Voyage de Chapelle et de Bachaumont


Voyage en Provence et en Languedoc


VOYAGE DE CHAPELLE ET DE BACHAUMONT

C’est en vers que je vous écris,
Messieurs les deux frères1, nourris
Aussi bien que gens de la ville ;
Aussi voit-on plus de perdrix
En dix jours chez vous qu’en dix mille
Chez les plus friands de Paris.

Vous vous attendez à l’histoire
De ce qui nous est arrivé
Depuis que, par le long pavé
Qui conduit aux rives de Loire,
Nous partîmes pour aller boire
Les eaux, dont je me suis trouvé
Assez mal, pour vous faire croire
Que les destins ont réservé
Ma guérison et cette gloire
Au remède tant éprouvé
Et par qui, de fraîche mémoire,
Un de nos amis s’est sauvé
Du bâton à pomme d’ivoire.

Vous ne serez pas frustrés de votre attente, et vous aurez, je vous assure, une assez bonne relation de nos aventures : car monsieur de Bachaumont, qui m’a surpris comme j’en commençois une mauvaise, a voulu que nous la fissions ensemble ; et j’espère qu’avec l’aide d’un si bon second, elle sera digne de vous être envoyée.

Chapelle.
Contre le serment solennel que nous avions fait, monsieur Chapelle et moi, d’être si fort unis dans le voyage, que toutes choses seroient en commun, il n’a pas laissé, par une distinction philosophique, de prétendre en pouvoir séparer ses pensées ; et, croyant y gagner, il s’étoit caché de moi pour vous écrire. Je l’ai surpris sur le fait, et je n’ai pu souffrir qu’il eût seul cet avantage. Ses vers m’ont paru d’une manière si aisée, que, m’étant imaginé qu’il étoit bien facile d’en faire de même,

Quoique malade et paresseux,
Je n’ai pu m’empêcher de mettre
Quelques uns des miens avec eux.
Ainsi le reste de la lettre
Sera l’ouvrage de tous deux.

Bien que nous ne soyons pas tout à fait assurés de quelle façon vous aurez traité notre absence, et si vous méritez le soin que nous prenons de vous écrire et de vous rendre ainsi compte de nos actions, nous ne laissons pas néanmoins de vous envoyer le récit de tout ce qui s’est passé dans notre voyage, si particulier que vous en serez assurément satisfaits. Nous ne vous ferons point souvenir de notre sortie de Paris, car vous en fûtes témoins, et peut-être même que vous trouvâtes étrange de ne voir sur nos visages que des marques d’un médiocre chagrin. Il est vrai que nous reçûmes vos embrassements avec assez de fermeté, et nous vous parûmes sans doute bien philosophes

Dans les assauts et les alarmes
Que donnent les derniers adieux ;
Mais il fallut rendre les armes
En quittant tout de bon ces lieux
Qui pour nous avoient tant de charmes ;
Et ce fut lors que de nos yeux
Vous eussiez vu couler des larmes.

Deux petits cerveaux desséchés n’en peuvent pas fournir une grande abondance, aussi furent-elles en peu de temps essuyées, et nous vîmes le Bourg-la-Reine d’un œil sec. Ce fut en ce lieu que nos pleurs cessèrent et que notre appétit commença. Mais l’air de la campagne l’avoit rendu si grand dès sa naissance, qu’il devint tout à fait pressant vers Antoni et presque insupportable à Long-Jumeau. Il nous fut impossible de passer outre sans l’apaiser auprès d’une fontaine, dont l’eau paroissoit la plus claire et la plus vive du monde.

Là deux perdrix furent tirées
D’entre les deux croûtes dorées
D’un bon pain rôti, dont le creux
Les avoit jusque là serrées,
Et d’un appétit vigoureux
Toutes deux furent dévorées
Et nous firent mal à tous deux.

Vous ne croirez pas aisément que des estomacs aussi bons que les nôtres aient eu de la peine à digérer deux perdrix froides ; voilà pourtant, en vérité, la chose comme elle est. Nous en fûmes toujours incommodés jusqu’à Saint-Euverte, où nous couchâmes, deux jours après notre départ, sans qu’il arrivât rien qui mérite de vous être mandé. Vous savez le long séjour que nous y fîmes, et vous savez encore que M. Boyer, dont tous les jours nous espérions l’arrivée, en fut la cause. Des gens qu’on oblige d’attendre et qu’on tient si long-temps en incertitude ont apparemment de méchantes heures ; mais nous trouvâmes moyen d’en avoir de bonnes dans la conversation de M. l’évêque d’Orléans2, que nous avions l’honneur de voir assez souvent, et dont l’entretien est tout à fait agréable. Ceux qui le connoissent vous auront pu dire que c’est un des plus honnêtes hommes de France, et vous en serez entièrement persuadés quand nous vous apprendrons qu’il a

L’esprit et l’âme d’un Delbéne,
C’est-à-dire, avec la bonté,
La douceur et l’honnêteté,
Cette vertu mâle et romaine
Qu’on respecte en l’antiquité.

Nos soirées se passoient le plus souvent sur les bords de la Loire, et quelquefois nos après-dinées, quand la chaleur étoit plus grande, dans les routes de la forêt qui s’étend du côté de Paris. Un jour, pendant la canicule, à l’heure que le chaud est le plus insupportable, nous fûmes bien surpris d’y voir arriver une manière de courrier assez extraordinaire,

Qui, sur une mazette outrée
Bronchant à tout moment, trottait.
D’ours sa casaque étoit fourrée,
Comme le bonnet qu’il portait ;
Et le cavalier rare étoit
Tout couvert de toile cirée,
Qui, par le soleil retirée
Et fondant, partout dégouttoit.

Ainsi l’on peint dans des tableaux
Un Icare tombant des nues,
Où l’on voit dans l’air répandues
Ses ailes de cire en lambeaux,
Par l’ardeur du soleil fondues,
Choir autour de lui dans les eaux.

La comparaison d’un homme qui tombe des nues avec un qui court la poste vous paroîtra peut-être bien hardie ; mais si vous aviez vu le tableau d’un Icare, que nous trouvâmes quelques jours après dans une hôtellerie, cette vision vous seroit venue comme à nous, ou tout au moins vous sembleroit excusable. Enfin, de quelque façon que vous la receviez, elle ne sauroit paroître plus bizarre que le fut à nos yeux la figure de ce cavalier, qui étoit par hasard notre ami d’Aubeville. Quoique notre joie fût extrême dans ce rencontre, nous n’osâmes pourtant pas nous hasarder de l’embrasser en l’état qu’il étoit. Mais, sitôt

Qu’au logis il fut retiré,
Débotté, frotté, déciré,
Et qu’il nous parut délassé,
Il fut comme il faut embrassé.

Nous écrivîmes en ce temps-là comme, après avoir attendu l’homme que vous savez inutilement, nous résolûmes enfin de partir sans lui. Il fallut avoir recours à Blavet pour notre voiture, n’en pouvant trouver de commodes à Orléans. Le jour qu’il nous devoit arriver un carrosse de Paris, nous reçûmes une lettre, au matin, de M. Boyer, par laquelle il nous assuroit qu’il viendroit dedans et que ce soir-là nous souperions ensemble. Après donc avoir donné les ordres nécessaires pour le recevoir, nous allâmes au devant de lui. À cent pas des portes parut, le long du grand chemin, une manière de coche fort délabré, tiré par quatre vilains chevaux et conduit par un vrai cocher de louage.

Un équipage en si mauvais ordre ne pouvoit être que ce que nous cherchions, et nous en fûmes assurés quand deux personnes qui étoient dedans, ayant reconnu nos livrées, firent arrêter ;

Et lors sortit avec grands ris
Un béquillard d’une portière
Basané, courbé, sec et gris,
Béquillant de même manière
Que Boyer béquille à Paris.

À cette démarche, qui n’eût cru voir M. Boyer ? Et cependant c’étoit le petit Duc avec M. Potel. Ils s’étoient tous deux servis de la commodité de ce carrosse, l’un pour aller à la maison de monsieur son frère auprès de Tours, et l’autre à quelques affaires qui l’appeloient dans le pays. Après les civilités ordinaires, nous retournâmes tous ensemble à la ville, où nous lûmes une lettre d’excuse qu’ils apportoient de la part de M. Boyer, et cette fâcheuse nouvelle nous fut depuis confirmée de bouche par ces messieurs. Il nous assurèrent que, nonobstant la fièvre qui l’avoit pris malheureusement cette nuit-là, il n’eût pas laissé de partir avec eux, comme il l’avoit promis, si son médecin, qui se trouva chez lui par hasard à quatre heures du matin, ne l’en eût empêché. Nous crûmes sans beaucoup de peine que, puisqu’il ne venoit pas après tant de serments, il étoit assurément

Fort malade et presque aux abois,
Car on peut, sans qu’on le cajole,
Dire pour la première fois
Qu’il auroit manqué de parole.

