Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 37-55).
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VI

Remonte du Ménam. — Rives, riverains et embarcations. — Ajuthia ancienne et moderne. — Un fragment d’histoire par une plume royale.

Ayant terminé, ou à peu près, mes observations et mes visites à Bangkok, je m’empressai d’arrêter mes dispositions de voyage. Je fis l’achat d’une légère petite barque qui pût contenir toutes mes caisses, un étroit espace couvert pour ma personne et un autre pour les bipèdes ou quadrupèdes composant toute ma famille d’adoption : deux rameurs, un singe, un perroquet et un chien. L’un de mes domestiques était Cambodgien, l’autre Annamite, chrétiens tous deux et connaissant quelques mots de latin et d’anglais, qui, joints au peu de siamois que j’avais déjà pu apprendre, devaient me suffire pour me faire généralement comprendre.

Le 19 octobre, je quittai Bangkok et remontai le Ménam dans ma barque avec mes deux rameurs, dont l’un était en même temps mon cook ou cuisinier. Le courant est toujours très-fort en cette saison, et nous mîmes cinq jours pour faire soixante-dix milles à peu près. La nuit, nous avions terriblement à souffrir des moustiques, et même pendant le jour je faisais une chasse incessante à coups d’éventail à ces terribles petits vampires. Comme la campagne était entièrement inondée, nous ne pouvions mettre pied à terre nulle part ; et quand près des habitations même je tuais un oiseau, il était très-souvent perdu pour moi. C’était là un vrai supplice, de Tantale, car les bords du fleuve sont si riants et si gais ! la nature si belle et si riche !

Rives du Ménam.
Rives du Ménam.
Rives du Ménam.

Dans cette saison de l’année, les pluies cessent entièrement et pour plusieurs mois ; depuis quelques jours la mousson du nord-est commençait à souffler ; le temps était constamment beau et la chaleur tempérée par la brise. Les eaux allaient également se retirant. C’était l’époque des fêtes religieuses des Siamois, et la rivière, était presque sans cesse sillonnée par une foule de longues et belles barques, chargées de banderoles, et conduisant en pèlerinage des dévots des deux sexes dans leurs costumes d’apparat. Beaucoup de ces barques, armées de plus de cinquante rameurs couverts de vêtements neufs et éclatants, luttant de vitesse et s’excitant par de longues clameurs et des cris perçants, voguaient au son d’instruments dont l’harmonie, amortie par celle de l’onde, ne manquait point de charme. Des lignes interminables d’embarcations escortaient un mandarin dont la barque, ou, suivant l’appellation locale, le ballon, éclatant de dorure et couvert de sculptures, brillait dans la flottille comme un cygne au milieu d’une troupe de canards. Ce magistrat allait offrir des présents aux pagodes des environs et des étoffes jaunes aux talapoins.

Le roi se montre rarement en public : deux ou trois fois par an seulement, une fois en bateau et une fois sur la terre ferme, dans le courant du mois d’octobre. Sur le fleuve, il est toujours accompagné par trois ou quatre cents barques, contenant souvent plus de douze cents personnes, et l’aspect de cette procession nautique, dont les rameurs sont couverts d’habillements aux couleurs éclatantes, et les barques de banderoles, est réellement d’une splendeur indescriptible et telle que l’Orient seul sait en déployer encore.

Chemin faisant, je ne cessais de m’étonner de la gaieté et de l’insouciance que déploie le peuple siamois, en dépit du joug qui pèse sur lui et des impôts exorbitants dont il est surchargé ; mais la morbidesse du climat, la douceur native des indigènes et le pli de la servitude, creusé de génération en génération, font oublier à ceux-ci les soucis privés et les amertumes inséparables du régime oppresseur.

