Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/20


CHAPITRE XX.


Nanaimo et San Juan. — Ressources de la Colombie Britannique et de l’île Vancouver. — Minéraux. — Bois de construction. — Abondance de poissons. — Différentes espèces de saumons. — Les houlicans. — Comment ils sont pêchés par les Indiens. — Pâturage. — Le bunch-grass. — Ses qualités et ses défauts. — Rareté de la terre arable. — Localités différentes. — La terre dans l’île Vancouver. — Contraste de la Californie et de la Colombie Britannique. — Mensonges au sujet de la seconde. — Le district de la Saskatchaouane lui est indispensable pour lui fournir les produits agricoles. — Avantages d’une route qui traverse le continent. — Les États-Unis nous ont devancés. — Les difficultés sont moindres par la route anglaise. — Elle communique avec la Chine et le Japon. — La distance est plus courte. — L’époque de la chute du dernier grand monopole est arrivée. — Passages au nord-ouest par mer et par terre. — Dernières nouvelles de M. O’B. — Conclusion.


Après notre retour à Victoria, nous reçûmes du capitaine Lascelles une aimable invitation à l’accompagner dans une croisière qu’il allait faire sur la canonnière de Sa Majesté le Forward vers San Juan et Nanaimo. La croisière fut des plus agréables. Nous visitâmes les mines de charbon de terre du Newcastle de l’avenir sur l’Océan Pacifique, et nous mîmes amplement à profit l’hospitalité du capitaine Bazalgette et de ses officiers, dans l’île fameuse de San Juan.

Nous avions donc vu en grande partie la Colombie Britannique et l’île Vancouver. La première, nous l’avions parcourue depuis La Cache de la Tête-Jaune, en descendant la Thompson jusqu’à l’embouchure du Fraser, puis nous avions de nouveau pénétré au cœur du pays jusqu’au Caribou. La richesse minérale nous y avait paru abondante. L’étendue et la production des champs d’or, qu’augmentent chaque mois de nouvelles découvertes, suffiraient seules pour faire de cette colonie une de nos possessions les plus importantes. Mais, en outre, des symptômes incontestables prouvent qu’on trouvera encore dans la Colombie Britannique, comme dans l’État voisin de la Californie, les minéraux qui ont le plus d’utilité. Il est vrai qu’aujourd’hui on ne s’y livre qu’à la recherche de l’or, et qu’on méconnaît la vraie richesse minérale de cette région. Cependant le charbon de terre affleure à Alexandrie, le long de la Similkameen et à l’entrée Burrard. La colonie de Vancouver possède les magnifiques gisements de charbon qu’on a déjà exploités avec beaucoup de succès depuis quatre ou cinq années près de Nanaimo.

Le bois de construction dans la Colombie Britannique est en son genre sans égal. Le sapin douglas, avec son tronc droit et uniforme, souple et flexible à l’excès, fournit les espars et les mâts les plus beaux pour les plus grands navires. Souvent ces arbres ont plus de trois cents pieds de haut sur dix de diamètre. Le sapin blanc et le cyprès gigantesque, ce dernier dépassant même en hauteur le sapin douglas, croissent avec lui dans de vastes forêts qui assurent une fourniture presque inépuisable. Cependant le trait le plus caractéristique des ressources qu’offrent la Colombie Britannique et l’île Vancouver, est peut-être le nombre extraordinaire, la variété des poissons qui fréquentent le littoral et qui envoient leurs essaims dans tous les cours d’eau. Au printemps, deux espèces de saumons remontent le Fraser, des millions de houlicans se pressent à son embouchure, et des bancs de harengs pénètrent dans toutes les baies. Le houlican ressemble à l’éperlan, mais est un peu plus gros et a un goût délicieux. Il est très-huileux. Son arrivée est annoncée par les volées de goëlands qu’on aperçoit au-dessus des bas-fonds ; la façon dont les Indiens le prennent suffit à donner une idée du nombre extraordinaire qui compose les bancs de ces poissons. Le fleuve en est alors littéralement encombré. Le pêcheur descend dans son canot, portant une longue perche armée aux deux bouts de pointes fort affinées et formant des espèces de râteaux. Tout assis, il la plonge dans l’eau de chaque côté alternativement, comme si c’était une pagaie ; et, à chaque coup, il rapporte une rangée de houlicans empalés sur les dents de son outil. Trois nouvelles espèces de saumons remontent l’une après l’autre le Fraser, en été et en automne ; l’hiver en amène une sixième variété dans les havres et les baies du littoral. Nous avons vu des saumons de quinze à vingt livres pris dans le havre de San Juan au mois de décembre. Chaque saison de l’année a donc son espèce de saumon. La truite est abondante dans les rivières des montagnes et dans les lacs. L’esturgeon hante les profondeurs du Fraser. L’entrée Burrard a des bancs d’huîtres très-productifs. En un mot, tous les bons aliments que la pêche peut procurer à l’homme se rencontrent dans cette région déjà si favorisée.

