renoncement aux plaisirs du monde ; la bague était l’anneau mystique qui fiançait les vierges à leur céleste époux ; seul, le cure-dent était sans destination apparente.

Petite bourgeoise, à Cuzco.

Nous avouons ingénument avoir cherché longtemps à quoi rimait ce cure-dent épiscopal. Était-ce un avertissement ? était-ce un symbole ? et ce symbole avait-il trait à l’âme ou au corps ? quelle était sa signification ? voulait-il dire curez et recurez, Vigilate et orate ? Désespérant de trouver jamais le mot de ce cure-dent-énigme, nous laissons aux amateurs de rébus, de charades et de logogriphes, le soin d’en rechercher l’application.

L’architecture des couvents de femmes, à Cuzco, n’a rien à démêler avec les questions d’art. Ceux de Sainte-Catherine et de Sainte-Claire sont des bâtiments très-carrés et très-lisses, dont l’édification remonte à 1651 et à 1558. Quant aux béguinages d’une construction encore plus bourgeoise, tous datent du milieu du dix-huitième siècle. Les béguines de divers ordres qui y ont élu domicile forment un type à part dans la population de la cité. Vêtues de noir, de blanc, de bleu, de gris, selon la règle à laquelle elles appartiennent, la taille ceinte d’une bande de cuir d’où pend un trousseau de chapelets, de médailles, de crucifix et de têtes de mort, qui s’entre-choquent et cliquettent avec un bruit lugubre, ces béguines, femmes âgées, brunes, osseuses, acariâtres pour la plupart, sont des intermédiaires entre le monde et le cloître. Comme elles ont la faculté de sortir à toute heure et sont reçues partout, elles en profitent pour colporter, dans les maisons et dans les monastères, les petits scandales qu’elles ont pu recueillir en chemin ; quelques-unes, à l’instar des duègnes d’Espagne du bon vieux temps, servent de boîte aux lettres et de facteurs aux amants malheureux et persécutés ; d’autres font en cachette le commerce des cœurs, et jouent dans le monde le rôle des soubrettes dans la comédie.

Lionne de Cuzco.

Si, de l’architecture des églises et des couvents de Cuzco, nous passons à celle de ses maisons, nous remarquerons que la plupart d’entre elles ont pour assises d’anciens murs du temps des Incas, d’autant plus faciles à reconnaître qu’ils ne sont jamais peints ou blanchis, tandis que le reste de la maison est toujours enduit d’un badigeon de chaux ou d’une teinte gaie. Cette originalité remonte à Pizarre le conquérant, qui, pour économiser le temps et la main-d’œuvre, se contenta de découronner les anciens édifices et d’y ajuster des étages nouveaux. Grâce à cette circonstance vraiment heureuse pour les archéologues, la ville n’est transformée que jusqu’à mi-corps ; catholique et moderne par son sommet, elle reste antique et païenne par sa base.

Le style de ces logis est, à quelques variantes près, celui de toutes les maisons bâties en Amérique par des constructeurs espagnols et des maçons de leur école : il est monotone, glacial et lourd. L’édifice, masse énorme et carrée, est percé d’une porte monumentale et constellée de clous. Cette porte ouvre dans une cour d’honneur pavée comme une rue. Un vaste escalier, pratiqué dans une de ses parois, conduit au premier étage, intérieurement pourvu d’une galerie en bois ou en pierre. Sur cette galerie donnent les pièces de réception et les chambres à coucher, dont les portes à deux vantaux n’ont pour tout vitrage qu’un judas grillé ou une chatière. À l’extérieur, un balcon, lourde caisse en bois, portée par des poutres en saillie, souvent fermée de toutes parts, mais guillochée de cœurs, de carrés, de lozanges qui permettent de voir les passants sans en être vu, complète la physionomie de ces logis couverts d’un toit de tuiles.

