Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/09


QUATRIÈME ÉTAPE

D’ACOPIA À CUZCO.
Dissertation sur la province de Quispicanchi que le lecteur peut passer sans la lire. — Acopia, ses pseudo-ruines et ses tartes. — Une hospitalité compromettante. — Bibiana et Maria Salomé. — Qui prouve jusqu’à l’évidence que tous les hommes, égaux devant la mort, ne le sont pas devant les puces.

Le village d’Acopia appartient à la province de Quespicanchi ou Quispicanchi, selon l’orthographe adoptée par les statisticiens modernes et les rédacteurs du Calendario. Les limites de cette province sont assez indécises, le gouvernement péruvien n’ayant pas encore eu le temps d’y envoyer des géomètres et des arpenteurs chargés de ramener sa superficie au carré métrique. Tout ce que nous pouvons en dire, géographiquement parlant, c’est qu’elle est enclavée dans les provinces de Paucartampu, d’Urubamba, de Paruro, de Cotabamba, de Chumbihuilcas, de Canas y Canchis, qu’à l’est, au delà de la Cordillère orientale, elle comprend les vallées de Marcapata, d’Ayapata, d’Asaroma, et s’étend à travers des régions encore inexplorées jusqu’aux frontières de la Bolivie et du Brésil.

La population civilisée ou soi-disant telle de cet immense territoire s’élève à peine à quarante mille âmes. Quant aux tribus sauvages qui vivent au bord de ses fleuves ou sur la lisière de ses forêts, elles ne sont pas aussi nombreuses qu’on semble le croire en Europe. En général, les voyageurs qui ont traité de l’anthropologie américaine[1] ont singulièrement enflé le chiffre de la population de ses Peaux-Rouges. Cette exagération a deux causes qu’il importe de signaler. D’abord, l’amour-propre du voyageur qui tient toujours à prouver au public qu’après avoir entassé Pélion sur Ossa, il est parvenu à trouver l’eau qui chante et l’oiseau qui parle, vainement cherchés par ses devanciers ; ensuite, l’inexactitude calculée des notes et des documents fournis au même voyageur par les habitants du pays, lesquels, lorsqu’on les interroge sur leur compte, se gonflent aussitôt comme la grenouille de la fable, afin de donner d’eux-mêmes une plus haute idée. Vanitas vanitatum, omnia vanitas. Revenons à Quispicanchi, qui fut jadis le nom d’une nation et qui n’est plus aujourd’hui qu’un nom de province. Au milieu du onzième siècle, après que Manco-Capac, chef de la dynastie du Soleil, eut fondé Cuzco et fait de la cité naissante la capitale de son empire, la première croisade qu’il entreprit pour rallier au culte d’Hélios-Churi les tribus autochtones qui vivaient éparses dans la Cordillère fut celle de Collasuyu[2]. Les Quespicanchis, les Muynas, les Urcos, les Quehuares, les Cavinas et les Ayamarcas[3] occupaient alors dans cette direction un territoire d’environ cinq cents lieues carrées. Ces naturels accoururent à la voix de Manco, et ravis de la douceur et de l’onction de ses paroles, — au dire de ses biographes, notre Inca parlait d’or comme Jean Chrysostome, — ils l’écoutèrent avec docilité. Manco les entretint d’une foule de choses, que nous regrettons vivement de ne pouvoir intercaler dans notre texte pour lui donner plus de couleur locale. Après leur avoir fait comprendre que le culte du Soleil était préférable à celui des troncs d’arbres, des couleuvres et des crapauds qu’adoraient ces Indiens, il leur apprit à se bâtir des huttes, car la plupart étaient troglodytes et, comme les chinchillas de leur pays, vivaient dans des terriers. Lorsqu’il les jugea convenablement dégrossis et suffisamment pénétrés des avantages de la civilisation sur la barbarie, il les réunit dans une quarantaine de villages échelonnés sur la ligne divisoire de Gollasuyu et fit d’eux ses sujets et ses tributaires.