La richesse et l’étendue de ses pâturages, la sécheresse de son sol et de son climat, permettent à la Colombie Britannique d’assurer de grands profits à l’éleveur de bétail. Cependant il y a des inconvénients ; entre autres, l’immense étendue de terre qui serait nécessaire à chaque herbager. Le pays n’a pas d’autre herbe que le bunch-grass. Ce gazon couvre les terrasses du Fraser, ainsi que les ondulations et les flancs des montagnes dans la région centrale. Poussant en touffes distinctes, particularité d’où il a tiré son nom[1], il tient trop peu par ses racines grêles au sol léger et poudreux qui le produit. Les chevaux et les bêtes à cornes en arrachent beaucoup en paissant ; les bêtes à laine tondent de si près cette plante délicate, que souvent elle ne repousse pas. C’est ainsi que les plateaux de Lilloet, qui jadis ont été célèbres pour la richesse de leurs pâturages, sont devenus des plaines poussiéreuses et stériles, où il ne reste plus éparpillés çà et là que quelques plants de sauge sauvage et d’absinthe ; le bunch-grass y a été détruit. En outre, il faut au bunch-grass trois ans pour parvenir à sa pleine venue, et trois pour repousser quand il a été brouté. Comme il pousse en touffes distinctes, il ne recouvre en somme le pâturage que d’une façon insuffisante. Tous ces inconvénients prouvent, comme nous l’avons dit, qu’un éleveur a besoin ici d’une très-grande étendue d’herbage. Il est vrai qu’aujourd’hui la place ne lui manquerait pas. Quiconque, à présent, voudra donc donner ses soins à élever des moutons et des bœufs, sera certain de faire en Colombie de très-grands profits. Et néanmoins, c’est étrange à dire, mais par quelque cause que ce soit, par manque de capital ou par la perspective d’un plus rapide enrichissement ailleurs, on ne s’en est encore occupé que fort peu, et le champ reste ouvert à tous les nouveaux venus.

L’étendue de la terre arable est vraiment très-limitée dans la Colombie Britannique. Si l’on excepte un petit district qui va de l’extrémité méridionale du lac Okanagan à la Grande-Prairie, sur la route qui conduit à la Thompson ; quelques morceaux de bonne terre à l’intérieur ; et le delta du Fraser, couvert presque en entier d’épaisses forêts et exposé aux inondations l’été, tout le pays offre une nappe de roches, de graviers et de cailloux roulés. La surface de la région qui se trouve à l’est de la chaîne des montagnes côtières se compose principalement d’un plateau élevé que surmontent les collines et les montagnes, et où se sont creusées les vallées de la Thompson et du Fraser avec leurs innombrables affluents. Ces vallées étroites et profondes ont généralement des flancs escarpés. Sur le plateau, les gelées nocturnes, qui prévalent même durant l’été, s’opposent à la culture de presque toute espèce de végétaux. Dans les vallées, la terre est ordinairement fort sèche, sablonneuse et pierreuse ; et, si on n’y adopte pas un système très-perfectionné d’irrigation et de fumage, on n’y récoltera pas grand’cbose.