Partout sur mon passage on faisait des préparatifs pour la pêche, car le moment où les eaux se retirent des champs est aussi celui où l’on prend le poisson, qui, séché au soleil, fournit à la consommation de toute l’année, et s’exporte même en assez grande quantité. Ma barque était tellement encombrée de caisses, de boîtes et d’instruments que l’espace qui me restait était très-restreint ; j’y souffrais de la chaleur et du manque, d’air, mais surtout des moustiques, si nombreux, qu’on pouvait les prendre à la poignée et que leur bourdonnement était comparable à celui d’une ruche. C’est la plaie des pays tropicaux ; mais c’est ici particulièrement qu’ils pullulent d’une manière effrayante, à cause des marécages immenses, de la vase et du limon que les eaux, en se retirant, laissent à découvert et où la chaleur du soleil en fait éclore en peu de temps des nuées. Mes jambes surtout étaient une chair vive.

Le 23 octobre, j’arrivai à Ajuthia, et mes deux rameurs me conduisirent directement chez l’excellent P. Larnaudie, missionnaire français, qui m’attendait. Je fus parfaitement bien reçu par ce bon prêtre, qui mit à ma disposition, pour le temps que je désirais, ce qu’il avait de mieux à offrir, c’est-à-dire sa petite maison de bambou.

Le bon père est aussi naturaliste et chasseur dans ses moments de loisir ; il voulut bien de temps en temps m’accompagner, et, tout en courant les bois, nous parlions du charmant pays de France. Après une longue chasse ou une promenade en bateau, nous rentrions à la case, où nous trouvions notre repas préparé par les soins d’un artiste qui excelle dans la cuisine siamoise, que la fatigue nous faisait apprécier peut-être plus que de droit. Du riz avec une omelette ou du poisson cuit au « carry, » des tiges de bambous, des haricots crépus et autres légumes sauvages entraient dans la composition de nos menus avec des poulets pour rôti ou du gibier quand la chasse avait été fructueuse. Trois poulets se vendaient un « fuand » (trente-sept centimes).

Ajuthia est aujourd’hui la seconde ville du royaume. Comme elle est presque entièrement située sur les bords d’un canal qui relie le principal fleuve à un autre cours d’eau qui remonte vers Pakpriau et Korat, sur la route du Laos, les voyageurs qui se dirigent vers ces lieux s’arrêtent d’ordinaire à Ajuthia pour visiter les différents temples de l’île où était l’ancienne cité.

Le nombre actuel des habitants est de vingt à trente mille, parmi lesquels se trouvent beaucoup de Chinois, quelques Birmans et des naturels de Laos. Ils s’occupent généralement de commerce, d’agriculture et de pêche, car ils ne possèdent pas de manufactures importantes. Les maisons flottantes forment la plupart des habitations, parce que les Siamois les regardent comme plus saines que les maisons construites sur la terre ferme. Le sol est admirablement fertile. Le principal produit est le riz, qui, bien que d’une excellente qualité, ne se vend pas aussi bien au marché que celui qui croît plus près de la mer, parce qu’il est moins dru et que ses grains sont plus petits. On fabrique aussi beaucoup d’huilé et de toddi, sorte de boisson enivrante et sucrée. On tire ces deux produits d’une variété de palmier, qui croit en abondance dans ces parages. J’ai vu dans les jardins des légumes européens qui avaient atteint d’assez belles dimensions. Les fruits du pays sont aussi beaux que bons ; cependant la végétation n’est pas tout à fait la même que celle des environs de Bangkok. Le cocotier et le palmier-arec deviennent de plus en plus rares en montant vers le nord et font place au bambou.

Ajuthia est naturellement considérée comme une des cités les plus importantes de la contrée ; mais elle n’est défendue par aucune fortification. Elle a un gouverneur, sorte de commissaire royal, et quelques officiers en sous-ordre.

Le roi vient généralement passer huit ou quinze jours chaque année dans la capitale de ses ancêtres. Il y possède un palais construit sur une des rives du fleuve, sur l’emplacement de l’ancienne habitation de ses pères ; mais cet édifice, construit en bambou et en bois de teck, a peu l’aspect d’une résidence royale.

