Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/28

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 318-np).

XXVIII

Luang-Prabang, — Notes de voyages à l’est et au nord de cette ville. — Derniers extraits du journal. — Mort du voyageur. — Son tombeau.

Le 5 août, après dix jours d’attente, j’ai été enfin présenté au roi de Luang-Prabang avec une pompe mirobolante. Tout le monde était sous les armes ; la salle du trône, sorte de hangar comme ceux qu’on élève dans nos villages les jours de fête, mais de plus grande dimension, était tendue de toutes les couleurs qu’on avait pu réunir. Sa Majesté, « le roi des Ruminants, » un triste sire et un sire bien triste, trônait à une extrémité de cette salle, mollement demi-couché sur un divan, ayant à sa droite quatre gardes accroupis tenant chacun un sabre ; derrière lui, une kyrielle de princes prosternés ; plus loin, les sénateurs tournant le dos au public, le nez dans la poussière, rangés sur deux files de chaque côté du parallélogramme ; puis en face de Sa Majesté, mon humble personne, tout habillée de blanc, tranquillement assise sur un tapis, ayant à sa droite des bassins, des théières et crachoirs d’argent, contemplait cette scène et avait beaucoup de peine à tenir son sérieux, tout en fumant son bouri et songeant combien il eût été facile de faire un mauvais jeu de mots sur toute cette basse-cour.

Cette visite me coûta un fusil pour le premier roi, une quantité d’autres petits présents pour les princes : car on ne peut voyager dans tous ces pays sans être bien muni de cadeaux pour les souverains, princes, mandarins et autres variétés du même genre.

Heureusement, ici ce n’est plus comme à Siam, je trouve de l’aide dans les indigènes. Avec deux, trois et tout au plus quatre pouces de fil de laiton, je me procure un beau longicorne, ou tout autre insecte ; on m’en apporte de tous les côtés ; c’est ainsi que j’ai réussi, en route, à recueillir des richesses inappréciables, si bien que cinq pièces de toile rouge y ont passé ; j’ai renouvelé ma provision ici avec les économies faites en route, et j’en ai pour six mois. Tout ira de mieux en mieux, surtout chez les bons sauvages que je vais visiter.

Le lendemain de ma première audience, j’en eus une autre du deuxième roi, qui voulait aussi des cadeaux ; je fouillai dans ma caisse de bimbeloterie, qui ailleurs me ferait passer pour un marchand de bric-à-brac, et j’y découvris une loupe, une paire de lunettes du vieux style, c’est-à-dire à verres ronds, avec lesquels Sa Majesté en second a l’air d’un gorille sans poil, un petit pain de savon marbré (elle en avait besoin), un flacon d’eau de Cologne et une bouteille de cognac. Cette dernière fut ouverte séance tenante et, par ma foi, jugée fort bonne.

Je me mis donc en frais ; mais il fallait bien récompenser ces pauvres gens ; car enfin le roi est complaisant et bon pour moi ; il se charge de mes lettres ; c’est lui-même qui les portera à Bangkok, où il va, je crois, prêter son serment d’allégeance et de vassalité. Il est donc bien heureux qu’il ne comprenne pas le français, car si le « lâche abus » du système de curiosité postale transmis à ses descendants « par le grand roi qui trahit la Vallière… » avait pénétré jusque dans ce pays, je risquerais fort d’être pendu au sommet du plus grand arbre qu’on, pourrait trouver, sans même recevoir un premier avertissement.

Je distribuai ensuite aux princes des estampes dont j’avais fait provision à Bangkok, de beaux cavaliers la lance au poing, des Napoléon le Grand à deux sous, des batailles de Magenta, des Victor-Emmanuel, des Garibaldi, très-enluminés de blanc, de bleu et de rouge, des zouaves, des clous à tête dorée, de l’eau-de-vie camphrée, etc. Il fallait voir comme ils étaient heureux et contents, ne regrettant tous qu’une chose : mon départ de la capitale avant d’avoir épuisé en leur faveur le fond de mon sac à jouets.

Mon troisième domestique, Song, que j’avais engagé à Pakpriau, m’a demandé avec, instance de le laisser retourner à Bangkok à la suite du roi de Luang-Prabang. J’ai tout fait pour le retenir, mais il paraît opiniâtre et décidé. Je ne puis le contraindre à rester. Je lui ai payé ses gages jusqu’à ce jour et lui ai donné une lettre pour Bangkok, où il touchera ce qui sera dû pour tout le temps qu’il mettra à retourner.