Quelques-uns décorent les côtés de leur cour d’entrée de vases en granit, dits mazettes, dans lesquels végètent et fleurissent languissamment un tlaspi vivace, de la rue ou de la yerba buena (mentha viridis) ; d’autres ont un jardin peuplé de myrtes verts comme ceux de l’antique Italie, mentionnés par Voltaire dans sa Henriade. Ces malheureux arbustes, que le sécateur des jardiniers locaux tond et torture sans relâche pour leur donner des tournures grotesques, reproduisent des profils d’hommes et d’animaux, des refouloirs et des quenouilles, des papillons et des choux-fleurs. Des massifs de dahlias, d’asters, de giroflées et d’œillets bigarrés, tranchent agréablement sur ce fond de verdure.

L’ameublement de ces logis, comme celui des demeures d’Arequipa, est de deux sortes et de deux époques.

Les maisons fidèles aux traditions antiques ont conservé les meubles de fabrique espagnole, taillés et sculptés en plein bois, peints de couleurs vives, rehaussés de filets d’or bruni et d’un semé de roses ou de tulipes. Les maisons qui sacrifient au goût moderne et qui se piquent d’élégance, ont un ameublement dans le style gréco-parisien de 1804. Les unes et les autres ont des barreaux de fer à leurs fenêtres, peu ou point de rideaux, mais force tapis, pour atténuer la froideur du sol, couvert, à défaut de parquet, d’un enduit d’argamaza, espèce de ciment.

Un papier gris ou une peinture à la colle décore les murs des salons aristocratiques. Sur des tables ou des consoles à miroirs de forme octogone dans des cadres d’acier, sont étalés des échantillons du bric-à-brac péruvien, consistant en statuettes d’Incas et de Coyas ou impératrices, tirées de Huamanga, et plus ou moins mutilées ; en vases de terre cuite et peinte antérieurs à la conquête espagnole et plus ou moins fêlés. Des tableaux à l’huile, peints par des artistes de Cuzco et de Quito, ornaient autrefois les salons de la vieille aristocratie. Mais les révolutions politiques ont crevé, brûlé ou vendu ces toiles souvent remarquables. Privées de cette galerie de tableaux qui faisait leur orgueil, quelques familles nobles de la ville, chez qui le goût des arts est héréditaire, ont imaginé de la remplacer par une peinture murale de leur escalier, représentant soit les émaux et les pièces de leur blason, soit leur arbre généalogique, figuré par un cep de vigne aux rameaux tortueux. Cette vigne nobiliaire, au sommet de laquelle est assis Francisco Pizarre, monte du rez-de-chaussée au premier étage, étendant le long des murs ses guirlandes de pampres verts d’où pendent, en manière de grappes mûres, des têtes d’Espagnols barbus et d’Indiennes à la large fraise. Un de ces escaliers, celui de la feue comtesse Rosa de Sanz y Traganabos, femme aussi célèbre par sa petite taille et par sa beauté, que par ses exploits dans les guérillas de l’indépendance, a fait pendant longtemps l’admiration des étrangers.

Les familles de noblesse douteuse ou celles qui ne justifiant que d’un petit nombre d’aïeux, ne peuvent prétendre aux honneurs du cep de vigne nobiliaire, y suppléent par la possession d’un piano de fabrique anglaise ou chilienne. Ce piano, pourvu de bougies toujours neuves et d’un solfége de Rodolphe toujours ouvert, est placé dans le salon de réception à l’endroit le plus apparent. Personne n’en touche, pour des raisons qu’il est facile d’apprécier ; mais sa possession et son exhibition satisfont l’amour-propre. C’est, en même temps qu’un certificat de civilisation étalé à la vue des visiteurs, une attestation de goût et de belles manières. On a un piano par ton, comme chez nous de l’argenterie anglaise, du vieux Saxe et des meubles de Boule. Toute maison du pays assez heureuse pour se procurer un de ces instruments, fût-il à queue et manquât-il de cordes, peut aller de pair avec la noblesse et tenir comme elle le haut du pavé.

