Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/02

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 8-17).
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II

Population de Bangkok. — Les Siamois. — Hommes, femmes, enfants. — Esprit de famille. — Étranges contrastes. — Superstitions.

Bangkok, ville toute moderne, a succédé comme capitale du royaume de Siam à deux autres cités qui, elles-mêmes, ne remontent pas à une haute antiquité : Ajuthia et Nophabury. En héritant de leurs prérogatives, elle a aussi hérité de leurs titres officiels, et tout bon Siamois voit en elle Krung-thépha-maha-nakkom-si-Ayuthaja-maha-dilok-raxathani, c’est-à-dire « la grande ville royale des anges, la belle et inexpugnable cité, etc., etc. » Ces qualifications sont brillantes ; mais sont-elles méritées ? Inexpugnable ! hélas ! Bangkok ne l’est pas plus qu’Ajuthia, qui a été, à plusieurs reprises, prise et pillée par les Pégouans et les Birmans. — Belle ! elle a certainement droit à cette épithète quand, vue du milieu du fleuve, elle étale au regard ses palais et ses temples ; mais elle la perd rapidement dès qu’on pénètre dans les ruelles fangeuses, dans les mille canaux secondaires, étroits et nauséabonds qui découpent ses îlots chargés de huttes sales et misérables, blessant l’œil autant que l’odorat. Quant à la population de cette royale cité, — population dont il est presque impossible de savoir le chiffre exact, vu l’imperfection des recensements orientaux, mais qui grouille certainement, au nombre de trois ou quatre cents milliers de créatures, dans un espace où cinquante mille Français auraient peine à se mouvoir et à respirer, — bien loin de rappeler en quoi que ce soit le type angélique, tel du moins que nous nous le représentons d’après les traditions artistiques et religieuses, elle forme certainement un des groupes sociaux les plus énervés au physique et au moral qui existent sur ce globe sublunaire.

Pendant dix longues années, j’ai séjourné en Russie ; j’y ai été témoin des effets affreux du despotisme et de l’esclavage. Eh bien ! ici j’en vois d’autres résultats non moins tristes et déplorables. À Siam, tout inférieur rampe en tremblant devant son supérieur ; ce n’est qu’à genoux ou prosterné et avec tous les signes de la soumission et du respect qu’il reçoit ses ordres. La société tout entière est dans un état de prosternation permanente sur tous les degrés de l’échelle sociale : l’esclave devant son maître, petit ou grand, celui-ci devant ses chefs civils, militaires ou religieux, et tous ensemble devant le roi. Le Siamois, si haut placé qu’il soit, dès qu’il se trouve en présence du monarque, doit demeurer sur ses genoux et sur ses coudes aussi longtemps que son divin maître sera visible. Le respect au souverain ne se borne pas à sa personne, mais le palais qu’il habite en réclame une part ; toutes les fois qu’on passe en vue de ses portiques, il faut se découvrir ; les premiers fonctionnaires de l’État sont alors tenus de fermer leurs parasols, ou tout au moins de les incliner respectueusement du côté opposé à la demeure sacrée ; les innombrables rameurs des milliers de barques qui montent ou descendent le fleuve doivent s’agenouiller, tête nue, jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le pavillon royal, le long duquel des archers, armés d’une sorte d’arc qui décoche fort loin des balles de terre fort dure, se tiennent en sentinelles, pour faire observer la consigne et châtier les délinquants. Ajoutons, comme dernier trait, que ce peuple, toujours à plat ventre, — dont un grand tiers au moins, la moitié peut-être, si l’on eu excepte la colonie chinoise, est esclave de corps et de biens, — se donne à lui-même le nom de Thaie, qui signifie hommes libres !!!