Sur les terrasses de la Thompson et du Fraser ou même dans la région du gravier et des cailloux roulés, partout où nous avons vu qu’on avait essayé de faire pousser des céréales, on avait échoué. Les choux et les végétaux de ce genre, fort arrosés, semblaient y prospérer très-bien ; mais l’avoine et l’orge avaient des épis courts, une paille faible, rabougrie et misérable. Ce n’est pas que l’eau manque ; mais les terres qu’elle arrose ont un sol extrêmement léger et superposé ordinairement à un tel lit de gravier ou de cailloux, que l’eau y filtre comme à travers un crible, et que les courants disparaissent au lieu de demeurer à la surface. Les détritus de ce bunch-grass qui pousse par touffes isolées ne peuvent pas avoir enrichi le sol en lui donnant une terre végétale. On trouve, il est vrai, de loin en loin, plusieurs places fertiles, de quelques acres de contenance, sur le bord des rivières, par exemple le long des Tbompsons du nord et du sud, en amont de Kamloups. Il y a encore des morceaux de bonne terre qui ont donné d’excellents produits au voisinage d’Alexandrie et des lacs William et du Castor. Mais ces fonds fertiles, ces basses terres dues à l’alluvion forment un contraste frappant avec le caractère général de la contrée. En conséquence, la Colombie Britannique, riche au delà de toute expression à beaucoup de points de vue, n’est pas une région agricole. Il en est de même de l’île Vancouver. Celle-ci est un immense rocher dans les creux duquel s’est amassée de la terre végétale ; mais cette terre a ordinairement trop peu de fond pour la charrue, et les fertiles oasis peu développées y conviennent mieux au travail du jardinier qu’à celui du fermier.

Un tel défaut, dans les productions agricoles des deux colonies jumelles, oblige les populations à tirer leurs denrées de la Californie ; ainsi leur or passe dans les poches des Américains.

La Californie est peut-être le pays le plus riche du monde. Possédant tous les minéraux utiles ou précieux en une quantité presque inépuisable, excepté le charbon de terre qu’on n’y a pas encore trouvé, elle a en outre un sol d’une fertilité extraordinaire. Les montagnes y sont d’or et d’argent ; les vallées y rappellent la terre de Gessen. Le blé y vient avec une abondance sans pareille. Le grain tombé de l’épi, lors des récoltes, y produit une ou deux autres moissons qu’on appelle les levées volontaires, venues sans le travail de l’homme. Des fruits de toute espèce, depuis les pommes, les poires et les raisins des climats tempérés, jusqu’aux pommes de pin et aux bananes des tropiques, y mûrissent en perfection. L’avoine y pousse d’elle-même sur les penchants de la Sierra Nevada ; et, dans les plaines alluviales, outre les céréales ordinaires, on récolte le maïs, le tabac et le colon.

Il en est bien différemment de la Colombie Britannique. Nous admettons qu’elle égale la Californie en richesse minérale ; mais comme elle n’est pour ainsi dire que l’extension des Montagnes Rocheuses jusqu’au Pacifique, qu’une mer de hauteurs, qu’une terre de montagnes et de forêts avec des gonflements caillouteux et des terrasses couvertes de bunch-grass, l’agriculteur y cherchera en vain de riches vallées alluviales. Aucune colonie n’a été plus mal décrite qu’elle.

Jadis, lorsqu’elle n’était qu’une réserve pour les animaux à fourrure qu’exploitait la Compagnie de la Baie de Hudson, ce pays était représenté comme ne valant guère mieux qu’un désert ravagé par les bêtes fauves, dont les hurlements retentissaient partout ; où des animaux vorace et à moitié affamé faisaient une guerre éternelle à une population de sauvages éparpillés et mourants de faim ; où le froid dépassait celui des pôles et la sécheresse celle du Sahara. » Enfin, pour employer les expressions du Chancelier de l’Échiquier dans la Chambre des Communes, il y a quelques années, « ces territoires étaient entourés de glaces et de brumes perpétuelles ; l’infortuné qui aurait l’imprudence d’essayer de s’y établir ne pourrait y trouver que ruine et désespoir[2].