Malgré l’abaissement à peu près constant de la température de Cuzco, et les averses de grêle, de neige et de pluie qui s’y succèdent assez fréquemment pour que les villes voisines aient dit de cette capitale : Llueve 13 meses en un año, — il pleut 13 mois dans un an, — l’usage des cheminées, des poêles et des calorifères, voire des braseros, est inconnu dans les maisons. Les señoras s’encapuchonnent de leur mieux avec leur châle ou leur rebos, et les caballeros se drapent dans de grands manteaux. Quant aux Indiens des deux sexes, ils portent des chemises et des habits de laine, auxquels les hommes ajoutent la llacolla, les femmes la llicclla, mante de laine de grand et de petit format. Pour réchauffer l’intérieur de leurs corps et donner à leur sang un cours plus rapide, grands et petits, riches et pauvres ont, avec les vins et les liqueurs d’Europe, la chicha locale et le tafia des vallées chaudes. À l’aide de ces boissons diverses dont les uns et les autres font une consommation soutenue, ils supportent sans trop souffrir le minimum de la température.

Sous ce ciel inclément et presque toujours nébuleux, on conçoit que la propreté corporelle, chez les indigènes, puisse laisser parfois à désirer, et que leur répulsion pour l’élément liquide, comme on dit en beau style, ressemble à de l’hydrophobie. Les gens du monde font, il est vrai, quelques petites ablutions hebdomadaires ; mais la caste indienne naît, vit et meurt sans avoir éprouvé un seul instant, pendant le cours de sa longue carrière, le besoin de se laver le visage et les mains. Généralement les deux sexes dorment tout habillés et ne changent d’habits que lorsque ceux qu’ils portent s’en vont en loques. Sur sa jupe en lambeaux, l’Indienne se contente de passer une jupe neuve ; et comme elle en porte habituellement trois ou quatre, on est en droit de croire que la première remonte à huit ou dix années. De là cette abondance de parasites et cette odeur de fauve observées chez ces indigènes, et qui contre-balancent désagréablement, aux yeux de l’artiste, le côté pittoresque de leur nature.

D’octobre à janvier, la rigueur du climat s’adoucit un peu ; le ciel passe du gris au bleu, quelques rayons de soleil traversent l’espace et tombent sur la terre qui tressaille de joie. La population accueille avec transport la venue du grand astre qu’elle adorait jadis. Cette saison tiède, qui constitue le court été de Cuzco, est mise à profit par les gens du monde. Des cavalcades s’organisent ; de petits voyages s’effectuent ; quelques familles vont s’établir dans les vallées de Yucay et d’Urubamba, pour y manger la fraise et l’unuela (pêche), avec accompagnement de liqueurs, de flûte et de guitare. D’autres se contentent d’aller chaque jour à Huancaro, un hameau situé aux portes de la ville, où se trouve un grand lavoir en pierre à deux compartiments pleins jusqu’aux bords d’une eau pure et glacée. Là, de midi à quatre heures, et moyennant une rétribution modique, les deux sexes, séparés par une cloison, s’ébattent à l’envi, et tout en grelottant de froid et claquant des dents en mesure, goûtent les voluptés du bain qui leur sont interdites pendant le reste de l’année.

Nous touchons à la partie essentiellement délicate de notre revue de Cuzco moderne, à la monographie des femmes qui font l’ornement de cette cité. Puisse notre appréciation satisfaire à la fois la curiosité du lecteur et l’amour-propre d’un sexe auquel, comme dit Legouvé, — nous devons notre mère. — Nous n’ignorons pas tout ce qu’une pareille entreprise a de redoutable ; c’est comme une navigation entre deux écueils que nous allons tenter, et nous courons risque, en évitant Charybde, de tomber sur Scylla, en satisfaisant l’une, de mécontenter l’autre. Mais la pureté de notre conscience et la droiture de nos intentions nous justifieront à nos propres yeux si, par hasard, nous échouons avant d’avoir atteint la rive. Ceci dit, en manière de préambule, nous ouvrons notre voile au vent et tentons le voyage.

