Voyage dans les provinces du nord du Portugal/03
VOYAGE DANS LES PROVINCES DU NORD DU PORTUGAL,
Le 4 mai, à la petite pointe du jour, nous nous mettons en route pour Pombal.
Le ciel est triste et humide, le temps morose ; des paquets de nuages floconneux et immobiles voilent le soleil.
Nous sommes à cheval.
De Coïmbre, la route nous conduit à Condeixa à Nova, gros bourg d’un millier d’habitants. Nous nous dirigeons ensuite à gauche, pour joindre Condeixa à Velha. Là, nous nous heurtons à de grands pans de murs étendus à terre, restes d’une forteresse trouée, hachée, réduite à rien. On nous fait voir aussi quelque chose d’assez peu reconnaissable, qu’on nous donne pour d’anciens bains romains. Nous continuons sur Redinha. De temps à autre, nous voyons poindre de terre des fûts de colonnes, des tronçons de murailles, des bouts d’inscriptions de deux mille ans plus vieux que nous ; enfin, reprenant la grande route, nous arrivons à Pombal, en Estramadure.
La ville est petite, mais assez agréable et pas trop abandonnée des hommes. Elle compte près de 1000 habitants. On y voit quelques ruines intéressantes, entre autres celles d’une ancienne chapelle de templiers, où l’on saisit des traces d’architecture sarrasine, et celles d’un très-vieux château, offrant dans quelques détails encore visibles, l’accouplement des styles arabe et chrétien.
Le 5, nous faisons route pour Leiria. La chaleur est accablante, le paysage triste, solitaire, aride et misérable. C’est à peine si de loin en loin un moulin montre ses ailes en as de cœur, immobiles faute de brise. Nous apercevons aussi deux ou trois noras, puits à chapelets que les Arabes ont mis là et que les Portugais ont conservé sans en rien modifier, sans en changer le moindre rouage, la plus mince cheville, et nous rencontrons une troupe de mulets portant des paniers dont l’extrémité inférieure traîne presque à terre, en tous points semblables à ceux dont se servent encore les Africains, maîtres autrefois de ce pays. Ces paniers sont bombés de tangerinas[2]. Joseph tiraille, à droite, le gibier qui passe ; j’en fais autant à gauche ; M. Smith chante un air de la Catalina, opéra espagnol, imité quant au livret de l’Étoile du nord, et Christoval assis sur sa mule, les jambes pendantes d’un seul côté, une houssine à la main, roucoule une interminable andalousade dont les paroles le font sourire de ce sourire pacifiquement féroce dont j’ai parlé. Nous pénétrons bientôt dans une contrée assez bien cultivée, plantée de pins plusieurs fois séculaires ; nous passons une rivière appelée le Lis et nous mettons pied à terre à Leiria.
Des maisons répandues sans ordre, par centaines compactes ou par unités isolées, dans une vallée verte et fraîche, deux églises d’un gothique peu estimable, quelques lambeaux de murailles qui furent jadis des remparts redoutés ; le château du roi Diniz, ce prince dont la mémoire est chérie des Portugais, et qui fit, comme on dit dans le pays, tout ce qu’il voulut faire ; une belle forêt de pins, des oliviers aux environs… des lits impossibles dans une auberge détestable, voilà Leiria.
Nous avions hâte de voir Batalha. Nous ne jetons à Leiria qu’un regard distrait et peut-être injuste, et nous nous préparons à l’excursion du lendemain, qui nous assure l’une des plus belles moissons d’observations qu’un voyageur puisse faire, je ne dis pas en Portugal, mais en Europe.
La planche que le lecteur a trouvée jointe à ce travail, nous permet d’abréger la description de la façade principale de Batalha.
Le portail a vingt-huit pieds d’ouverture et cinquante-sept d’élévation. Les figures qui le décorent représentent des saints, des prophètes, des rois, des papes, des martyrs. Dans le tympan du portail, sous un dais richement orné, assis sur un trône, le Christ tient la boule du monde dans la main gauche, et, la droite levée, il semble dicter aux quatre évangélistes qui l’entourent les paroles du Nouveau Testament. Au-dessus, dans le tympan de l’ogive, la sainte Vierge est couronnée reine des cieux. La balustrade qui surmonte le portail est crêtée, comme toutes celles de l’édifice, de la croix d’Aviz. Les arcs-boutants, les fenestrages, les clochetons sont tous du plus beau dessin, et il faut ajouter que dans toute cette ornementation, du style le plus pur, du goût le plus distingué, il n’y a pas pour ainsi dire un seul coup de ciseau à reprendre.
Le roi Jean Ier fit ajouter, pour sa sépulture, le bâtiment qui prolonge la façade à droite. Il était surmonté d’une flèche octogonale ; mais frappé de la foudre il y a quelques années, cet appendice s’est abimé sur le toit, qu’il a fortement endommagé.
Il faut descendre quelques degrés pour pénétrer dans l’église. À droite, par une petite porte grillée on entre dans la chapelle funèbre de Juan Ier. Elle est carrée, chaque paroi mesurant environ quatre-vingts pieds, et au centre se dresse le double mausolée de D. Juan, le roi fondateur, et de sa femme Felippa de Lancastre. D. Juan est cuirassé, son front porte la couronne ; la main étendue vers la reine, il fait un geste de tendre affection. Au chevet du monarque sont sculptés les insignes de la Jarretière et les armes de Portugal, et au milieu des feuillages de la frise on distingue la devise du roi : Il me plet pour bien. Au côté sud de la chapelle, dans le massif de la muraille, sont creusées quatre niches sépulcrales, où reposent sur des tables de marbre les statues des fils de D. Juan : D. Henriquez, le Navigateur, D. Fernando, dit le saint Infant, Juan et Pedro. La devise de Henriquez, Talent de bien faire ; celle de Fernando, Le bien me plet ; celle de Juan, Je ai bien reson ; celle enfin de Pedro, Desir, sont gravées sur la base de chaque figure. La chapelle contient encore huit autres tombeaux, mais on suppose que ceux-là sont vides.
Malgré les files de cénotaphes qui la décorent, cette enceinte n’est pas lugubre. Les ornements, les proportions, d’un effet solennel, impriment à ce séjour funèbre, sanctuaire de grands souvenirs, une teinte de recueillement profond. Cependant la tristesse amère ne flotte pas sous ces arceaux ; c’est plutôt la quiétude silencieuse du sommeil, c’est quelque chose de vague, d’indéfini, de tendre, qui saisit la pensée et la conduit émue et frémissante aux pieds de l’espérance. Et ici l’esprit n’est pas frappé par l’ampleur des dimensions comme dans la cathédrale de Séville, ni ébloui par un prodige d’équilibre comme devant le Munster de Strasbourg ; c’est tout simplement un problème d’harmonie résolu avec une éloquence sublime ; c’est une concordance parfaite, à l’abri de toute contestation entre la forme et l’idée, le but et le moyen. Eh bien, en présence d’un ensemble aussi admirablement réussi, où le détail abonde sans doute, mais sans rien envahir, laissant au principe dont il n’est que la parure docile toute son importance logique, il n’est pas possible qu’un homme, fût-il philosophe et sceptique, n’éprouve pas un tressaillement involontaire, une sorte d’ébranlement intime, qui le détache un instant de ce monde ; sa sensibilité s’exalte, et alors, soit élan poétique, soit instinct religieux, il incline le front et ploie le genou.
Nous rentrons dans l’église.
La nef est d’une simplicité grandiose. Les piliers formés de faisceaux de colonnettes qui se perdent dans les nervures festonnées des arcs et des voûtes, les fenêtres garnies de vitraux magnifiques, les balustrades, les arcatures, les galeries, les encorbellements, les clefs, les niches, sont parfaitement coordonnés ; les pleins et les vides, les creux et les reliefs, disposés avec un art exquis, fractionnent et distribuent la clarté et l’ombre sur les différentes parties du monument, et l’œil, qui ne s’égare mille part, est intéressé et satisfait partout.