Il fallut donc se résoudre à marcher sans M. Boyer. Nous en fûmes d’abord un peu fâchés, mais, avec sa permission, en peu de temps consolés. Le souper préparé pour lui servit à régaler ceux qui vinrent a sa place, et, le lendemain, tous ensemble nous allâmes coucher à Blois. Durant le chemin la conversation fut un peu goguenarde ; aussi véritablement étions-nous avec des gens de bonne compagnie. Étant arrivés, nous ne songeâmes d’abord qu’à chercher M. Colomb. Après une si longue absence, chacun mouroit d’envie de le voir. Il étoit dans une hôtellerie avec M. le président Le Bailleul3, faisant si bien les honneurs de la ville, qu’à peine nous pût-il donner un moment pour l’embrasser. Mais le lendemain à notre aise nous renouvelâmes une amitié qui, par le peu de commerce que nous avions eu depuis trois années, sembloit avoir été interrompue. Après mille questions faites toutes ensemble, comme il arrive ordinairement dans une entrevue de fort bons amis qui ne se sont pas vus depuis long-temps, nous eûmes, quoique avec un extrême regret, curiosité d’apprendre de lui, comme de la personne la plus instruite et que nous savions avoir été le seul témoin de tout le particulier,

Ce que fit, en mourant, notre pauvre ami Blot4,
Et ses moindres discours et sa moindre pensée.
La douleur nous défend d’en dire plus d’un mot :
Il fit tout ce qu’il fit d’une âme bien sensée.

Enfin, ayant causé de beaucoup d’autres choses qu’il seroit trop long de vous dire, nous allâmes ensemble faire la révérence à son altesse royale5, et de là dîner chez lui avec monsieur et madame la présidente Le Bailleul6.

Là, d’une obligeante manière,
D’un visage ouvert et riant,
Il nous fit bonne et grande chère,
Nous donnant à son ordinaire
Tout ce que Blois a de friand.

Son couvert étoit le plus propre du monde ; il ne souffroit pas sur sa nappe une seule miette de pain. Des verres bien rincés, de toutes sortes de figures, brilloient sans nombre sur son buffet, et la glace étoit tout autour en abondance.

En ce lieu seul nous bûmes frais,
Car il a trouvé des merveilles
Sur la glace et sur les baquets,
Et pour empêcher les bouteilles
D’être à la merci des laquais.

Sa salle étoit parée pour le ballet du soir, toutes les belles de la ville priées, tous les violons de la province assemblés, et tout cela se faisoit pour divertir madame Le Bailleul.

Et cette belle présidente
Nous parut si bien ce jour-là,
Qu’elle en devoit être contente.
Assurément elle effaça
Tant de beautés qu’à Blois on vante.

Ni la bonne compagnie, ni les divertissements qui se préparoient, ne purent nous empêcher de partir incontinent après le dîner. Amboise devoit être notre couchée ; et, comme il étoit déjà tard, nous n’eûmes que le temps qu’il falloit pour y pouvoir arriver. La soirée se passa fort mélancoliquement dans le déplaisir de n’avoir plus à voyager sur la levée et sur les rives de cette agréable rivière7,

Qui, par le milieu de la France,
Entre les plus heureux coteaux
Laisse en paix répandre ses eaux,
Et porte partout l’abondance
Dans cent villes et cent châteaux,
Qu’elle embellit de sa présence.

Depuis Amboise jusqu’à Fontallade, nous vous épargnerons la peine de lire les incommodités de quatre méchants gîtes, et à nous le chagrin d’un si fâcheux ressouvenir. Vous saurez seulement que la joie de M. de Lussans8 ne parut pas petite de voir arriver chez lui des personnes qu’il aimoit si tendrement. Mais, nonobstant la beauté de sa maison et sa grande chère, il n’aura que les cinq vers que vous avez déjà vus :

Ni les pays où croît l’encens,
Ni ceux d’où vient la cassonade,
Ne sont point pour charmer les sens
Ce qu’est l’aimable Fontallade
Du tendre et commode Lussans.

Il ne se contenta pas de nous avoir si bien reçus chez lui, il voulut encore nous tenir compagnie jusqu’à Blaye. Nous nous détournâmes un peu de notre chemin pour aller rendre tous ensemble nos devoirs à M. le marquis de Jonzac, son beau-frère9. Un compliment de part et d’autre décida la visite, et de tous10 les offres qu’il nous fit, nous n’acceptâmes que des perdreaux et du pain tendre. Cette provision nous fut assez nécessaire, comme vous allez voir :

Car entre Blayes et Jonzac
On ne trouve que Croupignac.
Le Croupignac est très funeste :
Car le Croupignac est un lieu
Où six mourants faisoient le reste
De cinq ou six cents que la peste
Avoit envoyés devant Dieu ;
Et ces six mourants s’étoient mis
Tous six dans un même logis.
Un septième, soi-disant prêtre,
Plus pestiféré que les six,
Les confessoit par la fenêtre,
De peur, disoit-il, d’être pris
D’un mal si fâcheux et si traître.

Ce lieu si dangereux et si misérable fut traversé brusquement ; et, n’espérant pas trouver de village, il fallut se résoudre à manger sur l’herbe, où les perdreaux et le pain tendre de M. de Jonzac furent d’un grand secours. Ensuite d’un repas si cavalier, continuant notre chemin, nous arrivâmes à Blaye, mais si tard, et le lendemain nous en partîmes si matin, qu’il nous fut impossible d’en remarquer la situation qu’à la clarté des étoiles. Le montant, qui commençoit de très bonne heure, nous obligeoit à cette diligence. Après donc avoir dit mille adieux à Lussans11 et reçu mille baisers de lui, nous nous embarquâmes dans une petite chaloupe et voguâmes long-temps avant le jour.

Mais, sitôt que par son flambeau
La lumière nous fut rendue,
Rien ne s’offrit à notre vue
Que le ciel et notre bateau,
Tout seul dans la vaste étendue
D’une affreuse campagne d’eau.

La Garonne est effectivement si large depuis qu’au Bec des Landes d’Ambez elle est jointe avec la Dordogne, qu’elle ressemble tout à fait à la mer ; et ses marées montent avec tant d’impétuosité, qu’en moins de quatre heures nous fîmes le trajet ordinaire,

Et vîmes au milieu des eaux
Devant nous paroître Bordeaux,
Dont le port en croissant resserre
Plus de barques et de vaisseaux
Qu’aucun autre port de la terre.

Sans mentir, la rivière en étoit alors si couverte, que notre felouque eût bien de la peine à trouver une place pour aborder. La foire, qui se devoit tenir dans peu de jours, avoit attiré cette grande quantité de navires et de marchands, quasi de toutes les nations, pour charger les vins de ce pays :

Car ce fâcheux et rude port
En cette saison a la gloire
De donner tous les ans à boire
Presque à tous les peuples du nord.

Ces marchands emportent de là tous les ans une effroyable quantité de vins, mais ils n’emportent pas les meilleurs. On les traite d’Allemands, et nous apprîmes qu’il étoit défendu non seulement de leur en vendre pour l’enlever, mais encore de leur en laisser boire dans les cabarets. Après être descendus sur la grève et avoir admiré quelque temps la situation de cette ville, nous nous retirâmes au Chapeau-Rouge, où M. Talleman nous vint prendre aussitôt qu’il sut notre arrivée. Depuis ce moment, nous ne nous retirâmes dans notre logis, pendant notre séjour à Bordeaux, que pour y coucher. Les journées toutes entières se passoient le plus agréablement du monde chez M. l’intendant : car les plus honnêtes gens de la ville n’ont pas d’autre réduit que sa maison. Il n’y a point d’homme dans le parlement qui ne soit ravi d’être de ses amis. Il a trouvé même que la plupart étoient ses cousins ; et on le croiroit plutôt le premier président de la province que l’intendant. Enfin, il est toujours le même que vous l’avez vu, hormis que sa dépense est plus grande. Mais, pour madame l’intendante, nous vous dirons en secret qu’elle est tout à fait changée.

Quoique sa beauté soit extrême,
Qu’elle ait toujours ce grand œil bleu
Plein de douceur et plein de feu,
Elle n’est pourtant plus la même :
Car nous avons appris qu’elle aime,
Et qu’elle aime bien fort le jeu.