La plupart des principaux marchands de Bangkok ont à Ajuthia des maisons qui leur servent à la fois de magasin et de pied-à-terre ; ils viennent s’y reposer une semaine ou deux pendant les chaleurs. Les seuls restes visibles de l’antique cité sont un grand nombre de wats ou temples plus ou moins ruinés. Ils occupent une surface de plusieurs milles d’étendue et sont cachés par les arbres qui ont poussé tout alentour. Comme la beauté d’un temple siamois ne consiste pas dans son architecture, mais bien dans la quantité d’arabesques qui recouvrent ses murs de brique et de stuc, il cède bientôt à l’action du temps et devient, s’il est négligé, un amas informe de bois et de briques recouvert de toutes sortes de plantes parasites. Il en est ainsi des monuments d’Ajuthia. Un monceau de briques et de terre, que surmontent encore quelques sommets, marque la place où, jadis, des milliers de croyants sont venus se prosterner devant l’autel de Bouddha. Les angles de, cet immense quadrilatère de décombres, dont j’ai suivi en tous sens, mais non sans peine, les murailles bouleversées et frangées de broussailles, sont encore indiqués par des dômes ébréchés et des pyramides écroulées. Au centre d’une niche antique, démantelée, dont la base seule résiste encore aux outrages du temps et de l’atmosphère, j’ai mesuré une statue de Bouddha (ou de Gautama, comme on l’appelle ici), fille a dix-huit mètres de hauteur, et parait de bronze au premier coup, d’œil ; mais j’ai constaté que, tout entière maçonnée en brique à l’intérieur, elle était simplement revêtue de plaques d’airain de trois centimètres d’épaisseur. Mgr  Pallegoix prétend que les ruines d’Ajuthia recèlent d’inépuisables trésors et qu’on y fouille toujours avec succès. Selon lui, une seule des statues qui dorment aujourd’hui sous les éboulis des temples antiques avait exigé, pour sa confection, 25,000 livres de cuivre, 2,000 livres d’argent et 400 livres d’or ! Aujourd’hui, le vautour et l’orfraie nichent dans la couche de décombres qui les a ensevelis.

Ruines à Ajuthia.
Ruines à Ajuthia.
Ruines à Ajuthia.

Au centre d’une plaine, à quatre milles environ de la ville, il y a une pyramide sacrée d’une hauteur et d’une largeur immenses ; elle sert en quelque sorte d’asile, et le roi vient encore parfois la visiter. On n’y arrive qu’en bateau ou à dos d’éléphant ; car il n’y a en fait de route, pour aller jusque-là, qu’un canal ou des terrains marécageux. Cet édifice est très-célèbre chez les Siamois à cause de sa hauteur ; mais le seul attrait qu’il puisse avoir pour un étranger, c’est la vue magnifique dont on jouit de son sommet. Ainsi que tous les autres monuments du même genre, celui-ci est composé d’une succession de degrés partant de la base pour arriver au faite ; quelques images mal faites viennent distraire la monotonie de cet édifice de brique. Il n’a aucun de ces ornements de faïence dont les temples et les pyramides de Bangkok sont si abondamment recouverts.

Au troisième étage de ce monument, quatre corridors, formant la croix, aboutissent dans l’intérieur du dôme, aux pieds d’une colossale statue dorée de Bouddha, qu’entourent, assiègent et souillent incessamment des tourbillons de chauves-souris et de chats-huants. Les fétides excréments des oiseaux nocturnes sont désormais le seul encens du dieu abandonné, leurs cris aigus et sinistres son seul cantique ! Sic transit gloria mundi.

Ruines du temple et d’une statue de Bouddha, à Ajuthia.
Ruines du temple et d’une statue de Bouddha, à Ajuthia.
Ruines du temple et d’une statue de Bouddha, à Ajuthia.