Devant le maître autel reposent le roi D. Duarte et sa femme Léonor d’Aragon.
À droite du maître autel, on s’engage sous une arcade et l’on arrive devant une ouverture dont les ornements sont d’une abondance féerique. Cette ouverture donne accès dans la chapelle dite chapelle imparfaite, parce qu’elle n’a jamais été terminée. Elle devait servir à la sépulture de Manoel ; mais le roi, abandonnant ce monument avant qu’il fût achevé, réunit ailleurs ses artistes et ses ouvriers, les efforts et les ressources du royaume ; il commençait sur les bords du Tage un autre édifice destiné à rappeler les immenses découvertes maritimes qu’on venait d’accomplir. La chapelle imparfaite est de forme octogone à pans égaux. Sur sept faces s’ouvrent des chapelles qui devaient sans doute recevoir les tombeaux des princes de la descendance de Manoel ; la huitième est occupée par l’arcade dont nous donnons le dessin. L’enceinte est à ciel ouvert ; elle n’a jamais été abritée ni par une voûte, ni par un toit, et il est probable qu’elle restera ainsi livrée au hasard du vent et de la pluie jusqu’à ce que le temps ait réduit en ruines et en poussière ses murs, ses pilastres et ses ogives, ses riches fleurons et ses incomparables dentelles.
La salle du chapitre est une autre partie de Batalha qu’il importe de visiter. On ne peut s’empêcher d’admirer ses proportions hardies, son architecture pleine d’audace. Elle présente un carré parfait, et une immense voûte de pierre vient reposer ses courbes sur des parois développant chacune au moins vingt mètres de surface. Cette voûte ne tient à rien, et si elle ne s’effondre pas c’est sans doute par l’effet d’un miracle. Il paraît cependant qu’elle ne réussit pas tout d’abord à planer au-dessus des têtes. Deux fois elle s’écroula sur les ouvriers chargés de la construire. Le roi s’obstina néanmoins à lui refuser un appui ; mais afin que cette persistance n’exposât pas des vies innocentes, des condamnés à mort furent seuls employés à ce périlleux travail. Dans cette salle imposante, décorée de très-beaux vitraux, sont placés trois tombeaux : celui d’Affonso V, surnommé l’Africain, puis la sépulture de D. Isabel, sa femme, enfin celle, de D. Affonso, fils de Juan II, qui périt à seize ans d’une chute de cheval, auprès de Santarem. Dans un des angles on voit aussi le buste de Matheus Fernandez, l’un des derniers architectes du monument[3].
Le cloître, situé non loin de la salle du chapitre, est un admirable bijou ; c’est de l’orfévrerie en pierre et en marbre. Il appartient, lui aussi, à l’époque de Manoel. Des colonnettes minces et fluettes, évidées en spirales, garnissent l’ouverture des arcades ; elles supportent de légers entrelacs, tissu aérien sur lequel sont brodés avec une incroyable délicatesse les ornements les plus souples et les plus gracieux, que rehaussent par endroits la croix de l’ordre du Christ et la sphère caractéristique. Voilà un promenoir dont les bons religieux durent faire leurs délices. L’Alcazar de Séville, l’Alhambra de Grenade n’offrent rien qui soit plus merveilleusement travaillé, et ses fontaines et ses fleurs, et son air délaissé lui donnent une poésie qui vous jette dans des mouvements d’enthousiasme, qu’il serait malaisé de définir, auxquels il serait plus difficile encore de se soustraire.
Et maintenant arrêtons-nous. Ce n’est pas en effet d’une monographie complète qu’il s’agit ici. Mais avant de quitter Batalha dont il resterait sans doute plus d’un coin à fouiller et à décrire, s’il était possible de tout voir et de tout raconter en une fois, admirons encore l’ensemble de ce noble édifice, manifestation éclatante de l’art religieux et chevaleresque du quatorzième siècle. L’esprit peut en concevoir de plus vaste, de plus complète ; il ne saurait en rêver exprimant mieux la grandeur, la majesté, le mystère et le calme. Il respire la paix et la douceur, le silence et le repos, et si avec ses ombres tièdes, ses lumières amorties, il semble avoir revêtu une teinte de mélancolie, celle-ci a des charmes inexprimables qui ravissent le cœur jusqu’aux portes d’or du ciel.
Nous étions partis à pied de Leiria, un peu avant le lever du soleil, donnant à Christoval la commission de nous amener des montures et nos bagages à Batalha. Nous pensions arriver le soir même à Alcobaça. Christoval fut exact au rendez vous. Seulement, n’ayant pas jugé les chevaux procurés par l’hôtelier de Leiria capables de fournir une bonne traite, il s’était contenté de prendre une mule, qu’il chargea des malles et des paquets, pensant que Batalha offrirait un grand choix d’animaux pour la remonte de notre cavalerie. Or les premières tentatives que nous fîmes pour trouver des bidets furent complétement infructueuses, et les secondes prouvèrent que si dans un chef-lieu de district des chevaux à peu près équipés sont rares, dans une bourgade ils sont tout à fait introuvables. Par une heureuse inspiration, M. Smith eut la pensée d’aller confier notre embarras au curé de Batalha. Ce respectable ecclésiastique nous accueillit avec une parfaite bienveillance, et commença par nous confirmer la radicale indigence des écuries du village. Il promit néanmoins de nous mettre en selle le jour même, pourvu que notre domestique se chargeât de porter une lettre à Leiria, au curé de Nossa Senhora da Penha de França. Dans cette lettre il priait son collègue de lui expédier les meilleurs chevaux de sa paroisse. Christoval reprit au galop de sa mule la route de Leiria. Le curé était absent et se fit attendre longtemps ; il rentra cependant au presbytère, et Christoval nous revint, mais le soir assez tard, à la tête de deux arreiros, de deux mules, et de trois chevaux vigoureux et pleins d’ardeur. Notre départ fut renvoyé au lendemain.
Le curé de Batalha n’avait pas épuisé à notre endroit son rouleau de bons offices et d’attentions délicates. Il nous fit accepter un souper pour lequel la cosinheira (cuisinière), vivement stimulée par son digne maître, accomplit des merveilles culinaires dont l’ingurgitation fut, quant à moi, très-laborieuse, et la digestion impossible. An dessert, notre hôte but au moins deux rasades de carcavellos (vin de l’Estramadure) à la França et aux Francezes, à l’Ingleterra et aux Inglezes, rehaussant chaque toast d’un speech fortement épicé d’épithètes louangeuses. Nous ripostâmes par une acclamation arrosée de maduro (vin du Douro), au Portugal et aux Portuguezes ; M. Smith ajouta quelques hourras britanniques, et après avoir trinqué encore une ou deux fois le curé nous accompagna à l’auberge, dont il avait retenu, par avance, la pièce principale.
Cette chambre, d’une blancheur immaculée, eût été nue comme la main si le curé n’avait pris la précaution de la faire garnir de lits de sangles, d’une chaise et d’une lampe de cuivre à longue tige et à trois becs. Les lits étaient extraordinairement appétissants. Les draps retombaient jusqu’à terre, bordés d’une dentelle en tricot large comme la main ; Les traversins avaient été oubliés ; mais les oreillers, noyés eux aussi dans des flots de dentelles, promettaient un sommeil délicieux par leur vaste carrure et leur rotondité opulente. Enfin les couvertures étaient de belles chapes d’église, en soie ornées de fanfreluches d’or et frangées de torsades. L’un de nous prétendit que nous allions ressembler à des saints couchés dans leurs reliquaires, et M. Smith se glissa sous une chape bleue, Joseph sous une chape verte, pendant que je me chapais de rose tendre. La nuit cependant ne fut pas favorable aux voyageurs. À peine avions-nous pris possession de nos « reliquaires », qu’à la clarté des lumignons de la lampe, nous vîmes aller, trotter, courir d’abord dix, puis vingt, puis soixante, puis quelques centaines de souris, qui s’emparèrent de l’appartement, sans que nos cris, pour les faire déguerpir, produisissent le moindre effet. Pas une ne détala, et tant que la nuit fut longue, ces petites bêtes, dont la frivolité est extrême, s’amusèrent aux dépens de nos guêtres, se divertirent de nos brodequins, pendant que dans un coin obscur un escadron poussait l’impertinence jusqu’à se régaler du pantalon de Joseph. Le fait est qu’elles en soupèrent si fort à l’aise, que le lendemain mon camarade passait les jambes dans une véritable guipure.
