Voyage de M. Lemaire dans l’Androy, Madagascar (octobre 1896)


VOYAGE DE M. LEMAIRE
résident de france à fort-dapuphin

DANS L’ANDROY

(Octobre 1896)
(Résumé par M. ALFRED GRANDIDIER, de l’Institut)



M. Lemaire, qui est le résident de France dans le sud-est de Madagascar, désireux d’étudier les ressources de la partie orientale de l’Androy et voulant entrer en relations avec les peuplades qui l’habitent et qui sont les plus sauvages de l’île, a fait un très intéressant voyage de Fort-Dauphin au Faux Cap, à travers une région dangereuse et absolument nouvelle. Il m’a envoyé son Journal de voyage dont j’ai résumé, dans la note ci-jointe, les faits qui intéressent la géographie et que je m’empresse de communiquer à la Société en son nom, heureux de louer son énergie et son zèle scientifique et espérant qu’il voudra bien continuer à nous tenir au courant de ses explorations. La carte qu’il a jointe à ce Journal contient non seulement l’itinéraire de son voyage de Fort-Dauphin au Faux Cap, mais deux autres à travers des pays également à peu près inconnus : 1° de la bouche du Manantenina à Fort-Dauphin, par les vallées du Manampanihy, d’Ambolo et du Fanjahira (en août 1896) ; 2° de Fort-Dauphin à Tsivory, par l’Elakelaka et le col d’Isandelo, et retour par Fenoarivo et Beara (en septembre (1896).

L’Androy, qui est la province la plus méridionale de Madagascar et qui s’étend à l’ouest du Mandrary, a, à juste titre, une très mauvaise réputation ; le pillage y est d’un usage constant et l’aridité du sol, le manque d’eau y rendent les voyages pénibles et difficiles.

M. Lemaire, parti le 13 octobre 1896 de Fort-Dauphin, se rendit à Andrahomana, poste de traite qui en est situé à uné journée de marche (huit heures environ) ; il continua vers l’ouest, contournant d’abord le cap Andavaka, formé par des falaises calcaires où s’ouvrent plusieurs grottes, et, après une heure quarante minutes de marche, le mont Anky, haut de 300 mètres, dont les versants, abrupt vers la mer et en pente douce vers le nord, sont couverts de nopals et d’arbres épineux poussant au milieu de pierres aiguës. Tout autour, le pays est rocailleux avec une végétation rachitique ; il n’y a pas d’arbres à caoutchouc. La population est très clairsemée et vit surtout de pêche.

Trois heures plus à l’ouest, se trouvent les lacs d’Ahongy et d’Iromy qu’entourent de petits bois et que relie l’un à l’autre un très mince filet d’eau coulant sur un lit de sable ; leurs rives sont peuplées de flamants. Des dunes pressées les unes contre les autres couvrent l’espace compris entre ces lacs et le fleuve Mandrary et sont jonchées d’innombrables débris d’œufs d’Æpyornis mêlés à des pierres.

Du lac Ahongy au village d’Ampasimpolaka, qui est situé sur le bord est du Mandrary, il faut deux heures vingt minutes de marche. En octobre, ce fleuve roulait très peu d’eau et son embouchure était ensablée et par conséquent fermée depuis des semaines. Sur ses bords, il y a de nombreux champs de patates qui forment la base de la nourriture des indigènes ; on n’y cultive que peu le manioc et pas du tout le riz.

La région qui s’étend à l’ouest du Mandrary est très aride ; aussi M. Lemaire et ses porteurs durent-ils se munir de calebasses pleines d’eau au village d’Ankilimamy, qui est sur la rive ouest du fleuve, en face d’Ampasimpolaka, et qui pendant quelque temps a été un poste de traite, mais que les Antandroy ont pillé en mars 1895, trouvant plus simple de s’emparer de vive force des marchandises que de les échanger contre les produits naturels du pays.

