Voyage dans les républiques de l’Amérique du sud/02

Voyage dans les républiques de l’Amérique du sud
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VOYAGE


DANS


LES REPUBLIQUES DE L'AMERIQUE DU SUD.




LA BOLIVIE. - LE HAUT-PEROU;


LA PAZ. - LE CUSCO[1]




I. – LA BOLIVIE.

Il y a au musée national de la Paz deux vases en terre cuite qui peuvent être comptés parmi les monumens les plus remarquables de l’antique civilisation aymarienne. Le pays autrefois nommé Aymara commençait au-delà de Puño, les Aymariens, peuple valeureux, et indépendant, habitaient les plaines comprises entre Puño et Oruro. Ce territoire, où de nombreux restes de temples et de tombeaux attestent encore leur puissance, fait aujourd’hui partie de la Bolivie. D’où venaient les Aymariens ? La réponse à cette question est écrite précisément sur les deux vases du musée de la Paz. Sur chacun de ces vases, on remarque en effet deux éléphans peints en noir et supportant un petit édifice qui ressemble à une tour ou à un palanquin. Or, les éléphans n’ayant jamais pu vivre dans le froid climat des Cordilières, il est évident que les Aymariens venaient de l’Asie. C’était le pays habité par cette peuplade asiatique, la Bolivie, que j’allais parcourir en quittant Puño. On comprendra que j’aie dit adieu sans trop de regret à la petite ville péruvienne, sachant d’avance que j’allais pénétrer sur le théâtre d’une civilisation d’origine plus reculée encore que celle des Incas.

Aller de Puño à la Paz, au cœur de la Bolivie, visiter les bords du lac de Titicaca, revenir à Puño pour me diriger de là vers Cusco, le Bas-Pérou et Lima, tel était l’itinéraire que je m’était tracé en me disposant à franchir la frontière péruvienne. À quelques heures de marche de Puño, on rencontre Chucuito. Ce bourge était jadis une ville importante ayant droit de battre monnaie. Les armées du roi d’Espagne et celles de la république ont long-temps occupé ce district et l’ont complètement dévasté ; les trois quarts des maisons de la ville sont en ruines. Quelques débris de palais ou de temples péruviens se retrouvent çà et là assez bien conservés. De Chucuito à Acora s’étend une plaine basse et marécageuse qui semble avoir fait jadis portion du lac de Titicaca. Le gouverneur d’Acora m’introduisit dans une grande chambre nue, destinée à recevoir les voyageurs. Le curé du lieu, qui vint me visiter, ne pouvait comprendre pourquoi je m’étais décidé à parcourir le Pérou. — Quel plaisir trouvez-vous, disait-il, à passer les Cordilières et à chevaucher sur ces plateaux glacés de la sierra ? – J’étais curieux répondis-je, de visiter l’ancien royaume des Incas. — le curé resta convaincu que, si j’avais passé les mers, c’était uniquement pour chercher les trésors, les tapados, que renferment, dit-on, la plupart des monumens péruviens.

Deux jours de marche à travers des plaines semées de curieux débris et de tombeaux antiques, restes de la domination des Incas, m’ont conduit d’Acora à July, autre bourgade péruvienne. July est à noter pour ses quatre églises en pierre de taille. Les jésuites ont marqué ici leur passage, comme dans le reste de l’Amérique, par de majestueux édifices et de nobles entreprises. À July, ils exploitaient de riches mines d’argent et seigneurisaient le pays, selon la pittoresque expression espagnole : segnoravan el pais. Tout près de July, on rencontre le Desaguadero, rivière formée par le trop plein du lac de Titicaca, qui, vingt lieues plus loin, va se perdre dans les sables. Le Desaguadero, que l’on passe sur un pont de roseaux, marque la frontière sud du Pérou. De l’autre côté commence la république de Bolivie, où les douaniers vous arrêtent pour examiner vos malles avec une attention scrupuleuse, comme cela se pratique sur nos frontières françaises.

La Bolide est formée de six provinces ; Potosi, la Paz, Chicas, Cochabamba, Charchas, Santa-Cruz, enclavées dans l’intérieur des Cordillères et séparées de la côte par des déserts. Le nom même de cette république rappelle celui de l’homme qui l’a fondée, de l’e homme que les Américains, pendant leur lutte avec l’Espagne, s’étaient habitués à regarder comme l’indispensable soutien de leur indépendance. L’histoire de Bolivar est un peu oubliée aujourd’hui, et peut-être est-elle bonne à rappeler en quelques mots. Le gouvernement provisoire du Pérou avait accordé à Bolivar les pouvoirs extraordinaires les plus étendus, et, après la capitulation de l’armée espagnole à Ayacucho, le libérateur se trouva de fait chef absolu de l’ancienne colonie péruvienne. Il crut à tort ou à raison que les Américains espagnols avaient été tenus si long-temps en tutelle, qu’une fois émancipés ils ne pouvaient manquer de s’abandonner à tous les dangereux caprices d’une folle jeunesse, que pendant des années encore il leur faudrait une main ferme pour les gouverner et les contenir, et il résolut de se charger lui-même de l’éducation politique de cette société monarchique devenue subitement une société républicaine. L’armée était à Bolivar : le pays, par enthousiasme et par peur ; était littéralement à ses pieds, et jamais en Europe l’adulation ne s’est montrée aussi ingénieuse qu’elle le fut en Amérique pour donner à l’heureux général des preuves de dévouement et d’adoration. Bolivar pouvait dans le premier moment se faire proclamer empereur ; mais dans ses discours, assez peu modestes, il l’avait constamment répété que c’était à tort qu’on le comparait à Napoléon. Napoléon, après avoir, comme lui, sauvé son pays, avait détruit le gouvernement républicain pour élever un trône sur ses débris ; lui, Bolivar, était bien plus grand, puisqu’il avait délivré l’Amérique du joug espagnol sans arrière-pensée d’ambition ! – Quand il pouvait tout oser, Bolivar n’osa pas revenir sur ces bruyantes professions de foi : il attendit qu’on lui imposât de force le bandeau royal ; mais, pendant qu’il attendait, les ambitions avaient grandi avec les fortunes, et les généraux qu’il avait créés étaient devenus autant d’héritiers présomptifs pour les présidences de toutes ces républiques espagnoles que Bolivar avait rêvé de convertir en un seul état. Ces généraux, qui voulaient des républiques pour avoir des présidences, accueillirent avec une admiration très sincère les protestations de désintéressement qu’avait cru devoir multiplier Bolivar. Celui-ci, sans songer à l’empire, se serait contenté de la présidence à vie de toute la partie espagnole de l’Amérique du Sud, réunie en une seule république. Ses généraux ne lui laissèrent même pas cette satisfaction, et l’Amérique espagnole fut morcelée en plusieurs états républicains.

Bolivar avait à récompenser le général colombien Sucre, son lieutenant le plus dévoué et après lui l’homme le plus habile qui eût paru dans la lutte de l’indépendance : il détacha du Bas-Pérou une partie du Haut-Pérou, et en forma une république dont il lui donna la présidence. C’était un million d’habitans et trente-sept mille lieues carrées de territoire. Personne ne murmura ; également mis à contribution par les vice-rois et par les patriotes, les maîtres du sol dont disposait Bolivar avait passé de l’indifférence au dégoût pour les deux partis. Quant aux acteurs mêmes de la lutte, ils s’étaient si souvent trouvés vaincus ou vainqueurs, ils avaient été obligés de recourir à tant de petits et misérables moyens, qu’il leur était impossible d’avoir foi dans aucune forme de gouvernement. République une et indivisible, république fédérative, c’était tout un pour eux. La séparation de la Bolivie fut sanctionnée par le congrès de Lima, et le général Sucre fut élu presque par la convention nationale bolivienne. Deux ans après, Bolivar, rappelé en Colombie par la révolte d’un de ses généraux, dut quitter le Pérou, et avec lui disparut la puissance du général Sucre. Ses actes les plus nécessaires furent traités par les Boliviens d’actes injustifiables et le tyran, fort dégoûté du pouvoir prit le parti de renoncer aux ennuis de la présidence. Il donna sa démission, et, alla rejoindre Bolivar eu Colombie. Il est bon d’ajouter qu’au moment où il allait s’embarquer au port de Cobija quelques citoyens rancuneux firent une petite émeute, à la simple fin d’assassiner le général ; mais Sucre parvint à s’embarquer, et tout ce que purent faire ses administrés reconnaissans fut de lui tirer un coup de pistolet qui lui cassa le bras.

C’est par ces tristes scènes qu’avait commencé l’histoire de la Bolivie. Au moment où je parcourais son territoire, la république fondée par Bolivar jouissait d’une de ces périodes de calme qui viennent trop rarement interrompre la vie fiévreuse des petits états de l’Amérique espagnole. Le moment était bon pour observer les mœurs boliviennes dans ce qu’elles ont d’original et d’invariable. La capitale officielle de la Bolivie est Chuquisaca ; mais la ville la plus importante, comme entrepôt de commerce, et qui réunit le plus de familles aisées, c’est la Paz. La Paz est irrégulièrement jetée sur les deux pentes d’un torrent qui jadis charriait de l’or, et ses maisons massives, recouvertes en tuiles rouges, s’élèvent avec peu de symétrie les unes au-dessus des autres. Le nom de la bourgade indienne primitive était Chuquiapo, terrain d’or. La ville espagnole fut fondée, en 1548 par don Alonzo de Mendoza, et ses premiers habitans furent des mineurs. Le lit du torrent rendait autrefois annuellement une quantité considérable d’or. Maintenant il est épuisé dans la majeure partie de son cours, et les laveurs d’or les plus hardis, abandonnant les pauvres exploitations qui se continuent dans le voisinage de la ville, ont transporté leurs pioches et leurs sébiles à soixante lieues dans l’intérieur, au milieu des forêts vierges. Le lavage aurifère qui rend le plus aujourd’hui est celui de Tipuano, qui rapporte chaque année 200 000 piastres à ses propriétaires. C’est peu de chose, comparé à ce que rapportait jadis le torrent de Chuquiapo. Ce qu’il y a de sérieusement beau à la Paz, c’est la vue de l’Ilimanli, montagne de 3 753 toises de haut et à huit lieues de distance ; c’est un roc perpendiculaire de granit dont le sommet est éternellement couverts de neige. Il fait partie de la grande Cordilière qui sépare le haut plateau des vallées où commencent les immenses forêts qui s’étendent jusqu’aux bouches de l’Amazone. Au coucher du soleil, l’aspect de cette montagne est admirable.

À mon arrivée à la Paz, j’avais été droit au tambo de la Fille où j’avais fait décharger mes mules, et alors seulement j’avais fait porter mes diverses lettres de recommandation. Le général. B… Allemand au service de Bolivie, avait bien voulu m’offrir sa maison et sa table ; mais j’étais déjà installé dans le tambo, et de ses offres je n’acceptai que la dernière, la ville étant tout-à-fait dépourvue de restaurant. Le tambo de la Paz est un véritable caravansérail d’Orient, avec sa cour entourée de petites chambres et son premier étage soutenu par des arcades moresques. La famille du propriétaire du lieu habitait cet étage, et il fallut bien me contenter de deux chambres obscures, éclairées seulement par une porte donnant sur la cour. L’on m’envoya des tapis et quelques meubles qui me procurèrent un demi-comfort. Cet arrangement me donna toute liberté de flâner dans la ville, ce qui est plutôt une fatigue qu’un plaisir à cause de la pente rapide des rues. Les fêtes de Noël avaient mis la population en mouvement, et la foule se portait dans les maisons où l’on savait que de petites crèches étaient exposées à la respectueuse admiration du public. Ici les grandes personnes, comme les enfans en Europe, préparent des reposoirs pour les fêtes de Noël. La padrona du tambo avait installé sur une large table une quantité de joujoux de Nuremberg, des terres cuites d’Angleterre, des pots de fleurs, de petits braseros de filigrane d’argent, huit ou dix cierges d’église une petite crèche avec quatre poupées, dont un âne, le tout doré. Cette petite chapelle attirait force visiteurs et valait à la padrona de pompeux éloges qu’elle recevait avec une vanité nonchalante qui me divertissait tout-à-fait. Cela dura tant que durèrent les bougies, à peu près huit jours. J’oubliais une méchante serinette qui jouait Partant pour la Syrie et autres airs de l’époque. Il y avait bien aussi un rouleau qui chantait la Cachucha, Tragala, Soldados de la patria, le Fandango ; mais ce luxe de surcroît était peu estimé et regardé comme trop commun. La padrona, qui était Espagnole, parlait beaucoup de la bonne vie que l’on mène en Espagne, de la bonne chère et des bons cuisiniers… Pauvre femme !… elle parlait aussi de plusieurs merveilles de France et d’Angleterre qui m’étaient toutes inconnues. Son auditoire écoutait bouche béante et accompagnait chaque fin d’histoire d’un Jésus ! d’admiration.

Dans cette ville de trente mille ames, Il y a peu de société : les élémens existent mais, pour rencontrer dix femmes, il faut aller dans dix maisons. Le grand éloignement de la côte rend difficile non-seulement le transport des pianos, mais, même celui de la musique et des livres nouveaux. En fait de littérature étrangère, les hommes vivent sur Voltaire, Rousseau et Montesquieu. Les femmes s’occupent de leurs enfans, de l’intérieur de leur maison, et conviennent, sans se faire qu’elles ne s’amusent guère. La Paz est peut-être la seule ville du monde où, sous une latitude aussi froide (la température moyenne est de 8 à 9 degrés Réaumur), on ne connaisse ni cheminées ni poêles. Le manque de comfort dans les, maisons est un obstacle plus grand qu’on ne pense aux rapports de la société. Pour se réunir dans un pays froid, il faut un salon bien chauffé, des fauteuils bien garnis, des tapis, bien épais ; je ne crois pas qu’il y ait de conversation possible quand on est assis sur une chaise de bois, fût-ce du bois doré, et c’est en général ce que l’on vous offre dans les maisons les plus riches de la Paz.