L’histoire d’Ajuthia se liant à celle du développement et de la décadence du royaume de Siam, nous ne pouvons mieux faire que de l’emprunter à un récit succinct des destinées de la monarchie siamoise, récit qui n’est pas sorti d’une plume moins érudite que celle de Phra-Somdetch lui-même[1].

« Ajuthia est située à 15° 19’ de latitude nord, et 00° 13’ de longitude est de Paris ; elle couvre l’emplacement de plusieurs autres villes qui reconnaissaient l’autorité cambodgienne. Vers l’an 1300, les habitants qui occupaient toutes ces localités étaient sans cesse décimés par des guerres fréquentes avec les Siamois du nord et les Pégouans ou Moas, de sorte que ces cités furent évacuées ou délaissées en décombres : il n’en est resté que les noms. Au mois d’avril 1350, le roi U-Tong prince plus puissant qu’aucun de ses prédécesseurs, cherchant une localité salubre pour sa résidence, arrêta son choix sur le district d’Ajuthia, et fonda la ville de ce nom, qui dès lors s’étendit et s’embellit graduellement ; sa population s’accrut non-seulement par l’augmentation naturelle, mais par l’affluence de familles du Laos, du Cambodge, du Pégou, d’habitants de la province chinoise d’Yunnam, qui y étaient amenés captifs, puis de Chinois et de musulmans de l’Inde qui y venaient trafiquer. Quinze rois de la dynastie d’U-Tong régnèrent à Ajuthia ; après quoi, le puissant souverain du Pégou, Chamnadischop, rassembla une armée nombreuse où l’on comptait des Pégouans, des tribus de Birmans et du nord de Siam, et il vint attaquer Ajuthia. Les ennemis, après un siège de trois mois, prirent cette capitale, mais ne détruisirent ni ne massacrèrent ses habitants ; le monarque pégouan se contenta de faire prisonniers le roi et la famille royale pour les emmener à la suite de son char de triomphe au Pégou ; et il laissa comme gouverneur de sa nouvelle dépendance Mathamma-rajah, dont il emmena le fils ainé comme otage au Pégou : ce fils s’appelait Phra-Naret. Ceci se passait en 1556.

« Cet état de dépendance et de soumission ne dura toutefois que peu d’années. Au milieu de la confusion que l’on vit naître à la cour du Pégou, au sujet de l’avènement d’un nouveau roi, le prince Naret s’échappa avec sa famille, et, avec l’aide de plusieurs Pégouans influents, il s’aventura à reprendre le chemin de son pays. Le nouveau roi du Pégou envoya des troupes à sa poursuite ; mais le prince Naret s’attaquant à leur chef, lui lança un de ses traits, qui le fit tomber mort de son éléphant. Le prince arriva ensuite sain et saut à Ajuthia.

« Une guerre s’alluma avec le Pégou, et le Siam redevint État indépendant. Six générations après, sous le roi Naraï, plusieurs marchands européens s’établirent dans le pays, et parmi eux se trouvait Constance Phaulcon, à qui ses services valurent le gouvernement de toutes les provinces du nord du Siam. Il conçut le projet d’établir un fort d’après le système européen pour la défense de la capitale ; le roi ayant accueilli très-favorablement ce plan, Constance fit choix d’un terrain sur un canal près de Bangkok, ville qui tire son origine de cette construction.

