Voyage dans les provinces du nord du Portugal/01

Première livraison
Le Tour du mondeVolume 3 (p. 273-287).
Première livraison


VOYAGE DANS LES PROVINCES DU NORD DU PORTUGAL,

PAR M. OLIVIER MERSON.
AVRIL ET MAI 1857. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




(L’auteur de cette relation, parti le 15 avril 1857 de Nantes, sur le paquebot la Ville de Paris, capitaine Lavallée, arriva le 18 à Vigo. C’était son deuxième voyage en Portugal. Cette fois il se proposait de se diriger vers Lisbonne en traversant les provinces du Minho, du Beira et de l’Estramadure, de visiter ensuite l’Andalousie et de rentrer en France par Carthagène, Alicante, Valence et Barcelone.)




De Vigo à Tuy et à Valença. — M. Smith. — Christoval. — Valença. — M. Silva. — La Santa-Annica. — Gaspar et Leonardo. — Le Minho. — Insua. — Caminha. — Vianna. — Le dîner portugais. — De Vianna à Ponte de Lima. — Ponte de Lima. — Portugais et Portugaises. — De Ponte de Lima à Barcellos. — Barcellos. — Costumes portugais. — Braga. — Bom Jésus do Monte. — Guimaraens.
I

…Après avoir échangé d’affectueuses étreintes de mains avec le capitaine Lavallée, celui-ci retourna seul à bord de la Ville de Paris, mouillée sous vapeur en petite rade de Vigo, puis, en compagnie de Joseph, mon camarade de route, je fis l’ascension de la colline abrupte que couronne le château del Castro. De ce point élevé le regard s’enfonce dans les inextricables compartiments de la Sierra et s’étend sur la mer sans limites. Dans le port, vue de si haut, la Ville de Paris nous sembla toute petite. Elle mit en route, laissant rapidement derrière elle la cité galicienne ; elle rangea, à droite, les îles Cies, vedettes de granit plantées à l’ouverture de la rade, et bientôt ce fut seulement à un nuage de fumée, balafrant l’azur du ciel d’un coup d’estompe, qu’on put suivre la marche du navire se dirigeant d’abord à l’ouest, ensuite au midi quand il eut le cap sur les îles Berlinguas, c’est-à-dire sur l’entrée du Tage.

En descendant la colline, je reconnus la maison où l’année précédente j’étais entré en conversation avec les jolies filles à l’œillet rouge[1]. La porte et les fenêtres étaient closes. Je rn’informai aux alentours : le choléra s’était abattu sur le logis et pas une de ces quatre enfants si rieuses, si insouciantes du présent et de l’avenir, n’avait échappé au fléau. Au contraire, la marchande de tabac était fraîche et accorte comme, à mon dernier voyage. Quant à la belle laveuse, j’appris que mariée depuis peu à un Galicien revenu à Vigo, après avoir amassé, réal à réal, une petite fortune à Madrid, elle vit retirée à la campagne, sur la route de Santiago, et ne se montre plus en public qu’accompagnée de son époux qu’on dit ombrageux à l’excès.

Pendant que nous courions ainsi la ville, un pharmacien auquel nous avait adressés M. C***, miguéliste réfugié à Nantes, mettait obligeamment la dernière main aux préparatifs de notre voyage. Il s’était procuré deux bons chevaux pour Joseph et pour moi, un arriero (conducteur de mules) et un mulet pour les bagages et les provisions de bouche. Nous nous étions munis par avance de quelques boîtes de gibier conservé. Sachant en effet les posadas espagnoles et les vendas (auberges) portugaises en général peu ou mal pourvues, peu ou point confortables, il eût été imprudent de compter sur leurs ressources problématiques.

Le pharmacien avait eu en outre la fortune de recruter, à notre intention, un collègue en tourisme. C’était un Anglais de bonne mine, ni gras ni maigre, sans prétention ni roideur britannique, et lançant à l’occasion le petit mot pour rire. M. Smith, c’est le nom de notre nouveau compagnon, arrivé la veille par le paquebot qui fait le service entre Southampton et Rio-Janeiro, se proposait de flâner au hasard, à droite et a gauche, tout en gagnant Malaga, où il dirigeait où il dirige encore, je l’espère — un atelier de construction de machines. Son domestique, nommé Christoval, offrait cela de particulier dans la physionomie que, pour peu qu’il fût content, ses lèvres, sous prétexte de sourire, se séparaient outre mesure et découvraient deux rangées de dents longues et blanches, apparaissant comme une menace redoutable plutôt que comme un témoignage de gaieté. D’ailleurs, Andalous de naissance, dévoué par nature, Christoval avait un service très-sûr et très-agréable.