Les femmes de Cuzco sont généralement brunes de teint, d’une taille moyenne et un peu replètes. Chez elles le type indien prédomine encore sur le type espagnol, comme les qualités et les défauts de la race indigène reparaissent sous le vernis d’éducation qui les recouvre. Toutefois, rappeler indiscrètement à une femme de Cuzco son origine incontestable, serait lui faire une mortelle injure. Toutes ont à cœur de prouver qu’elles sont Andalouses de la tête aux pieds, et, dans l’intimité, vont jusqu’à montrer leur soulier comme une preuve irrécusable de leur naissance. Ce soulier mignon rappelle en etffet l’Andalousie par son exiguïté, et pourrait servir de pantoufle à Rhodope ou à Cendrillon ; mais, en fait de naissance, un soulier quel qu’il soit ne prouve pas grand-chose. On a vu plus d’une bergère avoir des pieds de naine, et mainte reine avoir un pied de roi. Ce que nous disons ici du sexe de Cuzco exhibant son soulier comme un certificat de son origine, ne s’applique, bien entendu, qu’aux femmes dont l’âge varie entre dix-huit ans et quarante-cinq. Les vieilles femmes restées sans illusions, et auxquelles notre sexe brutal ne rend que des devoirs et plus d’hommages, ne craignent pas de confesser leur origine à haute voix quand l’occasion s’en présente. « Somos Indias, para quenegarlo ? — Nous sommes Indiennes, à quoi bon le nier ? » disent-elles en riant. Pareil aveu dans la bouche de ces vénérables personnes nous a toujours semblé, en même temps qu’un hommage rendu à la vérité sainte, un coup d’épingle à l’adresse des jeunes femmes, et une façon toute féminine de protester contre l’isolement auquel les vouent leurs rides et leurs cheveux gris.

Dame de Cuzco allant à l’église.

Ces petits travers, communs au beau sexe de tous les pays et de tous les âges, sont amplement rachetés, chez les Cusqueñas vieilles et jeunes, par des qualités de douceur et d’amabilité, par des attentions et des prévenances qui rendent leur commerce fort attrayant. Leur vie monotone et dénuée d’incidents, leur éloignement des points civilisés, certaine difficulté qu’elles ont à parler l’espagnol, qu’au dire des femmes de Lima et d’Arequipa elles estropient (chapurean), toutes ces causes donnent à leurs manières je ne sais quelle timidité ingénue et quelle gaucherie pudique d’une saveur charmante et qu’on chercherait en vain chez les femmes du littoral. Cette timidité, devant l’étranger qu’elles voient pour la première fois, timidité qui se change en frayeur chez l’Indienne du peuple, nous semble, à tort ou à raison, provenir des relations peu amicales qu’eut autrefois la caste indigène avec les conquérants, relations dont l’effet, bien que fort affaibli dans les hautes classes par suite de leurs alliances avec les Espagnols, est encore appréciable chez la génération de notre époque.

À part les visites hebdomadaires que se font, entre chien et loup, quelques amies intimes, les femmes de Cuzco ne sortent guère de chez elles, ou les unes s’occupent à des travaux d’aiguille, les autres à la préparation de sorbets et de confitures, toutes mêlant à ces divers labeurs d’innocents commérages dont le texte leur est apporté du dehors par leurs chinas caméristes ou chambrières. Pour réunir le beaux sexe en majorité, il ne faut rien moins qu’une fête carillonnée, un bal officiel du mardi gras, l’entrée solennelle d’un évêque, l’installation d’un nouveau préfet ou la nomination d’un président. En dehors de ces occasions, d’ailleurs assez rares, les femmes se cloîtrent volontiers chez elles et font fermer leur porte. Seul, l’étranger peut forcer la consigne et les visiter librement à toute heure du jour. Mais l’étranger jouit, parmi le sexe aimable du Pérou, de tant de privilèges ! Il est ce rara avis dont parle Juvénal, à qui chaque jeune fille présente, sur un trébuchet, une pâtée de choix et qu’elle provoque à manger par de douces paroles, dans l’espoir de le prendre au piége et de le mettre en cage.