…Nous arrivons à Alcobaça le 8 mai vers midi.
Alcobaça est un gros village qui ne mériterait ni halte ni mention si l’antique abbaye qui fait sa renommée n’était un lieu de pèlerinage pour ceux qui entreprennent un voyage artistique dans la Péninsule.
Un récit merveilleux encadre le berceau du monastère. En le dégageant de ses épisodes miraculeux, il reste ceci : Voulant témoigner de sa vénération pour saint Bernard, Affonso plaça, dès 1143, le royaume dont il poursuivait la conquête sous la protection de Notre-Dame de Clairvaux, et non-seulement il couvrit ses sujets du patronage de la Vierge, mais encore il déclara sa couronne feudataire de l’abbaye de Clairvaux, s’engageant pour lui et pour ses successeurs à lui payer chaque année un tribut de cinquante maravédis d’or pur. Au commencement de 1147, le pieux guerrier se mit en marche de Coïmbre pour aller délivrer Santarem de la domination des Almoravides. Arrivé au sommet d’une montagne de la Serra d’Albardos, il fit vœu, s’il accomplissait heureusement sa rude entreprise, de faire hommage à saint Bernard et aux religieux de son ordre, de toutes les terres qu’il voyait de cette montagne, du côté où les eaux se dirigeaient vers la mer. Le 11 mars 1147, Affonso entrait à Santarem ; le 2 février suivant, il posait la première pierre du couvent d’Alcobaça ; l’abbaye de Clairvaux peuplait de religieux le nouvel établissement, et saint Bernard leur donnait pour supérieur l’abbé Ranulpho. Bientôt ce vaste couvent devint à la fois le centre d’où émanaient les discussions scientifiques et théologiques, et l’asile conservateur dans lequel se groupaient les documents historiques qui formèrent plus tard les archives du royaume. Le monastère prospéra à ce point, qu’à certaines époques il réunit jusqu’à neuf cents religieux, et toujours se conservant la faveur des princes, doté de bénéfices considérables, il posséda quatorze villes avec leurs dépendances, relevant de sa juridiction, qui était indépendante de celle du roi. Celui-ci recevait de la puissante abbaye pour toute redevance une paire de bottes ou de souliers, à son choix, lorsqu’il plaisait au souverain de venir la visiter.
Le couvent et la petite ville d’Alcobaça occupent le fond d’un val étroit. Le site, borné de tous côtés par les versants de collines riches en végétation de toute nature, est silencieux et retiré ; il y règne le calme inaltéré, le détachement des préoccupations mondaines, la douce gravité si favorables à l’étude et aux travaux de l’esprit. Deux rivières traversent cette solitude, ce sont : l’Alcoa et la Baça, mises l’une et l’autre à contribution pour former, chacune par moitié, le nom de la localité.
De la façade primitive de l’église, précédée d’une terrasse à laquelle on monte par une vingtaine de marches, il ne subsiste plus que la porte principale. Le reste est une œuvre du dernier siècle.
Mais le vaisseau intérieur a conservé son caractère de noblesse. À part quelques colonnes ioniques et quelques autels dorés de mauvais goût, tout est pur, austère, imposant ; c’est l’ancien temple dans l’imposante majesté du style gothique de la première période. Vingt-six piliers partagent la basilique en trois nefs égales en hauteur ; la voûte du transept est supportée par des piliers semblables à ceux des nefs ; derrière le chœur règne une allée circulaire, sur laquelle s’ouvrent une grande chapelle et cinq petites, ornées de colonnes et de statues pour la plupart d’une exécution très-pauvre, mais d’un grand aspect décoratif. Le chœur est en bois d’érable. C’est une merveille d’exécution, dont les riches arabesques, les sculptures surabondantes jurent un peu cependant avec le style si fièrement sobre des nefs. Dans le transept se trouvent les tombeaux des rois Affonso II et Affonso III et de leurs femmes, D. Urraca et D. Birites ; ceux aussi de quelques infants et de quelques infantes. Quarante-huit fenêtres versent à flots dans la basilique une clarté immense, que dorent au passage de superbes vitraux bariolés de couleurs comme des kaléidoscopes.
Alcobaça décrit et raconté remplirait un volume. Il faudrait en effet bien des pages pour énumérer les cellules de l’aile gauche, — l’aile droite a été incendiée par les Français en 1809, — pour détailler la sacristie, grande comme une église, les cloîtres, qui sont des villes, deux ou trois chapelles voisines dorées de pied en cap, le reliquaire à peu près dépouillé, la bibliothèque riche autrefois en livres rares, en chartes, en manuscrits précieux ; les réfectoires avec leurs portiques et leurs enfilades de colonnes, enfin la cuisine, digne par ses proportions colossales des temps homériques.
Mais tout est vide. Aucun bruit ne trouble plus le silence de ces lieux dépeuplés. C’est un calme froid et étouffé qui règne ici. Dans ce désert, au milieu de colonnades gagnées par la moisissure, ce gazon des sépulcres abandonnés, dans ces cloîtres envahis par l’herbe et l’épine, sur ces dalles humides et glissantes, sous ces arcs suspendus encore sur leurs piliers, mais qui demain seront à terre, nul pas ne résonne, si ce n’est, à de longs intervalles, celui d’un, voyageur curieux, d’un touriste pèlerin. Tout se tait. Plus de chants pieux sous les voûtes parfumées d’encens ; plus de larmes de résignation, de foi et d’espérance dans les cellules ; plus de fronts passant hâves et réfléchis dans l’ombre des cloîtres ; plus d’études approfondies, d’entretiens éloquents, de vaillants efforts d’intelligence, de travaux gigantesques d’esprit, de labeurs d’érudition patiemment poursuivis par des générations incessamment renouvelées de moines savants !… Alcobaça est un tombeau !
Avant de quitter cette énorme solitude, arrêtons-nous un instant devant la porte de la sacristie, dans le cloître du roi Diniz, et auprès des tombeaux, réunis sous la même voûte, de D. Pedro Ier et d’Ignez de Castro.
La porte de la sacristie se compose d’abord de deux pilastres en chambranle, revêtus en entier d’ornements d’un relief fortement ressorti, et, avec moins de grâce et de souplesse, dessinés dans le goût du commencement du seizième siècle. Accotés à ces pilastres, surgissent deux pieds de vigne, massifs et lourds, qui se joignent au-dessus de la porte et lui forment un fronton de pampres saillants, se détachant presque en ronde bosse du plat du mur. Soit comme agencement général, soit comme enchaînement des motifs secondaires, cette décoration n’annonce pas un art très-élevé ; mais, bizarre et originale, elle est d’un effet saisissant, et, en tous cas, d’une exécution irréprochable.
Le cloître est magnifique. Les galeries sont formées de vastes arcatures, subdivisées elles-mêmes en trois arcs dont les retombées s’appuient sur deux colonnes accouplées, et dans le tympan de chaque grande arcature est percé un œil-de-bœuf, orné d’épaisses moulures et d’un fenestrage de pierre. Ceci est un chef-d’œuvre de composition architecturale, et sa puissante simplicité répond parfaitement à la destination de ce lieu de promenades recueillies.