Elle, qui ne connoissoit pas autrefois les cartes, passe maintenant les nuits au lansquenet. Toutes les femmes de la ville sont devenues joueuses pour lui plaire ; elles viennent régulièrement chez elle pour la divertir, et qui veut voir une belle assemblée n’a qu’à lui rendre visite. Mademoiselle Du Pin se trouve toujours là bien à-propos pour entretenir ceux qui n’aiment point le jeu. En vérité, sa conversation est si fine et si spirituelle, que ce ne sont point les plus mal partagés. C’est là que messieurs les Gascons apprennent le bel air et la belle façon de parler ;

Mais cette agréable Du Pin,
Qui dans sa manière est unique,
A l’esprit méchant et bien fin,
Et, si jamais Gascon s’en pique,
Gascon fera mauvaise fin.

Au reste, sans faire ici les goguenards sur messieurs les Gascons, puisque Gascons y a, nous commencions nous-mêmes à courir quelque risque ; et notre retraite un peu précipitée ne fut pas mal à propos. Voyez pourtant quel malheur ! Nous nous sauvons de Bordeaux pour donner deux jours après dans Agen ;

Agen, cette ville fameuse,
De tant de belles le séjour,
Si fatale et si dangereuse
Aux cœurs sensibles à l’amour.

Dès qu’on en approche l’entrée,
On doit bien prendre garde à soi :
Car tel y va de bonne foi
Pour n’y passer qu’une journée
Qui s’y sent par je ne sais quoi
Arrêté pour plus d’une année.

Un nombre infini de personnes y ont meme passé le reste de leur vie, sans en pouvoir sortir. Le fabuleux palais d’Armide ne fut jamais si redoutable. Nous y trouvâmes M. de Saint-Luc12 arrêté depuis six mois, Nort depuis quatre années, et d’Ortis depuis six semaines, et ce fut lui qui nous instruisit de toutes ces choses, et qui voulut absolument nous faire connoitre les enchanteresses de ce lieu. Il pria donc toutes les belles de la ville à souper, et tout ce qui se passa dans ce magnifique repas nous fit bien connoître que nous étions dans un pays enchanté. En vérité, ces dames ont tant de beauté, qu’elles nous surprirent dans leur premier abord, et tant d’esprit, qu’elles nous gagnèrent dès la première conversation. Il est impossible de les voir et de conserver sa liberté, et c’est la destinée de tous ceux qui passent en ce lieu-là, s’ils ont la permission d’en sortir, d’y laisser au moins leur cœur pour otage d’un prompt retour.

Ainsi donc qu’avoient fait les autres,
Il fallut y laisser les nôtres.
Là tous deux ils nous furent pris ;
Mais, n’en déplaise à tant de belles,
Ce fut par l’aimable d’Ortis.
Aussi nous traita-t-il mieux qu’elles.

Cela ne se fit assurément que sous leur bon plaisir. Elles ne lui envièrent point cette conquête, et, nous jugeant apparemment très infirmes, elles ne daignèrent pas employer le moindre de leurs charmes pour nous retenir. Aussi, le lendemain de grand matin, trouvâmes-nous les portes ouvertes et les chemins libres ; de sorte que rien ne nous empêcha de gagner Encausse sur les coureurs que M. de Chemeraut nous avoit promis, et qui nous attendoient depuis un mois à Agen. C’est de ce véritable ami qu’on peut assurer

Et dire, sans qu’on le cajole,
Qu’il sait bien tenir sa parole.

Encausse est un lieu dont nous ne vous entretiendrons guère, car, excepté ses eaux, qui sont admirables pour l’estomac, rien d’agréable ne s’y rencontre. Il est au pied des Pyrénées, éloigné de tout commerce, et l’on n’y peut avoir autre divertissement que celui de voir revenir sa santé. Un petit ruisseau, qui serpente à vingt pas du village, entre des saules et des prés les plus verts qu’on puisse s’imaginer, étoit toute notre consolation. Nous allions tous les matins prendre nos eaux en ce bel endroit, et les après-dînées nous y promener. Un jour que nous étions sur les bords, assis sur l’herbe, et que, nous ressouvenant des hautes marées de la Garonne, dont nous avions la mémoire encore assez fraîche, nous examinions les raisons que donnent Descartes et Gassendi du flux et reflux, sortit tout d’un coup d’entre les roseaux les plus proches un homme qui nous avoit apparemment écoutés. C’était

Un vieillard tout blanc, pâle et sec,
Dont la barbe et la chevelure
Pendoient plus bas que la ceinture :
Ainsi l’on peint Melchisedec,

Ou plutôt telle est la figure
D’un certain vieux évêque grec
Qui, faisant le salamélec,
Dit à tous la bonne aventure :

Car il portoit un chapiteau
Comme un couvercle de lessive,
Mais d’une grandeur excessive,
Qui lui tenoit lieu de chapeau.

Et ce chapeau, dont les grands bords
Alloient tombant sur ses épaules,
Étoit fait de branches de saules
Et couvroit presque tout son corps.

Son habit, de couleur verdâtre,
Étoit d’un tissu de roseaux ;
Le tout couvert de gros morceaux
D’un cristal épais et bleuâtre.

À cette apparition, la peur nous fit faire deux signes de croix et trois pas en arrière ; mais la curiosité prévalut sur la crainte, et nous résolûmes, bien qu’avec quelques petits battements de cœur, d’attendre le vieillard extraordinaire, dont l’abord fut tout à fait gracieux, et qui nous parla fort civilement de cette sorte :

Messieurs, je ne suis point surpris
Que de ma rencontre imprévue
Vous ayez un peu l’âme émue ;
Mais, lorsque vous aurez appris
En quel rang les destins ont mis
Ma naissance à vous inconnue,
Et le sujet de ma venue,
Vous rassurerez vos esprits.

Je suis le Dieu de ce ruisseau,
Qui, d’une urne jamais tarie
Penchée au pied de ce coteau,
Prends le soin dans cette prairie
De verser incessamment l’eau
Qui la rend si verte et fleurie.

Depuis huit jours, matin et soir,
Vous me venez réglément voir
Sans croire me rendre visite.
Ce n’est pas que je ne mérite
Que l’on me rende ce devoir :

Car enfin j’ai cet avantage
Qu’un canal si clair et si net
Est le lieu de mon apanage.
Dans la Gascogne un tel partage
Est bien joli pour un cadet.

Aussi l’avez-vous trouvé tel,
Louant mes bords et leur verdure ;
Ce qui me plaît, je vous assure,
Plus qu’une offrande ou qu’un autel ;
Et tout à l’heure, je le jure,
Vous en serez, foi d’immortel,
Récompensés avec usure.

Dans ce petit vallon champêtre
Soyez donc les très bien venus.
Chacun de vous y sera maître.
Et, puisque vous voulez connoître
Les causes du flux et reflux,
Je vous instruirai là dessus,
Et vous ferai bientôt paroître
Que les raisonnements cornus
De tout temps sont les attributs.
De la faiblesse de votre être ;

Car tous les dits et les redits
De ces vieux rêveurs que jadis
On crut avoir tant de lumières
Ne sont que contes d’Amadis.
Même dans vos sectes dernières
Les Descartes, les Gassendis,
Quoiqu’en différentes manières,
Et plus heureux et plus hardis
À fouiller les causes premières,
N’ont jamais traité ces matières
Que comme de vrais étourdis.

Moi, qui sais le fin de ceci
Comme étant chose qui m’importe,
Pour vous mon amour est si, forte
Qu’après en avoir éclairci
Votre esprit de si bonne sorte
Qu’il n’en soit jamais en souci,
Je veux que la docte Cohorte
Vous en doive le grand merci.

Il nous prit lors tous deux par la main et nous fit asseoir sur le gazon à ses côtés. Nous nous regardions assez souvent sans rien dire, fort étonnés de nous voir en conversation avec un Fleuve ; mais tout d'un coup

Il se moucha, cracha, toussa,
Puis en ces mots il commença :

Lorsque l’Onde en partage échut
Au frère du grand Dieu qui tonne,
L’avènement à la couronne
De ce nouveau monarque fut
Publié partout, et fallut
Que chaque Dieu Fleuve en personne
Allât lui porter son tribut.
Dans ce rencontre la Garonne
Entre tous les autres parut,
Mais si brusque et si fanfaronne,
Que sa démarche lui déplut ;
Et le puissant Dieu résolut
De châtier cette Gasconne
Par quelque signalé rebut.

De fait, il en fit peu de cas ;
Quand elle lui vint rendre hommage,
Il se renfrogna le visage
Et la traita du haut en bas.

Mais elle, au lieu de s’abaisser,
Ayant pris soin de ramasser,
Avec la puissante Dordogne,
Mille autres fleuves de Gascogne,
Sembla le vouloir offenser.