Combien différèrent de ces vieux récits les premiers rapports qu’on envoya en Angleterre quand le flot des immigrants se fut répandu sur ce pays de l’or ! L’intérêt des spéculateurs et des propriétaires était alors d’y attirer les aventuriers par des louanges exagérées, comme ç’avait été celui de la Compagnie de la Baie de Hudson de les en éloigner pour conserver sa possession intacte en la représentant comme un désert inhabitable. Alors les relations les plus éblouissantes furent adressées aux principaux journaux, qui les insérèrent. Cette nouvelle colonie devint un véritable paradis pour le fermier, et bien des hommes laborieux, alléchés par ces promesses, arrivèrent pour être cruellement désappointés par la réalité. Ni l’un ni l’autre de ces comptes rendus n’est exact. Comme il arrive ordinairement dans des cas pareils, la vérité se trouve entre les extrêmes, et nous avons cru devoir exposer nettement ce qu’elle est, afin de dissiper les injustes préventions qui se sont formées à ce sujet.

Maintenant, s’il est vrai que la Colombie Britannique n’enferme dans ses limites qu’une quantité peu considérable de terres bonnes pour les travaux de l’agriculteur, il l’est aussi qu’elle n’est séparée que par la barrière des Montagnes Rocheuses du bassin fertile de la Saskatchaouane. Nous avons déjà parlé dans cet ouvrage des beautés et des ressources de cet agréable pays. Les riches prairies y ont un sol alluvial de trois à cinq pieds de profondeur et n’attendent que la charrue. Elles offrent leurs herbages sans fin, qui, dans les temps antérieurs, ont engraissé d’innombrables bandes de bisons, à nos troupeaux domestiques. Les forets, les lacs et les cours d’eau varient le paysage et promettent leurs bois de construction, leurs poissons et leurs millions de volailles sauvages. Eh bien ! ce superbe pays, estimé à soixante-cinq mille milles carrés et à quarante millions d’acres du sol le plus fertile, capable de subvenir aux besoins de vingt millions d’habitants, est, un peu à cause de son isolement, mais surtout à cause des obstacles que la Compagnie maîtresse oppose à la colonisation, complétement négligé, inutile. Il ne sert qu’à entretenir un petit nombre d’Indiens et d’employés de la Compagnie de la Baie de Hudson. Cependant ce riche pays agricole n’est pour ainsi dire qu’un pas de nos champs d’or. C’est lui qui doit être le grenier de la Colombie Britannique. La communication entre les deux est facile à établir. Nous l’avons démontré. À quoi tient-il donc que les mineurs ne tirent pas leurs denrées d’un territoire anglais, au lieu de les prendre en Californie ! Pourquoi donc l’or de la Colombie Britannique n’enrichirait-il pas plutôt des sujets de l’Angleterre que des citoyens des États-Unis ?

Nous voulons examiner ce sujet de plus près. Les avantages d’une route qui traverse le continent américain sans sortir du territoire anglais ne semblent pas être discutables. Les États-Unis nous devancent toujours dans de semblables entreprises, non sans doute à cause de quelque supériorité morale de leurs habitants, mais parce que leur gouvernement est plus libéral et moins léthargique. Ils ont donc construit une route, ils ont tendu un fil électrique à travers le continent jusqu’en Californie ; enfin ils ont commencé un chemin de fer du Pacifique. Ils avaient, plus que nous, à vaincre des obstacles en traçant une route au cœur de prairies moins fertiles, où le bois et l’eau sont rares et qu’infestent des Indiens belliqueux. La traversée des montagnes sur leur territoire est abrupte, escarpée, ne ressemblant guère aux montées graduelles que présentent les cols de La Cache et du Vermillon. Or tous ces obstacles ont été surmontés. Aujourd’hui, San Francisco est en communication quotidienne, à la fois par le télégraphe électrique et par la poste, avec les bords de l’Atlantique. Les revenus d’une seule année ont suffi pour payer les frais de la création de cette ligne de télégraphe. Quant à la construction de la route qui passerait tout entière sur le territoire anglais, nous ne connaissons qu’une partie très-difficile, celle qu’il faudrait faire entre le lac Supérieur et le fort Garry. Le pays y est occupé par une suite de lacs, de marécages et de forets ; il exigerait, pour devenir passable, beaucoup de travail et d’argent. Cependant le professeur Hind[3] a prouvé jusqu’à l’évidence que les difficultés sont faciles à surmonter, et qu’elles ne méritent pas qu’on s’y arrête en présence des magnifiques résultats auxquels aboutirait la réussite d’une pareille entreprise. On rirait peut-être d’objections de ce genre dans la Californie et dans la Colombie Britannique, où l’on s’est accoutumé à triompher d’obstacles bien différents.