Avec leur grâce et leur timidité natives, les femmes de Cuzco ont conservé l’ancien costume national du temps des vice-rois encore en usage à Lima, où il sert à couvrir les jolies faiblesses du sexe plutôt qu’à l’habiller lui-même ; mais ce costume qui tend à disparaître de la capitale du Pacifique, à la satisfaction des malheureux époux dont il fait le tourment depuis près de deux siècles, est loin d’être porté par les Cusqueñas avec le sans-façon et la desinvoltura des Liméniennes. Son cachet pittoresque dans la ville des Rois, tourne au grotesque dans la cité des Incas. Une femme de Cuzco affublée de ce tonnelet plissé, écourté, aux franges ballantes, appelé saya angosta ou pollera apresiliada, ressemble quelque peu, vue par derrière, à un gros scarabée auquel on a arraché les antennes.

Ce vêtement, porté par la majorité des femmes de Cuzco, depuis celles de la haute bourgeoisie jusqu’à celles des artisans aisés, est répudié par les femmes de l’aristocratie, qui s’habillent à la francesa, mais avec des modifications et des additions au goût du pays. Là florissent encore dans toute leur splendeur passée, les tuniques à la grecque, les robes à la Vierge et à la Sévigné, les spencers et les écharpes comme en portaient nos Parisiennes de l’an 1820. Les longs panaches éplorés, qui font aux femmes des coiffures de hérauts d’armes et les hauts peignes dentelés dits à la girafe, qui rappellent la couronne de tours de la mère Cybèle, s’y perpétuent également avec une fidélité touchante. Ce respect pour les traditions somptuaires qu’ont en général les femmes de Cuzco, serait tout à leur avantage et témoignerait chez elles d’une constance de bon augure pour les prétendants à leur main, s’il n’était détruit ou singulièrement atténué par deux usages étranges. Le premier de ces usages, en honneur chez les femmes de la bourgeoisie, est celui de laver leurs cheveux avec de l’urine croupie et de les lustrer avec du suif de mouton, en guise de pommade[3]. Le second usage consiste chez les femmes du monde à couvrir leur visage de ces onguents et de ces enduits cosmétiques dont usaient autrefois les Assyriens et les Mèdes, et qu’employait avec succès la reine Jézabel, s’il faut en croire l’indiscrète révélation de sa fille Athalie. Seulement les dames de Cuzco, au lieu de s’en servir comme la reine de Juda,

Pour réparer des ans l’irréparable outrage,

en usent simplement pour déguiser la couleur de leur teint, et lui donner ce beau ton de rose à cent feuilles qui caractérise celui des Babys du pays de Caux et des filles d’auberge de la Germanie. Parmi ces dames, il est des natures sans artifice, à qui répugne l’emploi de la céruse et du vermillon, et qui, trouvant bien fait ce que Dieu fit, se contentent de vernir leur visage avec du blanc d’œuf auquel elles ajoutent quelques gouttes d’eau de Jean-Marie Farina. Cet innocent glacis, pareil à certaines recettes prônées par certains prospectus, éclaircit le teint, suavise la peau, prévient les rides à naître, efface ou dissimule les anciennes rides, et donne au visage de la personne sur lequel il est appliqué, l’aspect d’une glace fraîchement étamée.

Comme les lecteurs et surtout les lectrices pourraient s’étonner de nous voir si bien au courant de tous ces petits secrets de toilette qu’on s’avoue à peine à soi-même et sur lesquels on tire d’habitude un épais et triple rideau, nous avouerons que, sans être parfumeur ni même fabricant d’huile de Macassar et de pâte d’amandes, il nous est arrivé quelquefois, par une douce commisération pour les faiblesses du beau sexe, d’interrompre un moment de graves études pour lui préparer de nos propres mains, à l’aide de blanc d’argent, d’ocre, de carmin et l’addition d’une essence quelconque, une pommade dont le frais coloris pouvait rivaliser avec celui des nymphes de Rubens. Que de bouquets de fleurs, que de douces paroles et que de doux sourires, sans compter les boîtes de confitures, nous ont valu ces envois de pommade couleur de chair ? En revanche, quelles inimitiés terribles et quels coups de langue envenimés ne nous sommes-nous pas attirés de la part de la femme à qui nous refusions par ordre une de nos tablettes, afin qu’elle ne pût lutter contre une rivale et courir la chance de l’emporter sur elle ! Doux souvenirs, sylphes ailés qui voltigez en ce moment sur cette page blanche, poussant notre plume du coude et la faisant cracher, malgré la dureté de son bec métallique, éloignez-vous, disparaissez pour ne plus revenir. Des soins plus graves nous réclament ; après le doux tribut d’hommages payé au sexe faible, nous avons à parler des pères et des époux, des frères et des cousins, qui constituent le sexe fort.

