Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/23

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 238-248).
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XXIII

Retour à Bangkok. — Préparatifs pour une nouvelle expédition au nord-est du Laos. — Départ.

Après un séjour de quatre mois dans les montagnes de la province de Petchabury, dont quelques-unes, connues sous les noms de Nakhou-Khao, Panom-Kuot, Khao-Iamoune et Khao-Samroun, sont élevées de dix-sept cents à dix-neuf cents pieds au-dessus du niveau de la mer, je revins à Bangkok, d’abord pour faire les préparatifs nécessaires à la nouvelle expédition que je méditais depuis longtemps et qui devait me conduire de Bangkok dans le bassin du Mékong, vers la frontière de Chine ; puis, je dois l’avouer, pour me guérir de la gale que j’avais attrapée à Petchabury, — comment ? je n’en sais vraiment rien, car tous les jours, et malgré les affreux moustiques, je renouvelais mes ablutions deux et souvent trois fois ; quelques jours de frictions de pommade soufrée et de bons bains devaient m’en débarrasser. Ceci est une de ces petites contrariétés inséparables de la vie de voyage, et petite en comparaison du malheur que je viens d’apprendre : le bateau à vapeur sur lequel la maison Gray, Hamilton et Cie, de Singapour, avait chargé toutes mes dernières caisses de collections, vient de sombrer à l’entrée de ce port. Voilà donc mes pauvres insectes qui me coûtent tant de peines, de soins, et tant de mois de travail à jamais perdus !… Que de choses rares et précieuses je ne pourrai sans doute pas remplacer, hélas !

Il y a deux ans, à la même époque, au début de mes pérégrinations dans ce pays, je me trouvais à peu près à l’endroit où je suis aujourd’hui, sur le Ménam, à quelques lieues au nord de Bangkok. Les dernières boutiques flottantes des environs, avec leur population presque exclusivement chinoise, commencent à devenir plus rares et même disparaissent ; la vue des rives basses du fleuve est un peu monotone, quoique de distance en distance, à travers le feuillage des bananiers et des broussailles surmontées des palmes de l’aréquier ou des cocotiers, apparaissent les toits de quelques cabanes, ou, dans des emplacements toujours heureusement choisis, les murs blancs d’une pagode, entourée des modestes habitations des bonzes.

C’est l’époque des fêtes ; le fleuve est sillonné de magnifiques et immenses pirogues chargées et décorées avec ce luxe d’hommes, de dorures, de sculptures et de couleurs que l’Orient seul sait déployer, et qui s’entre-croisent avec les lourds bateaux des marchands de riz, des cultivateurs et des pauvres femmes qui vont brocanter quelques noix d’arec ou des bananes. Ce n’est guère qu’à cette époque et dans une ou deux autres occasions que le roi, les princes et les grands mandarins déploient ainsi leurs richesses et leur importance. Le roi se rendait à une pagode où il allait offrir des présents, précédé, escorté et suivi de toute la cour. Chacun des mandarins était dans une de ces splendides pirogues dont les rameurs étaient couverts d’étoffes aux couleurs brillantes. Beaucoup d’embarcations étaient chargées de soldats en habits rouges ; celle du roi se distinguait surtout parmi toutes les autres par un trône surmonté d’une petite tour se terminant en flèche, et par la masse de dorures et de sculptures dont elle était chargée. Le roi, qui avait à ses pieds quelques jeunes princes, ses enfants, saluait de la main les Européens qui se trouvait sur son passage.

Tous les navires à l’ancre étaient pavoisés, et chaque maison flottante avait à son entrée un petit autel couvert de différents objets où fumaient des bâtons odoriférants.

Au milieu de toutes ces belles pirogues, celle du Khrôme Luang, le frère du roi, homme très-intelligent, affable, bon et serviable envers les Européens, en un mot prince et gentleman accompli, se faisait surtout remarquer par la simplicité et le bon goût de ses ornements et la livrée de ses rameurs : vestes de toile blanche avec collets et poignets rouges. Toutes les autres livrées étaient généralement d’un rouge cramoisi.