Car, d’une orgueilleuse manière,
Deux fois Neptune elle pressa,
Qui, comme il a l’humeur altière,
Amèrement s’en courrouça,
Et, d’une mine froide et fière,
Deux fois si loin la repoussa,
Que cette insolente rivière
Toutes les deux fois rebroussa
Plus de six heures en arrière.
Bien qu’au vrai cette téméraire
Se fût attiré sur les bras
Un peu follement cette affaire,
Les grands Fleuves ne crurent pas
Devoir en un tel embarras
Se séparer de leur confrère,
Ni l’abandonner ; au contraire,
Ils en murmurèrent tout bas,
Accusant le roi trop sévère.

Mais lui, branlant ses cheveux blancs,
Tout dégouttants de l’onde amère :
« Taisez-vous, dit-il, insolents,
Ou vous saurez en peu de temps
Ce que peut Neptune en colère. »

Sur-le-champ, au lieu de se taire,
Plus haut encore on murmura.
Le Dieu lors en furie entra,
Son Trident par trois fois serra
Et trois fois par le Styx jura :
« Quoi donc ! ici l’on osera
Dire13 hardiment ce qu’on voudra !
Chaque petit Dieu glosera
Sur ce que Neptune fera !
Per Dio, questo non sara ;
Chacun d’eux s’en repentira,
Et pareil traitement aura :
Car deux fois par jour on verra
Qu’à sa source il retournera,
Et deux fois mon courroux fuira ;
Mais plus loin que pas un ira
Celui qui pour son malheur a
Causé tout ce désordre-là ;
Et cet exemple durera
Tant que Neptune régnera. »

À ce Dieu du moite élément
Les rebelles lors se soumirent ;
Et, quoique grondant, obéirent
Par force à ce commandement.

Voilà ce qu’on n’a jamais su,
Et ce que tout le monde admire.
Aussi nous avions résolu,
Pour notre honneur, de n’en rien dire ;
Mais, aujourd’hui, vous m’avez plu
Si fort, que je n’ai jamais pu
M’empêcher de vous en instruire.

Il n’eut pas achevé ces mots qu’il s’écoula d’entre nous deux, mais si vite qu’il étoit à vingt pas de nous devant que nous nous en fussions aperçus. Nous le suivîmes le plus légèrement que nous pûmes, et, voyant qu’il étoit impossible de l’attraper, nous lui criâmes plusieurs fois :

Hé ! Monsieur le Fleuve, arrêtez,
Ne vous en allez pas si vite.
Hé ! de grâce, un mot, écoutez !
Mais il se remit dans son gîte,

et rentra dans ces mêmes roseaux dont nous l’avions vu sortir. Nous allâmes en vain jusqu’à cet endroit : car le bonhomme étoit déjà tout fondu en eau quand nous arrivâmes, et sa voix n’étoit plus

Qu’un murmure agréable et doux ;
Mais cet agréable murmure
N’est entendu que des cailloux.
Il ne le put être de nous ;
Et certes, sans vous faire injure,
Il ne l’eût pas été de vous.

Après l’avoir appelé plusieurs fois inutilement, enfin la nuit nous obligea de retourner en notre logis, où nous fîmes mille réflexions sur cette aventure. Notre esprit n’étoit pas entièrement satisfait de cet éclaircissement, et nous ne pouvions concevoir pourquoi, dans une sédition où tous les Fleuves avoient trempé, il n’y en avoit eu qu’une partie de châtiés. Nous revînmes plusieurs fois en ce même lieu, tant que nous demeurâmes à Encausse, pour y conjurer cet honnête Fleuve de nous vouloir donner à ce sujet un quart d’heure de conversation ; mais il ne parut plus, et, nos eaux étant prises, le temps vint enfin de s’en aller.

Un carrosse que M. le sénéchal d’Armagnac avoit envoyé nous mena bien à notre aise chez lui à Castille, où nous fûmes reçus avec tant de joie, qu’il étoit aisé de juger que nos visages n’étoient point désagréables au maître de la maison.

C’est chez cet illustre Fontrailles,
Où les tourtres14, les ortolans,
Les perdrix rouges et les cailles,
Et mille autres vols succulents,
Nous firent horreur des mangeailles
Dont Carbon et tant de canailles
Vous affrontent depuis vingt ans.

Vous autres casaniers, qui ne connoissez que la Vallée de Misère et vos rôtisseurs de Paris, vous ne savez ce que c’est que la bonne chère. Si vous vous y connoissez et si vous l’aimez, comme vous dites,

Soyez donc assez braves gens
Pour quitter enfin vos murailles ;
Et, si vous êtes de bon sens,
Allez et courez chez Fontrailles15
Vous gorger de mets excellents.

Vous y serez bien reçus assurément, et vous le trouverez toujours le même. Sans plus s’embarrasser des affaires du monde, il se divertit à faire achever sa maison, qui sera parfaitement belle. Les honnêtes gens de sa province en savent fort bien le chemin ; mais les autres ne l’ont jamais pu trouver. Après nous y être empiffrés quatre jours avec M. le président de Marmiesse, qui prit la peine de s’y rendre aussitôt qu’il fut informé de notre arrivée, nous allâmes tous ensemble à Toulouse descendre chez l’abbé de Beauregard, qui nous attendoit, et qui nous donna un de ces repas qu’on ne peut faire qu’à Toulouse. Le lendemain, M. le président de Marmiesse nous voulut faire voir dans un dîner jusqu’où peut aller la splendeur et la magnificence, ou, avec sa permission, la profusion et la prodigalité. Le festin du Menteur16 n’étoit rien en comparaison ; et c’est ici qu’il faut redoubler nos efforts, pour vous en faire une description magnifique.

Toi qui présides aux repas,
Ô muse, sois-nous favorable ;
Décris avec nous tous les plats
Qui parurent sur cette table.

Pour notre honneur et pour ta gloire,
Fais qu’aucun de tous ces grands mets
Ne s’échappe à notre mémoire,
Et fais qu’on en parle à jamais.

Mais comme notre esprit s’abuse
De s’imaginer qu’aux festins
Puisse présider une muse,
Et qu’elle se connoisse en vins !

Non, non ; les doctes demoiselles
N’eurent jamais un bon morceau ;
Et ces vieilles sempiternelles
Ne burent jamais que de l’eau.

À qui donc adresser ses vœux
En des occasions pareilles ?
Est-ce à Come ? Est-ce au dieu des treilles ?
Ou bien seroit-ce à tous les deux ?

Mais, pour rimer, Bacchus et Come
Sont des Dieux de peu de secours ;
Et jamais, de mémoire d’homme,
On ne leur fit un tel discours.

Tout nous manque au besoin, et de notre chef nous n’oserions entreprendre une si grande affaire. Il faut donc nous contenter de vous dire que jamais on ne vit rien de si splendide, et nous eussions cru Toulouse, ce lieu si renommé pour la bonne chère, épuisé pour jamais de toute sorte de gibier, si l’un de vos amis et des nôtres ne nous eût encore le lendemain, dans un dîner, fait admirer cette ville comme un prodige pour la quantité de bonnes choses qu’elle fournit. Vous devinerez aisément son nom quand nous vous dirons

Que c’est un de ces beaux-esprits
Dont Toulouse fut l’origine.
C’est le seul Gascon qui n’a pris
Ni l’air ni l’accent du pays,
Et l’on jugeroit à sa mine
Qu’il n’a jamais quitté Paris.

Enfin c’est l’agréable M. d’Osneville, dont l’air et l’esprit n’ont rien que d’un homme qui n’auroit jamais bougé de la cour.

Vous saurez qu’il est marié
Environ depuis une année,
Et qu’il est tout-à-fait lié
Du sacré lien d’Hyménée.

Lié tout-à-fait, c’est-à-dire
Qu’il est lié tout-à-fait bien,
Et qu’il ne lui manque plus rien,
Et qu’il a tout ce qu’il désire.

L’épouse est bien apparentée,
Et bien apparenté l’époux ;
Elle est jeune, riche, espritée,
Il est jeune, riche, esprit doux.

Avec lui et dans son carrosse nous quittâmes Toulouse pour aller à Grouille, où M. le comte d’Aubijoux17 nous reçut très civilement. Nous le trouvâmes dans un petit palais qu’il a fait bâtir au milieu de ses jardins entre des fontaines et des bois, et qui n’est composé que de trois chambres, mais bien peintes et tout à fait appropriées. Il a destiné ce lieu pour se retirer en particulier avec deux ou trois de ses amis, ou, quand il est seul, s’entretenir avec ses livres, pour ne pas dire avec sa maîtresse.

Malgré l’injustice des Cours,
Dans cet agréable hermitage
Il coule doucement ses jours
Et vit en véritable sage.