Au milieu de la chapelle royale se dressent deux mausolées de marbre blanc et de formes pareilles. Un des sarcophages est porté par six lions : il renferme les dépouilles de D. Pedro Ier ; l’autre repose sur six anges : c’est là qu’Ignez de Castro dort du sommeil éternel. La statue du monarque couché dans son manteau royal est d’un assez bon travail ; de la main droite il tient l’épée qui fit trembler l’ennemi et châtia plus d’un coupable ; des anges agenouillés veillent autour de lui. Plusieurs séraphins accompagnent également Ignez et soulèvent avec respect les beaux plis de sa robe brodée. Malgré les détériorations que lui ont fait subir quelques soldats français, on retrouve sur le visage de l’épouse de D. Pedro l’expression d’exquise douceur idéalisée par la légende, que les poëtes ont célébrée quand ils ont chanté cette suave figure, apparition de grâce et de candeur au milieu d’un siècle de violences farouches.
Non loin du couvent, sur le plateau d’une colline, le squelette d’un château sarrasin étale ses vertèbres pittoresques. L’enceinte effondrée abrite toute une forêt de ronces où sont entassés des décombres, des quartiers de murailles, des débris de fortifications percées de trous qui furent des fenêtres et des portes, élevant dans les airs des galeries auxquelles aboutissent des loques d’escaliers. Dans le pays on affirme que, juste au douzième coup de minuit, les ombres des anciens maîtres du logis en gravissent les degrés tremblants et font sabbat dans les ruines, réclamant encore le tribut de jeunes filles auquel les habitants de la contrée étaient jadis obligés.
Le 9 mai, la caravane se met en chemin à trois heures du matin, avec Thomar pour objectif, mais très-loin, au revers opposé d’une chaîne de montagnes hautes et difficiles. Arrivés au quart de la route, à Porto de Moz, nous prenons une heure de repos. Nous repartons après cette halte, nous contentant de jeter un coup d’œil à la petite bourgade, et aux murailles d’un vieux castel. Ce sont les Arabes qui l’ont planté en cet endroit, il y a mille ans au moins. Sur un mamelon commandant la campagne, en forteresse qui connaît son affaire et prétend inspirer le respect, il pouvait du même coup, au temps de sa force, tyranniser les environs et défendre les chaumières blotties à ses pieds. On trouve près de Porto de Moz un ancien couvent fondé par un descendant de Gregorio Malho de Bivar. Ce Gregorio avait institué à Porto de Moz un majorat à la condition expresse que le titulaire prît le nom de Bivar, en mémoire du fameux Cid Campéador Ruy Dias de Bivar dont il était descendant.
Après avoir dépassé Porto de Moz, nous atteignons les premières croupes de la Serra d’Albardos et nous allons de l’une à l’autre, descendant au fond de creux frais et obscurs, remontant sur des cimes de plus en plus élevées. Cependant les pentes fuient derrière nous ; peu à peu nous gravissons des points qui dominent le panorama ; la Serra apparaît alors, et tous ces soubresauts de terrain, pressés les uns contre les autres comme des quilles, font assez l’effet, vus de loin et de haut, d’une mer agitée dont les flots verdâtres se seraient subitement pétrifiés. C’est un chaos sans nom, un charivari de plans et d’arrière-plans, d’affaissements et de soulèvements où s’épuiseraient tous les tons de la palette du paysagiste. Au loin l’œil saisit des traînées de verdure, par des échappées sur la plaine ; cette masse de chaînons, de contre-forts et de rameaux est comme marbrée de bouquets de végétation vigoureuse, tandis que plus haut se montrent des pics fauves, tondus par le vent, brûlés par le soleil, ne produisant plus qu’une sorte d’herbe courte et noire ; plus haut encore commencent à se dessiner les déchiquetures d’une aigrette pierreuse, dépouillée et battue par les tempêtes, crête réverbérescente de granit gris avec des ombres bleu lapis, mur épouvantable sur lequel on croit compter des assises, des corniches, des modillons, et suivre les lignes d’une architecture de Titans. Le sentier est à peine tracé. Nous suivons parfois le lit desséché d’un torrent ; il nous conduit dans des gorges encaissées, ou bien sur le flanc de roches qui s’enchevêtrent comme les coulisses d’un théâtre et d’où l’on voit des percées profondes, paraissant et se dérobant tout à coup. Du sein de cette solennité immense s’élève seulement le murmure ininterrompu de gouttes d’eau qui bruissent sur les parois de la montagne et forment un mince filet de cristal, dont les étincelles scintillent d’arêtes en arêtes jusqu’au fond des ravins : le pas pénible des chevaux retentit sèchement sur le caillou, qui souvent se détache et roule avec éclat dans l’abîme. Nos bêtes ont le jarret ferme, mais pour elles la fatigue est grande, et souvent nous mettons pied à terre parce qu’il y aurait péril et folie à rester sur ces animaux, qui finissent par hésiter.
…Enfin, Dieu soit loué ! nous touchons le point culminant du voyage. De là il est aisé de suivre la direction au nord et au sud de la Serra d’Albardos, et de contempler en même temps son versant oriental et son revers occidental. Au sud, la Serra se noue à la chaîne de Junto, d’abord, puis à celle de Cintra et va plonger son dernier éperon dans la mer, au cap Roca[4]. Au nord, elle se continue dans la Serra Fatelo ; la Serra Anciao vient après ; puis l’Estrella, où l’on mesure les pics les plus élevés de cet ensemble, se perd, en inclinant vers l’est, dans la Serra de Gata, ramification du grand système carpetano-vettonique[5]. Quant aux deux versants, il ne faut pas en essayer la description. Nous sommes à deux mille pieds en l’air, un peu égarés dans le ciel ; en face se déroule un horizon de quarante lieues ; à nos pieds, les villes ressemblent à d’imperceptibles miettes de pain répandues sur le sol ; les beautés et les harmonies de la terre n’arrivent pas jusqu’à nous, et les hommes ne sont rien. Nous campons un instant à l’ombre d’une aiguille de granit, les arreiros parlent de la route à suivre, sur laquelle ils diffèrent d’opinion, et nous donnons le signal du départ.
Un de nos arreiros, répondant au nom d’Aleixo, garçon de vingt ans, réjoui, dégingandé et orné de deux gros yeux hagards, marchait en tête, chantant à gorge déployée des refrains du pays. Placé près de lui, j’écoutais ses couplets, où la morale est, il est vrai, traitée assez cavalièrement, mais dont la musique a toujours un rhythme original et gracieux. Je regrette de ne pouvoir, faute de place, donner, en les épurant de quelques expressions trop aventurées une des modinhas (chansonnettes) ou des redondilhas (rondeaux) du joyeux conducteur de mules.
…Tout à coup Aleixo interrompt sa›chanson et s’écrie, le visage un peu bouleversé : Alto ! as contrabandistas ! (Halte ! les contrebandiers !)
Il avait soupçonné quelque chose de mouvant sur un mamelon éloigné, et son flair subtil lui dévoilait une méchante rencontre.
« Eh bien, après ?
— Ce sont de bonnes gens ; mais ils se permettent quelquefois de détrousser et même d’éventrer les voyageurs.
— Et les arreiros par la même occasion ?
— Si, Excellencia ! »
J’avoue que la révélation d’Aleixo ne me fit pas bondir de joie. Après tout nous pouvions avoir sur les bras des gaillards qui, à l’avantage certain et considérable de connaître à merveille les détours et les recoins de la Serra, joindraient peut-être celui du nombre, et cette perspective envisagée au milieu de précipices affreux, de roches impassibles, sourdes et muettes, sur une route sans issue praticable où l’on ne pouvait espérer aide et assistance de personne, me sembla empreinte d’une poésie de la teinte la plus noire et la plus mélodramatique. Toutes réflexions faites, considérant la situation comme extrêmement tendue, j’allai en causer avec mes compagnons, pendant qu’Aleixo, avide de savoir à quoi s’en tenir, se lançait en avant, dans la direction où il avait cru entrevoir le danger.