La plupart de ces dignitaires, chargés d’embonpoint, sont mollement appuyés sur des coussins brodés et triangulaires au milieu de leurs magnifiques embarcations, sous une espèce de dais élevé et élégant. Une foule d’officiers, de femmes et d’enfants accroupis ou prosternés les entourent, prêts à leur tendre l’urne d’or qui leur sert de crachoir, des boites d’arec ou des coupes à thé, faites du même précieux métal, et chefs-d’œuvre des orfèvres du Laos ou du Ligor. Chacune de ces embarcations est montée par quatre-vingts et même cent rameurs, la tête et le corps nus, les reins ceints d’une large écharpe blanche tranchant sur le bronze de leur peau et sur leur langouti rouge ; ils lèvent ensemble simultanément leurs pagaies et frappent l’eau en mesure, tandis qu’à la proue et à la poupe, relevés en courbes légères et gracieuses, se tiennent deux autres esclaves, l’un maniant avec dextérité une longue rame qui lui sert de gouvernail, l’autre prêt à prévenir tout abordage.

Continuellement un cri d’excitation sauvage se fait entendre : « Ouah… ! ouah ! » tandis que, par intervalles, l’homme de l’arrière en pousse un autre plus prolongé et plus fort qui domine tous les autres ; puis viennent des pirogues chargées de musiciens, de rameurs, de femmes et même de nourrices avec leurs nourrissons.

Tout cela passe rapidement, et déjà on n’entend plus que les cris lointains et les sons étouffés des instruments, on ne voit plus que d’autres embarcations montant et descendant le fleuve, presque aussi longues que les premières, quoique également taillées dans un seul tronc d’arbre, n’ayant d’autre ornement que des banderoles, beaucoup plus légères et luttant de vitesse. Les hommes, les jeunes filles, les enfants, chaque âge, chaque sexe a la sienne ; mais que d’efforts, que de mouvement, et surtout quel bruit de voix confus !

Le coup d’œil, relevé par l’éclat des plus vives couleurs, est certainement charmant d’étrangeté. De temps en temps on voit aussi apparaître, parmi cette foule bruyante et pittoresque, la barque de quelque Européen, celui-ci se faisant remarquer par l’énorme tuyau de poêle qu’il a adopté pour coiffure sur tous les points du globe.

Par l’insouciance que le peuple montre, il est aisé de reconnaître qu’il ne souffre pas de cette affreuse misère qu’on rencontre trop souvent, hélas ! dans nos grands centres de population. Quand son appétit est satisfait, et il ne faut pour cela qu’un bol de riz et un morceau de poisson assaisonné d’un peu de piment, le Siamois est gai et heureux, et s’endort sans souci du lendemain ; c’est une autre espèce de lazzarone.

Ainsi que je l’ai dit, je quittai Bangkok avec M. Malherbes, qui voulut m’accompagner jusqu’à quelques heures en amont de cette ville. Nous ne nous séparâmes pas sans échanger une chaude et bonne poignée de main, et, l’avouerai-je, sans essuyer chacun une larme en abandonnant à la destinée le droit de nous réunir ici-bas ou ailleurs. La légère embarcation de mon ami redescendit rapidement le fleuve et fut en quelques instants hors de vue. J’étais de nouveau seul avec moi-même pour un temps incertain ; et ce fut le cœur gonflé que je lis reprendre a ma barque sa marche pénible. Je ne me permettrai pas de longues suggestions à ce sujet ; mais c’est toujours un dur moment pour l’homme, pour le voyageur qui a laissé derrière lui tout ce qu’il a de plus cher au monde, famille, patrie et amis, de quitter une étape hospitalière pour pénétrer seul dans un pays souvent dangereux et mortel ou privé tout au moins de confort. Ceux-là seuls qui ont traversé ce moment peuvent comprendre cette angoisse. Je sais ce qui m’attend ; les missionnaires et les indigènes m’ont prévenu. Depuis ving-cinq ans, du moins à ma connaissance, un seul homme, un missionnaire français, a pénétré au cœur du Laos, et il a eu juste le temps de revenir mourir dans les bras de ce bon et vénérable prélat, Mgr Pallegoix. Je connais la misère, les fatigues, les tribulations de toute sorte auxquelles je m’expose, parmi lesquelles le défaut de routes et la difficulté de me procurer des moyens de transport ne sont pas les moindres. Je puis payer d’une maladie dangereuse ou d’une fièvre mortelle la moindre imprudence, et qu’est-ce que la prudence dans ces régions, dans ces climats dangereux ? N’est-on pas obligé de se soumettre aux dures circonstances, aux inconvénients de la vie des bois et aux intempéries des saisons ? Cependant ma destinée me pousse ; je sens qu’il me faut obéir et marcher ; je me confie en la bonne providence qui a veillé sur moi jusqu’à présent… donc, en avant !