Pendant mon séjour à la Paz, je fus curieux d’assister à une réception du président de la république. Le général Santa-Cruz, chef de l’état bolivien à l’époque de mon voyage, était un homme de quarante ans, de taille ordinaire ; ses traits étaient prononcés, et l’expression de sa figure annonçait plutôt un administrateur qu’un homme de guerre. Tout se passa très sérieusement et assez dignement. Les fonctionnaires civils et militaires étaient, les uns en uniforme, les autres en habit noir, le tricorne sous le bras. Chaque groupe de fonctionnaires approchait du canapé du président, qui restait assis, et, après un profond salut, cédait la place à une autre députation. Les soirées du président étaient en général très simples ; elles se passaient entre quelques intimes, qui venaient là en bottes et en redingote. On y causait peu, le président lui-même écoutait plus volontiers qu’il ne racontait. Dans les salons boliviens ; on ne parlait guère de la situation politique du pays qu’avec un profond sentiment de tristesse et d’inquiétude pour l’avenir. C’est un sentiment qu’on retrouve dans presque toutes les républiques de l’Amérique du Sud, à quelque époque qu’on les visite.

Le gouvernement bolivien a fait traduire et a adopté le code Napoléon. Pour donner cours en Bolivie à cette monnaie de notre Europe, on l’a intitulé : Code Santa-Cruz. L’administration est également à la française : les mêmes ministres, les mêmes préfets, sous-préfets et maires (alaïdes), les mêmes tribunaux. La législature se compose de deux chambres élues, celle des députés et celle des sénateurs ; mais l’élection est à deux degrés. Les électeurs de paroisse, qui sont Indiens réunis aux métis et aux petits propriétaires, nomment des électeurs de département parmi un certain nombre de gros contribuables, et ceux-ci se rendent au chef-lieu du département, où ils nomment un député par soixante mille habitans.

En quittant la Paz, je laissai à gauche le chemin de Tyahuanaco, et m’en fus, à travers les montagnes, rejoindre les bords du grand lac de Titicaca. Ma première étape fut à Aigachi, gros bourg d’Indiens où je descendis comme à l’ordinaire chez le curé de l’endroit. Le curé d’Aigachi me fit attendre un gros quart d’heure avant de faire honneur à la lettre d’introduction qu’on m’avait donnée pour lui. Enfin il parut, et, tout en grognant, me fit entrer dans sa maison. L’abbé finissait de dîner ; trois joyeux convives étaient là, buvant des rasades d’eau-de-vie et accoudés sur une large table où restaient plusieurs couverts précipitamment abandonnés. Je vis que j’étais arrivé dans un malencontreux moment, que ma présence avait fait envoler la partie féminine de la compagnie. Deux ou trois têtes à cheveux bouclés, passant l’une au-dessus de l’autre à travers une porte entrebâillée, m’expliquèrent plus clairement la chose, et le curé ne revint à sa bonne humeur naturelle que lorsque, refusant de faire desseller mes mules je lui demandai un guide pour me conduire à l’hacienda de Cumana, où je savais trouver de nombreuses chulpas (tombes). Le curé me pria de lui raconter mon histoire, et, comme il ne me plaisait pas de le faire, il me raconta la sienne. Il avait fait les guerres de l’indépendance et se trouvait capitaine lors de la fin des hostilités ; son frère, nommé député à l’assemblée nationale, lui fit entendre qu’il n’était plus jeune et qu’il fallait songer à l’avenir : le capitaine trouva l’observation juste, et son frère le député lui procura la paroisse d’Aigachi, « où je végète comme un paysan, ajouta t-il, mais où je me fais chaque année un revenu de 5 à 6 000 piastres. »

J’allai coucher à la ferme de Cumana. Les maîtres de l’hacienda étaient absens et l’on me donna pour logis un magasin rempli de laine, sur laquelle je dormis plus mollement que je n’avais pu le faire depuis trois mois. Il y a dans ce pays une croyance généralement admise, c’est qu’on aperçoit des flammes au-dessus des endroits où des trésors sont enfouis. Quand je demandai à l’intendant de la ferme quelles étaient les chulpas du voisinage qui n’avaient point encore été ouvertes, il me répondit qu’il me montrerait les chulpas où la flamme brillait, et me procurerait des Indiens pour faire les excavations. Au matin, je commençai les fouilles. Entre les montagnes et le lac, sur un espace de cent toises, la plaine est couverte de tumulus : ce sont des amoncellemens de terre et de pierres de quinze à vingt pieds de longueur sur une largeur de dix à quinze pieds, et sur une hauteur de cinq à dix. Les pierres qui recouvrent le sommet sont amoncelées sans ordre aucun, mais bientôt l’on rencontre une maçonnerie solide et régulière, recouvrant un puits de trois à quatre pieds de hauteur sur deux ou trois de diamètre. Dans un de ces puits, j’ai trouvé une momie d’enfant entourée de ligamens de paille, au lieu de ligamens en étoffe de coton, comme celles que j’avais vues au musée de la Paz. J’eus peu de temps pour l’examiner car, deux minutes après avoir été exposé à l’air, la petite momie se réduisit en poussière. Elle était entourée de vases affectant, pour la plupart, la forme des lacrymatoires étrusques aussi nombre de topos, longues épingles avec lesquelles les femmes du pays rattachent aujourd’hui encore sur leur poitrine le châle carré qu’elles portent sur les épaules. Deux autres puits furent ouverts, mais ils ne contenaient que des ossemens à nu, des vases pauvres et communs, et quelques topos en cuivre. Il paraît que les gens enterrés là appartenaient à des familles peu riches.

Les Indiens, soit terreur superstitieuse ou respect pour les ossemens de leurs ancêtres, ne voulaient pas descendre dans ces fosses : il fallait me charger de l’opération, et déblayer les ossemens qui recouvraient les vases et les topos. Alors ces pauvres gens ramassaient les os, et, quand nous passions à une autre tombe, ils profitaient du moment où j’avais le dos tourné pour les replacer à l’endroit d’où je les avais tirés, non pas sans y jeter une poignée de mais grillé, ainsi qu’une pincée de feuilles de coca. Les Indiens portent toujours avec eux un sac rempli de maïs et de coca. Mes travailleurs restèrent, fort surpris, quand je leurexpliquai que j’honorais ce culte pour la mémoire de leurs ancêtres. Je dois avouer que, lorsque je vis ces pauvres Indiens ramasser avec respect ces ossemens, je me demandai si j’avais bien le droit de faire ouvrir ces tombes par les descendans de ces mêmes morts, les légitimes possesseurs du pays, et de profaner leur cendre à la seule fin de satisfaire ma curiosité, et, comme je n’avais pas grand’chose à répondre, je me mis à fumer et à regarder devant moi. J’avais sous les yeux un fort beau tableau : cette petite plaine est de trois côtés terminée par des montagnes, et une branche du lac la ferme à l’est. La cime neigeuse du mont Sorate, haut de trois mille neuf cent quarante-huit toises, domine et complète dignement ce majestueux paysage.

Le soleil couché, je retournai à la ferme après une journée passée on ne peut plus rapidement. Les Indiens avaient constamment travaillé, et pourtant ils n’avaient fait que peu de besogne : ils n’avaient pour creuser la terre qu’une courte pioche en bois, terminée par un morceau de fer long d’un pied et attaché par une courroie au manche de la pioche : c’est le seul instrument d’agriculture avec lequel ils remuent la terre pour faire leurs semailles. Il règne continuellement sur toute l’étendue de ce vaste plateau une bise glacée, qui gèle souvent les récoltes avant qu’elles soient arrivées à maturité. Il faut pour les mener à bien que les champs d’orge et de pommes de terre soient abrités par les montagnes courant dans une bonne exposition. La charrue est impossible dans de pareils terrains, et le labourage se fait à force de bras, toujours avec cette misérable pioche. Sur les pentes des montagnes où il est resté un peu de terre, les Indiens élèvent des terrasses en gradins pour la retenir, et ce soin a pour but non de cultiver des fleurs ou des fruits, mais bien des pommes de terre et de l’orge, lequel réusit rarement. De l’hacienda de Cumana jusqu’à Guabaya, hameau sur les bords du lac, je rencontrai un grand nombre de chulpas par groupes de dix ou douze. À Guabaya, je vis pour la première fois la plus singulière, la plus hardie et la moins coûteuse embarcation qu’il soit possible d’imaginer : ce sont de petits canots, nommés balzas, uniquement construits en roseaux. Figurez-vous deux paquets de joncs renflés dans le milieu et se terminant en pointe ; les deux paquets sont séparément ficelés avec des bandes coupées dans le roseau, puis accolés l’un à l’autre et fortement réunis aux extrémités par ces mêmes liens de roseau. Vous vous asseyez sur ce radeau, un Indien s’agenouille derrière vous et pagaie des deux côtes avec une perche de bois ronde. Quand il y a du vent, il dresse une autre perche de quatre à cinq pieds, à laquelle est attachée par des liens de roseau une natte également de roseau qui sert de voile, et vous voguez doucement mais lentement. Pour peu qu’il y ait de la brise, vous êtes trempé jusqu’aux os par les vagues qui roulent sur votre balza sans l’enfoncer ; si le vent est fort, vous ne manquez pas de chavirer, ce qui n’importe guère à l’Indien, arrivé par la misère au fatalisme le plus complet, mais ce qui est détestable pour un amateur qui se promène pour son plaisir sur le lac de Titicaca, comme il s’est promené sur les lacs de Suisse et d’Italie.

Le balza où je m’étais embarqué à Gubaya me conduisit à un hameau sans nom, dans une île qui ne se trouve sur aucune carte. Les Indiens, terrifiés par l’aspect de deux hommes blancs égarés à une telle distance des routes, nous firent entendre par signes qu’il n’y avait rien dans leur misérable demeure, et qu’à l’autre bout de l’île, il y avait un grand village où nous trouverions vivres et abri. En même temps ils s’emparèrent de nos effets et partirent en courant, dans la crainte que nous ne voulussions rester chez eux. Il fallut bien les suivre, et, après trois quarts d’heure d’une rude marche, nous arrivâmes à un autre village, à Pacco. Les porteurs demandèrent deux réaux et un peu de coca, et partirent enchantés de la libéralité des blancs qui avaient daigné leur accorder la valeur de vingt sous pour avoir porté, durant une lieue de montagnes, de lourdes malles et les selles de six mules.

Pacco est un joli village de pêcheurs, bâti entre le lac et la montagne que nous venions de traverser. Des deux côtés s’étendaient des champs d’orge et de pommes de terre, et à quelques lieues la vue s’arrêtait sur des groupes d’îles vertes et de presqu’îles s’avançant dans le lac. Les habitans nous entourèrent, et nous commençâmes à leur expliquer nos besoins, c’est-à-dire notre désir de manger, de dormir et de nous embarquer ensuite pour gagner Copacabana. De tout cela dit en bon espagnol, ils ne comprirent qu’une seule chose, c’est que nous voulions nous embarquer, et en grande hâte ils préparèrent trois balzas, une pour moi, une pour mon domestique, une pour le bagage. À mon tour, je refusai de comprendre l’aymarien et, après force cris de mon côté en espagnol et des réponses obstinées du côté des Indiens en aymarien, je sommai l’alcaïde, au nom des présidens des républiques du Pérou et de Bolivie, de me donner un asile pour la nuit en payant, bien entendu ; puis je montrai une piastre. L’alcaïde disparut, pour n’avoir rien à faire avec ces deux puissans personnages, dont il n’avait qu’une idée très imparfaite. J’étais en pourparlers avec le magistrat fugitif, retranché dans une maison dont il m’avait fermé la porte au nez, lorsque des cris poussés par les femmes et les enfans me firent courir à la place, que je venais de quitter, et je vis mon domestiques qui, moins patient que moi, avait mis flamberge au vent, et coupé avec son couteau de chasse le loquet de bois d’une maison qu’une perche surmontée d’un épi de maïs nous donnait le droit de prendre pour une auberge. La chose faite, il était trop tard pour reculer : nous entrâmes dans la maison. Aussitôt la conduite des Indiens changea comme par enchantement ; ils arriverent de tous côtés, portant des œufs, du poisson, du maïs, des pommes de terre, et c’est à peine s’ils consentaient à recevoir le prix de ces objets. Je raconte ceci non comme une gentillesse ; car il est peu séant d’entrer de force dans une cabane, même pour ne pas mourir de faim, mais seulement pour faire connaître le caractère actuel des Indiens et la manière dont on les traite ; en général, dans le pays, les voyageurs font toutes ces vilaines choses, seulement ils ne paient pas toujours.

Au matin, les balzas, au lieu de me porter à Copacabana, vinrent aborder à Taquiri, l’île en face de Pacco. L’alcade déclara que les Indiens, n’ayant pas tenu les conditions du marché, n’avaient pas droit aux quatre réaux, prix convenu pour le passage, et il empocha lesdits réaux. Les Indiens ne firent aucune objection ; ils restèrent accroupis sur le rivage, mâchant leur coca et attendant la brise du large pour retourner à Pacco. Des balzas revenaient de la pêche ; l’alcade en mit trois à ma disposition pour me porter à Oche, presqu’île à trois lieues de l’Île de Taquiri. Il m’assura qu’à Oche je trouverais de bonnes gens en quantité pour me transporter avec mes effets à Copacabana, qui n’est qu’à deux portées de fusil. Je partis, bénissant le hasard qui m’avait fait rencontrer un alcade parlant espagnol et d’une si admirable complaisance.