De vous dire qu’il tenait une fort bonne table et bien servie, ce ne seroit vous apprendre rien de nouveau ; mais peut-être serez-vous surpris de savoir que, faisant si grande chère, il ne vivoit que d’une croûte de pain par jour. Aussi son visage étoit-il d’un homme mourant. Bien que son parc fût très grand et qu’il eût mille endroits, tous plus beaux les uns que les autres, pour se promener, nous passions les journées entières dans une petite île plantée et tenue aussi propre qu’un jardin, et dans laquelle on trouve, comme par miracle, une fontaine qui jaillit et va mouiller le haut d’un berceau de grands cyprès qui l’environnent18.

Sous ce berceau qu’Amour exprès
Fit pour toucher quelque inhumaine,
L’un de nous deux, un jour au frais
Assis près de cette fontaine,
Le cœur percé de mille traits,
D’une main qu’il portoit à peine
Grava ces vers sur un cyprès :

Hélas ! que l’on seroit heureux
Dans ce beau lieu digne d’envie,
Si, toujours aimé de Silvie,
L’on pouvoit, toujours amoureux,
Avec elle passer la vie !

Vous connoîtrez par là que, dans notre voyage, nous ne songions pas toujours à faire bonne chère, et que nous avions quelquefois des moments assez tendres. Au reste, quoique Grouille ait tant de charmes, M. d’Aubijoux ne nous put retenir que trois jours, après lesquels il nous donna son carrosse pour aller à Castres prendre celui de M. de Pénautier, qui nous mena chez lui à Pénautier, à une lieue de Carcassonne. Vos santés y furent bues mille fois avec le cher ami Balzant, qui ne nous quitta pas un moment. La comédie fut aussi un de nos divertissements assez grand, parceque la troupe n’étoit pas mauvaise et qu’on y voyoit toutes les dames de Carcassonne. Quand nous en partîmes, M. de Pénautier, qui sans doute est un des plus honnêtes hommes du monde, voulut absolument que nous prissions encore son carrosse pour aller à Narbonne, quoiqu’il y eût une grande journée. Le temps étoit si beau que nous espérions, le lendemain, sur nos chevaux frais et qui suivoient en main depuis Encausse, aller coucher près de Montpellier. Mais, par malheur,

Dans cette vilaine Narbonne
Toujours il pleut, toujours il tonne.
Toute la nuit doncques il plut,
Et tant d’eau cette nuit il chut,
Que la campagne submergée
Tint deux jours la ville assiégée.

Que cela ne vous surprenne point ! Quand il pleut six heures en cette ville, comme c’est toujours par orage et qu’elle est située dans un fond tout environné de montagnes, en peu de temps les eaux se ramassent en si grande abondance, qu’il est impossible d’en sortir sans courir risque de se noyer. Nous voulûmes pourtant le hasarder ; mais l’accident d’un laquais emporté par une ravine, et qui sans doute étoit perdu si son cheval ne l’eût sauvé à la nage, nous fit rentrer bien vite pour attendre que les passages fussent libres. Des messieurs que nous trouvâmes se promenant dans la grande place, et qui nous parurent être des principaux du pays, ayant appris notre aventure, crurent qu’il étoit de leur honneur de ne nous laisser pas ennuyer. Ils nous voulurent donc faire voir les raretés de leur ville, et nous menèrent d’abord dans l’église cathédrale, qu’ils prétendoient être un chef-d’œuvre pour la hauteur et pour la largeur de ses voûtes ; mais nous ne saurions pas bien vous dire au vrai

Si l’architecte qui la fit
La fit ronde, ovale ou carrée,
Et moins encor s’il la bâtit
Haute, basse, large ou serrée :

Car, arrivés en ce saint lieu,
Nous n’eûmes jamais autre envie
Que de faire des vœux à Dieu
De n’y rentrer de notre vie.

Ce qu’on y montre encor de rare
Est un vieux et sombre tableau
Où l’on voit sortir un Lazare
À demi mort de son tombeau.

Mais le peintre l’a si bien fait
Pâle, hideux, noir, effroyable,
Qu’il semble bien moins le portrait
Du bon Lazare que du diable19.

Ces messieurs ne furent pas contents de nous avoir fait voir ces deux merveilles. Ils eurent encore la bonté, pour nous régaler tout à fait, de nous présenter à deux ou trois de leurs plus polies demoiselles, qui tomboient en vérité de la vérole. Voilà tous les divertissements que nous eûmes à Narbonne. Voyez par là si deux jours que nous y demeurâmes se passèrent agréablement. Toi, qui nous as si bien divertis,

Digne objet de notre courroux,
Vieille ville toute de fange,
Qui n’es que ruisseaux et qu’égouts,
Pourrois-tu prétendre de nous
Le moindre vers à ta louange ?

Va, tu n’es qu’un quartier d’hiver
De quinze ou vingt malheureux drilles,
Où l’on peut à peine trouver
Deux ou trois misérables filles
Aussi mal saines que ton air.

Va, tu n’eus jamais rien de beau,
Rien qui mérite qu’on le prise,
Bien peu de chose est ton tableau,
Et bien moins que rien ton église.

L’apostrophe est un peu violente, ou l’imprécation un peu forte ; mais nous passâmes dans cette étrange demeure deux journées avec tant de chagrin, qu’elle en est quitte à bon marché. Enfin, les eaux s’écoulèrent, et, nos chevaux n’en ayant plus que jusqu’aux sangles, il nous fut permis de sortir. Après avoir marché trois ou quatre lieues dans les plaines toutes noyées, et passé sur de méchantes planches un torrent qui s’étoit fait de l’égout des eaux, large comme une rivière, Béziers, cette ville si propre et si bien située, nous fit voir un pays aussi beau que celui que nous venions de quitter étoit désagréable. Le lendemain, ayant traversé les Landes de Saint-Hubert et goûté les bons muscats de Loupian, nous vîmes Montpellier se présenter à nous, environné de ces plantades et de ces blanquètes que vous connoissez. Nous y abordâmes à travers mille boules de mail : car on joue là le long des chemins à la chicane. Dans la grande rue des parfumeurs, par où l’on entre d’abord, l’on croit être dans la boutique de Martial20, et cependant,

Bien que de cette belle ville
Viennent les meilleures senteurs,
Son terroir, en muscats fertile,
Ne lui produit jamais de fleurs.

Cette rue si parfumée conduit dans une grande place, où sont les meilleures hôtelleries. Mais nous fûmes bientôt épouvantés

De rencontrer en cette place
Un grand concours de populace.
Chacun y nommoit d’Assouci.
Il sera brûlé, Dieu merci,
Disoit une vieille bagasse.
Dieu veuille qu’autant on en fasse
À tous ceux qui vivent ainsi !

La curiosité de savoir ce que c’étoit nous fit avancer plus avant. Tout le bas étoit plein de peuple, et les fenêtres remplies de personnes de qualité. Nous y connûmes un des principaux de la ville, qui nous fit entrer aussitôt dans le logis. Dans la chambre où il étoit, nous apprîmes qu’effectivement on alloit brûler d’Assouci pour un crime qui est en abomination parmi les femmes. Dans cette même chambre nous trouvâmes grand nombre de dames, qu’on nous dit être les plus polies, les plus qualifiées et les plus spirituelles de la ville, quoique pourtant elles ne fussent ni trop belles, ni trop bien mises. À leurs petites mignardises, leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous crûmes bientôt que c’étoit une assemblée des précieuses de Montpellier. Mais, bien qu’elles fissent de nouveaux efforts à cause de nous, elles ne paroissoient que des précieuses de campagne, et n’imitaient que faiblement les nôtres de Paris. Elles se mirent exprès sur le chapitre des beaux esprits, afin de nous faire voir ce qu’elles valoient par le commerce qu’elles ont avec eux. Il se commença donc une conversation assez plaisante.

Les unes disoient que Ménage
Avoit l’air et l’esprit galant ;
Que Chapelain n’étoit pas sage ;
Que Costar n’étoit pas pédant.

Les autres croyoient Monsieur de Scudéri

Un homme de fort bonne mine,
Vaillant, riche et toujours bien mis,
Sa sœur une beauté divine,
Et Pélisson un Adonis.

Elles en nommèrent encore une très grande quantité, dont il ne nous souvient plus. Après avoir bien parlé des beaux esprits, il fut question de juger de leurs ouvrages. Dans l’Alaric21 et dans le Moïse22, on ne loua que le jugement et la conduite, et dans la Pucelle rien du tout. Dans Sarrasin, on n’estima que la lettre de M. de Ménage, et la préface de M. Pélisson fut traitée de ridicule. Voiture même passa pour un homme grossier. Quant aux romans, Cassandre23 fut estimé pour la délicatesse de la conversation, Cyrus et Clélie24 pour la magnificence de l’expression et la grandeur des événements. Mille autres choses se débitèrent encore plus surprenantes que tout cela. Puis insensiblement la conversation tomba sur d’Assouci25, parcequ’il leur sembla que l’heure de l’exécution approchoit. Une de ces dames prit la parole, et, s’adressant à celle qui nous avoit paru la principale et la maîtresse précieuse :

Ma Bonne, est-ce celui qu’on dit
Avoir autrefois tant écrit,
Même composé quelque chose
En vers sur la Métamorphose26 ?
Il faut donc qu’il soit bel esprit ?