Quelques heures seulement avant mon départ de Bangkok, la malle est arrivée et j’ai eu enfin de bonnes nouvelles de ma chère famille.

Elles m’ont apporté quelque consolation à un malheur qui, au premier moment, m’avait fort affecté ; je veux parler de la perte de mes belles collections à bord du Sir John Brooke, qui a sombré à quarante milles seulement de Singapour. Il y avait là de bien belles choses qui auraient fait grand plaisir à mes correspondants, et j’aurai sans doute beaucoup de peine à les remplacer. Mais l’expression de la tendre et continuelle affection des miens me fait oublier ces pertes. C’est un encouragement à mieux faire qui m’arrive au moment opportun, au moment du départ. Merci, mes bons amis ! Je continuerai, pendant ce voyage, à prendre note de mes petites aventures, bien rares, hélas ! Je ne suis pas un de ces voyageurs qui tuent un éléphant et un tigre du même coup de fusil ; « le moindre petit insecte ou coquillage inconnu fait bien mieux mon affaire » ; cependant, à l’occasion, je ne recule pas devant les terribles hôtes de ces bois, et plus d’un individu de différentes espèces sait combien loin porte ma carabine et de quel calibre sont mes balles. Tous les soirs, enfermé sous ma moustiquaire, soit dans quelque cabane, soit au pied d’un arbre, au milieu des jungles ou au bord d’un ruisseau, je veux causer avec vous ; vous serez les compagnons de mon voyage, et mon plaisir sera de vous confier toutes mes impressions et toutes mes pensées.

À peine étais-je éloigné de l’excellent M. Malherbes, que je découvris dans le fond de ma barque une caisse qu’il avait fait glisser parmi les miennes ; à Petchabury déjà, il m’en avait envoyé trois ; aujourd’hui, il me comble encore de ses prévenances. Quelques douzaines de bouteilles de bordeaux, autant de cognac, des biscuits de Reims, des boîtes de sardines, enfin une foule de choses qui me rappelleraient, si jamais je pouvais, l’oublier, combien, si loin de la terre natale, l’amitié délicate et attentive d’un compatriote fait de bien au cœur.

J’emporte également de doux et agréables souvenirs d’un autre excellent ami, le docteur Campbell, de la marine royale, attaché au consulat britannique. Je dois également citer avec des sentiments de gratitude : sir R. Schomburg, consul anglais, qui m’a témoigné beaucoup d’intérêt et de sympathie ; — Mgr Pallegoix et son provicaire ; — les missionnaires protestants américains et la plupart des consuls et résidents étrangers, principalement M. de Istria, notre nouveau consul, et enfin le mandarin, chargé spécialement de l’administration et des intérêts de la population chrétienne de Bangkok. Ce magistrat a dans les veines du sang portugais de la bonne époque, et il le révèle par ses traits et par son caractère.