Je crois qu’il avait le mal du pays. J’éprouvais moins de sympathie pour lui que pour mes autres serviteurs. Il est vrai que je ne l’avais que depuis peu. Il devait ou beaucoup souffrir, ou ne pas se plaire avec moi. Je l’ai vivement prié de rester, mais en vain ; il fallait se presser, le roi devant partir le surlendemain. Je louai donc un bateau pour le conduire à la ville ; le bon petit Phraï, ce matin, l’a conduit et recommandé de ma part à un vieux bonhomme de mandarin de ma connaissance.

Je lui ai donné tout ce qui lui sera nécessaire pour son voyage, même s’il dure trois mois ; il ne manquera de rien, et à son arrivée à Bangkok il se trouvera possesseur d’un petit pécule. Au moment de partir, il est venu me saluer en se prosternant ; je l’ai relevé en lui prenant les mains : alors les pleurs, puis les sanglots, sont venus, et c’est ainsi qu’il a passé de la rive au bateau. À mon tour, lorsque je me suis trouvé seul dans ma hutte, mon cœur s’est gonflé et un torrent de larmes s’est échappé de mes yeux.

Quoique soulagé, je ne sais quand je retrouverai le calme complet, car je verrai souvent, et le jour, et la nuit, ce pauvre garçon dans le bois, malade peut-être et au milieu de gens indifférents ou durs. Si c’était à recommencer, je m’opposerais à son départ, et pour rien au monde je ne céderais à son obstination ; et cependant, s’il était tombé malade ici, s’il était mort, quels reproches ne me serais-je pas adressés ! Il m’était confié par le bon P. Larnaudie. Que Dieu l’accompagne, ce pauvre enfant, et le préserve de tout accident et de toute maladie durant ce pénible voyage.

Les Laotiens sont paisibles, soumis, patients, sobres, confiants, crédules, superstitieux, fidèles, simples et naïfs. Ils ont naturellement le vol en horreur ; on raconte qu’un de leurs rois faisait frire les voleurs dans une chaudière d’huile bouillante ; mais depuis les ravages des dernières guerres, on commence à trouver parmi eux un certain nombre de voleurs poussés à la rapine par la misère ou par l’esprit de vengeance.

Outre la culture du riz et du maïs, les Laotiens s’adonnent à celle des patates, des courges, du piment rouge, des melons et autres légumes. À cet effet, ils choisissent un endroit fertile dans la forêt voisine, en abattent tous les arbres et y mettent le feu, ce qui donne à la terre une fécondité surprenante. Ils vendent aux Chinois de l’ivoire, des peaux de tigre et d’autres animaux sauvages ; ils troquent aussi de la poudre d’or, des minerais d’argent et de cuivre, la gomme-gutte, le cardamome, la laque, de la cire, des bois de teinture, du coton, de la soie, enfin tous les produits de leur sol contre de la grosse porcelaine, des verroteries et autres petits objets de l’industrie chinoise.

Les Laotiens ne sont pas faits pour la guerre ; soumis dès le principe aux rois voisins, jamais ils n’ont su secouer ce joug pesant, et s’ils ont tenté quelques révoltes, il n’ont pas tardé à rentrer dans le devoir, comme un esclave rebelle quand il voit son maître irrité s’armer d’une verge pour le punir. La médecine est fort en honneur parmi eux ; mais c’est une médecine empirique et superstitieuse. Le grand remède universel, c’est de l’eau lustrale qu’on fait boire au malade, après lui avoir attaché des fils de coton bénits aux bras et aux jambes, pour empêcher l’influence des génies malfaisants. Il faut avouer cependant qu’ils guérissent, comme par enchantement, une foule de maladies avec des plantes médicinales inconnues en Europe, et qui paraissent douées d’une grande vertu. Dans presque tous leurs remèdes il entre quelque chose de bizarre et de superstitieux, comme des os de vautour, de tigre, de serpent, de chouette ; du fiel de boa, de tigre, d’ours, de singe ; de la corne de rhinocéros, de la graisse de crocodile, des bézoards et autres substances de ce genre auxquelles ils attribuent des propriétés médicales surnaturelles.