La population du royaume de Siam s’élève, suivant Mgr Pallegoix, à six millions, à quatre et demi seulement, suivant l’Anglais Bowring ; mais, quel que soit son chiffre, elle n’est pas, à beaucoup près, homogène. Une colonie chinoise, très-respectable dans ce pays, en forme au moins un cinquième ; deux autres cinquièmes sont composés de Malais, de Cambodgiens, de Laotiens, de Pégouans, etc. Les Siamois proprement dits comptent donc à peine deux millions. Chaque population a ses usages, ses mœurs à elle ; et, bien, que toutes appartiennent à cette branche du tronc humain que les classificateurs appellent la race mongole, toutes ont un type propre. Les Siamois se reconnaissent sans peine à leurs allures molles et paresseuses, à leur physionomie servile. Ils ont presque tous le nez un peu camard, les pommettes des joues saillantes, l’œil terne et sans intelligence, les narines élargies, la bouche trop fendue, les lèvres ensanglantées par l’usage du bétel, et les dents noires comme de l’ébène. Ils ont tous aussi la tête complètement rasée, à l’exception du sommet, où ils laissent croître une espèce de toupet. Leurs cheveux sont noirs et rudes : ils figurent assez exactement la brosse ; les femmes portent le même toupet, mais leurs cheveux sont fins et tenus soigneusement. On regrette, à les voir, qu’elles les rasent impitoyablement dés leur naissance. Le costume des hommes et des femmes est peu compliqué : une pièce d’étoffe qu’ils relèvent par derrière et dont ils attachent les deux bouts à leur ceinture, est leur unique vêtement. On lui donne indifféremment le nom de pagne ou de langouti. Les femmes portent, en outre, une écharpe d’une épaule à l’autre. Nous reconnaissons, du reste, volontiers, qu’ici, le type féminin, tant qu’il peut s’étayer de la jeunesse, est de beaucoup supérieur au type de l’homme et que, la finesse des traits à part, la Siamoise de douze à vingt ans a peu à envier aux modèles convenus de notre statuaire.

Depuis le prince jusqu’au mendiant, tout le monde mâche le bétel à Siam : c’est un des besoins de la vie. Aussi, les Chinois établis dans ce royaume cultivent-ils avec soin cette denrée, qu’ils vendent avantageusement. Ces Chinois émigrés sont d’habiles cultivateurs, des commerçants intelligents ; ils parlent le siamois comme s’ils étaient nés à Siam, mâchent le bétel comme les indigènes ; comme eux, ils rampent devant les mandarins et le roi ; mais, en revanche, ils font fortune, et avec l’argent viennent les honneurs. Une des grandes qualités du peuple siamois est l’esprit de famille. Chez l’esclave, comme chez le seigneur, vous verrez donner les mêmes soins et les mêmes caresses aux enfants. Qu’il arrive un malheur à un membre de la famille, frère, cousin, etc., tous les parents à l’envi viendront s’unir, se cotiser, pour prévenir l’accident, s’il en est temps encore, ou pour l’alléger, dans le cas contraire. Il m’est arrivé vingt fois d’entrer dans une case d’esclaves, ou dans le palais du premier ministre, de prendre un enfant sur mes genoux et de le caresser ; aussitôt je voyais la joie se peindre sur le visage du père et de la mère ; tous deux me remerciaient avec effusion ; kopliai, kopliai, merci, merci, me répétaient-ils, et, une autre fois, si je passais devant leur demeure, « Viens donc chez nous, étranger, » me criait la mère. Ces petits détails indiquent clairement, il me semble, que ce peuple a du cœur ; et si, un jour, il s’éclaire et se civilise à notre contact, il retrouvera, j’en ai la conviction, ses autres facultés intellectuelles, qui ne sont qu’endormies.

Enfants du berceau jusqu’à la tombe, les Siamois adorent les bijoux, n’importent lesquels, vrais ou faux, pourvu qu’ils brillent ; ils couvrent leurs femmes et leurs enfants d’anneaux, de bracelets, d’amulettes et de plaques d’or ou d’argent ; aux bras, aux jambes, au cou, aux oreilles, sur le torse, sur les épaules, partout où il peut en tenir, on est sûr d’en trouver. J’ai vu un charmant enfant de six à huit ans, fils du roi, si chargé de ces objets, de clinquant et de broderies en pierres fines, qu’il ne pouvait bouger, le poids de ses vêtements et de ses bijoux l’emportant de beaucoup sur celui de son pauvre petit corps.