Les rives du Ménam sont couvertes à perte de vue de superbes moissons ; l’inondation périodique les rend d’une fertilité comparable à celles du Nil, si fameux pourtant dès l’antiquité. J’ai quatre rameurs laotiens ; l’un d’eux, il y a deux ans, a déjà été à mon service pendant un mois, et il m’a prié avec instance de le garder durant mon voyage à travers son pays, prétendant qu’il me serait fort utile. Un homme de plus comme domestique (jusqu’alors je n’en avais eu que deux) me convenait beaucoup, et, après quelque hésitation, je finis par l’engager. Mon bon et fidèle Phraï ne m’a pas quitté, heureusement pour moi, car j’aurais de la peine à le remplacer, et puis j’aime ce garçon qui est actif, intelligent, laborieux et dévoué. Son compagnon Deng, ou « le rouge », est un autre Chinois qui n’a encore fait avec moi que la « campagne » de Petchabury. Il connaît assez bien l’anglais, non pas cet incompréhensible jargon de Canton, mais un assez bon anglais ; il m’est utile comme interprète, et surtout quand il s’agit de comprendre ces individus ayant entre leurs dents une énorme chique d’arec. En outre, en sa qualité de cuisinier, il est d’une grande ressource pour ajouter un plat de plus à notre ordinaire, ce qui arrive de temps en temps lorsqu’un cerf, un pigeon, voire un singe, a la mauvaise chance de se laisser surprendre, ou approche à portée de mon fusil. J’avoue que ce dernier gibier ne possède pas toute mon estime ; mais il fait les délices de mes Chinois, avec le chien sauvage et les rats. « Chacun son goût. » Il a aussi son petit défaut, ce pauvre Deng (mais qui n’en a pas dans ce monde de temps en temps il aime à boire un petit coup, et je l’ai souvent surpris, aspirant, à l’aide d’un tuyau de bambou, l’esprit-de-vin des flacons dans lesquels je conserve mes reptiles, on buvant au goulot de quelque bouteille de cognac, largesse de mon ami Malherbes. Dernièrement, pris d’une soif dévorante, pendant que j’étais sorti pour quelques instants seulement, il profita de mon absence pour ouvrir ma caisse, et saisissant, dans la précipitation de la crainte, la première bouteille qui lui tomba sous la main, il but tout d’un trait une partie de son contenu ; je rentrais comme il s’essuyait la bouche avec la manche de sa chemise. Vous dire les grimaces et les contorsions du pauvre diable, c’est impossible ; il criait de toutes ses forces qu’il était empoisonné ; il avait répandu une partie du liquide sur sa chemise, et en avait la figure toute barbouillée ; le malheureux avait eu la mauvaise chance de tomber sur ma bouteille d’encre. Ce sera, je pense, une bonne et profitable leçon pour sa gourmandise.

Les gages mensuels de mes gens sont à présent de dix ticaux, ce qui me fait, avec le change, près de quarante francs par mois. Ce serait bien payé dans tout autre pays que celui-ci, et cependant je trouverais très-difficilement d’autres domestiques pour parcourir l’intérieur, même à raison d’un tical par jour.

Enfin me voilà encore une fois en route, et voici qu’apparaissent les montagnes de Nophabury et de Phrâbat ; l’atmosphère est pure et sereine, le temps agréable et le vent frais. Tout dans la nature me sourit, et je me sens rempli d’animation et de joie. Autant j’étouffais et me sentais écrasé à Bangkok ville qui n’a nullement mes sympathies, autant mon cœur se dilate en chemin ; il me semble que j’ai grandi d’une coudée depuis que je me retrouve en vue des bois et des montagnes : ici, au moins, je respire, je vis, tandis que là-bas je suffoque ; la vue de tant d’êtres rampants réunis sur un seul point me froisse comme penseur et m’humilie comme homme.

L’inondation qui couvre tout le delta du Ménam nous a permis, dès le premier jour du voyage, de couper à travers champs et de naviguer au milieu de belles rizières ; tout le pays, bien en amont d’Ajuthia, est inondé ; près des montagnes seulement le rivage commence à s’élever d’un pied au-dessus du plus haut point qu’atteignent les eaux. Déjà, en plusieurs endroits, on commence il couper le riz que l’on charge ainsi en herbe, et, dans quelques semaines, toute la population de la campagne, mâle et femelle, sera occupée, à moissonner.

Scène d'inondation dans le delta du Ménam.
Scène d'inondation dans le delta du Ménam.
Scène d'inondation dans le delta du Ménam.

Pour le moment, les paysans profitent encore généralement du peu de temps qui leur reste pour jouir du farniente, pour aller aux pagodes porter aux bonzes des présents qui consistent principalement en fruits et en toile jaune, afin que ces derniers soient vêtus proprement pendant le temps de la bonne saison qu’ils passeront à courir le pays, car pendant plusieurs mois ils sont libres de quitter leurs monastères et d’aller où bon leur semble.