Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 65-73).
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VIII

Patawi. — Vue magnifique. — Retour à Bangkok.

Ayant fait inutilement chercher des bœufs ou des éléphants pour porter nos bagages afin d’explorer cette partie du pays, dont tous les cultivateurs sont occupés à la récolte du riz, je laisse ma barque et son contenu à la garde de mes hôtes laotiens, et nous partons à pied, comme des pèlerins, pour Patawi par une belle matinée et un temps légèrement couvert, « le temps des chasseurs, » et qui me rappelle les agréables journées d’automne de mon pays ; je suis accompagné seulement de Küe et de mon jeune guide laotien. Nous suivons pendant trois heures un sentier au milieu de forêts infestées de bêtes sauvages, et croisons ensuite la route de Kôrat ; enfin nous arrivons a Patawi. Comme à Phrâbat, au pied de la montagne et à l’entrée d’une longue et large avenue qui conduit à la pagode, se trouve une cloche que frappent les pèlerins à leur arrivée, afin d’informer les bons génies de leur présence et les disposer à écouter leurs prières. Le mont, isolé, de cent cinquante mètres de hauteur, est de même formation que celui de Phrâbat, mais d’un aspect différent, quoique aussi grandiose. Ici, ce n’est plus cet amas de blocs rompus, superposés, comme si des géants les avaient bouleversés en se livrant un combat pareil à ceux dont parle la Fable ; Patawi semble composé d’un seul bloc, d’une immense roche, qui s’élève presque perpendiculairement comme une muraille, à l’exception de la portion du milieu, qui, du côté sud, surplombe et s’avance de six à sept mètres sur la vallée, qu’on domine comme du haut d’un balcon. Au premier coup d’œil, on reconnaît l’action de l’eau sur un sol qui n’était primitivement que de l’argile.

Il y a beaucoup d’empreintes semblables il celles de Phrâbat, et en plusieurs endroits des troncs entiers d’arbres couchés sur le sol et pétrifiés à côté d’arbres existants et pareils ; on dirait que la hache vient seulement de les abattre, et ce n’est qu’en essayant leur dureté avec le marteau que l’on peut s’assurer de leur état actuel. Après avoir franchi plusieurs larges degrés en pierre, je trouvai à main gauche la pagode et à droite l’habitation des talapoins, qui, au nombre de trois, un supérieur et deux hommes pour le servir, gardent et honorent les précieux rayons de Somanakodom. Les auteurs qui ont écrit sur le bouddhisme ignorent-ils la signification du mot « rayons » employé par les sectateurs de Bouddha ? Or, en siamois, le même mot qui signifie « rayon », veut dire également « ombre » ; et c’est par respect pour leur divinité que la première acception est généralement reçue.

Le talapoin et ses deux hommes furent très-surpris de voir arriver un « farang » ou étranger dans la pagode. Quelques petits présents ne tardèrent pas me mettre dans leurs bonnes grâces. Le supérieur surtout fut enchanté d’un morceau de fer aimanté que je lui donnai ; il s’amusa longtemps avec ce jouet et poussa des cris d’admiration chaque fois qu’il le voyait attirer et soulever tous les petits objets de métal qu’il mettait à sa portée.

Je me rendis à l’extrémité nord de la montagne, où quelque être généreux, pour faire une œuvre méritoire, a eu la bonne idée de construire une salle pareille à celles que l’on trouve sur beaucoup de chemins et auprès des pagodes pour abriter les voyageurs.

La vue dont on jouit de cet endroit est d’une splendeur indescriptible, dans toute la valeur significative de ce mot. Je n’ai pas la prétention, on a pu le voir du reste, de dépeindre avec toutes leurs couleurs ces spectacles grandioses qui vont désormais se multiplier sous mes yeux ; à peine ma plume et mon crayon ont-ils pu en saisir les contours et quelques détails ; mais ce dont on peut être sûr, c’est que mes esquisses n’admettent que ce que j’ai vu et rien de plus. Je n’avais rencontré jusqu’alors au Siam que des horizons peu développés ; mais ici la beauté du pays se montre dans toute sa splendeur. Je voyais se dessiner à mes pieds, comme un riche et moelleux tapis velouté, aux nuances éclatantes, variées et fondues, une immense ligne de forêts, au milieu desquelles les champs de riz et les autres lieux non boisés paraissent comme de petits filets d’un vert clair ; au delà s’élèvent comme en gradins des monticules, des monts, et enfin à l’est, au nord et à l’ouest, sous la forme d’un demi-cercle, la chaîne de montagnes de Phrâbat, puis celle du royaume de Muang-Lôm, et enfin celles de Kôrat jusqu’à plus de soixante milles de distance. Toutes se relient les unes aux autres et ne forment pour ainsi dire qu’un seul massif dû au même bouleversement. Mais comment décrire la variété de formes de toutes ces sommités ? Ici, ce sont des pics qui se confondent avec les teintes vaporeuses et rosâtres de l’horizon ; là, des aiguilles où la couleur des roches fait ressortir l’épaisseur de la végétation ; puis des mamelons aux fortes ombres, tranchant sur l’azur du ciel ; plus loin, des crêtes majestueuses ; enfin, ce sont surtout les effets de lumière brillante, les teintes délicates, les tons chauds qui font de ce spectacle quelque chose d’enchanteur, de magique, que l’œil d’un peintre pourrait saisir, mais que son pinceau, si riche et si puissant qu’il fût, ne saurait jamais rendre qu’imparfaitement.