Manco-Capac, que les historiens espagnols ont gratifié de deux visages comme Janus, l’un bonasse, l’autre rusé, ne s’en tint pas là à l’égard de ces indigènes. Pour leur donner une marque de son estime et témoigner en même temps vis-à-vis des races futures qu’ils étaient les premiers idolâtres de la Sierra, dont les yeux de l’esprit se fussent ouverts à la lumière du Soleil, il leur conféra, au moyen de quitus équivalant à nos lettres patentes, des titres de noblesse, des honneurs et des dignités transmissibles à leurs descendants. Les uns eurent la faculté de couper carrément leurs cheveux sur le front pour se distinguer du vulgaire, les autres de les laisser flotter au gré du vent ; ceux-ci d’allonger le lobe de leurs oreilles d’un demi-pied, ceux-là de les percer et d’y suspendre, soit un morceau de jonc, une rondelle en bois ou un bout de roseau, soit une houppe ou un poupon de laine multicolore. Faveur appréciée autant qu’appréciable, ajoutent entre parenthèses les historiens de la Conquête, et dont ces naturels se montrèrent toujours reconnaissants.

Les conquérants espagnols affectèrent de retirer brutalement à ces Indiens les houppes, les pompons et autres affiquets qui témoignaient chez eux d’une noblesse de cinq siècles. Leurs railleries à l’égard des grands dignitaires quechuas, dont les oreilles pendaient jusqu’à l’épaule, empêchèrent la descendance de ceux-ci de se les allonger. Sous le futile prétexte qu’on ne pouvait les approcher sans s’exposer à des démangeaisons désagréables, Pizarre et ses lieutenants firent couper aux curacas, gouverneurs de villages, la chevelure luxuriante et vierge du peigne qui servait à les distinguer de leurs administrés. Avec l’abolition des priviléges capillaires se perdirent les vieilles modes et les vieilles coutumes. Le régime de la force brutale régna sans contrôle. Au collier rembourré que portait l’Indien du temps des Incas, l’Espagne substitua un lourd carcan de fer hérissé de pointes. Les populations, décimées par le sabre, épuisées par les exactions et les travaux des mines, s’éteignirent ou émigrèrent, abandonnant le chaume, les toisons de lama et les trois pierres calcinées qui représentaient pour elles la demeure, la couche et le foyer domestiques. Aujourd’hui quel archéologue, si patient et si minutieux qu’on le suppose, pourrait, même en s’aidant de ses lunettes et des textes de Garcilaso, Valera, Acosta, Cieça de Léon, Zarate, Torquemada et autres chroniqueurs, retrouver sur le chemin impérial de Collasuyu, dans un périmètre de trois lieues, la trace des quarante villages qu’on y comptait au milieu du seizième siècle !

La province de Quispicanchi, qui n’a gardé de sa splendeur passée que les ruines d’un aqueduc, est divisée à cette heure en quatre districts, lesquels renferment trois bourgades et une vingtaine de villages. Ces villages se ressemblent tous. Leur température seule diffère, selon qu’ils sont placés dans une gorge (quebrada) comme ceux de Huaro, d’Andahuaylillas, d’Oropesa, situés dans la puna comme ceux de Mosoc-Llacta et de Pomacanchi, ou édifiés au pied des Andes neigeuses comme ceux d’Ocongate et de Sangarara.

Village d’Acopia.

Le village d’Acopia, que nous venions d’atteindre, doit à sa situation exceptionnelle au bas d’un plateau et à l’entrée d’une quebrada, un climat exceptionnel aussi. Nous nous ferons comprendre en ajoutant que le vent y fait rage, qu’il tonne et pleut assez souvent, qu’il grêle et qu’il neige parfois, mais que l’eau n’y passe jamais de l’état liquide à l’état solide.