Au sortir d’Ankilimamy, M. Lemaire gravit la chaîne de collines qui limite de ce côté la vallée du Mandrary et marcha, dans la direction de l’ouest, à travers une plaine mamelonnée qui descend en pente douce vers le sud jusqu’aux dunes de la côte. En une heure et demie, il arriva au village de Manomby, en plein pays androy, et, une heure vingt minutes après, à celui d’Isamby. Tous les villages antandroy sont cachés au milieu d’une ceinture de nopals tout hérissés de leurs puissantes et dangereuses épines ; la population paraît être assez dense dans cette région et n’a pas l’air farouche de celle des bords du Mandrary ; mais sa saleté défie toute description, et M. Lemaire, qui avait permis à l’un des chefs de marcher pendant assez longtemps à ses côtés, la main dans la main, le regretta vivement lorsqu’il vit le lendemain sa main enfler et se couvrir de boutons qui le firent souffrir pendant plusieurs jours. Le manque d’eau explique cette saleté qui engendre la gale et les plaies hideuses dont la plupart des indigènes sont couverts ; leurs yeux chassieux sont d’ordinaire entourés de mouches qu’ils ne cherchent même pas à chasser. Les œufs couvés sont l’un de leurs principaux régals. Les Antandroy adultes ont pour tout vêtement, autour du corps, une guenille crasseuse toute en loques qu’ils ne conservent pas, du reste, dans leurs cases, surtout lorsqu’ils sont accroupis auprès du feu ; quant aux enfants, ils vont tout nus. Quelques-uns ont les cheveux lisses, comme les Hova. Le sol du village n’est qu’un fumier nauséabond. Ils sont toujours en guerre les uns avec les autres et chaque famille est, pour ainsi dire, emprisonnée dans les étroites limites de son petit domaine.

Un des nombreux chefs qui se partagent la souveraineté de l’Androy, Imiha, mena M. Lemaire en une heure un quart à Ilanja, d’où l’on aperçoit la mer à l’horizon. À mesure que l’on avance vers l’ouest, les buissons de nobals deviennent plus denses et les champs se font plus rares.

Le roitelet d’Ilanja, Imaka, fut non moins aimable que son voisin et proclama devant son petit peuple assemblé que M. Lemaire était ray aman-dreny, c’est-à-dire tout à la fois son père et sa mère ; il lui fit présent d’un bœuf gras.

Au sortir d’Ilanja, la terre est dure et couverte d’une herbe courte avec, çà et là, quelques rares nopals, des touffes de bruyères et de petits bosquets d’arbres ; à l’horizon, du côté du nord, le pays est boisé ; les ondulations du terrain sont très douces et orientées du nord au sud ; de temps en temps, il y a des sortes de cuvettes ou dépressions peu profondes, d’un rayon de plusieurs kilomètres, où les eaux pluviales, après avoir traversé les couches superficielles du sol qui est sablonneux et perméable, semblent s’amasser à une faible profondeur, car, malgré une sécheresse de deux mois, elles étaient encore verdoyantes. Il y a de nombreux villages ne contenant chacun que quatre à huit cases, car chaque famille antandroy vit à part.

Il faut une heure trois quarts pour arriver à Maroaloka et trois heures et demie pour gagner de là Ambovobé, où l’on trouve enfin des puits ; pendant tout le voyage, on n’a pour se rafraîchir que les figues de barbarie (fruits du nopal) dont l’acidité calme un peu la soif en même temps que leur pulpe remplit l’estomac. Les nopals sont très abondants dans cette région et les clairières deviennent plus rares ; des coteaux boisés cachent la mer. Il n’y a pas de village à Ambovobé, mais simplement, comme l’indique son nom, une douzaine de puits creusés dans le sable et profonds de 7 à 8 mètres, où l’on accède par des marches taillées grossièrement dans la terre ; chacun de ces puits est la propriété d’un des villages environnants du petit district de Sevohitra et est entouré d’une haie de nopals. Lors du passage de M. Lemaire, ils étaient taris, à l’exception de deux au fond desquels il a trouvé, dans une petite cavité, 10 à 15 centimètres d’une eau boueuse, jaune. Ce sont toujours les patates qui sont la principale culture de cette région. On trouve, paraît-il, des arbres à caoutchouc dans les bois qui sont plus au nord.

La route va ensuite tantôt vers l’ouest, tantôt vers le nord-ouest, à travers une vaste plaine ondulée. Au loin s’élèvent, dans l’est, les monts Antokotoko et, au nord-ouest, près de Fenoarivo, le Vohibé, dont on est séparé par des collines. De tous côtés, à perte de vue, c’est la brousse au milieu de laquelle sont, dit-on, cachés beaucoup (!) de villages[1], mais dont aucun n’est visible, quoique plusieurs bouquets de nopals en dénotent l’emplacement. C’est là que, pour la première fois, depuis des mois, sont tombées quelques averses. Au nord s’étend une vaste clairière, assez verdoyante, où paissent des troupeaux de bœufs et qui, à la saison des pluies, est un lac.