À la vue de ce panorama inattendu, un cri d’admiration sortit en même temps de toutes les bouches Mes pauvres compagnons, généralement insensibles aux beautés de la nature, éprouvaient cependant un moment d’extase devant ce tableau sublime et grandiose. « Oh ! di ! di (beau) ! » s’écriait mon jeune guide laotien ; et demandant à Küe, qui restait silencieux, ce qu’il pensait de cette vue : « Oh ! master, me répondit-il dans son jargon mêlé de latin, d’anglais et de siamois, les Siamois voir Bouddha sur une pierre et ne pas voir Dieu dans ces grandes choses ; moi content d’être venu à Patawi. »

Du côté opposé, c’est-à-dire au sud, le tableau est différent ; c’est une plaine immense qui s’étend de la base de Patawi et des monts voisins jusqu’au-delà d’Ajuthia, dont on aperçoit même les hautes tours qui se confondent avec l’horizon à plus de cent vingt milles de distance. Du premier coup d’œil on voit que cette plaine était recouverte par la mer à une époque peu reculée, où toute la partie méridionale du Siam formait un golfe : de nombreux coquillages marins que je trouvai sur le sol et dans la terre, et parfaitement conservés, en sont une autre preuve, tandis que les empreintes, les roches, les coquilles fossiles prouvent également un bouleversement de beaucoup antérieur à cette époque.

J’eus à Patawi, avec les bons montagnards laotiens, une répétition des veillées que j’avais eues à Phrâbat ; tous les soirs, après le travail des champs, plusieurs venaient pour voir le farang. Ces Laotiens diffèrent un peu des Siamois ; ils sont plus grêles et ont les pommettes un peu plus saillantes ; ils sont généralement aussi plus bruns et portent les cheveux longs ; tandis que les autres se rasent la moitié de la tête, ne laissant croître de cheveux que sur le sommet. On ne peut refuser aux Laotiens le courage du chasseur, s’ils n’ont pas celui du guerrier. Armés d’un coutelas ou d’un arc avec lequel ils lancent adroitement à plus de cent pas des balles d’une argile durcie au soleil, ils parcourent leurs vastes forêts, malgré les léopards et les tigres dont elles sont infestées. La chasse est leur principal amusement, et, lorsqu’ils peuvent se procurer un fusil et un peu de poudre chinoise, ils vont traquer le sanglier, ou attendre le tigre et le daim à l’affût, perchés sur un arbre ou dans une petite hutte qu’ils élèvent sur des pieux de bambou. Leur pauvreté approche de la misère ; mais, comme presque toujours, elle provient de leur excessive paresse, car ils ne cultivent que le riz nécessaire à leur entretien. Cette récolte assurée, ils passent le reste de leur temps à dormir, à flâner dans les bois, à faire de longues courses aux villes et villages voisins, et à se visiter chemin faisant.

À Patawi, j’entendis beaucoup parler de Kôrat, qui est la capitale d’une province du même nom située au nord-est de Pakpriau, à cinq journées de marche de cet endroit (cent ou cent vingt milles) et que j’ai l’intention de visiter plus tard. Il paraît que c’est un pays riche et qui produit surtout beaucoup de soie d’une bonne qualité ; il s’y trouve également et en grande quantité un arbre à caoutchouc ; mais les habitants négligent cette gomme, ignorant sans doute sa valeur. J’en ai rapporté un magnifique échantillon qui a été très-admiré à Bangkok par les négociants anglais. La vie y est, dit-on, d’un bon marché fabuleux. On peut y acheter six poules ou poulets pour un fuang (37 centimes), cent œufs pour le même prix, le reste à proportion. Mais, pour y arriver, il faut traverser pendant cinq ou six jours la vaste et profonde forêt du Roi-du-Feu que l’on voit du sommet de Patawi, et ce n’est que pendant la saison sèche que l’on peut s’y aventurer ; durant celle des pluies, l’eau et l’air y sont mortels. Les Siamois, gens superstitieux, n’osent pas non plus y tirer des coups de fusil, dans la crainte d’y attirer les mauvais génies qui les feraient périr.