Devant ce morne pueblo que les gens du pays qualifient de bourgade, s’élèvent de chaque côté du chemin les pans d’une muraille en terre (tapia), haute de quelques pieds, ébréchée à son sommet et d’un joli ton de momie chauffé de bitume. Ces débris d’un mur de clôture qui date de vingt ans à peine, ont un faux air d’antiquité auquel un voyageur enthousiaste et novice pourrait se laisser prendre. Comme je ne suis ni novice ni enthousiaste, je ne m’y trompai pas et passai près des pseudo-ruines sans leur accorder un regard. Toute mon attention d’ailleurs était concentrée sur des pyramides de tartes, que deux Indiennes dont c’est là l’industrie avaient élevées sur des bancs de bois, à l’entrée du village et de façon à provoquer la gourmandise des passants. En mettant pied à terre devant les marchandes qui m’adressèrent simultanément ce doux sourire commercial, charme du serpent sur l’oiseau, que l’industriel jette à la pratique, je fis une réflexion : c’est que la route étant peu fréquentée, la pâtisserie locale que j’avais sous les yeux avait dû rester exposée pendant un mois ou deux aux injures de l’air. La couche de poussière qui la recouvrait et ce racornissement singulier que le temps fait subir aux choses, autorisaient en quelque sorte cette supposition ; mais un estomac affamé s’arrête-t-il à ces vétilles ! Sans daigner m’informer de l’époque précise à laquelle remontait la fabrication des susdites tartes, j’en achetai bien vite une demi-douzaine à raison d’un réal la pièce. J’époussetai une d’elles avec mon mouchoir et j’y mordis à belles dents. Deux bouchées passèrent sans encombre ; à la troisième bouchée, je m’arrêtai court. Un indéfinissable mélange de senteurs et de saveurs hétérogènes me soulevait le cœur. Machinalement, je fourrai les doigts dans la tarte et j’en retirai tour à tour des olives noires, des tranches d’oignon, de petits carrés de fromage et des feuilles de menthe. Tout cela était englué de caramel et de saindoux. J’eus le secret de mes nausées. Comme Ñor Medina avait pris les devants et trottait déjà dans le village, je ne pus le gratifier, de cette pâtisserie et regagner par ce moyen ses bonnes grâces. Pour m’en débarrasser, je la fis manger à ma mule, au grand scandale des deux marchandes qui me regardaient faire d’un air courroucé.

Marchandes de tartes, à Acopia.

Ce bel exploit accompli, je remontai sur la bête et me lançai à la poursuite de mon guide que j’eus bientôt rejoint. Alors, sans nous dire un seul mot, mais mus tous deux par la même pensée, celle du gîte et du souper, nous nous mîmes en quête d’une demeure hospitalière ou l’on consentît à nous héberger, Acopia n’ayant ni caravansérail, ni tampu, ni hôtellerie à offrir aux infortunés voyageurs. Nous tournâmes quelque temps autour des chaumières, les examinant de la base au faîte, sans parvenir à fixer notre choix. La plupart de ces demeures étaient singulièrement délabrées et la vermine devait y foisonner. Deux ou trois d’entre elles, qui se recommandaient par un chaume neuf et une couche de chaux passée sur leur façade, s’étaient brutalement fermées à notre approche. La situation devenait d’autant plus critique, que le jour allait nous manquer pour continuer nos recherches. Déjà le soleil avait disparu ; l’horizon se nuançait de teintes violettes ; des vapeurs s’élevaient lentement du sol et flottaient autour du village dont l’ombre estompait les contours. Jamais crépuscule ne m’avait semblé si lugubre.

Comme nous repassions pour la troisième fois dans une ruelle fangeuse, bordée d’un côté par des façades de chaumières, de l’autre par le mur d’un parc à moutons, une porte un peu vermoulue s’ouvrit discrètement et une femme tenant entre son pouce et son index un bout de chandelle, m’apparut comme la personnification de cette hospitalité tant cherchée. « Je n’irai pas plus loin, » pensai-je en arrêtant ma mule devant l’inconnue, qui répondit à mon salut par un charmant sourire. Cette femme me plut par son air bienveillant et sa propreté scrupuleuse. Ses cheveux étaient peignés avec soin et lustrés au suif de mouton. Une llicla de laine blanche bordée d’un ruban rose voilait sans les cacher son sein et ses épaules ; sa jupe se perdait dans l’ombre, mais la main qui tenait le suif et le bras nu auquel s’attachait cette main, étaient gros, charnus, frappés de fossettes et témoignaient d’une santé robuste.

Flattée de l’examen dont elle était l’objet de la part d’un homme à peau blanche, c’est de moi que j’entends parler ; mon guide avait la peau couleur de nèfle, — l’inconnue sourit de nouveau, et façonnant sa bouche en cœur :

« Que cherchez-vous donc à cette heure, mon bon seigneur ? me demanda-t-elle en voix de fausset.

— Un toit pour abriter ma tête et un chupé pour apaiser ma faim, » lui répondis-je de ma voix naturelle.