Entre M. Smith et nous les relations s’établirent bien vite sur le pied de la plus franche cordialité. Il y avait de bonnes raisons du reste pour que la chose prît tout de suite cette tournure. D’abord quand il s’agit de traverser un pays où les mauvaises rencontres sont au moins possibles, il est préférable de marcher en troupe plutôt que séparément ; ensuite, M. Smith rencontrait dans Joseph un confrère, un ingénieur dont il sut apprécier la valeur, et cette circonstance contribua beaucoup à jeter les fondements d’une amitié dont le dernier mot n’a pas été dit, j’en suis certain, en même temps que nous arrivions au terme de nos pérégrinations.

Le 19 avril, à dix heures du matin, nous quittons Vigo, par la porte del Placer, afin de gagner Porriño avant la nuit. Après avoir couché à Porriño, gros village dont le fouillis de maisons blanchies à la chaux se détache gaiement sur le vert de la campagne environnante, nous repartons le 20, de bonne heure, pour Tuy, où nous faisons notre entrée vers quatre heures, sans que l’incident le plus minime, par exemple une petite altercation avec des bandits, ait signalé notre marche. Pour converser avec des gens de sac et de corde, nous pouvions, il est vrai, mettre en ligne cinq fusils et trois revolvers, et il faut probablement attribuer à cet appareil imposant l’ennui d’avoir fait la route aussi tranquillement que sur un chemin de France.

Tuy, dont le principal titre à l’attention du voyageur est de produire en grande quantité des confitures excellentes, domine de sa citadelle la rive droite du Minho, tandis que Valença protége la rive gauche de son artillerie. Avec Tuy finit l’Espagne ; avec Valença le Portugal commence. Ces deux places qui se font vis-à-vis de chaque côté du fleuve ont l’air de se narguer mutuellement. Elles se trouvent du reste dans des conditions de distance très-avantageuses pour s’entre-démolir à coups de canon, si quelque querelle s’élevant entre les deux États voisins, le feu est jamais mis aux poudres, ce qui ne paraît pas à craindre, Dieu merci.


II

Dès le soir même nous passons en bac le Minho, et nous nous installons dans une hospedaria (hôtellerie) de Valença.

Le pharmacien de Vigo nous avait donné une lettre pour M. Silva, ancien officier de D. Pedro, retiré du service depuis dix ans. Ce respectable débris de l’armée libératrice nous accueillit avec beaucoup d’empressement et d’abandon. Je n’ai pas oublié le riz à la cannelle et le porto qu’il nous servit ; je n’ai pas perdu non plus le souvenir des récits émouvants qu’il nous fit de son séjour à San-Miguel et à Terceira, pendant la lutte mémorable que soutint dans les Açores, de 1829 à 1832, le comte de Villa-Flôr, et si ce n’était pas sortir du cadre d’une simple relation de voyage, j’aimerais raconter, à cette place, les épisodes des batailles de Ponte-Ferreira, de Sonto-Redondo, et d’Almoster que le vieux militaire nous détailla dans un langage aussi pittoresque que passionné.

M. Silva nous montra la ville. Elle n’a d’intéressant que ses fortifications à la Vauban, peu redoutables du reste[2], et sa position au sommet d’un plateau élevé, d’où l’on découvre à droite et à gauche les courbes majestueuses du Minho. Le fleuve n’est pas large ; mais les eaux

sont parfaitement belles, les bords riants et le paysage, égayé de maisons qui reluisent comme des diamants au soleil, offre de tous côtés des perspectives d’une variété admirable, d’une étendue extraordinaire.