Pendant le temps que je passai sur la montagne, le supérieur des talapoins redoubla de soins et d’égards pour moi ; il fit transporter mon bagage dans la chambre et étendre ma natte sur les siennes, dont il se privait pour moi. Les talapoins se plaignent beaucoup du froid qu’il fait à Patawi dans la saison des pluies, des torrents qui tombent du sommet de la montagne, et aussi des tigres, qui, chassés de la plaine par l’inondation, se réfugient sur les montagnes, et viennent jusque contre leurs habitations enlever leurs poules et leurs chiens. Toutefois, ce n’est pas seulement en cette saison que ces carnassiers leur rendent visite, car la seconde nuit que nous passâmes en ce lieu, vers dix heures, les chiens poussèrent tout à coup des hurlements plaintifs.

« Un tigre ! » s’écria mon Laotien, couché près de moi.

Je m’éveillai en sursaut, saisis mon fusil, et j’entr’ouvris la porte ; mais la profonde obscurité ne me permit ni de le voir ni de sortir sans m’exposer inutilement ; je me contentai de décharger mon arme en l’air pour effrayer l’animal. Ce n’est que le lendemain que nous nous aperçûmes de l’absence d’un de nos chiens.

Après avoir parcouru cette intéressante localité pendant une semaine, nous revînmes lever l’ancre de notre barque pour regagner Bangkok, où j’avais à mettre en ordre mes collections et à les expédier.

Les lieux qui, deux mois auparavant, étaient recouverts de six mètres d’eau, étaient maintenant à sec, et partout autour des habitations on bêchait les potagers et on commençait la plantation des légumes ; mais les horribles moustiques avaient reparu en essaims plus formidables que jamais, et après avoir ramé tout le jour, mes pauvres domestiques ne pouvaient même goûter de repos pendant la nuit. Pendant le jour, surtout près de Pakpriau, la chaleur était excessive. Le thermomètre se tenait ordinairement à quatre-vingt-dix degrés Fahrenheit à l’ombre, et à cent quarante degrés au soleil, 35° et 60° du thermomètre centigrade. Heureusement nous n’avions plus à lutter contre le courant, et, quoique passablement chargée, notre barque filait rapidement. Nous n’étions plus qu’à trois heures de Bangkok, lorsque j’aperçus deux canots européens amarrés au bord du fleuve, et dans une salle de voyageurs, auprès d’une pagode, trois capitaines anglais de ma connaissance qui, avec leurs femmes, faisaient un joyeux pique-nique. L’un des trois était celui qui m’avait amené de Singapour ; il vint au-devant de moi et m’entraîna partager leur déjeuner.

Le même jour, j’arrivai à Bangkok, et je ne savais encore où descendre, lorsque M. Wilson, l’aimable consul de Danemark, vint au-devant de moi et m’offrit gracieusement l’hospitalité dans sa magnifique demeure Je dois considérer la partie du pays que je viens de parcourir comme très-saine, sauf peut-être à l’époque des pluies ; il paraît qu’alors l’eau qui découle des montagnes, après avoir passé sur une foule de détritus vénéneux et s’être imprégnée de substances minérales, donne naissance à des miasmes délétères d’où s’échappe la terrible fièvre des bois (jungle fever), qui, si elle ne vous emporte pas au premier accès, ne vous quitte qu’après plusieurs années de souffrances.

Mon voyage a eu lieu à la fin de la saison des pluies, lorsque les terrains qui avaient été inondés commençaient à se dessécher ; il s’en élevait quelques miasmes, et j’ai vu plusieurs indigènes atteints de fièvres intermittentes ; cependant je n’ai pas cessé un instant de me bien porter. Dois-je l’attribuer au régime que je suivais et qui m’a souvent été recommandé, c’est-à-dire de ne boire que du thé, jamais ou très-rarement de vin ou de spiritueux, et jamais d’eau fraîche ? Je le pense, et je crois qu’en agissant toujours ainsi l’on ne courrait aucun danger sérieux dans les localités les plus malsaines.