Nous déployâmes notre voile carrée mais notre embarcation n’en marchait pas plus vite. Nous faisions que deux milles à l’heure. C’est seulement à l’approche de la nuit que je m’aperçus de la lenteur de notre navigation. La journée était magnifique ; cette branche du lac de Titicaca, appelée le petit lac, est coupée à chaque lieue par des îles et des presqu’îles couvertes de troupeaux. Des bandes de canards sauvages, de sarcelles et de goélands nageaient paisiblement sur les eaux tranquilles du lac, et, se dérangeaient à peine pour laisser passer votre balza. Joignez à ces causes de rêverie le silence qui vous entoure et la marche insensible du radeau, et, pour peu que vous soyez d’un caractère paresseux et distrait, vous comprendrez qu’on puisse laisser couler ainsi de longues heures sans s’en apercevoir : c’est ce que je fis. Fatigué de regarder, j’ouvris mon alforjas, sorte de sac ou besace qui contient les objets que l’on veut toujours avoir sous la main, et je pris un livre au hasard. Le premier qui se présenta était le code civil de Santa-Cruz. Le général m’avait envoyé ses trois codes le jour de mon départ pour la Paz ; mes malles étaient fermées, et on avait fourré les trois volumes dans l’alforjas. Je parcourus bon nombre de pages j’y vis clairement établis les droits civils et politiques de chaque citoyen de la république, chaque action publique de sa vie sagement surveillée par les lois. À la fin de l’ouvrage je trouvai, comme annexe des règlemens et ordonnances pour la police des grandes routes, la navigation des côtes et des lacs de l’intérieur, le louage des voitures, mules et chevaux, etc. Cependant le vent avait cessé, et le bateau ne remuait plus ; mon batelier était accroupi comme un singe sur l’arrière de sa balza et mâchait sa coca avant de reprendre la perche pour ramer. Sa vue me rappela que sur un million d’habitans la république bolivienne comptait neuf cent mille citoyens semblables à mon batelier. Je fermai le livre, et me pris à admirer le courage de quelques hommes, qui, connaissant tous les bienfaits de la civilisation, ont entrepris de l’imposer à la masse inerte de leurs concitoyens incapables de la comprendre et d’en profiter.

À Oche, les effets furent débarqués et déposés à deux cents pas du rivage. « Monsieur le curé ? — Pas de curé. – L’alcade ? — Pas davantage. » Enfin une espèce de métis à trois quarts indien vint à nous pour avoir quelques cigares. « Arriverons-nous ce soir à Copacabana ? — Copacabana est à sept lieues d’ici !… – Ah ! traître, d’alcade de Taquiri ! ah ! faux bonhomme qui voulait aussi se débarrasser des blancs ! Comment faire ? — Mais, dit le métis, vous réembarquer sur les mêmes balzas qui vous ont porté à Oche, et aller à Onicachi, à trois lieues plus loin, y passer la nuit, puis demain achever par terre le reste de la route. » Le métis se chargea de faire pour moi des propositions aux bateliers de Taquiri, qui ne répondirent rien, et prirent leur course vers le lac : un instant après, ils étaient à la voile. Le métis alors nous procura deux baudets et deux Indiens qui, tous les quatre, furent chargés des effets, et je me mis en route, suivant tristement à pied mes malles, dont j’enviais le sort. Quatre lieues de pays par une nuit noire !… Il était dix heures, quand nous arrivâmes à Corona. Le propriétaire des baudets, qui avait accompagné ses bêtes, demanda un peu d’argent pour leur acheter du maïs et se procurer un souper à lui-même. J’étais tellement las, que je fis tout ce qu’on voulait, d’autant mieux que l’alcade de Corona, sur ses pouces en croix qu’il baisait dévotement, me jurait que nous aurions des baudets en masse pour le demain, et qu’il retiendrait provisoirement les baudets présens.

Le lendemain, à huit heures du matin, rien n’avait encore paru. J’envoyai, chez l’alcade, l’alcade était aux champs. Nous allâmes frapper de porte en porte, suppliant qu’on nous accordât quatre pauvres baudets pour nous porter à Copacabana, offrant de payer le prix qu’on en demanderait : vaines prières ; on répondit, humblement qu’il n’y avait pas une oreille de baudet à deux lieues à la ronde. Il fallut bien se ressouvenir de la merveilleuse recette de Puño, et, entendant braire une bourrique dont on cherchait en vain à étouffer la voix, je m’en emparai, ainsi que d’un ânon que je jugeai capable de porter son cavalier. Les deux bêtes furent sellées, et nous partîmes laissant tous nos effets en arrière. Alors des femmes et des enfans sortirent de leurs cabanes, et nous suivirent en priant, pleurant, hurlant ; mais nous étions insensibles à ces lamentations vociférées dans la langue aymarienne le plus dur baragouin à doubles lettres qui m’ait jamais écorché les oreilles. Plus de vingt hommes assemblés sur les hauteurs regardaient le conflit sans oser y prendre part. Nous chevauchions, toujours suivis et entourés de la troupe éplorée, quand un arriero, rencontré en chemin, leur expliqua que nous étions d’honnêtes viracochas (étrangers), que nous paierions ce qu’on demanderait, mais que nous voulions des bêtes à toute force pour aller à Copacabana. Le tumulte s’apaisa. Deux vieilles mégères, propriétaires de la bourrique et de l’ânon, promirent que, si nous voulions restituer la mère et l’enfant, elles nous feraient trouver dans Corona même une douzaine d’ânes et de mules qu’on avait cachés en notre honneur. La proposition fut acceptée, et nous revînmes au village ; mais, ô comble d’audace ! un groupe d’indiens s’était formé près de la maison où nous avions couché, et, l’alcade en tête, ils jetaient nos bagages sur la route, En nous voyant, l’alcade s’arma du sourire le plus gracieux, distribua quelques coups de canne aux Indiens qui se permettaient de laisser tomber les effets de ma seigneurie, et cinq minutes après dix baudets étaient à nos ordres, et l’alcade lui-même s’empressait de les charger. Nous quittâmes le village accompagnés des bénédictions de la population tout entière.

Ces étranges incidens peuvent mieux faire connaître le caractère et la condition des Indiens que bien des pages de réflexions morales. — L’alcade de Taquiri mentait pour se débarrasser des blancs, avec qui il savait qu’il n’y a jamais rien à gagner ; les bateliers indiens s’enfuyaient sans attendre leur paiement, pour ne pas être forcés d’aller deux lieues plus avant ; l’alcade de Corona promettait le soir des bêtes de charge, et disparaissait le matin, au lieu de venir donner une raison quelconque. L’enlèvement des bourriques à la face du village, l’égoïsme des vieilles Indiennes dénonçant les bêtes cachées pour qu’on rendît leurs propres bourriques, l’alcade effrayé au milieu de ses administrés, et pas un Indien pour nous envoyer promener, ne sont-ce pas là des traits curieux et caractéristiques ? — Les Espagnols ont, de père en fils, imprimé à ces pauvres gens une terreur surnaturelle contre laquelle ils ne peuvent lutter. Il est reconnu dans le pays qu’un blanc fait tête à dix Indiens, et cependant, si d’un Indien vous faites un soldat, si vous lui donnez un fusil et lui commandez de se battre, il se battra jusqu’à la mort Cette bravoure d’obéissance et cette terreur surnaturelle des blancs restent pour moi un sentiment inexplicable.

Copacabana est un grand village situé sur le bord du lac de Titicaca. L’église, de construction élégante, fait l’orgueil des gens du pays. La madone à qui elle est consacrée est célèbre dans toute l’Amérique sous le nom de Notre-Dame de Copacabana, et a mérité la fondation d’un chapitre composé de quatre chanoines bien payés. Au temps des Espagnols le trésor de l’église était riche en ornemens d’argent et de pierreries ; mais le général Sucre et les Boliviens passèrent par là, et le trésor fut saisi por la patria. On ne laissa à la triste madone que la vieille robe de velours qu’elle avait sur elle le jour de l’acte révolutionnaire. Maintenant, de temps à autre, on vient bien faire un pèlerinage à nuestra Señora de Copacabana, mais on ne lui porte plus que de petits cœurs d’argent soufflé, et autres misères valant à peine quelques réaux. Une fois par an, le jour de sa fête, on y accourt de toutes parts, mais c’est pour manger et danser. En attendant l’arrivée de nos mules, qui avaient à faire le tour du lac, j’entrepris une excursion à l’île de Titicaca (ou Challa). Je consacrai deux jours à visiter les monumens péruviens qu’elle renferme, et dont M. de Humboldt nous a donné la description et le dessin.

Il est à remarquer que les Incas choisissaient pour leurs habitations les sites les plus pittoresques : ils étaient en cela, imités par leurs sujets, et partout où vous rencontrez un beau site, vous êtes assuré de rencontrer des ruines de maisons péruviennes. Pendant le temps que dura mon excursion dans l’île de Titicaca, je reçus l’hospitalité dans une grande ferme dont l’intendant mit beaucoup d’obligeance à me servir de truchement pour obtenir des Indiens tous les renseignemens en leur pouvoir sur les monumens de l’île. Je profitai de l’occasion pour savoir aussi quelle était la condition des Indiens cultivateurs des fermes, et voici ce que je recueillis. Règle générale, les indiens occupés dans les haciendas ne paient à l’état que 5 piastres de tribut. Ils travaillent pour le propriétaire une semaine sur deux ; le propriétaire, en retour, paie 4 piastres de leur tribut et concède à chaque cultivateur une étendue de terrain de vingt-quatre vares de long sur vingt de large ; la vare équivaut à peu près à trois de nos pieds, ce qui fait soixante-douze pieds de long sur soixante de large. Ce mode de salaire, à l’arbitraire près, paraît au premier coup d’œil assez raisonnable, surtout si l’on admet ce principe de la conquête, que la terre appartient à l’état ou à ceux à qui l’état la concède ; mais, malheureusement, l’application est aux mains des propriétaires, qui paient ou ne paient pas les 4 piastres ou les paient en effets de moindre valeur, qui naturellement gardent les meilleures terres et ne donnent aux colons indiens que celles dont la culture ne leur promet aucun profit. J’ai vu bien des haciendas ; toutes sont mal cultivées ; le soc des charrues est en bois et gratte à peine la terre. Les cultivateurs dédaignent le fumier des bêtes à cornes qu’ils disent mauvais, et n’emploient pour engrais que celui des bêtes à laine, moutons et llamas. Les prairies artificielles sont à peine connues, et le mode de culture reste de tout point le même que celui qui a été introduit avec la conquête, en 1530.

De l’île de Titicaca je passai à celle de Coati, à trois lieues du rivage. Cette île était regardée autrefois comme sacrée, parce qu’elle appartenait aux domaines réservés pour les frais du culte du soleil. Les produits étaient vendus dans tout l’empire comme possédant des vertus particulières. Aujourd’hui, la grande vertu du sol est de donner d’énormes pommes de terre d’un goût exquis. L’île peut avoir une demi-lieue de longueur ; elle avait appartenu à un Anglais qui, lors d’un tremblement de terre à Arequipa, s’était laissé écraser sous un balcon.

Mes excursions sur le lac terminées, je vins me reposer à Copacabana. Une dame de la ville m’envoya prévenir, selon l’usage, que sa maison était à ma disposition. J’allai remercier, et elle me pria de passer la soirée chez elle. À huit heures du soir, je vis entrer dans le salon un plateau couvert de porcelaine avec un thé complet, lait, tartines de beurre. Un thé à Copacabana, au fond de la Bolivie, à quatre mille et tant de lieues d’Europe ! La dame du logis avait quelque peu de littérature ; les chanoines lisaient par désœuvrement, et, après la vie et les miracles de nuestra Señora de Copacabana, ce qui leur plaisait le plus à tous, c’étaient des romans traduits du français en espagnol. « Et que devint Corinne après que lord Oswald l’eut quittée pour retourner en Angleterre ? » me demanda en minaudant la dame du logis. Je répondis ce que l’on répond quand on ne comprend pas bien le sens d’une question : « Mais, madame… certainement… » Ceci ne contenta personne, pas plus les chanoines que la dame ; on me pressa de répondre, et je me fis poser nettement la question : on voulait savoir si Oswald avait épousé la Corina ou la Inglesa. Je dis alors qu’il était à la connaissance de tous qu’il avait épousé sa cousine l’Anglaise, et que la Corina était morte à Rome, etc., etc. Il y eut alors dans la salle un haro général contre le peu d’énergie du caractère de lord Melvil et des pleurs pour la pauvre Corinne. Le mot de l’énigme, c’est que la traduction espagnole était arrivée à Copacabana veuve de son dernier volume. L’ouvrage de Mme de Staël était fort goûté, et partout où il est parvenu, chez ce peuple à sentimens énergiques, il a produit la plus vive sensation.