Nous ne saurions dire que les Cusquenos sont gracieux et timides comme leurs femmes, mais nous pouvons assurer qu’ils sont susceptibles et défiants. Autant les premières, une fois la glace rompue, se montrent sympathiques à l’étranger, autant les seconds manifestent de répugnance à entretenir avec lui des relations suivies. Cette répugnance tient chez eux à un peu de sauvagerie et à beaucoup de confiance dans leurs lumières. La supériorité physique et morale de l’Européen froisse leur vanité, et quand il leur arrive d’être forcés de la reconnaître en public, c’est avec une réserve telle, qu’on comprend sur-le-champ ce qu’un pareil aveu leur coûte à formuler.

Privés des avantages extérieurs qui distinguent les hommes d’Arequipa, les Cusqueños tendent de suppléer aux dons de la nature par les bénéfices de l’instruction. Tous étudient avec ardeur la théologie, la philosophie, le droit naturel et le droit des gens, le droit civil et le droit canon. Les sciences naturelles, les langues mortes et vivantes et les arts d’agrément leur paraissent indignes d’une éducation virile et ils les bannissent du programme de leurs études, comme le divin Platon bannissait de sa république les faiseurs de sonnets et de dithyrambes. L’éducation sérieuse qu’ils reçoivent ne fait qu’ajouter à la gravité de leur extérieur. Un Cusqueño érudit qui traverse la rue drapé dans son manteau, a l’air majestueux d’un doge allant aux épousailles de la mer. Les définitions subtiles dont il a meublé son esprit lui permettent de faire un choix dans la magistrature ou le barreau. Parfois il se voue à l’enseignement, mais le cas est rare. Généralement il préfère le rostre à la chaire. Il sait qu’un avocat peut prétendre à tout. Au Pérou on a vu des émules de Cicéron passer d’emblée généraux de brigade, puis maréchaux de camp et s’asseoir enfin dans le fauteuil de la présidence. De pareils exemples expliquent le nombre prodigieux d’avocats que l’on compte dans la ville. La plupart d’entre eux meurent il est vrai sans avoir plaidé une cause, par la raison que les causes sont aussi rares à Cuzco, que l’apparition des comètes ; mais ces avocats s’en consolent en pinçant de la guitare, en rimant des quatrains, en faisant de l’opposition à la chose publique ou en cultivant dans une chacara quelconque, le maïs, la luzerne et la pomme de terre.

Les établissements scientifiques de Cuzco jouissent d’une réputation justement méritée, dans toute la partie de la Sierra, comprise entre le quinzième degré et le dix-huitième. Son université Abbas Beari Antonii, fondée en 1692, a un chancelier, un recteur, un vice-recteur, un régent des études, un secrétaire, trois professeurs, un trésorier, deux massiers et un pongo faisant l’office de portier. On y enseigne la théologie, le droit canon et un peu de logique.