Il reparaît au bout d’un quart d’heure. Nous sommes sous les armes. Joseph, un peu bouillant, piaffe d’impatience ; M. Smith est très-calme ; Christoval énergique, Renato, le second arreiro, fait bonne contenance.
« Il n’y a rien à redouter, se hâte de dire Aleixo ; ils ne sont que deux, et pour sûr, il n’y en a pas d’autres ni devant, ni derrière, ni sur les côtés ! »
Dix minutes plus tard, nous voilà en présence des terribles contrabandistas… Eh bien ! sans avoir précisément la physionomie ouverte, l’œil accort, la démarche engageante, ils n’ont pas non plus l’air trop menaçant. Ils portent, il est vrai, la carabine en travers sur les genoux, — mais nous aussi ; — des pistolets à la ceinture, — nous n’en sommes pas dépourvus, grâce au ciel ! — et ils passent tranquilles, ôtant poliment leurs chapeaux pointus et nous saluant d’un bonas dias ! (bonjour !) dont le ton ne paraît pas trahir de pensées mauvaises. Décidément le chapelet d’appréhensions sinistres que m’a débité ce poltron d’Aleixo n’est qu’un tissu de calomnies stupides… du moins, je veux le croire[6].
Nous nous sommes égarés en route. Au lieu d’aboutir à Thomar, la course prend fin à Ourem, et nous tombons de fatigue, à minuit, dans la plus misérable des auberges de toute la Péninsule ; après les émotions de la journée, après surtout les vingt et une heures que nous venons de passer à cheval, elle nous semble un paradis, et les rats de l’établissement réduisent à une boutonnière unique le pantalon de Joseph dont les souris de Batalha s’étaient contentées de faire une simple écumoire.
Nous quittons Ourem le 10 mai, vers neuf heures. À midi nous entrons à Thomar, qui montre l’une des pièces les plus curieuses de l’écrin artistique du royaume, le couvent de l’ordre du Christ[7].
Assujetti à la règle de Cîteaux et à la juridiction spirituelle de l’abbé d’Alcobaça, l’ordre du Christ fut fondé par le roi Diniz, qui déclara les chevaliers de la nouvelle milice, continuateurs de l’ordre réformé du Temple. Établi d’abord à Castel Marim, en face de la terre africaine, le chef-lieu de l’ordre du Christ fut transporté en 1320 à Thomar, où il resta jusqu’au moment où le décret de 1834 vint le comprendre dans la mesure qui fermait toutes les maisons conventuelles du royaume.
Maîtres des biens et des priviléges qui formaient l’ancien patrimoine des Templiers, possesseurs de vingt et une villes et de quatre cent soixante-douze commanderies, les chevaliers du Christ ouvrirent au monde une ère nouvelle. Prenant l’initiative des grandes découvertes maritimes, ils obtinrent, sous leur grand maître l’infant Henri, fils de Juan Ier, le monopole exclusif des lointaines navigations, et c’est alors qu’ils se rendirent célèbres par des exploits d’un caractère particulier ; Aux glorieux événements qui marquent la fin du quinzième siècle, et inaugurent le seizième, leur influence, le génie de leur institution, leurs trésors donnèrent le plus souvent l’impulsion décisive qui enlève le succès, quelquefois l’élan qui le prépare et l’assure, et si les princes illustres de la maison d’Aviz forment les projets qui restent encore pour nous une cause d’étonnement et d’admiration, les chevaliers du Christ les accomplissent, allant porter jusque dans les contrées les plus reculées et les moins soupçonnées, la civilisation du christianisme. N’est-ce pas leur drapeau que Vasco de Gama, bravant mille dangers, fit flotter dans l’Inde ? n’est-ce pas leur bannière qu’Alvarez Cabral vint planter sur les rives du Brésil ?
Ce qui précède aidera le lecteur à se rendre compte du cachet que l’architecte a prétendu donner au monastère de Thomar, dont la reproduction de quelques détails importants empruntés à la Casa do Capitolo (maison du chapitre) accompagne cette notice.
Au-dessous de la croix, emblème de l’ordre, qui, alternant avec la croix d’Aviz, forme la crête des galeries, des sphères armillaires disposées en balustrade indiquent la direction que suivait la pensée des habitants du cloître ; les cordages courant dans des anneaux, liant au corps de l’édifice les contre-forts qui le consolident, ou bien se réunissant autour des pilastres en nœuds un peu négligés, figurent les amarres et les manœuvres des nombreux navires armés par les chevaliers ; dans l’épaisseur de l’œil-de-bœuf d’autres cordages enroulés retiennent les plis épais d’une voile ; les motifs de l’ornementation du contre-fort de l’un des angles sont retenus par un large ceinturon bouclé ; ceux du contre-fort opposé par une chaîne formée de mailles de cordes ; la fenêtre blasonnée aux armes de Manoel, surmontée de la croix symbolique, flanquée de sphères, offre dans son encadrement un mélange d’algues, de coraux, de polypiers, de câbles, entassés, chargeant la décoration d’un fouillis de détails caractéristiques.
C’est là, à coup sûr, de l’architecture parlante. Au risque cependant de faire de la peine à ceux des Portugais pour qui Thomar est le parangon du beau et du parfait, je dirai que ce langage est trop sonore pour ne pas être de mauvais goût. L’art pur n’a pas besoin de cet excès et de ce tapage pour se faire comprendre. À Batalha, à Alcobaça, pour frapper un peu moins vivement peut-être les esprits vulgaires, avec quelle sûreté et quelle grâce il touche les âmes vraiment sensibles et délicates ! L’intensité du bruit ne constitue pas plus la meilleure musique, que la longueur des périodes les plus beaux livres et les discours excellents. Il y a en toutes choses une certaine mesure qu’il ne faut jamais dépasser. Quand l’art, s’écartant de ses voies, frappe au delà du but, ce n’est pas un signe de force surabondante, c’est au contraire une marque certaine de faiblesse, car il s’applique alors à couvrir la pauvreté du fond au moyen d’ornements exagérés, de parures hors de toute proportion, fruits d’une fantaisie sans règles et sans frein.
Dans le chapitre de Thomar, le porche est, sans contredit, ce que l’architecte a le mieux réussi. Son arcature fleuronnée comme celles de Batalha, dans un style toutefois beaucoup moins sobre, porte au tympan un retable dont une douzaine de statues : celle de la Vierge, au centre, occupe les compartiments.
Quoi qu’il en soit, cette construction, avec quelques giroflées sauvages, à fleurs jaunes, entre les pierres disjointes, a beaucoup d’aspect, et l’on comprend qu’au premier abord l’imagination en soit impressionnée.
L’établissement, qui comprend le monastère avec sa grande chapelle, le château avec ses boulevards, n’est pas en entier dans le style de la Casa do Capitulo ; ainsi on retrouve, dans l’intérieur de l’église, les traces d’un art plus fin et plus précieux. On dit que c’est à Gualdim Paez, grand maître des Templiers au milieu du douzième siècle, que l’on doit la construction de la chapelle, qui renferme entre autres morceaux dignes d’être mentionnés, un retable en bois, peint, sculpté, doré, dont l’exécution est d’une perfection achevée.
Le château appartient aujourd’hui à l’ancien ministre Costa-Cabral qui porte le titre de comte de Thomar.
Dans le cloître de Thomar nous trouvâmes un Parisien qui fait dans la Péninsule le métier de cicerone. Il
parle couramment cinq ou six langues, ce qui lui permet de mettre à la disposition des Anglais, des Russes, des Allemands, des Français et des Italiens dont il fait la rencontre, son zèle, sa vaste érudition et son bavardage. incessant. Pour le moment, une famille moscovite était suspendue à sa parole prodigieusement prolixe. Nous l’avions déjà vu dans le jardin botanique de Coïmbre, et plus tard nous devions subir encore sa loquacité dans la Giralda de Séville et au Généralife de Grenade. Gros, actif, empourpré, tout en marchant, courant, soufflant, gesticulant, criant, écumant, il débite avec une extrême volubilité les dates, les origines, les incidents gros et menus, les conséquences directes et indirectes, les déductions forcées ou complaisantes, les relations bien ou mal digérées des milliers de faits qui encombrent sa mémoire.