Voilà bientôt deux cents ans que le chevalier de La Salle[4] avait conçu le projet d’établir, au moyen d’une route à travers le continent, une communication de l’Atlantique au Pacifique. C’est en en poursuivant la réalisation que les Canadiens français, dès 1731, sont arrivés les premiers aux Montagnes Rocheuses. Depuis lors, ce sujet a été souvent rappelé à la considération du public et du gouvernement.

Ce que ces enthousiastes des temps passés rêvaient, la communication par cette route avec la Chine et le Japon, est sur le point de se réaliser ; mais ce seront des Américains et non des Français ni des Anglais qui en viendront à bout. Non-seulement les premiers ont achevé leur route de l’Atlantique au Pacifique à travers le continent, mais même, au moment où nous écrivons, nous apprenons que le Congrès des États-Unis a adopté un projet de loi qui accorde une subvention pour l’établissement d’une ligne de bateaux à vapeur entre San Francisco et Hongkong.

Victoria, avec le magnifique havre d’Esquimalt, a des avantages considérables sur San Francisco, car les mines de charbon de l’île Vancouver[5] sont les seules qu’on connaisse sur le littoral du Pacifique dans l’Amérique du Nord. En outre, Victoria n’est qu’à six mille cinquante-trois milles de Hongkong, c’est-à-dire à environ vingt et une journées de bateau à vapeur ; et, si un chemin de fer était construit d’Halifax jusqu’à quelque endroit dans la Colombie Britannique, le voyage entier de Southampton à Hongkong ne prendrait que trente-six jours, c’est-à-dire quinze ou vingt journées de moins qu’il n’en faut en passant par Suez[6].

Dans le temps où nous vivons, lorsqu’il est question de former des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, une confédération, et que nos rapports avec les États-Unis nous donnent quelque inquiétude, ce sujet acquiert un intérêt plus pressant et plus vif.

L’heure semble être venue où la Compagnie de la Baie de Hudson doit être abolie. Elle a rendu service par le bon gouvernement qu’elle a maintenu dans les territoires qu’on lui avait concédés ; c’est là sa gloire, si on la met en comparaison avec les compagnies américaines ; mais elle doit partager le sort de tous les grands monopoles auxquels elle a survécu. Déjà lord Wharncliffe a porté cette question devant la Chambre des Lords, en proposant la formation du territoire nord-ouest en colonie séparée et en demandant si l’on avait pris à cet effet quelque mesure. Il va sans dire que le gouvernement n’avait rien fait et qu’il n’a pas semblé être disposé à faire davantage.

Pour trouver vers le nord-ouest un passage par mer, on a sacrifié des millions de francs et des centaines d’existences. Une fois découvert[7], ce passage n’a pas pu être utilisé. La vraie grande route de l’Océan Pacifique est le passage qu’on trouve dans le nord-ouest au travers des Montagnes Rocheuses. Espérons donc que nos compatriotes, qui ont eu la gloire de faire la découverte du passage par mer, découverte brillante mais inutile au commerce, sauront aussi être les premiers à établir un chemin de fer à travers le continent américain et à recueillir les bénéfices que ne peut pas manquer de donner la réalisation de ce vieux rêve des Français.