Le Collége des sciences et des arts, fondé ou plutôt remanié en 1825 par le général Simon Bolivar, portait au dix-huitième siècle le nom de San-Francisco de Borja, qu’il troqua contre celui de collége du Soleil. Simon Bolivar voulait en faire un foyer de lumières, digne de l’astre sous le patronage duquel il était placé, mais la modicité des rentes affectées à l’entretien de ce collége ne permit pas de réaliser les vastes plans du Libérateur. Néanmoins le programme des études actuelles est assez étendu pour satisfaire aux exigences des pères de famille. On y enseigne la religion, le castillan et le latin, la philosophie et l’orthologie, et les élèves y reçoivent, ajoute entre parenthèses le même programme, « des leçons de politesse et d’urbanité. »

Une institution de jeunes filles qui porte le nom de Las educandas del Cuzco, est célèbre à plus de vingt lieues à la ronde. Chaque année, les élèves soutiennent devant un public enthousiaste et des parents ravis, de brillants examens sur le catéchisme, l’arithmétique et la couture. La rente affectée par le gouvernement à cet intéressant pensionnat est de quarante mille francs. Pour rappeler le souvenir du bienfaiteur et du bienfait, les jeunes filles sont vêtues aux couleurs péruviennes, robe blanche et mante ponceau.

L’imprimerie, bien qu’elle existât en Chine depuis un temps immémorial et en Europe depuis le milieu du quinzième siècle, n’a été introduite à Cuzco qu’en 1822. C’est au vice-roi La Serna que la ville du Soleil est redevable de ce progrès. Ce vice-roi obligé de quitter Lima, par suite de l’arrivée des troupes patriotes, vint se réfugier à Cuzco, emportant avec lui une presse volante à l’aide de laquelle il répandait sur la côte du Pacifique et dans la Sierra ses proclamations et ses manifestes. Quand le parti royaliste fut vaincu, La Serna s’enfuit précipitamment de Cuzco en y laissant sa presse, dont les Cusqueños s’emparèrent par droit de conquête. De 1824 jusqu’à nos jours, cette presse historique a imprimé tour à tour six journaux format in-8o, le Soleil, le Fantôme, l’Atalaya, le Citateur, l’Observateur, la Boussole, et la célèbre Grammaire castillane-latine du docteur Higinio, par demandes à l’encre bleue et par réponses à l’encre rouge.

Si nous ne disons rien de la bibliothèque et du musée de Cuzco, c’est par un sentiment des convenances que chacun appréciera. Il est des infortunes noblement supportées et sur lesquelles on peut s’apitoyer intérieurement, mais qu’il serait indélicat de révéler en public, surtout quand les institutions et les personnes qui en sont l’objet s’efforcent de leur mieux de lui en dérober la connaissance. Mentionnons seulement en passant quelques échantillons de céramique, disséminés dans le musée ou la chambre qui en tient lieu, quelques morceaux de minerai d’or et d’argent et deux effrayants barbouillages faits sur papier par M. Paul Marcoy, l’auteur de ces lignes, qui représentent, les barbouillages et non les lignes, deux Indiens Siriniris de la vallée de Marcapata.

Avec les établissements scientifiques que nous venons de mentionner, Cuzco possède encore des institutions utiles et philanthropiques, telles qu’un hôpital dit du Saint-Esprit, affecté aux hommes, et l’hospice de Saint-André dont nous avons déjà parlé, destiné aux femmes. Il y a bien encore un troisième hôpital, celui de San-Juan de Dios de Urquillos, mais comme il recevait peu de malades, ainsi que ses voisins les hôpitaux susdénommés, par la raison que l’Indien lorsqu’il se sent malade préfère généralement au lit de l’hospice, un peu de paille et un lambeau de couverture dans l’angle obscur d’une chicheria, trois moines et le prieur d’un ordre mendiant ont pris possession de cet hôpital de San-Juan de Dios et y engraissent de leur mieux à l’aide des dons des fidèles et d’une rente journalière de vingt-quatre sous, que le gouvernement fait à chacun d’eux.

Ajoutons à ces trois hospices, un hôtel des monnaies, un hôtel du trésor et un hôtel des postes. Dans ce dernier, à l’arrivée des courriers de Lima, de Puno et d’Arequipa qui a lieu chaque semaine, une liste nominative, collée à la muraille avec quatre pains à cacheter, apprend aux citadins, à défaut des facteurs inconnus à Cuzco, qu’une lettre à leur adresse les attend au bureau et leur sera délivrée moyennant trois réaux de port (environ deux francs dix centimes), si elle vient d’Arequipa, et trois réaux et demi, si elle vient de Lima.