À propos de la Péninsule, personnages, arts, politique, chiffres, administration, légendes, histoire, anecdotes, traditions, cancans, commérages, il sait tout. Il s’appelle Bailly, et montre à tout propos des papiers établissant d’une manière irréfragable qu’il est petit-neveu de l’ancien maire de Paris de ce nom.
Sans nous arrêter à de nouvelles descriptions, arrivons d’un bond à Santarem, sur les rives de ce Tage fameux, dont les poëtes ont prôné à qui mieux mieux les ombrages aromatiques, le miel parfumé, les charmes bucoliques et les grâces arcadiennes.
Le fait est que la rivière ne mérite pas la couronne de fleurs que Silius Italicus et après lui les romanciers et les faiseurs de ballades lui ont tressée. Santarem, la Scabilis des Romains, s’est fait d’une montagne un oreiller ; le corps adossé au rocher, la cité étend nonchalamment les jambes en deux rangées de maisons, le long du Tage, laissant tremper ses pieds dans l’eau, au moins jusqu’à la cheville. La tête s’appelle Maravilha (Merveille), et de là le regard devine à l’horizon les sept collines de Lisbonne. Le reste se nomme Ribeiro et Alfange ; en tout trois bairos (quartiers). La ville est mal construite, mal percée, mal pavée, et le corps, la tête et les membres vaudraient tout au plus un regard si en haut, à l’occiput, ne perçait le contour ébréché d’un vieux mur, avec des restes de guérites en pierre aux angles. En suivant avec attention ces ruines, on retrouve les vestiges de quelques portes, de celle entre autres appelée Tamarma, par laquelle Affonso Ier, vainqueur des Almoravides pénétra dans la place.
Il faut en passant noter le couvent de Graça, fondé par le comte de Ourem : le couvent de San Francisco, où reposent D. Fernando Ier, la reine Constança, et le comte de Conde : l’église des Jésuites, ornée de mosaïques, et un édifice arabe, la torre do Alorao, transformée en église sous le vocable de Nossa Senhora de Alporao, nom qui rappelle l’origine du monument, confirmée d’ailleurs par le caractère de l’architecture.
Quand on a vu tout cela, on connaît Santarem.
Nous partons le 13 de bonne heure. Nous passons auprès d’une ligne de chemin de fer en construction, et après avoir cheminé de coteaux en coteaux pendant plus de trente kilomètres, nous arrivons au Carregado. Là nous prenons la voie ferrée[8] ; nous traversons sans nous y arrêter Villafranca, Alhandra et Pavea, et nous descendons aux portes de Lisbonne, à la gare de Santa Apolonia.
(Nous retranchons de cette relation tout ce qui concerne Lisbonne, nous proposant de publier plus tard une livraison où seront étudiés avec soin les monuments, la population et les mœurs de la capitale du Portugal.)
Une de nos premières courses nous conduisit à Belém. Nous y allâmes par le Tage[9], et un bote que nous prîmes au quai de Sodré nous fit naviguer au milieu des navires de guerre et des bâtiments de commerce qui encombrent le port, avant de nous débarquer au pied de la fameuse tour, à deux pas du célèbre couvent[10].
La tour a été fondée par le roi Juan, surnommé le Prince parfait. Le lecteur trouvera joint à ce récit une gravure qui mieux qu’une description lui fera connaître ce précieux édifice.
Le couvent dos Jeronymos s’élève sur l’emplacement d’un ancien monastère de chevaliers du Christ. Au retour de Vasco de Gama, Manoel voulut perpétuer par un monument le souvenir des succès du hardi navigateur, et les travaux d’une abbaye que devaient habiter les hiéronymites de Penha-Longa furent entrepris sous la direction d’un architecte italien, élève de Bramante, nommé Botaqua, prétendent les uns, sur les dessins d’un artiste portugais du nom de Juan de Castilho, avancent les autres. D’un Italien ou d’un Portugais l’œuvre est très-belle, hardiment conçue, surtout admirablement exécutée, et, par exemple, quand on pénètre dans l’intérieur du temple l’esprit reste confondu devant tant d’audace dans les dispositions générales, tant d’esprit d’invention dans ces milliers de détails multipliés à l’infini et qui ne se reproduisent nulle part. Les artistes de Manoel ont cette fois été mieux inspirés ou mieux guidés qu’à Thomar ; leur travail est plus léger et plus élégant, leur ciseau plus ingénieux et plus souple, et tous ces bouillons de dentelles dont ils ont orné à profusion la voûte et les piliers, sans prouver un goût absolument distingué, dénotent au moins un merveilleux talent d’exécution, une grande adresse de combinaisons[11].
Nous ne pouvions manquer d’aller à Cintra, séjour d’un printemps éternel, où Phœbé eut jadis un autel et que les séductions de la nature embellissent à chaque pas. Nous partons en poste entraînés de calçada en calçada par un excellent attelage de quatre mules. Nous passons devant la quinta de las Larangeiras, devant Bemfica et Campo-Grande ; nous soufflons un instant à Porcalhota, le temps de laisser les bêtes manger une poignée de fèves ; nous voyons Quéluz à gauche, nous traversons Cacim au galop, puis Xarneça ; d’un côté le Ramalho, de l’autre la quinta du marquis de Vianna sont dépassés aussitôt qu’aperçus, et nous sommes à Cintra.
Le jour même de notre arrivée, nous pûmes visiter le château royal, où l’on trouve des parties d’architecture arabe assez considérables pour faire croire que Juan Ier ne fit qu’approprier à ses convenances un ancien palais des rois maures de Lisbonne. Je n’entrerai ni dans la description ni dans l’analyse de toutes ces constructions, où chaque siècle semble avoir écrit son nom, et qui réveillent tant de souvenirs divers. Dans ces appartements somptueux, le chef de la dynastie d’Aviz venait se reposer de ses glorieux travaux ; c’est là que s’ouvrit et se ferma la carrière d’Affonso V dit l’Africain, et que D. Sebastien découvrit aux grands du royaume son projet d’entreprendre cette désastreuse campagne contre les Arabes, qui devait ne durer qu’un jour ; c’est là que vit s’écouler les dernières années de sa triste vie, Affonso VI le Victorieux, déclaré incapable de porter la couronne à la suite d’un procès honteux, et l’on montre encore l’étroite et sombre prison dont le malheureux monarque eut le temps d’user les dalles !
Je ne dirai également qu’un mot de ces jardins d’Armide, immense buisson de fleurs, d’où s’élance le château de la Penha, palais magique élevé sur les assises d’un ancien couvent qu’avait construit Manoel, Seigneur de Guinée, et de la conquête, de la navigation et du commerce d’Éthiopie, de l’Arabie, de la Perse et de l’Inde. C’est D. Fernando, le roi-artiste, qui en a tracé le plan ; c’est lui qui a combiné et poursuivi les travaux de cette demeure étrange, hardie comme une ballade allemande, aérienne, impossible comme une légende de l’Asie fabuleuse[12]. Je ne donnerai aussi qu’une ligne au château des Maures, dont les replis enlacent toute une montagne. Quels souvenirs, mêlés à des ombres de héros, peuplent cette forteresse, idéal du fantastique lugubre, immense relique de la domination musulmane, page mutilée d’une épopée de siéges et de batailles !