« Le même célèbre Européen amena le roi Naraï à restaurer l’ancienne ville de Nophaburi (Louvo), et y construisit un palais royal magnifique d’après les principes de l’architecture européenne ; il y établit ensuite une demeure spacieuse pour lui-même, puis une église catholique dont les inscriptions se reconnaissent même de nos jours. Ces bâtiments, tombés en désuétude, offrent encore le spectacle de ruines imposantes. Constance avait commencé ou projeté bien d’autres travaux, des aqueducs, des exploitations de mines, etc., lorsque la jalousie des nobles siamois vint l’arrêter dans sa carrière, et causer sa perte. Accusé d’avoir trempé dans un complot, il fut assassiné sur un ordre du roi. (C’est du moins la tradition reçue ; les annales écrites de Siam cependant prétendent qu’il a été tué par un prince rebelle, qui comprenait bien que du vivant de Constance, il ne pouvait rien contre l’autorité du roi.) On montre encore quelques vestiges des travaux utiles du malheureux, favori, tels qu’un canal, qui devait aller de Nophaburi au lieu sacré dit Phrabat, et un aqueduc dans les montagnes.

« La mort de Naraï fut le signal de nouvelles révolutions de sérail ; un fils illégitime tua son successeur, donna d’abord la couronne à son tuteur, se réservant pendant quinze ans les fonctions du premier ministre, jusqu’à ce qu’enfin, à la mort de son tuteur, il prit lui-même le sceptre. Il s’appelait Nai-Dua. Deux de ses fils et deux de ses petits-fils régnèrent successivement à Ajuthia ; un de ces derniers ne régna que peu de temps et entra dans les ordres religieux après avoir cédé la couronne à son frère. Pendant ce règne, en 1759, une invasion formidable eut lieu ; le roi des Birmans, à la tête de trois corps de troupes nombreuses, pénétra dans le pays et concentra ses forces devant la capitale Ajuthia qu’il cerna. Le roi siamois (Chaufa-Ekadwat-Aurak-Moutri) n’opposa point une résistance réfléchie, et ses grands dignitaires ne lui prêtèrent nulle assistance. Il appela bien tous les habitants des petites villes voisines au sein de sa capitale et concerta des plans pour sa défense ; mais la division et la jalousie rendirent tous les efforts infructueux. Le siège se prolongea deux ans ; les assiégés éparpillèrent leurs forces dans de petits combats et des sorties où, pour la plupart, les Birmans étaient victorieux. Leur général Maha-Noratha mourut en vain ; ses principaux officiers choisirent un autre chef, qui, profitant de la saison de sécheresse, franchit les fossés, ouvrit des brèches, enfonça les portes et se rendit maître de la ville. Les provisions des Siamois étaient épuisées ; la confusion était à son comble, et l’ennemi victorieux mit le feu à la ville. À peine le roi, grièvement blessé, put-il s’échapper avec les flots de fuyards ; il mourut bientôt des suites de ses blessures et de ses fatigues, complètement délaissé ; ce n’est que plus tard qu’on a trouvé et enterré son corps. Son frère, le grand talapoin, et alors le personnage le plus considérable de son pays, fut emmené prisonnier par les Birmans. Ceux-ci s’apercevant que le Siam était trop vaste et trop éloigné pour y établir leur gouvernement, se résolurent à y porter partout le pillage et l’incendie ; ils massacrèrent impitoyablement les habitants pour leur extorquer le secret de leurs trésors supposés. Cette œuvre de destruction et de carnage dura deux mois ; les officiers birmans s’enrichirent des dépouilles des malheureux habitants, dont ils emmenèrent un grand nombre captifs ; non satisfaits encore de ces actes de cruauté et de brigandage, ils laissèrent un chef pégouan, nommé Phaya-Nackong, pour administrer le pays selon son bon plaisir, et avec la charge spéciale de réunir encore des esclaves et du butin, pour transporter le tout en temps opportun dans le pays des Birmans.

« Ainsi périt Ajuthia, en mars 1767, après quatre cent dix-sept ans d’existence, sous trente-trois rois et trois dynasties.

« Et tout le pays des Thai tomba dans l’anarchie, parcouru en tous sens par des bandes armées et déchiré par ses propres enfants autant que par ses ennemis. Les forêts, les déserts même les plus inaccessibles cessèrent d’être un asile pour les opprimés, et se changèrent en repaires de bandits qui s’égorgeaient les uns les autres pour s’arracher leur butin.