Aussi l’est-il, et l’un des vrais,
Reprit l’autre, et des premiers faits.
Ses lettres lui furent scellées
Dès leurs premières assemblées.
J’ai la liste de ces Messieurs ;
Son nom est en tête des leurs27.

Puis, d’une mine serieuse,
Avec certain air affecté,
Penchant sa tête de côté,
Et de ce ton de précieuse,
Lui dit : Ma chère, en vérité,

C’est dommage que dans Paris
Ces messieurs de l’Académie,
Tous ces messieurs les beaux esprits,
Soient sujets à telle infamie.

L’envie de rire nous prit alors si furieusement, qu’ils nous fallut quitter la chambre et le logis, pour en aller éclater à notre aise dans l’hôtellerie. Nous eûmes toutes les peines du monde à passer dans les rues, à cause de l’affluence du peuple.

Là d’hommes on voyoit fort peu ;
Cent mille femmes animées,
Toutes de colère enflammées,
Accouroient en foule en ce lieu
Avec des torches allumées.

Elles écumoient toutes de rage, et jamais on n’a rien vu de si terrible. Les unes disoient que c’étoit trop peu de le brûler ; les autres, qu’il falloit l’écorcher vif auparavant, et toutes, que, si la justice le leur vouloit livrer, elles inventeroient de nouveaux supplices pour le tourmenter. Enfin,

L’on aurait dit, à voir ainsi
Ces Bacchantes échevelées,
Qu’au moins ce monsieur d’Assouci
Les auroit toutes violées.

Et cependant il ne leur avoit jamais rien fait. Nous gagnâmes avec bien de la peine notre logis, où nous apprîmes, en arrivant, qu’un homme de condition avoit fait sauver ce malheureux, et quelque temps après on vint nous dire que toute la ville étoit en rumeur, que les femmes y faisoient une sédition, et qu’elles avoient déjà déchiré deux ou trois personnes, pour être seulement soupçonnées de connoître d’Assouci. Cela nous fit une très grande frayeur ;

Et, de peur d’être pris aussi
Pour amis du sieur d’Assouci,
Ce fut à nous de faire gille.
Nous fûmes donc assez prudents
Pour quitter d’abord cette ville,
Et cela fut d’assez bon sens.

Nous nous sauvons donc comme des criminels par une porte écartée, et prenons le chemin de Massillargues28, espérant d’y pouvoir arriver avant la nuit. À une demi-lieue de Montpellier, nous rencontrâmes notre d’Assouci avec un petit page assez joli qui le suivoit. En deux mots il nous conta ses disgrâces ; aussi n’avions-nous pas le loisir d’écouter un long discours, ni de le faire. Chacun donc alla de son côté, lui fort vite, quoiqu’à pied, et nous doucement, à cause que nos chevaux étaient fatigués. Nous arrivâmes devant la nuit chez M. de Cauvisson, qui pensa mourir de rire de notre aventure. Il prit le soin, par sa bonne chère et par ses bons lits, de nous faire bientôt oublier ces fatigues. Nous ne pûmes, étant si proche de Nîmes, refuser à notre curiosité de nous détourner pour aller voir

Ces grands et fameux bâtiments
Du Pont du Gard et des Arènes,
Qui nous restent pour monuments
Des magnificences romaines.

Ils sont plus entiers et plus sains
Que tant d’autres restes si rares,
Echappés aux brutales mains
De ce déluge de Barbares
Qui furent le fleau29 des humains.

Fort satisfaits du Languedoc, nous primes assez vite la route de Provence, par cette grande prairie de Beaucaire, si célèbre pour sa foire, et le même jour nous vîmes de bonne heure

Paroître sur les bords du Rhône
Ces murs pleins d’illustres bourgeois,
Glorieux d’avoir autrefois
Eu chez eux la Cour et le Trône
De trois ou quatre puissants rois.

On y aborde par

Cette heureuse et fertile plaine
Qui doit son nom à la vertu
Du grand et fameux capitaine30
Par qui le fier Danois battu
Reconnut la grandeur romaine.

Nous vîmes, pour vous parler un peu moins poétiquement, cette belle et célèbre ville d’Arles, qui par son pont de bateaux nous fit passer de Languedoc en Provence. C’est assurément la plus belle porte. La situation admirable de ce lieu y a presque attiré toute la noblesse du pays, et les dames y sont propres, galantes et jolies, mais si couvertes de mouches, qu’elles en paroissent un peu coquettes. Nous les vîmes toutes au cours, où nous fûmes, faisant fort bien leur devoir avec quantité de messieurs assez bien faits. Elles nous donnèrent lieu de les accoster, quoique inconnus ; et, sans vanité, nous pouvons dire qu’en deux heures de conversation nous avançâmes assez nos affaires, et que nous fîmes peut-être quelques jaloux. Le soir, on nous pria d’une assemblée, où l’on nous traita plus favorablement encore. Mais avec tout cela ces belles ne purent obtenir de nous qu’une nuit, et le lendemain nous en partîmes, et traversâmes avec bien de la peine

La vaste et pierreuse campagne
Couverte encor de ces cailloux
Qu’un prince, revenant d’Espagne,
Y fit pleuvoir dans son courroux31.

C’est une grande plaine toute couverte de cailloux effectivement jusqu’à Salon, petite ville, et qui n’a point d’autre rareté que le tombeau de Nostradamus32. Nous y couchâmes et nous n’y dormîmes pas un moment, à cause des hauts cris d’une comédienne, qui s’avisa d’accoucher cette nuit, proche de notre chambre, de deux petits comédiens. Un tel vacarme nous fit monter à cheval de bon matin, et cette diligence servit à nous faire considérer plus à notre aise, en arrivant à Marseille, cette multitude de maisons qu’ils appellent bastides, dont toute la campagne voisine est couverte. Le grand nombre en est plus surprenant que la beauté, car elles sont toutes fort petites et fort vilaines. Vous avez tant ouï parler de Marseille, que de vous en entretenir présentement, ce seroit répéter les mêmes choses et peut-être vous ennuyer.

Tout le monde sait que Marseille
Est riche, illustre et sans pareille
Pour son terroir et pour son port ;
Mais il faut vous parler du fort,
Qui sans doute est une merveille.

C’est Notre-Dame de la Garde,
Gouvernement commode et beau,
À qui suffit, pour toute garde,
Un suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.

Ce fort est sur le sommet d’un rocher presque inaccessible, et si haut élevé, que s’il commandoit à tout ce qu’il voit au dessous de lui, la plupart du genre humain ne vivroit que sous son bon plaisir.

Aussi voyons-nous que nos rois,
En connoissant bien l’importance,
Pour le confier ont fait choix
Toujours de gens de conséquence,

De gens pour qui, dans les alarmes,
Le danger auroit eu des charmes,
De gens prêts à tout hasarder,
Qu’on eût vu long-temps commander,
Et dont le poil poudreux eût blanchi sous les armes33.

Une description magnifique, qu’on a faite autrefois de cette place, nous donna la curiosité de l’aller voir. Nous grimpâmes plus d’une heure avant que d’arriver à l’extrémité de cette montagne, où l’on est bien surpris de ne trouver qu’une méchante masure tremblante, prête à tomber au premier vent. Nous frappâmes à la porte, mais doucement de peur de la jeter par terre, et après avoir heurté long-temps, sans entendre même un chien aboyer sur la tour,

Des gens qui travailloient là proche
Nous dirent : Messieurs, là dedans
On n’entre plus depuis long-temps.
Le gouverneur de cette roche,
Retournant en Cour par le coche,
A, depuis environ quinze ans,
Emporté la clef dans sa poche.

La naïveté de ces bonnes gens nous fit bien rire, surtout quand ils nous firent remarquer un écriteau, que nous lûmes avec assez de peine, car le temps l’avoit presque effacé :

Portion de Gouvernement
À louer tout présentement.

Plus bas, en petit caractère :

Il faut s’adresser à Paris,
Ou chez Conrart, le secrétaire34,
Ou chez Courbé, l’homme d’affaire35
De tous messieurs les beaux esprits.