Mais la place va manquer. Je cite donc à la hâte le couvent de Liége, sauvage enceinte, creusée dans un roc que baigne l’Océan ; je signale en courant le couvent de Peninha, la Pedra d’Alvidrar, énorme rocher suspendu au-dessus de la mer ; Penha-Longa, Collares, fière de ses forêts d’orangers et de citronniers, qui s’annoncent de loin par leur parfum savoureux ; Sitiaes, Marialva, où fut signée par Junot la célèbre convention de Cintra ; Penha-Verde, qui garde les restes d’un grand homme, de Juan de Castro, enfin Monserrate, et je passe sans m’arrêter vingt autres quintas entourées d’ombrages voluptueux, égarées sur des pelouses dont les lignes ondulées varient sans cesse l’harmonieuse beauté de ces lieux enchanteurs.
Nous partons bientôt pour Mafra, couvent, église, palais, élevés par D. Juan V. À propos de cet immense édifice d’une architecture froide et régulière, mais d’une très-belle construction, et placé par un caprice royal dans une contrée triste et déserte, quelques chiffres suffiront. L’établissement, dont les dessins ont été fournis par un Allemand nommé Ludovici, présente un plan carré de deux cent quarante-cinq mètres sur chaque face. On y compte huit cent soixante-dix appartements, cinq mille deux cents fenêtres, trois cents cellules, trois églises, dont la principale est une copie fastueuse de Saint-Pierre de Rome ; — ses campaniles sont habités par cent vingt-huit cloches. — Commencés en 1717, les travaux furent conduits avec la plus grande activité. En 1729 ils n’occupaient pas moins de quarante-sept mille huit cent trente-six ouvriers et mille deux cent soixante-seize bœufs pour le transport des pierres. Les cloches ont été fondues à Paris et à Gênes, et le carillon, expédié d’Anvers et d’Amsterdam, a coûté cinquante mille écus d’or. L’église, enrichie de marbres précieux, de dorures, de statues, d’ornements prodigués sans retenue, a été consacrée en 1730. L’année suivante, douze mille ouvriers étaient encore employés à l’achèvement de Mafra. Il leur était dû six millions de francs. On rapporte que le jour de l’inauguration de la basilique, D. Juan fit étaler sur le parvis l’amas de tissus précieux, de vases sacrés et de bijoux dont il dotait le couvent, et qu’il dit à ses courtisans étonnés : « Sachez que tout ce que vous voyez devant vous m’a plus coûté que la vaste machine de pierres qui nous environne. » Afin de récompenser son zèle religieux, le pape Benoît XIV accorda à D. Juan, pour lui et ses successeurs, le titre de Majesté Très-Fidèle.
Quoi qu’il en soit, Mafra ruina le Portugal. Quand le roi mourut, en 1750, le trésor était vide ; il ne contenait pas cent cruzades, on n’y trouva pas même de quoi faire dire une messe pour le repos de l’âme du défunt. Vingt-sept ans plus tard, après avoir réorganisé l’armée, renouvelé la marine, fondé cent établissements d’administration et d’enseignement ; après avoir reconstruit Lisbonne, arrachée aux décombres de 1755, le marquis de Pombal quittait le pouvoir, laissant à la reine D. Maria Ire les caisses de l’État riches de cent cinquante-six millions.
C’est à Mafra qu’est installée l’école militaire[13].
Et maintenant que j’ai conduit le lecteur en Portugal, si j’ai réussi à lui faire aimer ce joli royaume, le but que je me suis proposé est atteint. La nation est petite, mais elle a joué un rôle qui l’élève au niveau des grandes. Et puis le pays est charmant, plein d’intérêt historique et artistique ; la philosophie y trouve aussi son compte ; les sujets de douces rêveries se trouvent à chaque pas, et la poésie, fille du ciel, remplit l’espace, flotte dans l’air, vous inonde et vous caresse. Quant au Portugais, loin de s’endormir dans le souvenir des temps passés, il apprécie la situation telle que l’ont faite les événements et les progrès de la civilisation. Esprit, tempérament, caractère, instincts, tout semble se renouveler en lui ; il tient encore à quelques préjugés qui suspendent son essor, mais qui finiront par céder à la raison et à la vérité, et le présent alors cessera d’être immolé à la gloire exclusive de ce qui n’est plus.
D. Pedro, de son côté, attentif au mouvement des choses et des idées, s’efforce de donner à son peuple le bien-être dont il a manqué pendant si longtemps. La tâche est grande et belle ; elle est digne d’un esprit droit, d’une âme fortement trempée. Les travaux de la paix peuvent être moins brillants, moins enivrants que ceux de la guerre, mais les traces qu’ils laissent dans l’histoire ne sont pas embarrassées de ruines, ni ternies par des misères et des larmes[14].
… Nous nous embarquons le 1er juin sur la Ville de Malaga. C’est un superbe vapeur de la compagnie des paquebots maritimes, commandé par le capitaine Aude, marin de bonne race. — Nous avons le cap sur Cadix…
La veille nous nous étions séparés de M. Smith, qui rentrait en Espagne par Badajoz. Le hasard devait nous réunir encore, quelques semaines plus tard, sur la route de Cordoue à Lucena, et chez les célèbres contrebandiers d’Encinas-Reales. En nous quittant, Christoval nous gratifia de son sourire le plus gracieusement cannibalesque.
L’année dernière, en pleine arène de Puerto Santa Maria, il s’est laissé découdre un bras par un taureau. C’est dans cette course que Blanco, l’une des plus célèbres épées d’Espagne, s’est fait encorner en pleine poitrine par une bête furieuse.
Il y a un mois à peine, dans un wagon de la ligne de Versailles, Christoval me racontait lui-même les péripéties de cet événement.
- ↑ Suite et fin. — Voy. pages 273 et 289.
- ↑ La tangerina ou orange du Maroc a été importée des environs de Tanger par les Portugais dans le temps de leur domination au nord de l’Afrique. C’est une des variétés d’oranges les plus recherchées.
- ↑ En gardant l’ordre dans lequel ils se succédèrent, Affonso Domingues, Ouguet Martim Vasquez, Fernao de Evora et Matheus Fernandez, ont été les architectes de Batalha.
- ↑ Les principaux caps de la côte portugaise sont : dans les Algarves, le cap Santa-Maria et le cap San Vicente ; dans l’Estramadure, en remontant vers le nord, le cap Espichel, le cap Roca, le cap Carvoeiro ; enfin dans le Beira, le cap Mondégo.
- ↑ Les montagnes du Minho et du Tras-os-Montes appartiennent
au système pyrénaïque, et les points les plus élevés atteignent sept
mille trois cent dix-huit pieds dans la Serra de Gerez, et sept mille
quatre cents pieds dans la Serra de Suajo. Les montagnes du Beira
et de l’Estramadure sont un prolongement du système carpetano-vettonique.
Le pic le plus élevé de l’Estrella a six mille quatre cent
soixante-six pieds ; celui du mont Junto, deux mille cent trente ;
celui de la Serra de Cintra, dix-huit cents. Les montagnes de
l’Alemtejo sont un rameau du système lusitanique ; elles se divisent
en Serra de San Mamede, d’Ossa et de Vianna. Le sommet culminant
de la Serra d’Ossa est de deux mille trente pieds. Enfin
la chaîne des Algarves comprend à elle seule tout le système cunéique,
et les points les plus élevès sont dans la Serra de Monchique
— trois mille huit cent trente pieds — et le Monte Figo, haut
de deux mille pieds.
On trouve dans la Serra d’Estrella un lac sur lequel on débite dans le pays plus d’un conte absurde. On dit, par exemple, qu’il est sans fond, et l’on prétend, entre autres impossibilités, avoir découvert au milieu de l’eau des mâts et des débris de vaisseaux.
- ↑ Les objets de contrebande sont principalement de manufacture espagnole. Ce sont : des cigares, du tabac, du chocolat, du savon, de la joaillerie, des rubans, des gants, des petits articles de toilette, etc., etc. Toutes ces marchandises sont frappées aux frontières d’impôts très-lourds, ce qui explique l’avantage que l’on trouve à les introduire en fraude.
- ↑ Comme corporation religieuse, l’ordre du Christ n’existe plus.