« Un homme aussi habile que brave entreprit de mettre un terme à ce triste état de choses. Pin-Tak, Chinois d’origine, né en 1734 dans le nord du Siam, avait su obtenir, sous le dernier roi, d’abord un poste secondaire, puis celui de gouverneur de Tak, sa ville natale ; il y prit, de son chef, le titre magnifique de Phaya : de là vient le nom qu’il a gardé dans l’histoire. Il avait été appelé à une espèce de vice-royauté des provinces occidentales peu de temps avant l’invasion des Birmans ; ayant dû céder devant le nombre, il se retira sur Ajuthia ; mais s’apercevant que le gouvernement n’était pas capable de résister à l’ennemi, il se réfugia avec sa troupe à Chantaburi (Chantaboun), ville située sur le bord oriental du golfe de Siam. Il en fit le centre de la résistance à l’étranger et l’asile de braves compagnons qui désertaient les drapeaux des bandes de brigands pour les siens. Phaya-Tak se trouva bientôt à la tête de dix mille hommes, et fit des traités avec les chefs du nord et du sud-est du Cambodge et de l’Annam ou Cochinchine. Usant tantôt de ruse, tantôt de force, il s’empara des districts du nord et surprit Phaya-Nackong, le gouverneur birman, le tua et s’empara de tout le butin de l’ennemi : argent, provisions et munitions de guerre.

Toutefois, ne jugeant pas ses forces capables de résister à une nouvelle invasion qui était probable, il se décida à se retirer plus au midi et à établir le centre de son pouvoir à Bangkok : cet endroit, plus rapproché de la mer, était ; aussi plus favorable à une retraite si la fortune lui devenait contraire. Il y arriva à la tête de ses troupes, y établit sa capitale, et bâtit son palais sur le bord occidental du fleuve, près du fort qui est resté debout jusqu’à présent.

« Poursuivant son œuvre avec une rare persistance, il eut encore plusieurs rencontres avec les Birmans, et les vainquit surtout au moyen d’une flottille qui multipliait ses forces. Une fois, il s’empara de tout leur camp et d’une partie du butin qu’ils avaient ramassé ; enfin il délivra complètement le pays de ces ennemis, qui y avaient porté la désolation et la terreur. Le peuple, le reconnaissant comme son sauveur, ne s’opposa nullement à son désir de ceindre la couronne ; il envoya de Bangkok des ordres, des gouverneurs et des colonies même pour repeupler le pays dans diverses directions. Ainsi, à la fin de 1768, il se voyait le souverain absolu de toute la partie méridionale de Siam et de la province orientale baignée par le golfe. Profitant d’une guerre acharnée de la Chine avec les Birmans, il reconquit la province du nord ou de Korat. Deux autres provinces qui, pendant l’invasion étrangère, s’étaient affranchies complètement, furent recouvrées encore par Phaya-Tak ; au bout de trois ans, il était le maître incontesté du Siam, et il consolida de plus en plus son autorité, rétablissant partout l’ordre et la paix. Ayant réorganisé complètement le royaume, il lui fut facile de résister à une nouvelle attaque des Birmans en 1771 ; l’année suivante, il dirigea une expédition contre la péninsule malaise, dans l’intention de prendre possession de Ligor, la capitale, dont le gouverneur, ancien sujet des rois d’Ajuthia, s’était revêtu lui-même de la royauté et avait montré des dispositions hostiles contre le nouveau roi de Siam, qu’il traitait d’usurpateur. Après quelques rencontres assez vives, le gouverneur de Ligor se réfugia chez le chef de Patawi, autre ville de la presqu’île malaise ; cependant il fut livré aux affidés de Phaya-Tak, qui, dans l’intervalle, était entré à Ligor et y avait saisi toute la famille du gouverneur et tous ses trésors. Parmi les membres de cette famille quasi-royale se trouvait la fille du gouverneur rebelle, personne d’une grande beauté, à laquelle le roi de Siam daigna donner une place dans son harem ; grâce à son intervention, son père et tous les membres de sa famille eurent la vie sauve, et même plus tard (en 1776) le gouverneur de Ligor fut réintégré dans la vice-royauté de cette contrée gouvernée jusqu’aujourd’hui par ses descendants. »

