Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/Avant-propos

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. v-viii).

AVANT-PROPOS


« Les vastes régions qui, sous la figure d’une double péninsule, s’étendent entre le golfe du Bengale et la mer de Chine, ne sont guère connues que par leurs côtes, l’intérieur présentant un champ de conjectures inutiles et fastidieuses[1]. »

Il y a plus de cinquante ans déjà que Malte-Brun écrivait les lignes précédentes sur les contrées où nous allons faire pénétrer nos lecteurs. Le savant géographe entrevoyait bien que toute la charpente de cette région était formée par quatre chaînes de montagnes sorties du Thibet, courant vers le sud et encadrant entre leurs escarpements parallèles trois longues et superbes vallées, arrosées par de grands fleuves ; mais il ajoutait que « les sources et le cours même de ceux-ci étaient à peu près inconnus. » Le demi-siècle, si fécond en découvertes, qui a passé sur l’ouvrage de Malte-Brun, a soulevé une bonne partie des voiles qui couvraient l’Indo-Chine. Deux guerres successives entre l’empire des Birmans et la défunte Compagnie des Indes ont poussé les Anglais dans la vallée de l’Irrawadi ; ils l’ont explorée en conquérants, et en ont réduit la moitié méridionale en provinces anglaises. Toutes les grandes sectes chrétiennes ont eu et ont encore des missionnaires dans l’Indo-Chine, et plusieurs même possèdent des temples à Siam. Le meilleur livre[2] qu’on ait écrit sur ce dernier pays est l’œuvre d’un évêque catholique. Les pages les plus intéressantes et les plus douloureuses des Annales de la Propagation de la foi sont consacrées à la Cochinchine et au Tonquin. De courageux missionnaires se sont établis depuis une douzaine d’années dans les marches sauvages de l’Annam et du Cambodge ; ils ont navigué sur le grand fleuve Mékong, l’artère de la grande vallée orientale de l’Indo-Ghine, et ont signalé à la géographie le vaste lac Touli-Sap et les ruines antiques qui dorment sur ces bords.

L’honneur de relier l’ensemble de ces découvertes, de décrire, et de dessiner ces ruines, de traverser la chaîne qui sépare les deux bassins du Ménam et du Mékong, et de remonter ce dernier fleuve jusqu’aux frontières de la Chine, était réservé à un de nos compatriotes, M. Mouhot, choisi pour cette mission par les sociétés scientifiques de Londres.

Il a payé cet honneur de sa vie, mais un honneur plus grand était réservé à sa mémoire. Récemment une commission française, chargée par le gouverneur de Saïgon de remonter le fleuve Mékong et d’en relever topographiquement le cours, a croisé, à plusieurs reprises, les traces de Henri Mouhot, et dans le souvenir que ce voyageur a laissé dans ces contrées à demi sauvages, nos compatriotes ont trouvé comme un talisman qui applanissait devant eux les obstacles du chemin et abaissait toutes les barrières.

Si prématurément close qu’ait été la carrière de Henri Mouhot, elle a donc été suffisamment remplie ; par ses travaux et par sa mort, cet héroïque et modeste savant a bien mérité, tout à la fois, de la science et de sa patrie.

Publiée d’abord dans le Tour du Monde, la relation de ses voyages a paru un an plus tard en Angleterre, en deux volumes in 8o, illustrés avec les planches mêmes du recueil français.

En reproduisant dans l’édition actuelle le texte primitif du Tour du Monde, nous l’avons revu avec le plus grand soin et en tenant consciencieusement compte des dissemblances qui le séparaient de la version anglaise.

Ces dissemblances, d’ailleurs, sont plus apparentes que réelles et portent bien moins sur le fond que sur la forme. Elles s’expliquent naturellement par la différence des points de vue où se sont placées les personnes chargées, à Londres et à Paris, de l’arrangement définitif des nombreux documents écrits, laissés par Henri Mouhot.

Pour les membres des sociétés savantes qui avaient patronné les travaux du voyageur dans un intérêt de spécialité scientifique, cette tâche ne pouvait être qu’un travail de classification.

Pour nous, — dont le devoir était de faire connaître à la France, de populariser parmi nous les labeurs et l’individualité, l’esprit et le cœur d’un compatriote, tombé dans l’extrême Orient en précurseur de notre civilisation, en éclaireur de notre drapeau, — nous avons songé avant tout à coordonner ses récits.

Sans omettre rien d’essentiel, mais évitant toute redite, tout double emploi, nous nous sommes astreint à resserrer le texte de l’auteur, à fondre l’un dans l’autre son journal et sa correspondance, de manière à toujours rapprocher et grouper ensemble les observations identiques et les appréciations de même nature ; c’était le seul moyen de renfermer dans un cadre un peu restreint autant de faits et de choses que peuvent en contenir les deux volumes de la version anglaise. Nous avons fait enfin, pour la relation de Henri Mouhot, ce que, du fond du cœur, nous voudrions qu’une main émue et sympathique fît pour les manuscrits non encore terminés ou polis, sur lesquels, d’un moment à l’autre, la mort peut nous surprendre à notre tour.

Fd de Lanoye.

Paris, le 30 septembre 1868.

  1. Précis de la géographie universelle, livre CLI. Première édition, 1813.
  2. Description du royaume Thay ou Siam, par Mgr  Pallegoix. Paris, 1854.