Croyant après cela n’avoir plus rien de rare à voir en ce pays, nous le quittâmes sur-le-champ, et même avec empressement, pour aller goûter des muscats à la Ciotat. Nous n’y arrivâmes pourtant que fort tard, parceque les chemins sont rudes, et que, passant par Cassis, il est bien difficile de ne pas s’y arrêter à boire. Vous n’êtes pas assurément curieux de savoir de la Ciotat

Que les marchands et les nochers
La rendent fort considérable ;
Mais, pour ce muscat adorable
Qu’un soleil proche et favorable
Confit dans les brûlants rochers,
Vous en aurez, frères très chers,
Et du meilleur, sur votre table.

Les grandes affaires que nous avions en ce lieu furent achevées aussitôt que nous eûmes choisi le meilleur vin. Ainsi, le lendemain vers le midi, nous nous acheminâmes vers Toulon. Cette ville est dans une situation admirable, exposée au midi et couverte au septentrion par des montagnes élevées jusqu’aux nues qui rendent son port le plus grand et le plus sûr qui soit au monde. Nous y trouvâmes M. le chevalier Paul, qui, par sa charge, par son mérite et par sa dépense, est le premier et le plus considérable du pays.

C’est ce Paul dont l’expérience
Gouverne la mer et le vent,
Dont le bonheur et la vaillance
Rendent formidable la France
À tous les peuples du Levant36.

Ces vers sont aussi magnifiques que sa mine ; mais en vérité, quoiqu’elle ait quelque chose de fier, il ne laisse pas d’être commode, doux et tout à fait honnête. Il nous régala dans sa cassine, qui est si propre et si bien entendue, qu’elle semble un petit palais enchanté. Nous n’avions trouvé jusque là que des orangers de médiocre grandeur, et dans des jardins. L’envie d’en voir de gros comme des chênes, et dans le milieu des champs, nous fit aller jusqu’à Hyères. Que ce lieu nous plut ! Qu’il est charmant ! et quel séjour seroit-ce que Paris sous un si beau climat !

Que c’est avec plaisir qu’aux mois
Si fâcheux en France et si froids,
On est contraint de chercher l’ombre
Des orangers qu’en mille endroits
On y voit, sans rang et sans nombre,
Former des forêts et des bois !

Là jamais les plus grands hivers
N’ont pu leur déclarer la guerre.
Cet heureux coin de l’univers
Les a toujours beaux, toujours verts,
Toujours fleuris en pleine terre.

Qu’ils nous ont donné de mépris pour les nôtres, dont les plus conservés et les mieux gardés ne doivent pas être en comparaison appelés des orangers !

Car ces petits nains contrefaits,
Toujours tapis entre deux ais
Et contraints sous des casemates,
Ne sont, à bien parler, que vrais
Et misérables culs-de-jattes.

Nous ne pouvions terminer notre voyage par un lieu qui nous laissât une idée plus agréable ; aussi dès ce moment ne songeâmes-nous plus qu’à retourner à Paris. Notre dévotion nous fit pourtant détourner un peu pour aller à la Sainte-Baume. C’est un lieu presque inaccessible, et que l’on ne peut voir sans effroi. C’est un antre dans le milieu d’un rocher escarpé de plus de quatre- vingts toises de haut, fait assurément par miracle : car il est aisé de voir que les hommes

N’y peuvent avoir travaillé,
Et l’on croit, avec apparence,
Que des saints esprits ont taillé
Ce roc, qu’avec tant de constance
La Sainte37 a si long-temps mouillé
Des larmes de sa pénitence.

Mais, si d’une adresse admirable
L’Ange a taillé ce roc divin,
Le Démon, cauteleux et fin,
En a fait l’abord effroyable,
Sachant bien que le Pèlerin
Se donneroit cent fois au diable,
Et se damneroit en chemin.

Nous y montâmes cependant avec de la peine par une horrible pluie, et, par la grâce de Dieu, sans murmurer un seul moment ; mais nous n’y fûmes pas sitôt arrivés qu’il nous prit sans savoir pourquoi une extrême impatience d’en sortir. Nous examinâmes donc assez brusquement la bizarrerie de cette demeure, et nous nous instruisîmes en un moment des religieux, de leur ordre, de leurs coutumes et de leur manière de traiter les passants : car ce sont eux qui les reçoivent et qui tiennent hôtellerie.

L’on n’y mange jamais de chair,
L’on n’y donne que du pain d’orge
Et des œufs, qu’on y vend bien cher.
Les moines hideux ont de l’air
De gens qui sortent d’une forge.
Enfin, ce lieu semble un enfer,
Ou pour le moins un coupe-gorge.

L’on ne peut être sans horreur
Dans cette terrible demeure,
Et la faim, la soif et la peur
Nous en firent sortir, sur l’heure.

Bien qu’il fût presque nuit et qu’il fît le plus vilain temps du monde, nous aimâmes mieux hasarder de nous perdre dans les montagnes et dans les déserts que de demeurer à la Sainte-Baume. Les reliques qui sont à Saint-Maximin38 nous portèrent bonheur et nous y firent arriver, avec l’aide d’un guide, sans nous être égarés, mais non pas sans être furieusement mouillés. Aussi le lendemain, la matinée s’étant passée tout entière en dévotions, c’est-à-dire à faire toucher des chapelets à quantité de corps saints et à mettre d’assez grosses pièces dans les bassins et dans les troncs, nous allâmes nous enivrer d’excellente blanchette de Négreaux, et de là coucher à Aix. C’est une capitale sans rivière, et dont tous les dehors sont fort désagréables, mais en récompense belle et assez bien bâtie, et de bonne chère. Orgon fut ensuite notre couchée, lieu célèbre pour tous les bons vins, et le jour d’après Avignon nous fit admirer la beauté de ses murailles. Madame de Castelane39 y étoit, à qui nous rendîmes visite aussitôt, le même jour, qui fut le jour des Morts. Nous la trouvâmes chez elle en bonne compagnie. Elle n’étoit point, comme les autres veuves, dans les églises à prier Dieu ;

Car, bien qu’elle ait l’âme assez tendre
Pour tout ce qu’elle auroit chéri,
On auroit peine à la surprendre
Sur le tombeau de son mari.

Avignon nous avait paru si beau que nous voulûmes y demeurer deux jours pour l’examiner plus à loisir. Le soir, que nous prenions le frais sur le bord du Rhône, par un beau clair de lune, nous rencontrâmes un homme qui se promenoit, qui nous sembla avoir de l’air du sieur d’Assouci. Son manteau, qu’il portoitsur le nez, empêchoit qu’on ne le pût bien voir au visage. Dans cette incertitude, nous prîmes la liberté de l’accoster et de lui demander :

« Est-ce vous, monsieur d’Assouci ? »
« Oui, c’est moi, messieurs ; me voici
N’ayant plus pour tout équipage
Que mes vers, mon luth et mon page.

Vous me voyez sur le pavé
En désordre, malpropre et sale ;
Aussi je me suis esquivé
Sans emporter paquet ni malle ;
Mais enfin, me voilà sauvé,
Car je suis en terre papale. »

Il avoit effectivement avec lui le même page que nous lui avions vu lorsqu’il se sauva de Montpellier, et que l’obscurité nous avoit empêché de pouvoir discerner. Il nous prit envie de savoir au vrai ce que c’étoit que ce petit garçon, et quelle belle qualité l’obligeoit à le mener avec lui ; nous le questionnâmes donc assez malicieusement, lui disant :

« Ce petit garçon qui vous suit
Et qui derrière vous se glisse,
Que sait-il ? En quel exercice,
En quel art l’avez-vous instruit? »
« Il sait tout, dit-il. S’il vous duit,
Il est bien à votre service. »

Nous le remerciâmes lors bien civilement, ainsi que vous eussiez fait, et ne lui répondîmes autre chose

« Qu’adieu, bonsoir et bonne nuit.
De votre page qui vous suit
Et qui derrière vous se glisse,
Et de tout ce qu’il sait aussi,
Grand merci, monsieur d’Assouci ;
D’un si bel offre de service
Monsieur d’Assouci, grand merci. »

Notre lettre finira par ce bel endroit, quoiqu’elle soit écrite de Lyon. Ce n’est pas que nous n’ayons encore à vous mander mille choses des beautés du Pont-Saint-Esprit, des bons vins de Condrieux et de Côte-Rôtie ; mais, en vérité, nous sommes si las d’écrire que la plume nous tombe des mains, outre que nous voulons avoir de quoi vous entretenir lorsque nous aurons le plaisir de vous revoir.

Si nous allions tout vous déduire,
Nous n’aurions plus rien à vous dire,
Et vous saurez qu’il est plus doux
De causer, buvant avec vous,
Qu’en voyageant de vous écrire.
Adieu, les deux frères nourris
Aussi bien que gens de la ville,
Que nous aimons plus que dix mille
Des plus aimables de Paris.

Date.