Tels sont les traits rapides du travail historique écrit, il y a peu d’années, par le premier roi de Siam. Complétons ce récit d’après d’autres données. Le terme du règne de Phaya-Tak ne fut nullement heureux. Tombé, dans les dernières années de sa vie, dans une noire mélancolie, il devint cruel et perdit sa popularité. Un de ses généraux, Chakri, qui commandait dans le Cambodge, se prévalut de ces circonstances pour ourdir contre lui un complot ; il surprit le roi à Bangkok, le mit aux fers et peu après à mort (1782). Alors Chakri lui-même prit le sceptre ; toutefois il mourut peu de temps après et eut pour successeur son fils, sous lequel les anciennes querelles avec les Birmans se ravivèrent, surtout à propos de quelques districts du nord, aux frontières indécises. Deux fois le roi de Siam sortit vainqueur de ces luttes ; lorsque les Birmans revinrent à la charge pour la troisième fois, le roi perdit la partie occidentale du pays, qui depuis relève de la Birmanie. Le roi mourut en 1811 ; son fils et successeur, craignant ou feignant de craindre de nouveaux complots, fit décapiter cent dix-sept nobles siamois, parmi lesquels il y avait plusieurs généraux qui avaient vaillamment combattu à côté de son père contre les Birmans ; un de ses cousins, très-aimé du peuple, tomba également victime de ces supplices multiples qui aliénèrent au prince l’affection de ses sujets. Sous d’autres rapports, son règne portait cependant le cachet d’une certaine habileté. Il avait repoussé avec succès les attaques incessantes des Birmans et réprimé plusieurs révoltes. Il emmena tous les prisonniers de guerre captifs à Bangkok, leur donna des terres à cultiver, et contribua ainsi d’une manière efficace à la prospérité de sa résidence. Il sut maîtriser aussi l’humeur inquiète des Malais.

C’est sous son règne que parut à Bangkok la mission anglaise dirigée par sir John Crawfurd, diplomate aussi estimable que savant distingué. Quand ce souverain mourut, en 1824, son fils Chào-Fa-Mongkut n’avait guère que vingt ans ; en sa qualité de fils ainé de la reine, le trône lui appartenait ; mais un de ses frères, fils d’une concubine et plus âgé que lui, s’empara du pouvoir en disant au prince : « Tu es encore trop jeune, laisse-moi régner quelques années, et, plus tard, je te remettrai la couronne. » Il se fit donc proclamer roi, sous le nom de Phra-Chào-Prasat-Thong. Une fois assis sur le trône, il paraît que l’usurpateur, s’y trouvant bien, ne songea plus à remplir sa promesse. Cependant le prince Chào-Fa, craignant que, s’il acceptait quelque charge dans le gouvernement, tôt ou tard, et sous quelque spécieux prétexte, son frère ne vînt attenter à sa vie, se réfugia prudemment dans une pagode, et se fit talapoin. Il se passa deux événements mémorables sous le règne de Phra-Chào-Prasat-Thong : le premier fut la guerre qu’il soutint en 1829 contre le roi laotien de Vieng-Chang ; ce monarque, fait prisonnier, fut amené à Bangkok, mis dans une cage de fer, exposé aux insultes de la populace, et ne tarda pas à succomber aux mauvais traitements qu’il endurait. Le second fut une expédition dirigée contre les Cochinchinois, par terre et par mer, et qui n’eut d’autre résultat que de procurer à Siam des milliers de captifs.