Comme la femme était en train de m’assurer que je trouverais chez elle, et à meilleur compte que partout ailleurs, le couvert et le vivre que je souhaitais, je regardai Ñor Medina, qui depuis notre traversée du Huilcamayo n’avait pas encore desserré les dents. L’expression de son visage était parfaitement maussade et ses sourcils touffus et grisonnants me parurent rent plus rapprochés que de coutume. Je n’eus pas le temps de m’en étonner, distrait que je fus aussitôt de cet examen par des chuchotements et des éclats de rire qui partaient du seuil des maisons voisines, dont mon colloque avec la femme à la lliclla blanche paraissait avoir éveillé l’attention.

Sans m’arrêter à ce que ces manifestations pouvaient avoir de blessant pour moi, je sautai à bas de ma mule. Au même instant, une voix dont le timbre clair révélait une personne du beau sexe, prononça distinctement ces mots étranges :

« Ne les tondez pas de trop court, la Templadora.

— Tas de filous ! » murmura l’inconnue, à qui probablement cette recommandation était adressée.

« Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je, en regardant tour à tour ma future hôtesse et Ñor Medina dont les deux sourcils n’en faisaient plus qu’un.

— Cela signifie, me répondit la femme, que j’ai pour voisins de mauvaises gens qui font ce qu’ils peuvent pour me retirer le pain de la bouche, sous prétexte que je ne suis pas du pays. Mais entrez donc chez moi, mon bon seigneur, reprit-elle aussitôt avec son bienveillant sourire.

— N’entrez pas, monsieur me dit vivement Ñor Medina ; et vous, la femme, ajouta-t-il en regardant l’inconnue d’un air courroucé, allez à cent millions de diables ! Nous sommes d’honnêtes voyageurs qui passons notre chemin et nous n’avons rien à démêler avec des chuchumecas de votre espèce ! »

Ces mots étaient à peine prononcés que, pareils à la formule de l’exorcisme qui rompt un enchantement ténébreux, ils rétablissaient la situation sous son jour véritable, l’inconnue nous tirait la langue, soufflait brusquement sa chandelle et nous jetait sa porte sur le nez.

Une Huarmipampayrunacuna.

Je fus quelques secondes à me remettre.

« Quoi ! dis-je enfin à Ñor Medina, cette femme souriante et si bien peignée, c’était une sorcière…

— Oui, monsieur, me répliqua-t-il sans me laisser le temps d’achever ma phrase, c’était un piége que Satan vous tendait ! »

« À combien de périls un voyageur n’est-il pas exposé ! » murmurai-je en manière d’apophtegme !

Tout en remerciant Dieu de la protection visible qu’il m’avait accordée en cette circonstance, je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il faisait nuit et qu’une solitude morne régnait dans Acopia. Mon guide avait repris sa marche à travers les rues ; je le suivis l’oreille basse. « Eh quoi ! me disais je à moi-même en tournant autour des chaumières, je viens de triompher du démon, j’ai su rompre tout pacte avec l’iniquité, ainsi que le veut Jean Racine, et pour récompense de mon honnêteté, je ne souperai pas ce soir et je n’aurai d’autre oreiller que le dur pavé de la route ! Vertu, n’es-tu donc qu’un vain mot ! » Une exclamation de Ñor Medina interrompit ce monologue, il venait de découvrir une chicheria. Par l’huis entr’ouvert on apercevait deux matrones grosses, grasses, luisantes, accroupies devant une jarre et faisant bouillir leur chicha, à l’aide de torches de paille que l’une façonnait et que l’autre allumait ; les fonds du tableau et la plupart des accessoires étaient voilés par la fumée.

« Si vous le trouvez bon, nous passerons la nuit ici, » me dit mon guide.