Leur musique est très-douce, harmonieuse et sentimentale ; il ne faut que trois personnes pour former un concert mélodieux. L’un joue d’un orgue en bambou, l’autre chante des romances avec l’accent d’un homme inspiré, et le troisième frappe en cadence des lames d’un bois sonore, dont les cliquetis font bon effet. L’orgue laotien est un assemblage de seize bambous fins et longs, maintenus dans un morceau de bois d’ébène, munis d’une embouchure où le souffle de l’exécutant, tour à tour expiré et aspiré, fait vibrer de petites languettes d’argent appliquées à une ouverture pratiquée à chaque tube et obtient des sons harmonieux, pendant que les doigts se promènent avec dextérité sur autant de petits trous qu’il y a de tuyaux. Leurs autres instruments ressemblent à ceux des Siamois.

Le 9 août, je quittai Luang-Prabang pour visiter les districts à l’est et au nord de cette ville.

Toute cette contrée n’est qu’une interminable succession de montagnes et de vallées ; celles-ci se creusent de plus en plus ; celles-là s’escarpent davantage au fur et à mesure qu’on remonte vers le nord. Sur les sommets s’étendent d’épais jungles où retentit sans relâche le cri plaintif du gibbon, et souvent aussi le rauquement du tigre. Sur les pentes s’élèvent des futaies d’une essence résineuse, dont l’exploitation, industrie particulière du Laos, rappelle les procédés des résiniers des Landes. Enfin, dans les concavités du sol, où règne le climat torride, l’arbre le plus commun est le palmier lan, dont les feuilles, depuis des milliers d’années, tiennent lieu de papyrus, de parchemin et de papier aux poètes sanscrits et aux théologiens de l’Indo-Chine.

Le 15 août, par une nuit splendide, je vins camper sur les bords du Nam-Kane ; la lune brillait d’un éclat extraordinaire, argentant la surface de cette charmante rivière, que bordent de hautes montagnes comme un immense et sombre rempart. Le cri des grillons troublait seul le calme et le silence dans lesquels mon petit cottage était plongé. De ma fenêtre, je dominais un paysage ravissant, tout diapré de teintes opalées ; mais depuis quelque temps je ne puis apprécier ces choses ou en jouir comme autrefois ; je me sens triste, pensif et malheureux. Je regrette le sol natal. Je voudrais un peu de vie. La solitude continue me pèse.

Parvenu à seize cents kilomètres au moins dé l’embouchure du Mékong, je puis constater, par la masse énorme d’eau qu’il roule à travers les contreforts des grandes chaînes sur lesquelles s’appuie la péninsule indo-chinoise, que ce fleuve, loin de prendre ses sources sur leur versant méridional comme l’Irrawady, le Saluen et le Ménam, vient de fort au-delà et sans doute des hauts plateaux du Thibet. Me sera-t-il donné de faire plus ?

L’habillement des Laotiens de ces montagnes diffère peu de celui des Siamois ; les gens du peuple portent le langouti et une petite veste en coton rouge, et souvent point du tout. Hommes et femmes vont nu-pieds. Ils sont coiffés comme les Siamois. Les femmes sont généralement mieux que celles de ce dernier pays. Elles portent une seule et courte jupe de coton et parfois un morceau d’étoffe de soie sur la poitrine. Elles nouent leurs cheveux noirs en torchon derrière la tête. Les petites filles sont souvent fort gentilles, avec de petites figures chiffonnées et éveillées ; mais, avant qu’elles aient atteint l’âge de dix-huit ou vingt ans, leurs traits s’élargissent, leur corps se charge d’embonpoint ; à trente-cinq ans, ce sont de vraies sorcières, presque toutes affectées de goîtres, comme les femmes du Valais et des Grisons. Quant aux hommes, qui sont pour la plupart exempts de cette infirmité, j’ai remarqué parmi eux un grand nombre d’individus bâtis comme des athlètes et d’une force herculéenne. Quel beau régiment de grenadiers le roi de Siam pourrait recruter dans ces montagnes.

En somme, toute cette population, hommes, femmes et enfants, me rappelait les types du nord de la Polynésie, tels qu’ils sont représentés dans les grandes publications des marins français de 1820 à 1840. Certes, s’il avait été donné à l’illustre Dumont d’Urville d’explorer les rives du Mékong, il aurait été fixé sur les origines des Carolins, des Tagales de Luçon et de ces Haraforas de Célèbes, qui lui ont apparu comme les ancêtres des Tongas et des Tahitiens.

On ne trouve dans leurs habitations ni chaises, ni tables, ni lits, pas même de vaisselle de terre ou de porcelaine ; à peu d’exceptions près, ils mangent leur riz gluant, façonné en boulettes, dans la main ou dans de petits paniers tressés avec du rotin, et dont quelques-uns sont artistement travaillés.