De Lyon, où l’on nous a dit
Que le roi, par un rude édit,
Avoit fait défenses expresses,
Expresses défenses à tous,
De plus porter chausses suissesses.
Cet édit, qui n’est rien pour nous,
Vous réduit en grandes détresses,
Grosses bedaines, grosses fesses,
Car où diable vous mettrez-vous ?

Adresse.

À Messieurs les aînés Broussins ;
Chacun enseignera la rue :
Car leur demeure est plus connue
Au Marais que les Capucins.




NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Le marquis et le comte du Broussin. C’est ce comte du Broussin, grand gastronome, grand viveur, comme on dit aujourd’hui, qui, suivant le Bolæana, se fit donner un jour par Boileau, ainsi qu’à d’autres amis de même humeur, un dîner dont ils furent tous si contents, que du Broussin, pour parler la langue de la maison, le qualifia de repas sans faute.

2. Alphonse d’Elbéne, évêque d’Orléans.

3. Louis-Dominique de Bailleul, marquis de Château-Gontier, seigneur de Vatetot-sur-Mer, de Soisy, d’Étioles, etc., président à mortier.

4. Le baron de Blot, gentilhomme de Monsieur, Gaston, duc d’Orléans, très bel esprit, très libertin et très satirique. Les curieux conservent de lui quelques chansons. (Saint-Marc.)

5. Gaston-Jean-Baptiste, duc d’Orléans, frère de Louis XIII, mort à Blois le 8 de février 1660. Il s’y étoit retiré en 1652.

6. Marte Le Ragois de Bretonvillers, présidente de Bailleul.

7. La Loire.

8. Roger d’Esparbès de Lussan, dit le comte de Lussan.

9. Léon de Sainte-Maure, comte de Jonzac.

10. Chapelle fait partout offre du masculin.

11. Nous avons cru devoir, par divers motifs, conserver aux noms propres, dans le texte, l’orthographe des anciennes éditions ; l’on sait combien cette orthographe varioit souvent, surtout pendant la première moitié du dix-septième siècle.

12. François d’Espinay, marquis de Saint-Luc, comte d’Estellan, connu sous ce dernier nom du vivant du maréchal de Saint-Luc, son père, étoit un homme de beaucoup d’esprit, et dont il reste quelques vers encore estimés. (Saint-Marc.)

13. Le lecteur, sans qu’il soit besoin de l’en avertir, s’apercevra aisément ici, et même plus d’une fois ailleurs, que la manière dont les vers sont mesurés suppose une prononciation qui a cessé d’être régulière ou qui ne l’a jamais été.

14. Vieux mot qui, dans quelques provinces, signifie tourterelles, en tant que gibier.

15. Louis d’Astarac, marquis de Marestang et de Fontrailles, entra dans la conjuration du marquis de Cinq-Mars, fut porteur du traité avec l’Espagne, et vécut dans l’exil jusqu’à la mort du cardinal de Richelieu. C’est celui dont la relation a été jointe aux mémoires de Montrésor.

16. Dans la comédie de ce nom de Pierre Corneille.

17. François-Jacques d’Amboise, comte d’Aubijoux, de la même maison que Bussy d’Amboise.

18. Au lieu de le haut d’un berceau de grands cyprès, que j’ai mis d’après l’édition de 1732, et que le sens semble demander, il y a dans toutes les autres que j’ai vues : le haut du berceau de grands cyprès. Les vers qui suivent sont connus pour être de Bachaumont. (S.-Marc.) Voir la Notice.

19. Ce tableau de la résurrection du Lazare est de Sébastien de Venise, appelé communément Fra Bastiano del Piombo, qui le fit en concurrence de Raphael, lorsque celui-ci peignoit pour François Ier son tableau de la Transfiguration. La manière dont nos voyageurs parlent ici de ce tableau de Narbonne, qui se voit aujourd’hui parmi ceux de M. le duc d Orléans, s’accorde avec le jugement de la plupart des connoisseurs. (Saint-Marc.)

20. Marchand parfumeur de Paris.

21. Poème héroïque de Scudéri.

22. Poème héroïque de Saint-Amand.

23. Roman de la Calprenède.

24. Deux romans de Mlle de Scudéri.

25. Charles Coypeau d’Assoucy, auteur de mauvaises poésies burlesques, qui, à ce titre, fut surnommé dans le temps le singe de Scarron, et dont cependant les curieux recherchent encore les deux volumes d’aventures.

L’éditeur Saint-Marc, après Bayle, entre dans de longs développements touchant le tort très réel qu’eut Chapelle d’exagérer jusqu’à la fiction, pour en amuser ses lecteurs, les circonstances du passage de d’Assoucy à Montpellier. Ce tort, nous l’avons reconnu dans la Préface–Notice ; mais nous ne voyons aucune nécessité de nous étendre sur tout ce qui se rattache à cette espèce de saltimbanque, aussi méprisable comme homme que comme poète, et resté une des victimes de Boileau le plus déshonorées par ce vers devenu proverbe :

Et jusqu’à d’Assoucy tout trouva des lecteurs.

26. L’Ovide en belle humeur.

27. D’Assoucy n’a jamais été de l’Académie françoise. C’est sans doute une faute que Chapelle fait faire à ces Précieuses, pour les rendre plus ridicules. (La Monnoye.)

28. Bourg à quelques lieues de Montpellier.

29. Fléau sans accent sur l’e, prononcé comme sceau. Voir la note de la page 69.

30. C. Marius, qui tailla en pièces les Cimbres auprès d’Arles. L’auteur parle ici de la Camargue.

31. La Crau, campagne appelée par les anciens Romain Campi lapidei. C’est, dit Pline (liv. III, ch. 4), un monument des combats d’Hercule, Herculis prœliorum memoria. Ce héros ayant à combattre quelques géantsen cet endroit-la, Jupiter fit tomber sur eux une pluie de pierres qui couvrit de cailloux cette grande plaine. Apparemment c’est à cette fable que Chapelle fait allusion. (La Monnoye.)

32. On voit, par une inscription gravée sur son tombeau, qu’il mourut en 1566, âgé de 62 ans six mois et dix jours. (La Monnoye.)

33. Ce qu’on vient de lire et ce qui suit au sujet de Notre-Dame de la Garde est une raillerie contre Scudéri, gouverneur de cet ancien fort, dont il avoit fait une description magnifique. (Saint-Marc.)

34. Valentin Conrart, le premier secrétaire perpétuel de l’Académie françoise.

35. Augustin Courbé, fameux libraire.

36. L’homme illustre dont il s’agit fut un des plusexcellents hommes de mer du dernier siècle. Comme sa fortune devoit être extraordinaire, elle fut annoncée par sa naissance en pleine mer, au fort d’une tempête. Je voudrois pouvoir ici m’étendre assez pour le faire bien connoître ; mais il faut me restreindre à dire que, né dans la misère et dans la lie du peuple, il commença presque au sortir de l’enfance par être mousse sur un vaisseau marchand, et que, par sa valeur et son habileté dans la guerre de mer, il devint d’abord chevalier servant, ensuite chevalier de justice dans l’ordre de Malte, lieutenant-général des armées navales de France et vice-amiral des mers du Levant. (Saint-Marc.)

37. Sainte Magdeleine, qu’une tradition dit s’être retirée sur ce rocher pour se mettre à couvert de la persécution des juifs et des payens.

38. Petite ville à huit lieues d’Aix.

39. La Monnoye avoit dit dans une note :

« Si connue depuis sous le nom de marquise de Gange. Elle épousa le baron de Castelane à l’âge de treize ans en 1644, et en secondes noces le marquis de Gange, en 1648. »

Saint-Marc, discutant longuement ces deux dates, et les rapprochant de celle de 1656, qu’il a donnée avec toute vraisemblance au voyage de Chapelle, en conclut que La Monnoye a commis une erreur et qu’il s’agit ici de quelque autre Mme de Castelane n’offrant pas le même intérêt. La Monnoye, en effet, s’est trompé, mais uniquement sur les dates. C’est bien à la marquise de Gange, alors encore Mme de Castelane, que Chapelle et Bachaumont rendirent visite dans l’automne de 1656. Dans une histoire fort étendue de cette infortunée, publiée en 1810, M. de Fortia d’Urban, un descendant de cette maison, établit par des pièces authentiques : 1° que Mlle de Châteaublanc épousa le marquis de Castelane en 1647 ; 2° que son mari périt huit ans plus tard, c’est-à-dire en 1655, dans le naufrage que firent cinq galères qu’il commandoit auprès de Gênes ; 3° que la jeune veuve, quelque temps après, quitta la cour pour aller habiter Avignon ; 4° qu’elle épousa le marquis de Gange le 8 août 1658 : toutes choses qui concilient merveilleusement la note de La Monnoye, les dates de Saint-Marc et le dire de nos deux voyageurs.