Le gîte avait un air suspect ; mais la nuit devenait de plus en plus froide et toute hésitation eût été ridicule. J’approuvai donc par un signe de tête la motion de Ñor Medina, et sautant à bas de ma mule j’entrai bravement dans le cabaret. Au bruit de ferraille de mes lourds éperons chiliens, une troupe de cochons d’Inde que la chaleur et la clarté du feu avaient attirés près de l’âtre, se débandèrent avec des grognements d’effroi. Les chicheras, un peu surprises de mon apparition, cessèrent un instant d’alimenter leur feu de paille pour s’enquérir du motif qui m’amenait chez elles à pareille heure. Peu de mots me suffirent pour le leur apprendre et débattre avec elles le prix de la couchée et du souper. Moyennant quatre réaux que je donnai d’avance, elles consentirent à nous abandonner pour y passer la nuit, un angle de leur chicheria et à nous préparer un repas quelconque. En outre, elles indiquèrent à Ñor Medina un parc à bêtes situé dans le voisinage et où nos montures trouveraient à défaut de fourrage, quelques individus de leur famille avec lesquels elles pourraient hennir. À notre air abattu, les braves femmes jugeant que nous tombions d’inanition, s’empressèrent de remplir d’eau une marmite et d’ajouter à ce liquide les divers ingrédients dont se compose un chupé péruvien dans la Cordillère. Pour hâter sa cuisson, je m’assis près du feu que j’entretins à l’aide de poignées de paille que nos hôtesses me tendaient tour à tour. La franchise de mes manières plut à ces femmes et m’attira leur confiance. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que je savais déjà qu’elles étaient veuves et s’appelaient l’une Bibiana, l’autre Maria Salomé, qu’elles n’avaient ni rentes ni biens au soleil, et gagnaient leur vie à fabriquer de la chicha qu’elles vendaient aux habitants d’Acopia et aux péons des estancias voisines. De mon côté, et pour ne pas rester en compte avec elles, je leur racontai les diverses péripéties de mon entrée dans le village, depuis l’épisode des tartes jusqu’à l’hospitalité compromettante que m’avait offerte une femme du nom de Templadora.

« Santissima Virgen ! exclama Bibiana en se signant et baisant son pouce, vous avez parlé à cette excommuniée, à cette vagabonde venue on ne sait d’où ?

— Dame, fis-je, que voulez-vous ! quand on est étranger et qu’on ne connaît pas les gens ! À première vue, cette femme m’avait semblé chrétienne et bonne catholique.

— Si catholique, ajouta Maria Salomé, que si j’étais gobernador ou seulement alcade, je la forcerais de quitter Acopia dans les vingt-quatre heures ; de pareilles créatures sont la honte de notre sexe ! »

Je regardai du coin de l’œil mon interlocutrice ; évidemment la pauvre femme se flattait : ce sexe dont elle parlait était aussi ardu à déchiffrer chez elle qu’une cartouche hiéroglyphique du temps de Touthmosis. « Après tout, me dis-je, la forme s’altère, le fond persiste ; le visage a beau se flétrir, le dos se voûter, les jambes devenir cagneuses ; le cœur, comme la giroflée des ruines, n’en continue pas moins de verdoyer et de fleurir, quand tout est mort autour de lui. Qui sait si cette chichera à tournure d’hippopotame n’a pas sous la couche de graisse qui l’enveloppe un cœur de jeune fille plein d’illusions, de tendresse et d’amour ?… »

Pendant que je rêvais ainsi, le potage bouillait avec furie. Au bout d’un moment, Bibiania y ayant goûté, nous annonça qu’il était cuit à point et retira la marmite du feu. Je m’assis à terre ; mon guide prit place en face de moi, nous mîmes le potage entre nos jambes et, pourvus chacun d’une cuiller de bois que la cabaretière venait de nous remettre après l’avoir préalablement essuyée avec sa pipe, nous nous escrimâmes de notre mieux.

Ce repas terminé, je songeai, par égard pour la bienséance, à fabriquer une cloison qui, partageant en deux la chambre banale, nous isolât complétement de nos hôtesses. Des lambeaux de serge et de vieux torchons qu’elles me prêtèrent, non sans rire de ma pudeur, et que je suspendis à une ficelle, m’en facilitèrent le moyen. Quand ce fut fait, mon guide et moi nous dressâmes fraternellement nos lits côte à côte, et enveloppés jusqu’aux yeux dans nos couvertures, nous attendîmes que Morphée effeuillât sur nous ses pavots. Déjà une torpeur langoureuse avait paralysé mon esprit et ma langue, et mes paupières venaient de se fermer, quand deux corps agiles et velus, dont le contact douillet me fit frissonner, passèrent simultanément sur mon visage ; chacun de ces corps traînait après lui une queue. Au cri d’horreur que je poussai, les veuves accoururent et Ñor Medina se mit sur son séant.

« Il y a des rats ici ! m’écriai-je.

— Pas possible ! fit mon guide.

— Ce sont nos cochons d’Inde que monsieur aura pris pour des rats, dit une des femmes.