Le jour fixé pour mon départ, on ordonnait un jeune prêtre, et l’on me promit des fêtes qui ne manqueraient pas d’intérêt pour moi : je restai. À dix heures, il y eut la grand’messe et l’ordination comme partout ailleurs, après la messe un énorme déjeuner où venait qui voulait, et où l’on se bourrait, aux frais du nouveau prêtre, de pâtisseries, de bonbons et d’eau-de-vie ; le soir grand dîner et bal. Nous étions vingt-cinq personnes à table, toutes très serrées les unes contre les autres. Les quatre chanoines, le curé, une demi-douzaine de femmes et moi, nous avions des fourchettes de fer ; le reste mangeait avec ses doigts ou avec des cuillers d’argent, dont il y avait bon nombre et de toutes formes. Debout derrière nos chaises, et pesant sur nos épaules, était un triple rang de convives plus humbles qui d’abord attendirent respectueusement qu’on leur fît passer les portions qui leur étaient destinées, mais qui, vers la fin du repas, animés par la bonne chère et l’eau-de-vie qui circulait largement, se penchèrent sur notre dos pour harponner sur la table les mets qui pouvaient leur convenir. Ces mets étaient de la volaille, du mouton, du porc arrangé de cent façons, mais où dominait toujours le piment rouge, qui vous emporte la bouche quand on n’en fait pas ses plus chères délices. Il y avait aussi des montagnes de friture et de pâtisseries et des baquets de crème, attendu que le lait des pâturages d’alentour est excellent. Enfin la table fut enlevée, et les débris du repas distribués patriarcalement à tous ceux qui se présentaient. Les hommes fumèrent leur cigare, et les femmes s’assirent en rond sur les divans de pierre couverts de tapis qui entouraient l’appartement, l’on se mit à danser les danses indiennes aux sons de la guitare. Ces chants et ces danses, qu’on appelle llantos et yaravis, sont d’une tristesse mortelle. Autant le lundou et le mismis d’Aréquipa sont gracieux et élégans, autant les yaravis et les llantos sont tristes et somnifères ; mais ils ont cela de curieux, qu’ils appartiennent spécialement à la race indienne. Ce sont les danses nationales des anciens Péruviens, et elles ont le cachet de mélancolie et de timidité propre à cette race.

Le bal fut ouvert, par le nouvel oint du Seigneur, qui roula sa soutane toute neuve autour de sa ceinture, et, un mouchoir à la main, dansa très gaillardement une samacueca, accompagnée des battemens de main et des anda ! anda ! de l’assistance. Je me fis dicter un de ces yaravis de la langue aymarienne ; en voici la traduction littérale :

De fleur en fleur.
Un petit oiseau qui volait chantait :
- Pourquoi m’as-tu captivé,
Dis-moi, voleuse de mon cœur ?
Avec la fausse attache de tes yeux,
Tu m’as attaché sur ton cœur ;
Délivre-moi ! que je continue à voler
De fleur en fleur.
Quel cœur de pierre as-tu donc,
Que tu ne saches pas compâtir,
Et m’enfermes dans une cage ?
Disait l’oiseau qui volait.
En me voyant dans tes mains,
Tu m’as attaché sur ton cœur :
Pour me faire souffrir ainsi,
Pourquoi m’as-tu captivé ?
- Approche-toi vite d’ici,
Toi qui fais pleurer les gens,
Et ce que je te dois,
Dis-le-moi, voleur de mon cœur !

Le bal, égayé par ces chansons et inauguré par le jeune prêtre, ne tarda pas à devenir fort bruyant. Je jugeai que le moment était venu de m’esquiver, et je rentrai au logis, bourré jusqu’aux oreilles de confitures et de piment. Deux jours après cette fête bolivienne, j’étais de retour à Puño, rapportant de mon excursion dans le pays des Aymariens quelques notions, quelques idées nouvelles sur une société sœur de celle du Pérou, sur les monumens d’une civilisation moins connue et plus curieuse peut-être que celle des Incas.


II. – LE HAUT-PEROU.

Il est de ces contrastes auxquels il faut s’habituer quand on parcourt l’Amérique du Sud : j’avais laissé le Pérou à l’état d’anarchie, je le retrouvais à l’état de guerre civile. Comment continuer mon voyage ? Telle était la question que j’adressais à un de mes amis de Puño, officier dans l’armée péruvienne, le colonel Saint-R… ; cet officier me répondit par une relation détaillée des événemens qui s’étaient passés au Pérou pendant mon voyage en Bolivie.

Au moment de mon départ pour la Bolivie, la période fatale des élections présidentielles commençait pour le Pérou. Le général Gamarra, dont les pouvoirs expiraient, avait voulu être réélu, il avait pour lui une partie de l’armée et quelques membres de la convention qui, se souvenant d’avoir vu bien souvent des baïonnettes entrer dans la salle des délibérations, craignaient que la même piété ne se jouât une fois de plus à leurs dépens et au bénéfice de Gamarra. Les baïonnettes péruviennes sont peu intelligentes. Dire au général Gamarra « Nous ne vous réélirons pas une… seconde fois président, » c’était lui donner la tentation de mettre, selon l’habitude des hommes d’état péruviens, l’armée de moitié dans la partie. Aussi les membres les plus influens de la convention avaient-ils promis à Gamarra de travailler à sa réélection ; mais, le scrutin dépouillé, il s’était trouvé que l’espoir des principaux membres de la convention avait été trompé : l’élu de la nation était le général Orbegoso. Gamarra, en avait aussitôt appelé à l’armée, qui s’était ralliée autour de lui ; la convention avait été dissoute ; les députés et les sénateurs les plus récalcitrans avaient été jetés en prison, et l’ami de Gamarra, le général Bermudes, s’était vu proclamer président de la république.

L’émotion produite par ce coup d’état de Gamarra était loin d’être apaisée, quand j’arrivai à Puño. La guerre civile avait suivi de près la révolution militaire provoquée par l’ex-président. Le général Gamarra avait quitté Lima pour marcher sur le Serro de Pasco, la mine la plus riche du Pérou, comptant là se procurer sur place, de gré ou de force l’argent nécessaire pour assurer le succès de son entreprise. Il n’avait laissé à Lima que trois cents hommes, pensant que cette faible garnison suffirait pour contenir une population connue par sa mansuétude ; mais il s’était trompé. Lima renferme cinquante mille habitans ; les Liméniens s’étaient comptés et s’étaient jugés capables de venir à bout des trois cents hommes de Gamarra. Encouragés en effet par le nouveau président Obregoso, ils avaient, après un assez ridicule essai de barricades,[2] réussi, non point à faire prisonniers les trois cents soldats de Gamarra, mais à obtenir qu’ils sortissent de la ville, ce que les soldats, impatiens de rejoindre leur général au Serro de Pasco, s’étaient hâtés de faire. Après ce brillant exploit, la ville avait été illuminée ; trois jours durant, les cloches n’avaient cessé de sonner à toute volée ; on s’était embrassé beaucoup, et l’on avait dansé une foule de lundous et de mismis pour célébrer cette grande et complète victoire : complète en effet, car, pendant que les hommes de Gamarra quittaient Lima, Orbegoso avait pris la forteresse du Callao, sans trop de peine, il est vrai. Il n’était resté dans cette forteresse, que tout juste assez de monde pour en fermer les portes. Dès l’explosion des troubles, cinq ou six généraux de partis différens étaient montés à cheval, suivis chacun de cinq ou six aides-de-camp, et avaient couru à bride abattue sur le Callao pour en prendre possession au nom d’un drapeau quelconque : c’était Orbegoso qui était arrivé le premier dans cette course au clocher, et il s’était empressé de fermer la porte au nez de ses collègues moins alertes que lui. Une fois maître du Callao et de Lima, Orbegoso avait travaillé à constituer une sorte de gouvernement légal avec les débris de la convention restés à Lima, et son premier soin avait été de réunir des soldats, en usant largement des ressources que lui offrait la conscription telle qu’on la pratique au Pérou.[3]

Ainsi d’un côté l’ex-président Gamarra exploitant, les mines du Serro de Pasco en attendant l’heure d’entrer en campagne, de l’autre le président de Pasco en attendant l’heure d’entrer en campagne, de l’autre le président Orbegoso évoquant un fantôme de convention afin de se créer une armée par les voies légales, tel était le spectacle que m’offrait le Pérou à mon retour de Bolivie, spectacle qui contrastait singulièrement avec le calme où j’avais laissé la république voisine. Mon ami, le colonel Saint-R… était un chaud partisan de Gamarra ; il attendait ses ordres pour le rejoindre et pour marcher sur Aréquipa. Les départemens du littoral, Truxillo, Lima, Arequipa, s’étaient prononcées pour Orbegoso et la convention ; les départemens des montagnes, Ayacucho, Cusco, Puño, tenaient pour Gamarra et le mouvement. Je n’en persistai pas moins dans mon projet de voyage. Le colonel me donna un sauf-conduit qui me proclamait mui caballero et qui devait me faire respecter des troupes des deux partis, à moins : que je ne tombasse entre les mains d’un certain colonel S…, vrai picaro, qui, détestant Saint-E…, serait enchanté de le désobliger en me jouant quelque tour de sa façon. Je me le tins pour dit, et je partis pour le Cusco en me recommandant à la Providence.

Une fois sur le grand chemin, j’oubliai les tristes querelles qu’on s’était efforcé, à Puño, de me présenter comme des événemens politiques. J’avais pris goût, en Bolivie, à l’étude des antiquités américaines ; depuis long-temps on me signalait Cusco comme la ville du Pérou la plus riche en monumens de l’époque des Incas : aussi avais-je hâte de franchir l’espace qui me séparait de cette curieuse et vénérable cité.

Attuncolla, Lampa, Tinta, Pucuta, Urcos, Piquillacta, tels sont les noms des bourgades et des principaux villages que durant vingt jours de trajet on rencontre de Puño au Cusco. C’est le 8 février que j’arrivai à Attuncolla, après avoir traversé, les yeux fixés sur le magnifique amphithéâtre des grandes Cordilières, des campagnes inondées par les pluies de la saison d’hiver. Pendant cette saison, qui dure au Pérou quatre mois, de décembre en avril, il pleut presque tous les jours depuis quatre heures du soir jusqu’au matin. Attuncolla est une paroisse de douze cents habitans, située à une lieue de ruines célèbres qui couvrent le plateau d’une haute montagne baignée par le joli lac de Celustana. De nombreuses chulpas, plusieurs tours rondes et carrées d’une construction parfaite, font des ruines d’Attuncolla, encadrées d’ailleurs dans un ravissant paysage, un des groupes d’antiquités les plus remarquables du Pérou. Cette montagne, couverte de tombeaux, autorise à croire qu’une ville florissantes s’élevait aux environs. Nulle part cependant on ne rencontre les traces de la cite qui déposa ses morts dans ces magnifiques sépultures. La tradition fait régner sur les bords du lac de Celustana un prince puissant, qui accepta par conviction la religion et la suzeraineté des Incas ; elle rapporte aussi que le lac a englouti la résidence de ce prince ; et qu’il en couvre aujourd’hui l’emplacement. Toute surnaturelle et invraisemblable que soit une pareille donnée, l’esprit a besoin de l’adopter : cette ville de tombeaux au milieu d’un désert, ces populations dont personne n’a recueilli l’histoire et dont on sait à peine le nom, c’est un mystère qui confond et défie toutes les spéculations de l’antiquaire.

C’est une singulière chose qu’un voyage au Pérou dans la saison des pluies. Imaginez un lac qu’il faut traverser à cheval avec de l’eau jusqu’aux sangles et souvent jusqu’à la selle de sa monture. D’Attuncolla à Lampa, il y a trois rivières à traverser. Quand nous arrivions au bord d’une de ces rivières, on déchargeait les mules, qu’on poussait à l’eau avec de grands cris. Les mules arrivaient tant bien que mal de l’autre côté, après quoi nous passions à notre tour sur de mauvaises balzas. Dans les villages que nous traversâmes, je remarquai que les Indiens étaient en fête, et je me rappelai que nous étions au lundi gras. Les Indiens célèbrent ce jour en buvant de la chicha et de l’eau-de-vie ; ils frappent sur leurs tambours et soufflent dans leurs flûtes de roseau, le tout sans la moindre intention musicale. Des mouchoirs et des lambeaux d’étoffes attachés au bout d’une perche flottent au-dessus de toutes les cabanes. Le chef de la famille, armé de sa flûte et de son tambourin, marche en se dandinant autour de la hutte. Ses parens, sa femme, ses enfans le suivent, grands et petits, un mouchoir à la main. De temps à autre, chacun tourne sur soi-même en poussant des cris aigus. Cette promenade dure trois jours. Pendant tout ce temps, le mari souffle dans sa flûte et bat du tambour ; la famille tourna et crie. C’est là pour les Indiens le souverain plaisir du carnaval.

Lampa est une petite ville où je fus très surpris de rencontrer ce qu’on ne trouve guère dans les montagnes du Pérou, une maison comfortable. Cette maison, il est vrai, est celle d’un, étranger. Un Anglais, chirurgien-major dans l’armée des indépendans, s’est trouvé là perdu au milieu de ces populations d’Indiens et de métis. Il se fait aujourd’hui un revenu considérable en procurant aux mineurs des environs de Lampa des fers, du vif-argent et d’autres articles. Il est fort respecté et fort aimé dans la province. Je fus d’autant plus charmé de l’élégante et cordiale hospitalité que je trouvais chez lui, que j’arrivais à Lampa après avoir essuyé pour la première fois un orage des Cordilières. Des grêlons énormes, une pluie battante et des coups de tonnerre presque incessans, rien ne manquait à cette tempête ; c’était bien l’ouragan des Andes dans toute sa violence effrayante, mais aussi dans toute sa sinistre beauté.

Au moment où je passais à Lampa, un corps de troues qui allait rejoindre la division du colonel Saint-R… occupait le pays depuis plusieurs jours. Les soldats agissaient comme en pays ennemi. Chevaux, mules, bestiaux, fourrages, vivres, ils réclamaient et prenaient tout au nom de la patrie. Au nom, de quelle patrie, c’est est ce qu’il il eût fallu savoir ; mais la question eût été assez difficile à résoudre dans un pays partagé entre trois présidens, une convention, un congrès général et trois ou quatre corps d’armée. Le lendemain de mon arrivée à Lampa était un mardi, le mardi gras, et les préoccupations politiques faillirent un moment avoir le pas sur les divertissemens traditionnels. Dès le matin, on avait rassemblé sur la place du bourg la garde nationale, conviée de tous les points de l’arrondissement. Il s’agissait tout simplement d’enrôler les simples gardes nationaux en masse ; quant aux officiers, on leur offrait le grade de sergent et la perspective séduisante de trois jours et trois nuits de pillage lors de l’entrée dans Arequipa de l’armée présumée victorieuse. Ceux que cette proposition n’émerveilla point furent remerciés et congédiés, après avoir préalablement fait l’abandon forcé de leur cheval avec son équipement un poncho et des pièces de leur vêtement qui pouvaient convenir à quelque officier plus zélé. Puis on procéda à une opération que, dans nos pays, nous appellerions la marque. Chaque garde national devenu soldat eut les cheveux coupés ras et les deux oreilles percées ; la dernière opération ne s’exécuta pas sans grimacés ni plaintes.