Lion de Cuzco.

L’Alameda ou promenade publique, dont la création est due au général José Miguel Medina, le préfet le plus sobre et le plus taciturne que nous ayons connu, est un endroit fort laid et fort maussade, où personne ne va, et que chacun évite avec le plus grand soin. À côté de cette promenade, il est un autre endroit, non moins laid et non moins maussade, mais où tout le monde se rend processionnellement. Ce dernier endroit est un cimetière, qui date de la même époque que l’Alameda. Il est divisé en compartiments ou chaque couvent a sa place. Des murs épais à trois rangs d’alvéoles sont affectés au bon public. Chaque mort est introduit la tête la première dans ce sépulcre en figure d’étui, séparé des vivants par quelques briques et du plâtre qu’on applique à la hâte, et reste livré à lui-même pendant la durée de l’éternité.

Les théâtres, les cirques, les gymnases et autres lieux propres à délasser l’esprit et le corps, sont complétement inconnus à Cuzco. Au nombre des plaisirs qu’y goûtent les deux sexes, il faut mettre en première ligne de petits bals intimes et clandestins, donnés par certaines familles à l’occasion de la fête d’un de leurs membres, ou du jour anniversaire d’une naissance. Seuls, les parents et les intimes sont admis à ces sortes de réunions qui commencent par un dîner prié où l’on boit beaucoup, se continuent par un enchaînement de contredanses à la francesa pendant lesquelles on boit beaucoup encore, et se terminent enfin, lorsqu’on a trop bu, par un piétinement frénétique et cadencé dans lequel se mêlent et se confondent les rangs, les âges et les sexes. Ce piétinement, appelé zapateo, du verbe zapatear (frapper avec le soulier), est la ronde finale du bal, le bouquet du feu d’artifice ; chaque danseur y déploie son reste de verve, y consacre ses dernières forces, et ne s’arrête que lorsque la fatigue et l’essoufflement le font tomber sur les genoux. Cette danse locale, dont il nous est arrivé de parler souvent, mais sans jamais en donner le rhythme et la mesure, est reproduite mélodiquement dans l’air qui suit[4]. Sur cinq ou six motifs de zapateo susurraient à notre oreille pendant que nous tracions lignes, nous avons saisi celui-ci comme on saisit au vol une mouche importune pour se débarrasser de son bourdonnement.

À ces divertissements de famille se rattachent d’autres plaisirs du genre tempéré, dont la musique et un peu d’eau-de-vie font tous les frais. Douze ou quinze personnes se réunissent dans une chambre haute. Sur un guéridon couvert d’une serviette sont placés, entre deux chandelles de suif, une bouteille de tafia et un petit verre. Une femme ou un homme renommé dans la société pour le timbre aigu de sa voix et son aptitude à filer des sons, s’assied sur le sofa, siége d’honneur, et reçoit des mains de la maîtresse de céans une guitare enjolivée à l’extrémité de son manche d’une cocarde de ruban bleue ou rose, qui réveille dans l’esprit de l’Européen des idées de patrie absente, en lui rappelant ces jambonneaux décorés de papier frisé, gloires de la charcuterie !

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 91, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225 et la note 2, 241 et 257.
  2. Sous le ciel de Cuzco, les enaguas ou jupons portés par le beau sexe sont toujours en laine et jamais en coton et de couleurs très-vives. Les couleurs à la mode sont le ponceau, le bleu de ciel, le rose de Chine, le vert Véronèse et le jaune de chrome.
  3. L’ammoniaque que contient ce liquide prévient, au dire de celles qui s’en servent, le rétrécissement et la dessiccation des bulbes capillaires et partant la chute des cheveux. Que la chose soit vraie ou non, toujours est-il que les exemples de calvitie sont inconnus chez ces aborigènes, porteurs, au contraire, de chevelures luxuriantes qu’ils conservent parfaitement noires jusqu’à un âge très-avancé.
  4. Prestissimo.