Ne devant cacher ni le bien ni le mal là où nous les trouvons existants, séparément ou réunis, nous répéterons qu’un tiers au moins de cette population vit dans l’esclavage. C’est donc un total de quinze à dix-huit cent mille créatures humaines passées a l’état de marchandises. Elles forment trois catégories : 1o les prisonniers de guerre, captifs distribués aux nobles selon le caprice du roi, et dont la rançon peut aller en moyenne à quarante-huit ticaux (à peu près cent cinquante francs) ; 2o les esclaves rachetables, ou individus privés de leur liberté pour cause de dettes, et dont les services acquis à leurs créanciers sont supposés payer les intérêts de la somme due ; 3o enfin les esclaves non susceptibles de rachat. Cette dernière classe, le caput mortuum de la misère, est entièrement recrutée d’enfants vendus par leurs parents à la suite de procès, de gêne ou de famine, et qu’un contrat écrit met corps et âme à la disposition de l’acquéreur.

Nous trouvons dans Pallegoix (t. I, p. 234) un spécimen d’un contrat de ce genre ; le voici : « Le mercredi, sixième du mois, vingt-cinquième jour de la lune de l’ère 1211, moi, le mari, accompagné de Mme Kol, l’épouse, nous amenons notre fille Ma pour la vendre à M. Luang-si, moyennant quatre-vingts ticaux (deux cent quarante francs), pour qu’il la prenne à son service en place des intérêts dus. Si notre fille Ma vient a s’enfuir, que son maître me prenne et exige que je lui trouve et ramène la jeune Ma. Moi, sieur Mi, j’ai apposé ma signature comme marque. »

Qui donc a prétendu que la lecture d’un acte de vente était monotone et sans intérêt ?

Après le droit pour les parents de disposer commercialement de leurs enfants, vient pour le chef de famille celui de disposer pareillement de sa moitié. S’il l’a achetée, ce qui est le cas général dans les basses classes, la chose ne souffre pas la plus petite difficulté, il peut la revendre quand il lui plaît. Mais il ne peut agir si lestement à l’égard de celle qui lui a apporté une dot ; il ne lui est loisible de vendre celle-ci qu’autant qu’ayant lui-même contracté des dettes du consentement de sa compagne, elle a répondu de l’engagement sur sa liberté.

À part ces transactions plus ou moins dramatiques et fréquentes, la plus grande union semble régner sous le toit conjugal siamois. La femme, presque toujours bien traitée par son époux, conserve un ascendant non contesté autour du foyer domestique ; elle y est honorée et jouit d’une grande liberté ; loin d’être reléguée dans l’intérieur, comme en Chine, elle se montre en public, va au marché, rend et reçoit des visites, étale a la promenade, en ville, à la campagne, dans les pagodes, les toilettes de luxe, les bijoux dont la surchargent la vanité et l’affection de son mari, et fait bien rarement repentir celui-ci de l’aveugle confiance qu’il lui accorde.

Ainsi voilà de pauvres créatures qui possèdent à un haut degré l’esprit de famille ; voilà des parents qui aiment tendrement leurs petits, qui tremblent et gémissent en les voyant souffrir et pleurer, et qui s’en défont, comme d’une denrée, vulgaire, avec un merveilleux sang-froid, à la première incitation du besoin ! Voilà des époux modèles, vivant dans le calme de l’union la plus exemplaire, et sur lesquels surtout plane incessamment la pensée qu’à un moment donné le mari pourra liquider quelque compte usuraire avec la liberté, la personne même de sa compagne !… Ah ! la philosophie a beau étudier le cœur humain et fouiller ses replis, elle ne saura jamais combien de contrastes il recèle et quelle pâte malléable il offre aux institutions sociales, surtout aux mauvaises.