Cette opération étant faite, le corps de troupes du colonel Saint-R… quitta Lampa avec ses nouvelles recrues, et les amusemens du carnaval, qu’avait arrêtés la présence des militaires, commencèrent aussitôt avec fureur : Chacun se connaît dans une petite ville : aussi toute la population, blanche ou métisse, était-elle rassemblée sur la place de l’église, formant une danse en rond où chacun se tenait par la main. L’on tournait en dansant au son d’une demi-douzaine de violons, harpe et tambourins. Des rondes de femmes et de jeunes filles cherchaient à entourer quelqu’un des spectateurs inactifs de la fête, et on ne lui rendait sa liberté qu’après lui avoir fait avaler un verre d’eau-de-vie et lui avoir jeté de la farine sur la tête. Le soir, dans diverses maisons, on dansa des llantos et des yaravis. Comme en même temps l’on buvait copieusement, que les danses devenaient plus vives et les spectateurs plus animés, je pensai que la présence d’un étranger pouvait être gênante, et je laissai ces braves gens à leur joie plus que folâtre.

À Tinta, l’on passe la rivière de Vilcanota sur un pont de bois. De là jusqu’à Guarypata, la route longe toujours les bords de la rivière. Les sites sont pittoresques, la végétation active, les villages et les habitations rapprochés. Sur la rive droite, il y a également un chemin que suivait au moment de mon passage un corps de troupes se rendant au quartier-général du colonel Saint-R… à Vilque. Les troupes, réglant leur pas sur celui des chevaux des officiers, marchaient très vite et pourtant dans un ordre parfait. Ce mouvement continuel de troupes donnait aux passages des Cordilières la vie qui leur manque trop souvent. L’hacienda de Guarypata mérite d’être notée : on y montre avec orgueil un jardin à la française aux allées droites et cailloutées, avec murailles de charmille et berceaux bien épais. Ces berceaux ne sont guère à leur place dans une partie de l’Amérique où le soleil ne brille quelquefois qu’un jour par semaine, mais le goût du beau simple n’existe nulle part au Pérou, et on fâcherait beaucoup les habitans de l’hacienda de Guarypata, si on trouvait à redire aux charmilles symétriques de leur jardin. Urcos, qu’on rencontre un peu plus loin, est un petit village auquel se rattache une tradition de l’époque des incas. C’est dans le lac voisin d’Urcos que fut jetée à l’approche des Espagnols la merveilleuse chaîne d’or massif qui ornait, sous les Incas, la principale place du Cusco. Aussi plusieurs fois a t-on essayé de dessécher le lac d’Urcos ; mais aucune de ces tentatives n’a réussi.

À Pacuta, à quelques lieues d’Urcos, je pus observer dans sa simplicité et dans sa dignité patriarcales la vie d’un gentilhomme campagnard au Pérou. J’y fus reçu par un vieil hidalgo espagnol qui m’accueillit avec une grace parfaite. Domestiques nombreux et bien appris, profusion d’eau et de bassins d’argent ; lit à baldaquin recouvert de damas rouge, argenterie massive richement armoriée, vieux vins en bouteille, il y avait là tout ce luxe de bon aloi qu’on retrouve encore dans quelques anciens manoirs de France, au fond de l’Auvergne ou du Périgord. Le vieil hidalgo n’acceptait pas de bon cœur le nouvel ordre de choses. Il ne pouvait s’accoutumer à donner ses fils pour l’armée, ses mules et ses chevaux pour les équipages, ses piastres pour les généraux. « Che P… esta patria ! (quelle catin que cette patrie !) me disait-il avec une mauvaise humeur comique ; pour l’entretenir, il lui faut le plus pur de notre sang, et, pour couvrir son grand corps dégingandé, elle prend nos capitaux et les revenus de nos terres. Che p… ! » Comme je l’écoutais avec intérêt, il se laissa aller à parler de la guerre de l’indépendance américaine et des causes qui l’avaient amenée. « Nous autres Espagnols américains, nous avons toujours été plus jaloux de notre liberté individuelle que d’une liberté politique à laquelle nous n’étions pas accoutumés et dont nous n’avions que faire. Au temps des vice-rois, chacun vivait comme il l’entendait, les impôts étaient peu considérables et levés sans rigueur les corregidores devaient se contenter d’un semblant d’autorité, sous peine d’être mis à l’index par tout ce qu’il y avait de caballeros dans le pays et de chiollos qui dépendaient d’eux. Quand le vire-roi envoyait un oidor pour inspecter les présidences et en noter les abus, l’oidor, dès son entrée dans la province, était complimenté par une députation des gens les plus influens qui venaient lui offrir quelques centaines d’onces pour les faux frais de sa pénible tournée. Si l’oidor, ce qui était fort rare, n’entendait pas de cette oreille, on lui criait à l’autre qu’il eût à se bien garder de s’immiscer dans les affaires du pays ; et, s’il se montrait sourd des deux oreilles, l’oidor, pendant son voyage, disparaissait par un accident quelconque. Certes, tout cela n’était pas de l’ordre, mais c’était pour nous une véritable liberté individuelle, ou je ne m’y connais pas. Quand votre liberté d’Europe nous arriva à travers les pampas de Buenos-Ayres et la Cordilière du Chili, elle fut reçue comme une déesse d’un culte étranger qui devait amener des fleuves d’or dans le pays. On l’adopta avec enthousiasme, et tous de danser des farandoles autour de sa statue chacun la décora à sa façon : les nobles la firent hidalgo ; les prêtres, sainte et impérieuse ; les créoles la couvrirent d’oripeaux et de plaqué d’argent. Nos ports étant ouverts au commerce étranger, nous fîmes des commandes de modes françaises, de vins de Portugal, de cotonnades anglaises et de constitutions américaines. Nous crûmes avoir atteint le plus haut degré de civilisation, parce que nous étions habillés à la mode, et nous nous proclamions républicains, parce que nous avions compilé les constitutions de l’Amérique. Vous voyez, mon monsieur, quels singuliers républicains nous faisons ! … »

Il n’est pas commun de rencontrer au Pérou des haciendas aussi bien que celle de dols R… En général, les haciendas péruviennes ne sont que des fermes, et encore la distribution des chambres et des bâtimens d’exploitation est-elle on ne peut plus mal entendue. Il arrive souvent qu’au milieu d’un repas splendidement servi, vous sentez vos jambes becquetées par des poules ou broutées par des moutons.

En quittant l’hacienda de Pacuta, j’entrai dans un pays bien cultivé. Les haciendas et les villages se multipliaient sur ma route. Je reconnaissais les approches d’une grande ville. Les ruines de la ville de Piquillacta, qu’on rencontre près du joli village d’Audaguaylas, préparent le voyageur aux grands tableaux qui l’attendent dans la ville du Cusco. Une longue muraille qui ferme la vallée, et dans laquelle s’ouvre une large porte en pierre, semble avoir fait partie de fortifications destinées à défendre les abords du Cusco. La tradition assigne une tout autre origine à cette muraille, derrière laquelle s’élevait autrefois la ville ruinée de Piquillacta. La fille d’un cacique était courtisée par tous les jeunes gens du pays. Deux caciques, également distingués par leur fortune et leur position, écartèrent les autres rivaux. Il fallait choisir entre eux : la belle ne proposa pas aux deux rivaux un combat en champ clos, un pèlerinage ou une croisade, elle leur dit : « Je prendrai pour mon serviteur (sa phrase est conservée en quichois) celui de tous deux dans l’espace de huit jours, conduira devant ma porte l’eau de tel ruisseau. » Piquillacta était sur une hauteur, et il fallait aller chercher de l’eau en bas dans la vallée, ce qui était assez difficile. Les deux caciques rassemblent leurs parens, leurs amis, et se mettent à l’ouvrage ; l’un fit sa prise d’eau trop bas, et l’eau n’arriva point ; l’autre choisit mieux son niveau, et au jour dit un large canal vint passer devant la porte de la dame, qui l’accepta pour son serviteur. Ce sont là des mœurs peu chevaleresques, mais il ne faut pas demander une galanterie trop raffinée à un peuple obligé d’acheter sa subsistance par une lutte de chaque jour contre la nature.

De Piquillacta à la ville de Cusco s’étend une vallée, tantôt large, tantôt étroite, mais toujours verte et très peuplée. Enfin on arrive à un endroit où les montagnes se rapprochent et ferment une sorte de couronne qui entoure de trois côtés la ville du Soleil. C’est là qu’il faut s’arrêter pour jouir du coup d’œil du Cusco avec ses nombreux clochers et ses larges pâtés de maisons. Pour moi, ce n’est pas sans émotion qu’au sortir des majestueuses solitudes du Haut-Pérou, j’entrai dans cette ancienne capitale des Incas, ville sainte d’un peuple conquérant et religieux dont l’origine est inconnue, dont l’histoire est oubliée, et dont la condition actuelle est digne de pitié.

Vers le XIIe siècle, 400 ans à peu près avant la conquête espagnole ce vaste pays, que l’on a plus tard appelé le Pérou, était divisé en petites principautés administrées suivant le régime féodal. Les chefs possédaient des forteresses, d’où ils sortaient pour piller leurs voisins. Deux frères, hardis et puissans, tentèrent d’exploiter à leur profit les haines qui divisaient les autres princes du pays. La tradition n’a conservé que le nom de Manco Capac, l’un d’eux, Manco le riche. Manco Capac réunit ses vassaux autour de lui guida leurs premiers efforts vers la civilisation, et leur donna des lois. Une autre tradition fait de Manco. Capac un homme blanc et barbu, qui accompagné de sa femme, Mama Ocello parut au Cusco, réunit les habitans épars dans la campagne, où ils vivaient encore à l’état sauvage, et leur apprit à construire des maisons, tisser des étoffes de laine, ensemencer les terres, etc.

Dans les pays à forêts vierges, l’homme peut vivre par familles isolées, car il a moins besoin du secours des autres hommes, et la difficulté des communications est un obstacle à leur réunion ; mais un pars de pâturages favorise le rapprochement des familles : on y peut parcourir de longs espaces en un jour, pour fuir ou aller chercher son ennemi, et, comme les forêts ne sont pas là pour dérober le plus faible à la tyrannie du plus fort, l’individu menacé est obligé de se réunir à d’autres hommes timides ou faibles comme lui. La société naît aussitôt que commence cette agrégation des familles. Il n’est donc pas probable que Manco Capac ait trouvé les Péruviens encore à l’état sauvage, et ce qui le prouve, c’est, que nous voyons les premiers successeurs de Manco Capac obligés de combattre des chefs puissans enfermés dans leurs forteresses, et consacrant à leur premier culte les temples des divinités étrangères. Forteresses et temples, voilà certes l’indice d’une certaine civilisation.

Une troisième tradition fait venir Manco Capac du lac de Titicaca ; Mais, s’il eût appartenu à la race aymarienne, comment aurait-il prêché et converti les peuples de la langue quichoise ? et comment, étranger au pays, aurait-il eu le pouvoir de se faire une principauté indépendante au milieu des autres chefs, à quatre-vingts lieues de l’Aymara ? où aurait-il lui-même puisé cette civilisation qu’il apportait aux Quichois ? Une quatrième tradition, et, celle-là, on la trouve imprimée tout au long dans un Voyage du général Miler, officier anglais au service du Pérou, rapporte qu’à l’époque reculée dont nous parlons, un bateau, poussé sur les côtes du Pérou, y jeta un homme blanc ; que les Indiens lui demandèrent de quelle race il était, et qu’il répondit Inglisman, d’où les Indiens auraient fait par corruption Incaman. La civilisation du Pérou serait donc d’origine européenne ! Ce qui pourtant indiquerait que la civilisation qu’apporta ou que créa Manco Capac était américaine, c’est qu’il réserva exclusivement à la famille impériale le privilège d’avoir les oreilles percées et tombantes sur les épaules, comme il est d’usage encore aujourd’hui parmi les sauvages botocudos du Brésil.

Manco Capac prêcha le dogme d’un être suprême ; créateur de toutes choses, le grand pachacamac (de pacha, l’univers, et de camas, participe présent du verbe cama, animer). Il nomma le corps humain all-pacamasca, terre animée. Quant au soleil, il le considéra comme la plus belle image de Dieu sur la terre, et lui consacra les formes du culte extérieur de sa religion. Ses sujets confondirent le pachacamac, qu’ils ne comprenaient pas, avec le soleil, qu’ils voyaient, et ils adorèrent l’astre, à l’exclusion du dieu qu’il représentait. Rien n’indique que le culte du soleil, adopté par Manco Capac, ne fût pas la religion de la peuplade dans laquelle il était né. Lors de leur agrandissement progressif, ses descendans eurent à soumettre d’autres peuplades qu’ils disaient idolâtres, parce qu’elles adoraient, les unes une étoile, les autres la lune, d’autres l’eau, etc,. Quant à se proclamer fils du Soleil, c’était encore là une prétention particulière aux divers princes du pays, qui se disaient fils d’une étoile, d’une pierre, d’un arbre, d’un tigre, de la mer, etc.. Ainsi on n’est nullement autorisé à voir dans Manco Capac l’envoyé d’une race d’hommes plus civilises ; mais ses lois sont restées pour attester la venue d’un.grand législateur. Le fondateur de la société péruvienne établit un gouvernement théocratique, et se proclama, en qualité de descendant du Soleil, le chef religieux et politique de l’état ; jaloux de faire peser sa volonté sur les âges à venir, il imposa à chacun de ses successeurs le devoir de propager ses lois et sa religion par la persuasion ou par la force. Le premier inca mourut, ne laissant à ses enfans que la principauté du Cusco, qui comprenait à peine un rayon de terre de sept lieues mais il leur laissa aussi ses lois et ses pensées d’ambition : après onze générations de rois, l’empire des Incas avait treize cents lieues d’étendue.