L’arbalète et la sarbacane sont leurs armes de chasse, ainsi qu’une espèce de lance en bambou, et quelquefois, mais plus rarement, le fusil, dont ils se servent avec beaucoup d’adresse.

Dans le hameau Na-Lê, où j’arrivai le 3 septembre, j’eus le plaisir de tuer une tigresse qui, avec son mâle, causait de grands ravages dans la contrée. Le lendemain, le chef des chasseurs de ce village organisa en mon honneur une chasse au rhinocéros, animal que je n’avais pas encore rencontré dans toutes mes courses à travers ces forêts. La manière dont les Laotiens font cette chasse est fort curieuse, fort intéressante, en raison de sa simplicité et de l’habileté qu’ils y déploient. Nous étions huit hommes, moi compris. J’étais armé d’un fusil, ainsi que mes domestiques ; j’avais placé au bout du mien ma longue baïonnette bien effilée ; les Laotiens ne portaient que de solides bambous servant de manches à une lame de fer, tenant le milieu entre une baïonnette et un long poignard, tandis que la lance du chef était une sorte d’espadon, longue, effilée, forte et souple, mais ne brisant pas, ce qui fait la qualité de cette arme dangereuse.

Ainsi armés, nous nous mîmes en route dans le plus épais de la forêt, dont notre chef connaissait tous les détours et tous les gîtes à gibier. Après y avoir pénétré à peu près de deux milles, tout à coup nous entendîmes le craquement des branches et le froissement des feuilles sèches. Le chef prit les devants, nous faisant signe de la main, sans se retourner, de ralentir notre pas et de nous tenir armés et prêts.

Bientôt un cri perçant se fit entendre : c’était le signal de notre chef, pour nous prévenir que l’animal n’était pas éloigné ; puis il se mit à frapper l’un contre l’autre deux tuyaux de bambou, et tous ses compatriotes poussèrent des cris sauvages pour forcer le rhinocéros à quitter sa retraite. Peu d’instants après, l’animal, furieux d’être dérangé dans sa solitude, venait droit à nous ; c’était un mâle de la plus grande taille. Sans la moindre crainte, au contraire avec tous les signes de la plus grande joie, comme s’il était assuré de sa victoire, l’intrépide chasseur s’avança au-devant du monstre, et, la lance croisée, l’attendit à une certaine distance et comme le défiant. L’animal avançait toujours, baissant et relevant alternativement son énorme tête, la gueule grande ouverte. Arrivé à la portée de l’homme, celui-ci lui enfonça sa lance dans l’intérieur du gosier à une profondeur de plus d’un mètre et demi, et aussi tranquillement que s’il eût chargé une pièce d’artillerie. Cela fait, il abandonna son arme dans le corps de l’animal et vint nous rejoindre. Nous nous tenions à une distance respectueuse, de manière à assister à la mort de la brute sans avoir à craindre pour nous-mêmes. Elle poussait des mugissements affreux et se roulait sur le dos, en proie à des convulsions épouvantables, tandis que nos hommes poussaient des cris de joie. Quelques instants après, nous pûmes nous en approcher ; elle vomissait des flots de sang. Je donnai une poignée de main au chef en le félicitant de son adresse et de son courage. Il me dit alors qu’à moi seul appartenait l’honneur d’achever l’animal, ce que je fis en lui perçant la gorge de ma longue baïonnette.

Le chasseur ayant retiré sa lance du corps du béhémoth, me la présenta en me priant de l’accepter comme souvenir. Je lui donnai, en retour, un magnifique poignard européen…


À la date du 5 septembre finit le journal de voyage de M. Mouhot. Jusqu’au 25 du mois d’octobre, il a toutefois continué de tenir fidèlement son registre météorologique ; mais les dernières notes inscrites sur son carnet de route se bornent aux suivantes :

Le 20 septembre, départ de B..... p.

Le 28, ordre du Sénat de Luang-Prabang envoyé à B...., enjoignant aux autorités de ne pas me laisser dépasser cette limite.

Le 15 octobre, départ pour revenir à Luang-Prabang.

Le 18, halte à H......

Le 19, je suis atteint de la fièvre.