Le canton qu’on traverse ensuite, après deux heures dix minutes de marche, s’appelle Paretsa ; le terrain se découvre de plus en plus ; il y a, par places, des cuvettes dont le sol noirâtre indique un fond d’humidité. Des pointes de rochers affleurent au milieu de la terre sablonneuse qui n’est, comme nous l’avons déjà dit, perméable que sur une faible profondeur, puisque les eaux pluviales semblent s’amasser dans les dépressions. Il est probable qu’en creusant des puits on trouverait de l’eau ; mais les ancêtres des Antandroy n’ont jamais creusé la terre et leurs descendants se refusent à le faire.

Une heure après, vient le canton de Sila où se trouve un bois de Fantsy olotra (Didierea sp. ?) dont les tiges épineuses, dirigées presque toutes vers le sud, ressemblent à un faisceau de trompes d’éléphants ; la tige, qui est grosse comme la jambe, est toute couverte de grosses épines entre lesquelles poussent de petites feuilles rondes. À} l’un de ces arbres était cramponné un propithèque blanc (Propithecus Verreauxii) auquel M. Lemaire fut obligé de lancer plusieurs pierres pour le faire déguerpir et qui s’en alla bondissant à travers champs sur ses pattes d’arrière à la façon des kangourous.

La pluie avait fait sortir de nombreuses tortues des massifs de nopals, mais les porteurs de M. Lemaire durent se contenter de les regarder, car ce sont des animaux fady (taboués, sacrés) pour les Antandroy qui permettent qu’on les emporte à bord des navires, mais ne les laissent pas tuer dans leur pays.

Au bois des Fantsy-olotra ou arbres épineux, succède une forêt de baobabs. Il serait facile de faire des routes, voire même des chemins de fer dans cette région, mais quel profit en tirerait-on puisqu’on n’aurait à transporter que des figues de barbarie ! Dans cette plaine, qui s’étend dans le nord jusqu’au Vohibé, il n’y a ni collines, ni monticules ; les arbres y sont tous inclinés du même côté sous l’effort continu du vent.

Deux heures un quart plus ouest, on trouve le village d’Iraraza et deux heures plus loin (vers l’ouest-sud-ouest), à travers un taillis coupé de quelques clairières et champs de manioc, Analavondrové, où il y a sept à huit mares dont deux contenaient encore un peu d’eau. C’est là que viennent s’abreuver les troupeaux de cette région, et que les ménagères indigènes s’approvisionnent dans des trous qu’elles creusent sur leur bord dans le sable. Pendant l’hivernage, cette dépression forme un lac d’un kilomètre de diamètre.

D’Analavondrové, il faut quatre heures dix minutes pour aller à Tanavontaka ; le chemin va tantôt à l’ouest, tantôt à l’ouest-sud-ouest, d’abord à travers un taillis assez clair poussant au milieu d’herbe dans du sable blanc, puis dans un pays découvert où dans le nord-ouest apparaît la chaîne assez basse des monts Vohimena. Les porteurs de M. Lemaire tuent sur la route un propithèque de Verreaux à coups de sagaye, mais à leur grand regret ils sont obligés de le laisser dans la brousse, car c’est un animal fady (taboué) pour les Antandroy. Un orage qui éclate tout à coup, trempe les voyageurs jusqu’aux os.

Avant d’arriver à Tanavontaka ou Ampelatelo, le sentier serpente à travers de petits vallons couverts d’arbustes et hérissés de nopals ; le terrain est sablonneux, jonché, çà et là, de quelques pierres. De là au hameau d’Imongy, il faut trente-cinq minutes de marche, tantôt vers le sud-est, et tantôt vers le sud-ouest, puis deux heures dix minutes pour gagner le village d’Afosifalo dont les principaux habitants portent des lambas, jadis bruns, aujourd’hui noirs de crasse, qui sont tressés avec de la filoselle provenant des cocons de papillons recueillis sur le tronc des arbres, dont les femmes indigènes forment des galettes brunes qu’elles filent.

Les guides de M. Lemaire, qui sont des chefs Antandroy, ne cessent de lui créer une foule de difficultés, autant par couardise que par mauvaise foi, et ils le mènent par de mauvais chemins à travers des taillis inextricables de nopals et d’arbres épineux.

D’Afosifalo, la route va à travers un pays sablonneux, vallonné du nord au sud et couvert de nopals, de famata ou euphorbiacées arborescentes (Euphorbia stenoclada), d’arbustes à feuilles de saule et à écorce blanchâtre, quelquefois de rares arbres à caoutchouc. Les roches calcaires dont le sol est jonché de fragments de toutes grosseurs se montrent plus fréquemment que dans l’est. Après trois heures vingt-cinq minutes, la caravane arriva sur le bord du Manambovo qui coule dans une très large vallée relativement boisée et dont le lit, qui est à sec, se déroule en un long ruban jaunâtre coupé, çà et là, par quelques flaques d’eau reliées entre elles par un petit filet d’eau et habitées par de nombreuses bandes de canards ; les berges de ce fleuve ont une hauteur de 3 mètres.