Nés de la rencontre de deux courants de populations venus de l’Occident et du Nord, les Siamois ont conservé intactes toutes les superstitions des Indous et des Chinois, en dépit des prescriptions du boudhisme, qui a cherché en vain à les en délivrer. Ils croient à tous les démons crochus, cornus, chevelus de la mythologie du Céleste Empire ; ils ont la foi la plus complète dans l’existence des sirènes, des ogres, des géants, des nymphes des bois et des montagnes, des génies du feu, de l’eau et de l’air, et enfin de tous les monstres fabuleux de l’antique panthéon, ou plutôt pandémonium brahmanique, depuis les naghas ou serpents divins qui vomissent des flammes, jusqu’à l’aigle garouda qui enlève les hommes. Ils croient également aux amulettes, qui rendent invulnérables, qui donnent la santé, la fécondité, ou écartent le mauvais sort et le mauvais œil ; aux philtres qui inspirent l’amour ou la haine, etc., etc., et enfin, petits et grands, peuple et roi font vivre à leurs dépens une foule d’astrologues et de devins qui prédisent la pluie ou la sécheresse, la paix ou la guerre, les bonnes ou les mauvaises chances du jeu et des transactions commerciales, et qui indiquent les jours et les heures favorables pour la naissance, le mariage, le départ et le retour d’un voyage, la construction d’une maison, en un mot pour tous les événements, pour toutes les opérations de quelque importance de la vie domestique ou sociale.

Une superstition moins innocente, s’il faut en croire l’évêque missionnaire Bruguière[1], serait celle qui exige du sang humain pour arroser les fondations de toute nouvelle porte construite dans l’enceinte d’une cité. Des voyageurs modernes ont constaté l’existence de cette horrible coutume dans le centre de l’Afrique[2] ; à Siam, elle ne peut être considérée que comme une effluve tout à la fois morbide et vivace, une irradiation délétère venant, jusqu’aux jours actuels, des profondeurs des siècles, et dont il faut chercher l’origine dans cette époque de barbarie primitive, où la race couchite dominait dans l’orient et le midi de l’Asie. L’évêque Pallegoix, qui avoue pourtant avoir lu quelque chose de semblable dans les Annales de Siam, n’ose affirmer le fait tel que le raconte son collègue, dont voici le récit textuel :

« Lorsque l’on construit une nouvelle porte aux remparts de la ville, ou lorsqu’on en répare une qui existait déjà, il est fixé, je ne sais par quel article superstitieux, qu’il faut immoler trois hommes innocents. Voici comment on procède à cette exécution barbare. Le roi, après avoir tenu secrètement son conseil, envoie un de ses officiers près de la porte qu’il veut construire. Cet officier a l’air, de temps en temps, de vouloir appeler quelqu’un ; il répète plusieurs fois le nom que l’on veut donner à cette porte. Il arrive plus d’une fois que les passants, entendant crier après eux, tournent la tête ; à l’instant l’officier, aidé d’autres hommes apostés tout auprès, arrêtent trois de ceux qui ont regardé. Leur mort est dès lors irrévocablement résolue ; aucun service, aucune promesse, aucun sacrifice ne peut les délivrer. On pratique dans l’intérieur de la porte une fosse ; on place par-dessus, à une certaine hauteur, une énorme poutre ; cette poutre est soutenue par deux cordes et suspendue horizontalement, à peu près comme celle dont on se sert dans les pressoirs. Au jour marqué pour ce fatal et horrible sacrifice, on donne un repas splendide aux trois infortunés. On les conduit ensuite en cérémonie à la fatale fosse. Le roi et toute la cour viennent les saluer. Le roi les charge, en son particulier, de bien garder la porte qui va leur être confiée, et de ne pas manquer d’avertir si les ennemis ou les rebelles se présentaient pour prendre la ville. À l’instant on coupe les cordes, et les malheureuses victimes de la superstition sont écrasées sous la lourde masse qui tombe sur leur tête. Les Siamois croient que ces infortunés sont métamorphosés en ces génies qu’ils appellent phi. De simples particuliers commettent quelquefois cet horrible homicide sur la personne de leurs esclaves, pour les établir gardiens, comme ils disent, du trésor qu’ils ont enfoui. »

  1. Annales de la Propagation de la foi, 1832.
  2. Voir entre autres dans Raffenel, Voyage dans le pays des nègres, la terrible légende que ce voyageur a empruntée à l’histoire moderne de Ségo.