Le 29 : « Ayez pitié de moi, ô mon Dieu !… »

Cette exclamation suprême, tracée d’une main tremblante, est la dernière que le voyageur ait confiée au papier. De violentes douleurs céphalalgiques et une prostration toujours croissante semblent lui avoir fait tomber la plume des mains. Cependant l’intrépide naturaliste avait une telle confiance en ses forces, qu’il ne paraît pas avoir eu conscience de sa fin prochaine, à en juger du moins par la réponse invariable qu’il faisait à son fidèle Phraï, chaque fois que celui-ci lui demandait s’il n’avait rien à écrire à sa famille : « Stop ! stop ! Attends ! attends. As-tu peur ? » Le 7 novembre, le malade tomba dans un coma entrecoupé de délire. Le 10, à sept heures du soir, il n’était plus ! Vingt-quatre heures plus tard, et contrairement à l’usage du Laos, qui est de suspendre les cadavres au sommet des arbres et de les y abandonner, la dépouille mortelle de notre compatriote fut inhumée, selon le rite européen, par les soins de Phraï et de Dong, son compagnon, qui tous deux, trois mois plus tard, rapportaient à Bangkok, avec les détails qui précèdent, les collections, les effets et les papiers de leur maître.

Qu’ils soient bénis pour leur fidélité ! C’est le vœu de la veuve, du frère, de la famille entière de Henri Mouhot. Puisse-t-il être aussi celui de nos lecteurs !

En terminant ce récit dans le Tour du Monde, nous formulions encore un autre vœu : c’était que l’Angleterre, dont les musées ont reçu les collections qui ont coûté la vie au voyageur, — que la France, à laquelle il a montré et ouvert le chemin du Cambodge, — lui élevassent à frais communs un modeste, mais durable monument dans le cimetière chrétien de Bangkok, où sans doute il est allé rêver plus d’une fois, et dont la brillante végétation réunit sous une ombre propice la plupart des objets spéciaux de ses études : les fleurs, les insectes et les oiseaux des tropiques ?

Ce souhait a été exaucé et au-delà. Le monument que nous demandions pour Henri Mouhot lui a été élevé par des compatriotes, non sur le rivage qui fut le point de départ de ses découvertes, mais aux lieux mêmes où il est tombé et où il repose : à cinq mille lieues de sa patrie, à quatre cents du point le plus rapproché qu’habite un Européen !

Tombeau de M. Henri Mouhot.
Tombeau de M. Henri Mouhot.
Tombeau de M. Henri Mouhot.

Au mois de mai 1867, la commission française envoyée de Saïgon atteignait Luang-Prabang, et le 24 du même mois, le commandant de Lagrée, son chef, écrivait en Europe :

« Nous avons trouvé partout ici le souvenir de notre compatriote Mouhot, qui, par la droiture de son caractère et sa bienveillance naturelle, s’était acquis l’estime et l’affection des indigènes. Tous ceux qui l’ont connu sont venus nous parler de lui en termes élogieux et sympathiques. — Les regrets que devaient nous inspirer la vue des lieux où s’est accomplie sa dernière lutte ont été adoucis par la consolante satisfaction de trouver le nom français honorablement connu dans cette contrée lointaine. — Les serviteurs qui l’accompagnaient ont rapporté fidèlement les détails de ses derniers moments, et aucune circonstance particulière ne m’a été rapportée qui puisse ajouter à l’intérêt du récit publié dans le Tour du Monde.

« Son corps avait été inhumé à trois kilomètres de Luang-Prabang, sur les bords du Nam-Kan, auprès du village de Naphao. J’ai demandé l’autorisation d’élever sur sa tombe un modeste monument qui attestât notre hommage et conservât sa mémoire dans le pays.

« Le roi a accédé à ce désir avec le plus bienveillant empressement et a voulu fournir tous les matériaux du monument. J’ai chargé M. de Laporte de faire exécuter ce travail, qui consisté en un massif de maçonnerie en briques, de 1 mètre 80 centimètres de longueur, de 1 mètre 10 centimètres de hauteur et 80 centimètres de largeur. Une pierre encadrée sous l’une des faces du monument porte le nom de Henri Mouhot et la date 1867.

« M. de Laporte m’a remis un dessin qui pourra être adressé en son nom à la famille Mouhot. »

Ce dessin, que nous reproduisons, est parvenu à madame veuve Mouhot par les soins de l’amiral La Grandière, gouverneur général de la Cochinchine française.

Cours du Mé-Kong entre Louang Prabang et la mer
Cours du Mé-Kong entre Louang Prabang et la mer