— Est-ce que les cochons d’Inde ont une queue ? exclamai-je.

— Ah ! pour ça non, dit Ñor Medina ; mais à supposer que ce soient des rats, ajouta-t-il, le cri que monsieur vient de jeter a dû les effrayer si fort, qu’il y a cent à parier contre un qu’ils ne reviendront plus. »

Je trouvai la réflexion assez sensée et je me recouchai. Quelques minutes se passèrent, puis il me sembla que des milliers d’aiguilles m’entraient brusquement dans la chair. Comme chaque piqûre se produisait à la fois sur toutes les parties de mon corps, mes deux mains ne pouvaient suffire à repousser les attaques de l’ennemi auquel j’avais affaire. En désespoir de cause, je me roulai sur mon grabat avec de telles exclamations de rage, que Ñor Medina s’éveilla de nouveau.

« Monsieur a le sommeil bien agité, me dit-il.

— Eh ! malheureux, lui répliquai-je, est-ce que je puis fermer l’œil seulement ; je suis dévoré par les puces ! »

En m’entendant, les chicheras se mirent à rire.

« Ah ! dit l’une d’elles, ce monsieur qui s’étonne d’avoir des puces ; mais tout le monde en a dans la Sierra, le riche aussi bien que le pauvre ; les puces c’est comme la mort, nul n’en est exempt. »

Dans la disposition d’esprit et de corps où j’étais, cet aphorisme me parut si stupide et en même temps m’exaspéra si fort, qu’il s’en fallut de peu que je n’apostrophasse rudement la commère qui me l’adressait comme fiche de consolation. Toutefois je me contins et j’essayai de m’endormir ; mais je n’y réussis que lorsque l’ennemi, suffisamment gorgé du plus pur de mon sang, eut cessé ses attaques. Alors je m’affaisai sur moi-même comme une lourde masse et dormis d’un sommeil de plomb. Le lendemain, quand je consultai mon miroir de poche, je fus effrayé de l’image qu’il me présenta. J’avais le teint livide, les yeux bouffis et le visage plus tatoué que celui de Chingacook le Mohican. Par opposition, la peau de Ñor Medina était unie comme un velours et n’offrait aucune trace de piqûre ; j’en inférai, malgré le dire des matrones, que les hommes, réellement égaux devant la mort, ne l’étaient pas du tout devant les puces, puisque les infernales bêtes, qui m’avaient dévoré, avaient cru devoir épargner mon guide.

Une nuit de torture.

Le soleil avait dépassé l’horizon quand nous songeâmes à nous remettre en marche. Ñor Medina alla chercher nos mules et commença de les seller. Comme il était en train de harnacher la mienne, un bout de cuir qui tenait à la sangle se rompit ou se décousit, je ne sais lequel. Pendant qu’il empruntait à nos hôtesses une aiguille et du fil pour réparer cette avarie, j’allai faire un tour dans le village. Ma mauvaise étoile ou plutôt mon ignorance de la localité, me conduisit précisément dans la rue où la veille j’étais parvenu, comme l’humble Joseph et le fier Hippolyte, à sortir vainqueur du combat livré à mes sens. Quelques ménagères, debout sur le seuil des maisons, sourirent en m’apercevant et se mirent à chuchoter. Je compris sur-le-champ qu’elles s’entretenaient de cette aventure ; mais, fort de mon innocence, je passai fièrement devant les commères sans les honorer d’un salut. Tout en songeant que la réputation de l’homme est un cristal que peut ternir le moindre souffle, je dépassai sans m’en apercevoir les maisons d’Acopia et me trouvai bientôt dans la campagne, si l’on peut donner ce nom à une suite de terrains montueux, jonchés de pierres et hérissés çà et là de maigres buissons ; deux lacs que j’entrevis à quelque distance, et vers lesquels je me dirigeai, allongèrent d’autant ma promenade. Tous deux étaient placés à fleur de terre, aucune touffe d’herbe, si grêle qu’elle fût, n’embellissait leurs bords, nul palmipède ne folâtrait à leur surface et leurs eaux immobiles semblaient recouvertes d’une pellicule. Je tournai le dos aux deux lacs et revins sur mes pas. Mon guide, qui avait terminé sa besogne, commençait à s’étonner de mon absence prolongée. Nous prîmes congé de Bibiana et de Maria Salomé, que leurs éclats de rire de la nuit avaient singulièrement abaissées dans mon estime, et nous nous éloignâmes de leur infernale demeure.