Descendant le lit du Manambovo, on arrive en une heure dix minutes au village de Faralambo et, une heure et demie après, à la bouche du fleuve. Les dunes de cette partie de la côte ne sont pas boisées de filaos, comme au Mandrary ; elles ne sont revêtues que d’un peu d’herbe. Le sol est partout jonché d’œufs d’Æpyornis. C’est là que M. Lemaire s’est rencontré avec le roi du Manambovo, Malay, avec lequel il contracta le serment du sang.

Cette région abonde en bœufs, en chèvres et en moutons. On y cultive surtout la patate ; le manioc y est rare. Le commerce du caoutchouc et de l’orseille y a été assez florissant jusqu’à ce que le pillage des comptoirs du Faux Cap et du Cap Sainte-Marie ait forcé les traitants européens à abandonner le pays.

De la bouche du Manambovo, il faut quatre heures trois quarts pour aller à Itomampy ou Faux Cap. La route suit les sinuosités de la plage qui est formée par des roches volcaniques recouvertes par de la poussière de coquillages et que bordent des dunes revêtues d’une brousse assez dense et semées de nombreux débris d’œufs d’Æpyornis. La mer y est toujours houleuse et le débarquement y est impossible. À mi-route, après avoir traversé les pays d’Itsafoy et d’Atakataka, où abondent les tortues, on trouve le promontoire rocheux de Tsimanga, qui interrompt momentanément la ligne de dunes et qui est percé de grottes.

L’aspect du Faux Cap n’a rien de séduisant. Partout du sable avec des buissons de nopals. Quatre groupes de cases en roseaux qui tombent déjà en ruine, montrent l’emplacement du comptoir qui a été pillé en mars 1896. La baie qui est fermée par une barrière naturelle de rochers placés à 5 ou 600 mètres de la côte, est accessible pour des bateaux d’une vingtaine de tonnes ; on y entre par une passe étroite qui s’ouvre au sud-est, et on mouille par 3 mètres de fond. Le village est à quelque distance dans l’intérieur. L’eau y est toujours rare ; on s’en procure en creusant des trous dans le sable.

La région est riche en moutons qui valent de deux à trois brasses de mauvaise toile l’un, c’est-à-dire de 1 fr. 25 à 2 francs. Non loin de la côte, il y a des bois où l’on trouve des arbres à caoutchouc, qui ont été à peu près inexploités jusqu’à ce jour.

Il ne faut pas moins, dit-on, de trois jours de marche du Faux Cap au Cap Sainte-Marie, où commande encore Tsifanihy, le même chef que j’y ai vu en juin 1866 lors de mon premier voyage dans le sud de Madagascar. Les traitants qui y étaient établis, ont été pillés, il y a environ trois ans ; avant d’abandonner son établissement, l’un d’eux disposa une mèche dans le but de faire sauter sa provision de poudre, ce qui eut lieu en effet pendant qu’il gagnait son navire ; avec l’établissement, sautèrent les pillards occupés à voler les marchandises. Depuis cette époque, aucun Européen n’est retourné sur ces lieux ; M. Lemaire, qui projetait de s’y rendre, dut renoncer à ce voyage à cause d’accès de fièvre violents auxquels il fut en proie au Faux Cap.

Le retour s’opéra en suivant la mer pendant près de quatorze heures, jusqu’au pays de Sevohitra ; cette côte est formée par des bancs de roches qui se découvrent à basse mer sur une largeur variable de 20 à 1400 mètres et sur lesquels reposent des dunes hautes de 30 à 40 mètres, puis, en avançant vers l’est, des collines d’une centaine de mètres, toutes couvertes de broussailles épineuses. Regagnant alors Ilanja, M. Lemaire suivit le même chemin qu’à l’aller, et arriva à Fort-Dauphin après trente-six heures un quart de marche (depuis le Faux Cap).

C’est un voyage difficile et dangereux qu’a accompli M. Lemaire et qui nous fait connaître un pays jusque-là inexploré. Nous lui devons donc des éloges et je suis heureux, pour, ma part, de lui adresser mes vives et sincères félicitations.



  1. Il n’est pas inutile de faire remarquer que pour un Antandroy dix est un nombre considérable.