Manco Capac avait reconnu que le peuple qu’il avait à gouverner était d’un caractère mou et facile ; et il pensa que sa puissante volonté devait à jamais lui servir de règle. Les lois qu’il promulgua furent absolues et minutieuses ; elles s’emparaient de l’homme à sa naissance, et lui tenaient lieu de dispositions, d’inclinations de nature. Toutes les terres appartenaient à l’inca, qui en faisait le partage suivant : un tiers pour le Soleil et son culte, un tiers pour l’inca et sa famille, un tiers pour le reste de la nation, nobles et peuple ; les curacas ou nobles ne travaillaient pas. Ces trois portions, étaient mises en commun et également cultivées par le peuple. Le tiers du Soleil, le tiers de l’inca et la portion des nobles étant prélevés, les caciques distribuaient le reste à la population, selon les besoins de chaque famille, selon le nombre et l’âge des individus qui la composaient. Chaque année, on faisait par les ordres de l’inca, le recensement des jeunes filles et des garçons au-dessus de vingt ans, et on les mariait en masse. Les gens du même village devaient être mariés entre eux ; il ne leur était pas permis de prendre femme ailleurs, ni de sortir sans l’ordre, du gouvernement, de l’endroit où ils étaient nés. L’établissement des nouveaux époux était à la charge de la commune. Le peuple était divisé par décuries et centuries, surveillées par de véritables chefs d’ateliers appelés à diriger et à hâter le travail de leurs administrés. Les veuves et les orphelins, les familles des soldats absens, avaient également leur part des fruits du travail de la communauté. Cent mille Indiens étaient annuellement occupés à la construction des monumens publics ; la communauté labourait leur portion de terre et récoltait pour eux et leur famille. Les vieillards, les infirmes, les femmes, les enfans étaient tous employés à un travail quelconque pour le bénéfice de la communauté : ils filaient, et tissaient les étoffes de laine et de coton, fabriquaient les bois de lance et les frondes qui leur servaient d’armes. Il résultait de cette distribution du travail et de l’impossibilité de travailler pour soi une absence complète de toute émulation. Il en résultait aussi que l’hérédité des biens n’était pas possible, excepté pour les fils, des curacas, qui héritaient du droit qu’avait leur père de prélever une portion plus considérable sur les produits de la communauté.

Le peuple restait donc stationnaire, et les hautes classes, qui seules pouvaient faire avancer la civilisation, manquant d’idées morales et de principes de justice, exploitaient les masses à leur profit. Quand au jour de la conquête Pizarre se fut débarrassé du chef de cette fourmilière, la machine politique ne put fonctionner plus long-temps, et tous ces hommes accoururent éperdus s’agenouiller autour des Espagnols pour qu’ils leur donnassent des lois et un dieu. Telle fut la fin de cette étrange civilisation péruvienne, dont le Cusco garde encore aujourd’hui l’irrécusable et profonde empreinte.

Cusco ou mieux Coscco, en langue quichoise, signifie nombril. Cette ville était pour les Péruviens le nombril,[4] le centre du monde ; c’était la cité sainte, la cité impériale, la cité des temples et des palais. Les Espagnols furent émerveillés de la grandeur et de l’élégance des constructions de cette ville ; la possession de ses palais excita la jalousie, et il s’ensuivit des luttes acharnées, auxquelles Pizarre ne put mettre un terme qu’en se faisant proclamer par Charles-Quint le seul adelantado des pays qu’il découvrirait. Une fois seul maître du Pérou, Pizarre en distribua les édifices, les terres et les habitans aux Espagnols. C’est ainsi que les palais du Cusco changèrent de possesseurs. Le premier soin des nouveaux propriétaires fut de badigeonner de chaux les murailles, admirablement construites en pierre de taille, de percer partout de larges fenêtres, comme à Séville et à Cadix, d’avancer sur les rues de larges balcons en pierre, et d’élever un deuxième étage sur les solides rez-de-chaussée des maisons indiennes, qui n’en avaient pas. Les bons ouvriers étaient communs : dès que les Espagnols leur eurent enseigné le grand art de la voûte, ils purent élever à leur fantaisie des palais semblables aux palais des seigneurs en Espagne. Le marquis del Charcas dédaigna d’habiter le palais des Incas ; il se fit construire une vaste maison à l’espagnole, avec sa cour entourée d’une rotonde moresque, soutenant une large verandah, et sa fontaine d’eau jaillissante. Les plus riches de ses compagnons l’imitèrent bientôt, et Cusco eut en peu d’années une physionomie plus espagnole qu’indienne. Maintenant que la maçonnerie à l’européenne a disparu sous l’effort des années, maintenant que la chaux qui salissait les pierres a été lavée par le temps et l’eau des pluies, l’ancien Cusco reparaît de toutes parts avec ses constructions en marqueterie de pierre et son architecture, lourde et solide.

La première église consacrée du Cusco fut celle de Santo-Domingo ; il était naturel que le patron de ces hommes de fer fût saint Dominique, le fondateur de l’inquisition, et il fallait aussi que la parole de l’Évangile fût accomplie « La croix s’élèvera sur l’autel des faux dieux. » Les murailles du temple du Soleil servirent de fondemens à la nouvelle église, et l’autel du Christ fut placé sur l’autel de l’idole. C’est à cette pensée d’orgueil religieux que l’on doit la conservation d’une avance semi-circulaire en pierre un travail parfait. Au-dessous s’étend un jardin en terrasse, aujourd’hui le jardin du couvent de Santo-Domingo. Au temps des Incas, les fruits et les fleurs en étaient d’or, ainsi que le sable qui couvrait les allées ; ce fut une riche moisson pour les Espagnols. Les murs du couvent attenant à l’église sont de construction antique ; les pierres en sont polies et unies avec une telle perfection, qu’il est impossible de faire pénétrer entre elles la pointe même d’un couteau. C’est tout ce qui reste du temple du Soleil du Cusco, le plus célèbre des temples du Pérou.

Arrivé au Cusco, je m’en allai droit à la maison d’un riche caballero de la ville, don An… pour qui j’avais plusieurs lettres de recommandation. Il eut la bonne grace de me dire qu’il était prévenu de mon arrivée, et que mon appartement m’attendait depuis long-temps. J’étais donc, après quatre mois de voyage, installé dans une maison non pas comfortable, mais où rien ne manquait, excepté des cheminées et des poêles ; aussi mon temps se passait-il à souffler dans mes doigts et à battre la semelle, tout comme on le fait au collège. Malgré le froid, je passais volontiers de longues heures au balcon de mon appartement, qui donnait sur la place de San-Francesco. Je m’amusais à voir le mouvement du marché aux fruits et aux légumes, tenu sur cette place où les revendeurs de toute sorte étalent également leurs marchandises. Je voyais les troupes de llamas se faire jour à travers les Indiens accroupis et leurs étalages sans rien briser. Au fond de la place, des recrues por la patria qui faisaient l’exercice, qu’on leur enseignait à coups de cravache, complétaient ce tableau péruvien.

Les deux premiers jours de mon arrivée, je reçus plusieurs visites que je me hâtai de rendre ; mon hôte voulut bien me servir de cicerone et d’introducteur auprès des personnes qui étaient venues me voir, ou m’avaient envoyé dire que leur maison était à ma disposition. Il n’y eut pas le moindre mot pour rire dans ces présentations. Les femmes étaient enveloppées dans un énorme châle de laine pour se garantir du froid : , et les hommes boutonnés hermétiquement dans leurs habits noirs. « ..Gardez donc, votre manteau,… »…me disait-on. Je ne me faisais pas prier, et je restais bel et bien empaqueté sur ma chaise comme un ballot de marchandises chiffonnées. Les hommes étaient polis et me prodiguaient des offres de service ; c’étaient pour la plupart des gens graves par leur âge ou par la carrière qu’ils suivaient, et leur conversation avait de l’intérêt pour moi. L’histoire de leur pays, de ses premiers habitans et de leurs coutumes, était très présente à leur esprit. Ils aimaient à causer sur ce sujet, et ils m’apprirent une foule de détails de la vie intime des anciens Péruviens, et surtout de la famille des Incas. Le parti américain, parmi lequel il existe bien peu de gens qui n’aient dans les veines un peu de sang indien, conserve pour l’ancienne dynastie péruvienne un souvenir aussi affectueux et aussi vif que si deux ou trois générations seulement s’étaient écoulées depuis la conquête. Il y a vingt ans, reprocher à un Espagnol américain sa parenté avec la race péruvienne, c’était lui faire une injure, vengée souvent par le duel ou par l’assassinat. Aujourd’hui, les habitans espagnols du Cusco avouent la chose très nettement et quelques-uns avec une sorte d’orgueil. Il est dans le cœur humain de vouloir se rattacher à quelque souvenir ancien et honorable, et cette réaction en faveur du passé est la conséquence de la dernière guerre contre des fils des conquérans. Dieu veuille que ce bon sentiment prenne consistance et produise quelque amélioration dans le sort de la malheureuse race indienne !

Les Péruviens se préoccupent beaucoup aussi des événemens de Europe ; nos révolutions pacifiques surtout sont pour eux un objet d’étonnement : « Voyez, me disait-on, notre guerre civile pour l’indépendance, elle a été atroce : après la bataille, les prisonniers étaient rangés sur une file, bénis en masse par un seul prêtre, et puis après sabrés par la cavalerie, parce que la poudre était rare… Les Espagnols commencèrent cette guerre à mort, et ils furent bientôt obligés d’y renoncer, parce que nous trouvions toujours des ressources pour combler les trouées faites dans nos bataillons, et qu’ils perdaient, sans pouvoir les remplacer, leurs meilleurs officiers, souvent les fils des premières familles. Aussi avons-nous gardé aux Espagnols une rancune qui se manifeste à chaque mouvement révolutionnaire nouveau. » - « Comment trouvez vous notre Amérique ? » une demanda un homme pagé, qui savait beaucoup sans avoir jamais quitté son pays, et qui occupait un emploi important dans la ville de Cusco ; « elle doit tenir bien peu de place dans la pensée de votre grande Europe. Que lui font à elle nos guerres pour faire prévaloir le mode de gouvernement unitaire ou fédéral, nos batailles où des armées de trois mille hommes décident du sort de provinces grandes comme la France ou l’Autriche ? Nous serons oubliés de l’Europe jusqu’au moment où nous aurons grandi comme l’Amérique du Nord. — Et alors, lui dis-je, vous aurez perdu toute votre originalité : plus d’Indien suivant son troupeau de Ilamas en filant sa quenouille de laine, plus de tropas de mules avec leur conducteur au vieux costume espagnol, avec sa selle moresque et ses étriers d’argent, plus de litières sur les grands chemins ! Le couvent de Santo-Domingo deviendra un hôpital, une caserne, une manufacture. Vos femmes quitteront la basquina, la mantille, les fleurs dans les cheveux, pour prendre nos robes flottantes et nos vilains chapeaux, qui cachent la forme de la tête. – Bah ! fit-il, nous serons riches et heureux, et cela vaudra mieux. — C’est ce que je vous souhaite. » Les paroles de mon interlocuteur résument la manière de voir et de dire des hommes les mieux placés au Pérou pour juger la situation de leur pays.