Comme ordre de chevalerie, il est resté le plus important que le
roi de Portugal puisse accorder à ses sujets. L’insigne est la croix
rouge des Templiers, modifiée par une petite croix blanche placée
au centre. Le ruban est rouge.
Les autres Ordres portugais sont : l’ordre de Saint Benoît d’Aviz, institué par Affonso Ier, en 1162; il a possédé autrefois dix-huit villes et quarante-trois commanderies ; ce fut d’abord une branche de l’ordre espagnol de Calatrava ; le ruban est vert moiré ; la croix est verte à pointes fleurdelisées ;
L’ordre de Saint-Jacques de l’Épée, institué en 1177 ; soumis a la direction du chapitre d’Espagne, il devint indépendant en 1320 ; la croix est rouge, figurant une épée, les trois pointes supérieures fleurdelisées ; ruban violet ; il se confère surtout aux magistrats et aux ecclésiastiques : il a possédé jusqu’à quarante-sept villes et cent cinquante commanderies ;
L’ordre de la Tour et l’Epée, fondé en 1459 par Affonso V, réorganisé en 1809 par Juan VI, encore régent ; une étoile à cinq pointes sur une couronne de lauriers, surmontée d’une tour ; ruban bleu foncé ;
L’ordre de la Conception, fondé en 1818 par Juan VI ; l’insigne est une étoile rayonnante à neuf pointes ; ruban bleu clair, liséré de blanc ;
L’ordre de Sainte-Isabelle, fondé en 1801 par Carlota Joaquina, femme de Juan VI ; une médaille d’or portant l’image de sainte Isabelle ; ruban rose, liséré de blanc. Cette distinction ne se confère qu’aux dames.
- ↑ Dans l’avenir, le Portugal aura probablement un réseau de voies ferrées. Par une loi du 7 juillet 1853, le gouvernement a donné la concession du chemin de fer de Santarem (soixante-douze kilomètres), avec prolongement, décidé seulement en principe, sur la frontière d’Espagne, à la compagnie centrale péninsulaire des chemins de fer du Portugal. Cette compagnie cessa les travaux en septembre 1855. Le gouvernement s’empara alors de la ligne. Deux directions furent arrêtées : l’une sur Porto, passant par Santarem, Thomar, Pombal, Soure, Coïmbre, Aveiro et Ovar ; l’autre partant de Santarem et touchant Abrantès, Crato, Portalègre, et coupant la frontière espagnole à Badajoz. La ligne est aujourd’hui en exploitation jusqu’à Santarem. Le reste n’a été étudié que sur le papier, et le gouvernement, le 6 juin 1859, a rompu le contrat qui avait concédé le chemin de fer de Porto à une compagnie anglaise. Une autre ligne, livrée au public, part de Barreiro, sur la rive gauche du Tage, presque en face de Lisbonne, et va jusqu’à Vendas-Novas. Elle devait poursuivre sur Montemor, Evora, Beja, et gagner Badajoz. Malheureusement les ingénieurs ont reconnu, sur certains points du tracé, des difficultés de terrain qui empêcheront sans doute les rails de dépasser Vendas-Novas. Le chemin de fer de Cintra, soumissionné en 1854, est en voie de construction. Il est aussi question d’une ligne qui relierait Porto à Vigo.
- ↑ L’entrée du Tage est toujours sûre. Deux passes sont ouvertes à l’embouchure : celle dite Barra do corredor et celle du sud. Les navires s’engagent de préférence dans la première.
- ↑ Le mouvement commercial de Lisbonne est considérable. En
1857, il a fourni à l’importation 53 262 372 francs, et à l’exportation
27 742 266 francs. Il est entré dans le port 2682 navires ; il
en est sorti 2690. — La navigation générale du Portugal, en 1855,
a été faite par 8970 navires à l’entrée, et 9386 à la sortie, les pavillons
étrangers figurant dans ces chiffres pour un tiers environ.
La douane du port de Lisbonne a rapporté, en 1858, 10 456 581 francs
18 centimes, et la douane municipale 3 7984171 francs 76 centimes. — Dans ce dernier chiffre, les viandes sont comprises pour
1 525 000 francs, les vins pour 795 000 francs, les céréales pour
720 000 francs. Le service des deux douanes de Lisbonne est fait par
821 employés.
La marine militaire, bien décline de son ancienne splendeur, et qui eut autrefois jusqu’à 300 navires à la mer, ne compte plus qu’un vaisseau, une frégate, six corvettes, quatre bricks, sept avisos, deux goëlettes, un transport, un cutter et deux cahiques ; soit vingt-cinq navires, sur lesquels dix sont à vapeur, montés par deux mille quatre cent quatre-vingt-trois hommes.
- ↑ Dans le chœur de Santa Maria de Belém se trouvent les tombeaux de D. Manoel et de sa femme D. Maria Fernanda ; ceux aussi de D. Juan III et de Catherine, Philippe de Castille. Derrière le maître autel, sous un beau saclaria d’argent, ont été déposées les dépouilles mortelles d’Affonso VI.
- ↑ D. Fernando-Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha a épousé, le 9 avril 1836, D, Maria II, morte le 15 novembre 1853, et dont il eut onze enfants. Le goût de Fernando II pour les arts est bien connu. Sa Majesté dessine et grave avec l’habileté d’un praticien rompu au métier, et dernièrement la Gazette des beaux-arts a publié une planche due à la pointe de l’auguste artiste.
- ↑ L’effectif de l’armée portugaise a été fixé, pour le pied de paix, par un décret du 20 décembre 1849, à vingt-quatre mille soldats de toutes armes. L’armée se compose du corps d’état-major, du corps du génie, de trois régiments d’artillerie, de deux régiments de lanciers, de six régiments de chasseurs à cheval, de dix-huit régiments d’infanterie et de neuf bataillons de chasseurs à pied. En y ajoutant la garde municipale de Lisbonne (douze cents hommes), celle de Porto (neuf cent cinquante hommes), enfin les quatre bataillons de vétérans, on a un total de vingt-huit mille neuf cent quatre-vingt-dix-sept hommes, dont seize cent vingt-huit officiers. En temps de guerre, l’effectif peut être porté à cinquante-trois mille trois cent neuf hommes. L’habillement des troupes est très-sévère. Les chasseurs à pied sont vêtus d’une veste brune. Les chasseurs et les artilleurs ont le sabre-baïonnette.
- ↑ D. Pedro V, né le 16 septembre 1837, est monté sur le trône
le 15 novembre 1853. Fernando II fut appelé à la régence pendant
la minorité du roi, qui acheva ses études par un long voyage en
France, en Angleterre, en Allemagne et en Italie. Le 16 septembre
1855, il reçut le pouvoir des mains du régent, et épousa, en
mai 1858, la princesse Stéphanie, fille du prince Charles de Hohenzollern-Sigmaringen.
La jeune reine est morte, après une courte
maladie, le 17 juillet 1859.
(L’auteur du Voyage dans les provinces du nord du Portugal ne s’est pas borné à feuilleter son carnet de voyage et à développer des notes prises sur la route, le plus souvent à la hâte. Il a consulté plusieurs ouvrages portugais et français, entre autres la Mappa de Portugal, l’O panorama, le Portugal artistico, l’excellent volume de M. Ferdinand Denis, travail consciencieusement élaboré, rempli de renseignements sûrs et bien présentés, enfin les Contemporains portugais. M. de Vasconcellos écrit dans notre langue avec une véritable élégance et un grand charme de style, son livre des Contemporains, conçu dans un esprit très-sérieux et très-élevé, est une mine précieuse que fouilleront toujours avec fruit ceux qui voudront étudier les institutions politiques, et la marche des idées dans l’ancienne Lusitanie. M. Olivier Merson y a rencontré une partie des notes statistiques qui figurent dans son récit.
Nous devons également à la gracieuse obligeance de M. de Vasconcellos, la communication de quelques-unes des photographies d’après lesquelles ont été exécutées les gravures des livraisons concernant le Portugal.)