Au commencement de 1851, le roi, étant tombé très-malade, rassembla son conseil, et proposa un de ses fils pour successeur. On lui répondit : « Sire, le royaume a déjà son maître. « Atterré par cette réponse, le monarque rentra dans son palais et ne voulut point reparaître en public ; le chagrin et la maladie le minèrent bien, vite, et il expira le 3 avril 1851. Ce jour-là même, malgré les complots des fils du roi défunt, que le premier ministre sut habilement comprimer, le prince Chào-Fa quitta son monastère et ses habits jaunes, et fut intronisé sous le nom déjà connu de nos lecteurs de Somdetch-Phra-Paramander-Mahà-Mongkut, etc. J’abrège : l’émunération de tous les titres de Sa Majesté siamoise tiendrait plus d’une page. Vingt-six années d’études solitaires n’avaient pas été sans fruits pour l’âme honnête de ce monarque. Il avait vu, pendant ce quart de siècle, grandir irrésistiblement la puissance des Anglais sur cette terre de l’Inde, berceau des plus antiques traditions et des dieux de son peuple, et la domination néerlandaise sur le grand archipel malais, auquel les intérêts commerciaux d’une grande partie de ses États sont entièrement liés. Dans le même temps il avait été témoin de la chute et du dépècement du royaume birman, si longtemps le rival et la terreur du sien ; enfin des signes manifestes de la décadence du Céleste Empire, modèle et régulateur séculaire de tous les États de l’extrême Orient, n’avaient pu lui échapper. Salutaires spectacles pour des yeux intelligents !… Phara-Somdetch y puisa, sinon une conviction bien arrêtée, du moins une tendance à se tourner vers l’Occident pour y chercher des conseils et des appuis, puisque c’est de là que rayonne aujourd’hui la lumière. Il sortit de sa retraite claustrale avec un grand fonds de tolérance. Une de ses premières mesures fut la révocation d’un arrêt d’exil qui frappait plusieurs missionnaires. Dans l’audience qu’il accorda à l’évêque Pallegoix, partant pour l’Europe en 1852, il lui remit pour le pape une lettre autographe écrite en langue anglaise, et dans laquelle il exprimait sa haute considération pour le chef du culte catholique, et lui communiquait en même temps sa résolution d’accorder à cette religion, dans ses États, toutes les libertés dont elle pourrait avoir besoin. Il ajoutait qu’il agissait en harmonie avec l’esprit de ses ancêtres en assurant à ses sujets une liberté de religion complète. Dans ce but, il fit recueillir des renseignements sur les travaux des missionnaires catholiques, afin de protéger les indigènes convertis au christianisme contre les exactions des fonctionnaires païens. À dater de cette époque, les relations d’amitié avec la France et l’Europe n’ont pas discontinué et sont devenues de plus en plus intimes. Ces résultats déjà acquis et ces bonnes intentions devront rendre l’histoire indulgente pour les faiblesses du caractère de Phra-Somdeteh, et pour son impuissance à cautériser les plaies séculaires de son pays.

Les limites du Siam ont beaucoup varié à diverses époques de son histoire ; et aujourd’hui même, à l’exception de la frontière occidentale, les autres lignes de démarcation ne sauraient être tracées d’une manière bien exacte, la plupart des frontières étant occupées par des tribus plus ou moins indépendantes. Toutefois, ces limites, en y faisant entrer la péninsule malaise, s’étendent aujourd’hui du quatrième au vingtième degré de latitude nord, et du quatre-vingt-douzième au centième méridien. D’après cette évaluation, la longueur des États siamois atteindrait à peu près quatre cent cinquante lieues ; sa largeur varierait, depuis quelques kilomètres jusqu’à cent soixante-dix lieues.

  1. Cet opuscule, publié d’abord par M. Dean dans le Chinese repository, a été reproduit in extenso par sir John Bowring dans sa belle compilation sur le Royaume et le peuple de Siam (the Kingdom and people of Siam, London, J. W. Parker and Son, 1857).