Les habitans du Cusco ressemblent à tous les habitans des villes de montagnes ; leurs formes sont peu légères et leurs mouvemens graves ; leur intelligence est peut-être lente, mais ils ont le jugement sain et l’esprit rusé ; ils sont surtout fort clairvoyans et éveillés sur le chapitre de leurs intérêts. Les familles du Cusco se visitent peu entre elles, et, quand elles le font, c’est avec cérémonie et solennité. Dans ces occasions, les femmes portent la basquina et la mantille espagnole. Le soir, elles s’habillent avec des robes de mérinos, de velours ou de soie taillées à la dernière mode de Paris, c’est-à-dire à un an de date. L’on ne connaît pas telle chose qu’un grand bal au Cusco ; mais toutes les fêtes sont des occasions de réunion pour les familles et leurs amis. Une harpe, deux guitares et quelques violons criards forment l’orchestre obligé, qui joue pendant le temps du dîner et fait danser le soir. Les repas sont servis abondamment, et presque tous les mets sont prépares pour être mangés à la cuiller. Comme le bois manque à peu près absolument dans le pays, la cuisine se fait avec des mottes de terre, du fumier de mouton et de llama séché, puis un peu de charbon de bois apporté à dos de mulet de dix à quinze lieues du Cusco. Aussi, pour défendre les divers mets des gaz désagréables qui se dégagent de ce genre de combustible, est-on obligé de ne mettre sur le feu que des vases soigneusement recouverts. Adieu donc au roastbeef, aux côtelettes, aux rôtis de toute qualité ! Les mets apportés sur la table nagent dans des sauces chargées de beurre, de graisse ou de lait, relevées par des clous de girofle, des morceaux de cannelle, et surtout une profusion de piment à laquelle on est quelque temps à s’habituer. Le vin que l’on boit est de deux qualités : le vin sec est fort et capiteux comme nos vins du Rhône ; le vin doux ressemble aux vins d’Espagne, et plus encore au lacryma-christi commun de Naples. Il se fait à Moquégua et dans les autres vallées de la côte, et de là on renvoie à la sierra dans des outres en peau de bouc. L’eau-de-vie est la principale industrie de ces vallées : portée dans des jarres de terre intérieurement, vernies parce qu’elle filtre à travers les outres, elle se vend au Cusco, dans les villes et villages de la sierra, de 2 à 4 réaux la bouteille ; selon l’abondance de ce produit sur la place et la difficulté du transport. L’on boit beaucoup d’eau-de-vie dans la sierra, les Indiens avec passion, les blancs et chiollos avec un plaisir très marqué. — Les réunions pour les fêtes ou anniversaires se composent rarement de plus de vingt à trente personnes, hommes et femmes. Le commencement de la soirée est d’une gravité extrême ; les femmes restent enveloppées dans leur châle de bayeta les hommes roulés dans leur manteau. Bientôt arrive el punche, sambaion mousseux composé d’eau-de-vie, de blancs d’œufs et de sucre. Vous offrez et l’on vous offre un verre de punch ; mais ce n’est pas ici comme à Aréquipa, où il suffit de mouiller ses lèvres dans le verre pour répondre à la politesse. Dans la sierra, vous n’en êtes pas quitte à si bon marché ; il faut avaler le verre entier, et littéralement on ne vous lâche pas qu’il ne soit vidé. Il en résulte que le sérieux du commencement de la soirée disparaît insensiblement ; les châles et les manteaux sont jetés de côté, bientôt les spectateurs chantent le stribillo (refrain) de la danse, en accompagnant la mesure de leurs battemens de mains ; peu à peu ces battemens deviennent plus vifs, les mouvemens des danseurs plus accentués, et il ne faut pas long-temps pour que les acteurs novices soient dans un parfait état de gaieté.

Comme ceux de la Paz et autres villes des Cordilières, les habitans du Cusco n’aiment pas les habitans de la côte, et professent pour eux un dédain que ceux-ci leur rendent avec usure. Les montagnards disent que les Liméniens et les Aréquipéniens sont des esprits légers, qui renient hautement leurs coutumes nationales pour adopter sans les comprendre et copier à faux les coutumes des étrangers ; les derniers traite les montagnards de gens rudes et insociables, encroûtés dans leurs habitudes vulgaires, repoussant par jalousie et par amour-propre les bonnes innovations venues d’Europe. Ils se moquent surtout de leur façon de traîner les mots en parlant et des nombreuses expressions familières que ne reconnaît pas le pur castillan parlé dans les villes de la côte. Les dames en particulier sont impitoyables entre elles : dans les villes de la côte, on m’avait plaisanté sur la bonne fortune que j’allais avoir de connaître las serranas (les montagnardes) ; au Cusco ; l’on me parla des Aréquipéniennes et surtout des Liméniennes, de leurs graces qu’on n’osait pas nier, de leur extrême bienveillance sur laquelle on appuyait ironiquement, avec une pruderie et une âcreté qui feraient honneur à une vieille fille anglaise et puritaine. Dans quelques mois, je me promettais de demander aux dames de Lima ce qu’elles pensaient de celles du Cusco.

Les églises du Cusco sont peu remarquables, à l’exception de celle des Jésuites et de la cathédrale, qui sont d’une bonne et riche architecture. Toutes sont à peu près construites sur le même modèle : trois portes de face, dont une, celle du milieu, plus vaste que les deux autres, et, sur la façade, deux clochers debout comme deux tours carrées. L’intérieur à la forme d’une croix latine, à la tête de laquelle est placé le maître-autel. Partout des dorures et des ornemens massifs en bois ou en pierre. Les tableaux ne brillent que par l’éclat de leurs couleurs et de leur dorure : ils sont pour la plupart sortis de l’ancienne école royale de peinture, où le gouvernement de la métropole entretenait jadis un certain nombre de jeunes Indiens, chez lesquels on avait reconnu des disposition pour le dessin. Il va sans dire que de cette école il n’existe plus que le nom, et que les seuls peintres du Cusco sont des barbouilleurs indiens qui vous vendent pour quelques piastres, les portraits véritables des dix incas de la dynastie de Manco Capac, copie certifiée authentique et d’après nature !

Urge petite chapelle jointe à la cathédrale, El Triunfo (le triomphe), fut bâtie en l’honneur d’un fait d’armes qui parut si extraordinaire aux Espagnols eux-mêmes, qu’ils ne purent se l’expliquer que par l’intervention d’une puissance surnaturelle. Assiégés dans Cusco par l’inca Manco Capac, fils de Huascur Inca, à la tête de deux cent mille Indiens, forcés de maison en maison et acculés sur cette même place, les Espagnols s’enfermèrent dans un vaste palais, d’où ils écartaient les assiégeans par un feu continuel de leurs couleuvrines et fusils à mèche. Cependant nombre d’entre eux avaient péri, et ils voyaient approcher avec effroi le moment où les munitions leur manqueraient et où ils seraient égorgés sans pitié. On sut par des espions que les Indiens préparaient une nouvelle attaque pendant laquelle ils mettraient le feu au palais. Alors les Espagnols se confessèrent. Puis s’embrassèrent et se pardonnant mutuellement leurs fautes, certains qu’ils étaient de périr ce jour même. Les cavaliers lancèrent leurs chevaux dans les rues étroites du Cusco, et les gens de pied les suivirent à la course, protégeant les derrières et combattant comme des lions, les Indiens lâchèrent pied, et les Espagnols restèrent maîtres de la place. Cette victoire parut aux Espagnols un fait au-dessus des forces humaines. Après le combat, ils doutèrent d’eux-mêmes et de leur propre valeur, et déclarèrent que, sans la protection de saint Yago, que l’on avait vu écrasant les infidèles sous les pieds de son cheval, et de la Vierge, qui leur jetait de la poussière dans les yeux, ils auraient péri, martyrs de la foi et de leur fidélité pour le roi leur maître. Les Indiens, par amour-propre ou par timidité, crurent à cette intervention des puissances célestes. L’Inca, découragé par le mauvais succès d’une journée où deux cents Espagnols avaient battu deux cent mille Indiens, reconnut en gémissant que le Soleil, son père, était courroucé : il leva le siège, renvoya les Indiens chez eux et se retira avec ses sujets les plus dévoués dans les montagnes de Vilcabamba. À l’endroit même où la Vierge apparut jetant du sable dans les yeux des Indiens, on élever la petite église du Triomphe.

La semaine sainte est au Cusco ce qu’elle est dans tous les pays de la chrétienté elle se passe en sermons, retraites, processions ; il y a aussi lavement de pieds de douze pauvres, miserere, chapelles ardentes dans les églises tendues de noir, etc. La procession du lundi saint est assez bizarre : on porte en grande pompe un énorme crucifix de bois ayant nom notre Seigneur de los temblores (des tremblemens de terre), dans lequel les habitans du Cusco mettent leur confiance et leur espoir pour les protéger des tremblemens de terre qui ruinent si souvent les villes de la côte, et qui ont épargné le Cusco depuis la possession du crucifix merveilleux. Vingt-sept hommes ont de la peine à le porter ; parmi le peuple, c’est à qui aura cet honneur, et, tout le temps que dure la procession, ce n’est autour du brancard que cris, coups de poing, injures et bourrades de la part des fidèles, pour la plupart ivres d’eau-de-vie et de chicha. Quand le cortége est arrivé devant la cathédrale, on frappe violemment à la porte principale ; l’église s’ouvre, et les porteurs du crucifix font mine d’y entrer. Alors la foule assemblée sur la place pousse des cris et des gémissemens : « Christ, tu veux nous quitter ; oh ! reste avec tes enfans ! Judas de prêtres, canaille qui ouvrez la porte de l’église, fermez-la, que notre Christ nous reste ! » La porte se referme ; cris de joie et d’enthousiasme pour les prêtres, qui veulent bien rendre le Christ. Nouveaux coups frappés à la porte, qui s’ouvre une seconde fois ; le crucifix s’avance ; mêmes cris de rage, même fermeture de porte. Ce n’est qu’à la troisième fois qu’il entre bout de bon, et les cris de désespoir poussés par la multitude font trembler la place. Les balcons des rues où passe la procession sont encombrés de dames qui jettent des fleurs et des feuilles de roses sur le passage de nuestro Señore de los temblores.

Cependant les préoccupations politiques auxquelles j’avais cru échapper en me retirant au Cusco, ne tardèrent pas à venir m’y rejoindre. Un matin, la paisible population de cette ville fut en émoi : le général : Gamarra, grand-maréchal du Pérou ex-président de la république et maintenant chef du parti militaire, venait d’entrer au Cusco, accompagné de Mme la générale dona Panchita Gamarra. L’ex-président me parut un homme usé, mais dona Panchita était pleine de vigueur et d’énergie : elle ne parlait du soulèvement de Lima que les lèvres serrées, et se vantait de donner bientôt aux Liméniennes un bal dont elles se souviendraient long-temps ; il est vrai qu’à Lima on ne l’avait guère épargnée depuis que son mari n’y était plus à craindre, et que les épithètes les plus lestes avaient eu le temps d’arriver à ses oreilles avant qu’elle quittât, la capitale pour rejoindre l’armée dans la sierra. Toute la ville fut bientôt chez Gamarra : c’était une véritable cour en habits noirs.

Le général pressa la levée de nouvelles troupes, et, moitié de gré, moitié de force, obtint de l’argent des autorités et des principaux propriétaires et habitans du département du Cusco. La rapidité avec laquelle les Indiens deviennent soldats est une chose surprenante. Les fenêtres de la maison que j’occupais donnaient, je l’ai dit, sur la place du marché ou baratillo. C’est là que les nouvelles recrues étaient conduites tous les matins pour faire l’exercice. Je les avais vues arriver d’abord avec leur costume indien et un fusil porté comme une houlette ; six semaines plus tard, les conscrits faisaient assez bien l’exercice, chargeaient lestement leur fusil, marcha au pas et savaient obéir aux divers commandemens. Il est vrai que les coups de fouet ne leur étaient pas épargnés. Les officiers instructeurs de l’armée péruvienne portent au lieu de sabre un nerf de bœuf d’honnête apparence : quand un soldat exécute mal l’exercice, l’officier le fait sortir du peloton et lui applique sur les épaules une correction vigoureuse. Le soldat rentre ensuite dans les rangs et continue son apprentissage.

Quelques jours après l’arrivée de Gamarra au Cusco, je me réveillai fort surpris. Les cloches étaient en branle. « Victoire pour Gamarra ! Aréquipa est prise ! » Eh quoi ! Aréquipa, cette jolie ville avec ses gentilles dames qui dansent le : lundou, et ses caballeros qui fument des cigarettes et jouent de la guitare ; Aréquipa était au pouvoir de ces vilains serrannos, gens tristes, rudes et grands buveurs, mais se battant bien ! . — Le fait n’était que trop vrai. Le corps d’armée campé à Vilque s’était présenté aux environs d’Aréquipa. Le général Nieto, qui, depuis la déclaration hostile de Gamarra, s’était emparé du commandement d’Aréquipa, avait, de son côté, réuni tout ce qu’il avait pu trouver d’hommes en état de porter les armes ; mais les chemins de la sierra lui étaient fermés il n’avait pu enrôler que les gens de la côte, moins durs à la fatigue et moins déterminés que les serrannos. La jeunesse d’Aréquipa forma un corps d’élite qui fut appelé le bataillon sacré, et l’on sortit bravement de l’enceinte non fortifiée d’Aréquipa pour venir à la rencontre du colonel Saint-R… et de son armée. Il y eut d’abord un combat partiel, puis quelques jours après une véritable bataille, à la suite de laquelle les troupes de Saint-R… dans Aréquipa. Pas de nouvelles du brillant colonel : on le croyait mort, et pourtant son corps n’avait pu être retrouvé sur le champ de bataille. Gamarra, à la suite du bulletin de la victoire, donna des larmes et des louanges à la mémoire du jeune guerrier.[5]

Je me trouvais chez Mme Gamarra et causais avec elle au moment où le galop d’un Cheval résonna dans la cour. Mme Gamarra se leva et courut vers la porte : un courrier entra. « Quelles nouvelles, Sanchez ? — Nous sommes Gamarristes ; répondit celui-ci et Arequipa l’est aussi. » Mme Gamarra laissa échapper un Jésus ! aigu comme un cri de tigresse, et bondit au col de l’officier, couvert de boue et de poussière. Les dépêches qu’il apportait furent ouvertes, parcourues rapidement, puis lues à haute voix. La présidente raconta aux dames, qui lui faisaient respectueusement leur cour et paraissaient partager sa joie, que les lanciers de Saint-R… avaient d’abord été fort surpris de la résistance qu’éprouvaient leurs piques, quand ils frappaient à la poitrine leurs ennemis du bataillon sacré ; mais que bientôt ils s’étaient aperçus que ces gentlemen portaient des cuirasses par-dessous leur uniforme ; et qu’alors ils avaient dirigé le fer de leur lance vers le ventre et le col. Mme Gamarra et les dames du Cusco rirent beaucoup de l’expédient des lanciers. Il y avait dans cette femme l’étoffe de deux généraux ; mais ce devait être une terrible compagne pour un honnête époux. Dona Panchita était à cette époque âgée de trente à trente-cinq ans, elle avait des yeux de feu qui n’annonçaient guère cet âge. Ses habitudes de camp lui avaient donné une allure passablement masculine. Un jour, elle avait rencontré dans l’antichambre de son mari un aide-de-camp du général, qui avait parlé assez lestement de ses vertus : le jeune officier avait une cravache à la main ; dona Panchita lui arracha sa cravache, et lui en appliqua de solides coups en criant : . « Ah ! tu dis que tu m’as… » Ce fut toute l’explication qu’elle daigna lui donner. Un Péruvien très naïf, qui me racontait ce trait connu de tous, ajoutait en portant la main à sa rapière : « Moi, j’eusse tué dona Panchita sur Place. » Le battu fit mieux, il baisa la main de la dame et s’éloigna.