La journée s’annonçait sous de riants auspices ; le ciel était pur, le soleil brillant, la température assez douce. Bien que nous ne sussions pas encore où nous déjeunerions, cette ignorance n’avait pour nous rien de pénible ; le double aspect de la terre et du ciel suffisait pour le moment à notre estomac, et leur sérénité réagissant sur notre humeur, la colorait de reflets chatoyants et de nuances irisées.

Sous le coup de cet épanouissement moral, nous causions, mon guide et moi, comme de vieux amis ; il me parlait commerce, je lui parlais botanique. De Mercure à Flore, la distance n’est pas très-grande, et malgré quelques coq-à-l’âne, nous nous comprenions parfaitement bien ; nous fîmes ainsi deux lieues sans nous en apercevoir, tant cette conversation à bâtons rompus nous semblait charmante. Ce trajet parcouru, nous commençâmes à ressentir une certaine lassitude. Après quelques bâillements énergiques, chacun de nous cessa de parler pour s’entretenir avec ses propres pensées.

Une chambre à coucher dans la Cordillère.

La vue des sites que nous traversions, et que je ne devais plus revoir, tempérait par degrés la gaieté des miennes. Nous approchions de la quebrada de Cuzco et je me rappelais l’époque heureuse et déjà reculée où je l’avais franchie pour la première fois en compagnie d’une troupe joyeuse. Mes compagnons de route étaient des muletiers qui voyageaient à petites journées. Nous nous étions rencontrés à soixante-cinq lieues d’Acopia, entre Putina et Petanzos, et mutuellement charmés de cette rencontre qui nous avait paru providentielle, nous ne nous étions plus quittés. Quelques bouteilles de tafia avec lesquelles j’avais payé ma bienvenue, m’avaient gagné le cœur de mes nouveaux amis. Pendant dix-sept jours que dura le voyage, ils ne cessèrent de m’appeler patron. Ce titre honorifique, qui chatouillait ma vanité, leur valut un second pourboire quand sonna l’heure des adieux. Toujours chantant, riant, sacrant, nous côtoyâmes la chaîne du Crucero, blanche de frimas du faîte à la base pendant toute l’année. Que de bons gros mots lâchés en commun durant ces jours de marche ! que de longues nuits passées côte à côte au milieu des neiges de la Sierra ! Habituellement nous nous arrêtions au coucher du soleil. On allumait un feu de crottin sec, on plaçait de champ la marmite, on soupait de fèves bouillies ou de pommes de terre cuites avec du fromage mou. Quand l’heure du sommeil était sonnée à toutes les paupières, mes compagnons rapprochaient leurs colis de manière à former les trois murs d’une hutte ; trois bâtons placés en travers supportaient la toiture ; sous cet abri commode, mais exigu, car il ne couvrait que mon torse, je me glissais à quatre pattes. En un clin d’œil j’étais endormi.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. D’Orbigny, dans son œuvre intitulée L’homme américain, a gonflé à plaisir le total de ses chiffres et greffé sur le tronc ando-péruvien des rameaux inconnus. Ainsi les habitants du village d’Apolobamba dans la vallée orientale de ce nom, Indiens et Cholos de la Sierra pour la plupart, sont devenus sous sa plume la tribu des Apolistas ; des Cholos et métis de Paucartampu, il a fait la tribu des Paucartambinos ; des Chunchos (nom générique des sauvages au Pérou), une caste distincte, etc., etc.
  2. De suyu, direction, direction du Collao ou territoire des Indiens Collas. C’est une des quatre divisions primitives de l’empire, établies par Manco-Capac et correspondant aux quatre aires du Vent : chincha-suyu (nord), colla-suyu (sud), anti-suyu (est), cunti-suyu (ouest).
  3. Toutes ces tribus, parfaitement distinctes avant l’établissement des Incas, se mêlèrent et se confondirent sous le règne de ces derniers avec la grande famille Aymara-Quechua. Les villages de la Sierra, auxquels ces castes autochtones ont laissé leur nom, sont situés sur le territoire qu’elles occupaient au dixième siècle, avant l’apparition de Manco-Capac.