Nous sommes atteints de la maladie d’écrire et nous couvririons encore un grand nombre de pages en racontant notre séjour dans la belle terre de Californie, si fertile en scènes étranges et en curieuses aventures. Mais le lecteur, que peuvent avoir fatigué les détails arides et prosaïques donnés dans ce dernier chapitre, pensera sans doute avec nous que notre livre est assez long et que nous n’avons pas tort de réfréner notre manie d’écrivains. Peut-être désirerait-il cependant savoir ce qu’est devenu notre ami M. O’B. Ce monsieur voyageur, semblable au Juif-Errant ou à l’âme du célèbre John Brown, est sans doute « marchant encore. Lors de notre retour à Victoria, après la pointe que nous avions faite dans le Caribou, M. O’B. en était parti ; c’est pour cette raison que son portrait manque à notre frontispice. Il s’était mis en route pour San Francisco. À notre arrivée dans cette ville, il avait mis à la voile pour Melbourne en Australie. De là, il a pu se rendre à la Nouvelle-Zélande ou retourner aux Indes, pour achever son tour du monde en revenant en Angleterre ; heureux sans doute, partout : où il n’aura rencontré ni loups, ni ours gris, ni Assiniboines.

Si nous ne pouvons pas consigner ici tous les bons offices que nous avons reçus de sir James Douglas et de nos nombreux amis à Victoria, pourtant nous ne les oublierons jamais.

Le 20 décembre, nous nous embarquions pour San Francisco sur le bateau à vapeur le Pacific ; à la hauteur de Neah Bay, nous sommes tombés dans une rafale blanche ; notre chaudière a éclaté et la Noël s’est passée avant que nous eussions atteint notre destination.

Les gloires de la Cité d’Or, les charmes qu’a eus pour nous la société de M. Booker et des autres excellents membres du Club de l’Union à San Francisco ; les merveilles du Bosquet des Grands Arbres dans la vallée Mariposa, où il croit des wellingtonias (on dit, aux États-Unis, des washingtonias) qui dépassent quatre cents pieds, c’est-à-dire sont plus hauts que Saint-Paul de Londres, dont les troncs supportent des salles de bal et dont les corps abattus servent de jeux de boules ; les belles dames de Frisco, comme les Californiens appellent familièrement leur grande ville ; les fraternisations des gredins de Copperopolis et de Columbia City : tout cela, nous le tairons. Ces détails restent consignés dans nos journaux, avec l’envie que nous avons eue de traverser le doux Pacifique, comme si nous avions mangé de ces lotus qui enlevaient aux étrangers les souvenirs de la patrie et de la famille ; nous nou ! rappelons aussi la façon dont nous avons échappé aux artifices de la grass-widow[8] et notre querelle à bord du bateau Golden City, contre des partisans trop enthousiastes du Nord.

Nous rentrâmes à Liverpool, par Panama et New-York. Le 5 mars 1864, en débarquant du China, nous nous trouvions entourés de vieux amis, qui nous souhaitaient la bienvenue et nous réintégraient immédiatement dans les plaisirs du foyer domestique.


FIN.
  1. Bunch-grass, signifie littéralement gazon à touffe. (Trad.)
  2. Voyez Prize Essay on British Columbia, by the Rev. R. C. L. Brown, K. A., minister of Saint-Mary’s, Lilloet. (Ed.)
  3. Voyez Overland to British Columbia, by Henry Youle Hind, M. A., F. R. G. S., et Narrative of Canadian Exploring Expedition, par le même ; aussi, le Rapport du capitaine Palliser dans le Journal of the Royal Geographical Society, 1860. (Ed.)
  4. Robert de La Salle, né à Rouen vers 1640, alla au Canada vers 1670, reconnut le cours entier du Mississipi, prit possession de la Louisiane au nom de Louis XIV, et mourut assassiné dans le Texas en 1687. (Trad.)
  5. Pourquoi omettre celles de l’Entrée Burrard, en face de Nanaimo ? (Trad.).
  6. Voyez le docteur Rathray, Vancovrer Island British Columbia. (Ed.)
  7. Ce passage a été franchi, du détroit de Behring à la mer de Baffin, en 1853, par Inglefield. (Trad.)
  8. En Amérique, on appelle grass-widow une femme séparée ou divorcée de son mari. (Ed.)