Une fois le général Gamarra parti, le Cusco reprit sa physionomie habituelle, et je pus continuer mes promenades archéologiques. La ville du Cusco est dominée par l’ancienne citadelle des Incas, vulgairement appelée Rodadero ou la glissade. Cette forteresse doit son nom à une longue pierre inclinée et légèrement creusée au centre, sur laquelle les enfant s’amusent à se laisser glisser. L’on assure gravement que c’était là un des passe-temps favoris des Incas. Cet enfantillage ne s’accorde guère avec les habitudes royales des descendans de Manco Capac. Le Rodadero est tellement à pic, qu’une pierre lancée de là par une fronde tomberait au milieu de la grande place, le centre de la ville. On y monte en traversant un long faubourg dont les rues sont de véritables escaliers. En arrivant, l’on est magnifiquement récompensé de la fatigue de l’ascension, car on se trouve en face de l’un des plus remarquables monumens de la puissance de l’ancienne race indienne. Le Rodadero se compose de trois murailles d’enceinte, entourant à angles saillans et rentrans un large mamelon qui domine la ville. Ces murailles sont formées d’énormes blocs de pierre taillés avec le même soin que les murs des temples et des palais de l’Inca. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que ces pierres ne sont pas taillées régulièrement ; plusieurs affectent des formes bizarres, comme celle d’une étoile avec plusieurs angles saillans ou rentrans d’un pied et les autres blocs qui avoisinent ces pierres sont taillés, de façon à s’adapter parfaitement à ces angles inégaux. Il est clair que cet enlacement des pierres était destiné à donner plus de force à la construction, car il eût été infiniment plus facile de les tailler carrément. Les constructions rappellent exactement, l’ordre cyclopéen de seconde époque.

Quand on parcourt cette forteresse, dont les trois.enceintes peuvent contenir dix mille soldats, quand les regards s’abaissent sur la ville du Cusco, qui, réduite au tiers de ses premières dimensions, renferme encore quarante-cinq mille habitans ; quand l’on songe qu’au nord de cette ville l’empire des Incas s’étendait jusqu’au royaume de Quito inclusivement, et au sud jusqu’aux extrémités du Chili, l’on se demande par quel prodige cent soixante-huit soldats, y compris leur chef, François Pizarre ou Piçarro, ont pu subjuguer cette ville et ce vaste empire. Les chroniques espagnoles répondent que Dieu voulait convertir à la foi catholique ces huit millions d’infidèles, et, en vérité, c’est la seule façon d’expliquer l’esprit d’aveuglement et de lâcheté qui s’était emparé des derniers descendans de cette race des Incas, auparavant Si constante, si sage et si habile.

Deux monticules dominent le Rodadero, ce qui devait être embarrassant pour ses défenseurs, et la preuve qu’au temps de la conquête ces deux monticules ne formaient aucun ouvrage avancé destiné à garantir les approches de la place, c’est que Jean Pizarre, qui s’était réfugié au Rodadero lors d’un soulèvement des Indiens, fut tué d’un coup de pierre lancée au moyen d’une fronde du haut de ce même monticule, éloigné à peine de vingt pas du corps principal de la forteresse. — Au moyen de quelles machines les travailleurs amenaient-ils au Rodadero ces pierres taillées dans une carrière éloignée d’une lieue ? La tradition n’en dit mot, pas plus que du levier nécessaire pour soulever et placer l’un sur l’autre des blocs de quatre mètres carrés. On raconte seulement que des rouleaux de bois étaient placés sous la pierre qu’on voulait faire voyager, que dix mille hommes s’attelaient à des cordes de laine de diverses longueurs, et qu’au moyen de leurs efforts réunis les plus lourdes masses étaient aisément remuées. Quant au levier ou à ce qui en tenait lieu, silence complet.

L’on retrouve dans la plupart des constructions du Cusco ce même mode d’enchâsser les pierres les unes dans les autres. La rue du Triomphe (calle del Triunfo) est d’un côté formée d’une enceinte du palais des acclias, vierges consacrées au soleil. Chaque pierre est taillée pour ainsi dire, à pointes de diamant. La plus remarquable, qui peut avoir un mètre carré de surface, a quatorze angles rentrans, dans lesquels viennent s’enchâsser les pierres voisines, et cela si parfaitement, qu’il est impossible de faire pénétrer entre leurs jointures la pointe d’un canif. Les acclias étaient destinées à entretenir le feu sacré ; elles étaient consacrées au Soleil et faisaient vœu de virginité. Leur palais ou plutôt leur couvent était sacré, et tout profane qui tentait d’y pénétrer était puni de mort. L’inca et les siens, comme fils du Soleil, avaient seuls le droit de pénétrer dans son enceinte. Lorsque les Espagnols entrèrent au Cusco, ils se livrèrent à tous les excès tolérés dans une ville prise d’assaut, et voici ce que dit le chroniqueur au sujet de ces vierges du Soleil : « Ils ont des maisons de femmes fermées comme les monastères, d’où elle ne peuvent jamais sortir. Celles qui pèchent avec des hommes sont mises à mort : Quelques Espagnols assurent qu’elles n’étaient ni vierges ni chastes (ni eran virgines ni aun castas), et il est certain, ajoute le chroniqueur, que la guerre corrompt grandement les bonnes mœurs… » Cette réflexion de l’auteur n’est pas ici un lieu commun : les Espagnols prirent définitivement possession du Cusco en 1536, et depuis huit années le Pérou était dans une complète anarchie ; il n’est pas étonnant que, pendant la captivité de l’inca, de nombreux abus se soient introduits dans les coutumes du pays. Les Incas ne pouvaient avoir qu’une femme légitime, et encore devait-elle être de sang royal ; mais le nombre de leurs concubines était illimité. Les premières familles du pays briguaient l’honneur de donner leurs filles pour le sérail de leur maître. Ces femmes étaient, comme dans l’Orient, gardées par des eunuques, et il y avait peine de mort pour le profane qui osait pénétrer dans leur demeure.

Je me suis amusé à parcourir au Cusco une traduction espagnole des Incas de Marmontel ; rien n’est plaisant comme de lire sur les lieux la description des palmiers et des orangers qui ombragent les jardins de la ville du Soleil. Un beau jour après dîner, « l’inca promène Alonzo sur les bords rians du lac de Titicaca, et ils rentrent dans Cusco au coucher du soleil. » C’est cent soixante lieues de pays qu’il lui fait parcourir en quelques heures. Les Lettres péruviennes de Mme de Graffigny me sont également tombées entre les mains. « Aza, cher Aza, dit la jeune vierge, ta Zélia a conservé ses quipos… » comme si un quipo eût été une écritoire ! Les Péruviens ne connaissaient pas l’alphabet. Le quipo était un moyen arithmétique de marquer la quantité de tel ou tel objet de convention. Le quipo était une simple corde, avec laquelle on faisait, dans l’ordre du système décimal, des nœuds représentant la valeur des chiffres. Si l’on voulait écrire par exemple le chiffre 1534, on faisait un nœud du côté du quipo, qui indiquait les mille, puis, un double nœud pour séparer cette colonne de la suivante : cinq nœuds pour cinq centaines, plus un double nœud de séparation, quatre nœuds pour quatre unités, etc. Une fois ceci compris, le système de communication des Péruviens par le moyen des quipos devient la chose du monde la plus simple. Chaque cacique avait un quipo d’où pendaient une infinité de quipos de diverses couleurs. Le blanc était pour les veuves, le rouge pour les hommes de son district en état de porter les armes, le noir pour les coupables, et ainsi de suite pour toutes les classifications d’hommes ou de choses. Les bergers des montagnes du Cusco se servent encore aujourd’hui de cette méthode pour compter leurs troupeaux, le nombre de moutons ou de brebis, les naissances et les morts des agneaux, leur couleur, etc. Je me trouvais dans une ferme des montagnes au moment où le berger vint rendre compte de sa surveillance trimestrielle : j’ai eu son quipo entre les mains et me suis fait clairement expliquer le système.

La connaissance des couleurs indiquant les divers objets était une science réservée aux caciques et aux curacas (nobles du pays) ; le peuple n’en savait que ce qui lui était nécessaire pour -les usages de la vie ordinaire. Quant aux hiéroglyphes, je n’en ai pas trouvé trace sur les nombreux monumens que j’ai visités au Cusco. L’on doit croire que les connaissances des Péruviens en statuaire se bornaient aux statues et aux bas-reliefs d’hommes et d’animaux, et encore en trouve-t-on bien rarement. Un habitant du Cusco possède une charmante terre cuite de huit pouces de hauteur représentant un indien endormi et faisant un songe agréable. La tête est parfaite et pleine d’expression ; le corps est lourdement dessiné, les pieds et les mains surtout. L’absence de caractères hiéroglyphiques semblerait indiquer que l’ancienne nation péruvienne n’avait pas, avant la conquête, de relations avec le Mexique ni avec le Yucatan, pays où l’écriture hiéroglyphique était en usage.

Aujourd’hui, l’éducation des jeunes gens du Cusco est confiée aux soins des religieux de différens ordres. C’est une éducation toute classique où la théologie tient plus de place que la philosophie. L’histoire ancienne, ils la savent comme on la sait dans les séminaires, et ils passent tout le moyen-âge pour arriver à Napoléon et à la guerre d’Espagne, qui sont pour eux le commencement de l’histoire moderne. Les couvens de femmes au Cusco observent encore sévèrement les règles de leur ordre, et n’admettent de visites qu’au parloir. Les grilles sont épaisses et à petits carreaux, la distance est respectueuse ; on ne peut voir la figure des religieuses. Comme à Aréquipa, les familles nobles de ce pays mettent souvent leurs filles au couvent pour accroître la part de fortune du fils aîné.

Pendant que j e passais mes journées au Cusco, tantôt en visites aux habitans, tantôt en tournées dans les rues de la vieille cité, la saison des pluies s’était avancée, elle touchait à son terme ; les routes commençaient de nouveau à être praticables, il fallait reprendre mon voyage vers Lima, la ville des rois, et dire adieu à la ville du Soleil. Quand l’heure du départ fut venue, plusieurs des habitans avec qui j’avais noué des relations pendant mon séjour m’accompagnèrent à une demi-lieue de la ville. Là ils me donnèrent la despedida, c’est-à-dire un déjeuner pendant lequel une demi-douzaine de harpistes et de guitaristes jouaient, à tour de bras et à grands coups de poing frappés sur la caisse des instrumens, des yaravis et des tristes du pays. Tant que dura le carillon, nous pûmes encore rire et causer ; mais avec le dernier grincement des harpes cessa la gaieté factice qui nous animait tous. Alors le chef de la famille au sein de laquelle j’avais reçu l’hospitalité me serra cordialement la main, et sa femme m’embrassa en pleurant ; deux Français, gens de cœur et d’esprit, qui étaient venus chercher fortune en Amérique, et que j’avais rencontrés au Cusco me souhaitèrent un heureux voyage. Quelques momens après, je chevauchais vers les montagnes qui me séparaient du Bas-Pérou.


E. DE LAVANDAIS.

  1. Voyez dans la livraison du 15 janvier, la première partie de ces récits : Arequipa, Puño et les Mines d'argent.
  2. Il n’y a pas à Lima d’obmnibus à mette au service de l’émeute comme dans notre bonne ville de Paris. Les rues sont larges et pavées de petits cailloux. Quand les Liméniens voulurent élever des barricades pour répondre au défi que leur jetait Gamarra, ils s’aperçurent un peu tard que les matériaux leur manquaient. Apres avoir défoncé trois ou quatre rues, ils allèrent demander poliment aux maîtresses des maisons voisines leurs canapés et leurs commodes. Cette demande fut partout très mal accueillie, et l’idée des barricades fut abandonnée.
  3. Je pus juger moi-même à Puño, par les moyens qu’employaient les partisans de Gamarra, des expédiens dont les partisans d’Orbegoso ne devaient pas se faire faute. Les soldats d’un régiment très dévoué à l’ex-président allaient pendant la nuit cerner les villages voisins de la ville. Au matin, les recruteurs pénétraient dans les maisons des paysans, choisissaient les hommes valides, les attachaient avec des cordes, et les ramenaient poings liés à Puño. Là, on leur coupait les cheveux et on leur perçait les oreilles pour les reconnaître et les fusiller en cas de désertion. Les conscrits étaient enfermés dans une église transformée en caserne, d’où ils ne sortaient que pour faire l’exercice deux fois par jour. Quelques jours de ce régime suffisaient pour faire un soldat dans un pays où, en fait d’instruction militaire on n’y regarde pas de si près.
  4. Il est assez curieux de remarquer ici que les Grecs, dont les connaissances géographiques étaient incomplètes, nommaient Delphes le nombril du monde, et Cicéron appelle Enna, ville située au centre de la Sicile, près de l’endroit où fut énlevée Proserpine, le nombril de l’île (umbilicus Sicilioe). — Les Chinois regardent leur empire comme le centre, le nombril du monde.
  5. Le colonel Saint-R… fut retrouvé. Il parait que sur le champ de bataille il avait douté un moment de la victoire, et qu’il avait prudemment mis quarante lieues entre Aréquipa et lui. Un fidèle aide-de-camp finit par déterrer son chef, et lui apprit qu’il avait vaincu.