M. Smith devant prolonger son séjour à Valença, à propos d’une petite machine dont la commande lui était annoncée, Joseph mit sur le tapis la proposition suivante : aller en excursion au bas du Minho, suivre la côte par l’Atlantique jusqu’à Vianna, et faire route pour Ponte de Lima ou nous arriverions le 23, jour où notre Anglais assurait pouvoir s’y trouver lui-même. Ce programme accepté d’emblée, il fut décidé que nous partirions le lendemain au petit jour, non par le vapor, embarcation banale qui dessert à heures fixes les rives du fleuve, mais dans une barque nolisée tout exprès pour la circonstance. En un tour de quai, M. Silva nous eut trouvé notre affaire, c’est-à-dire une barca présentant des garanties suffisantes de sécurité, et deux marinheiros (marins) incapables d’égorger leurs passagers, une fois sur la grande route de l’Océan.

Nous voici donc installés sur la Santa-Annica convenablement lestée en vivres. C’est tout bonnement un solide bateau de pêche dont la ligne de tonture est fortement relevée à la poupe et à la proue ; elle est ornée de peintures aux couleurs éclatantes, au dessin barbare, et une voile triangulaire, d’une vaste envergure, lui imprime, le courant aidant, une vitesse raisonnable. Quant à nos matelots, Gaspar et Leonardo, j’ai rarement rencontré d’hommes aussi brûlés, aussi calcinés par le soleil ; et quoique appartenant pour sûr à la race blanche on les dirait, à les juger sur l’épiderme, très-proches parents des naturels de la Nigritie. Du reste, vigoureux compères, larges d’épaules, de poitrine, de hanches, alertes et dispos l’un et l’autre, ils ont le cou puissant, les bras robustes, les jarrets solides, et chose singulière ! quand ils chantent, leur voix quoique gutturale et légèrement sifflante a un charme de douceur tout à fait pénétrant.

Aussitôt que la barca eut pris sa course, Leonardo s’assit attentif et recueilli au gouvernail ; Gaspar, au contraire, installé à l’avant, prit une viola (guitare), préluda un instant et commença une villancele (villanelle) sur un mode mineur. C’était une sorte de mélopée plaintive dont le rhythme régulier et traînant devint monotone à la longue ; elle me parut toutefois empreinte de cette poésie singulière qui berce doucement l’esprit et l’endort pour le transporter dans le pays des songes. « Voilà, me disais-je, des marins d’une trempe énergique. Ce sont les fils d’hommes hardis et aventureux, braves et persévérants qui étonnèrent le monde par la grandeur de leurs entreprises. Ils appartiennent à une race exceptionnelle ; et les signes de cette origine illustre sont accusés si nettement que je crois avoir devant moi des vaillants compagnons de Gama, d’Almeida, d’Albuquerque, de Pacheco, sept fois vainqueur du Samorin. Camoëns a chanté leur audace ; Adamastor, le géant des mers, s’est avoué dompté par leur génie ; le roi des Mélindiens les a comblés de fêtes et d’honneurs ; éblouis, transportés, ils ont amarré leurs navires battus par cent tempêtes, dans le port de Calicut ; ils se sont emparés de vive force d’Hormuz, de Goa, de Diù, que sais-je ? de tout un continent, de vingt archipels, d’une multitude d’îles ; les premiers des Européens, ils ont connu le pays des plus étourdissantes fantaisies, des plus incroyables surprises, des plaisirs enivrants ; ils ont pénétré jusqu’au fond de ses forêts enchantées, de ses palais magiques… Oui, ce sont eux… » Un léger coup que je reçus à l’épaule m’enleva à ce rêve, car c’en était un, mais il persista longtemps encore bien que j’eusse les yeux ouverts.

Joseph me réveillait fort à propos pour appeler mon attention sur le panorama qui nous entourait. Mon camarade était enthousiasmé. À l’horizon, on distingue le majestueux débouché du Minho dans l’Océan ; à droite, sur la rive galicienne, brillent les toits vermillonnés, les volets verts, les murs blancs de la Guardia, village et forteresse qui orne, les pieds dans l’Atlantique, la pointe extrême de la Sierra de Testeyro. Caminha apparaît à gauche avec ses batteries armées, ses roches sourcilleuses, ses maisons éparpillées sur le versant de la montagne, entourées de jardins qui réjouissent les yeux. Au premier plan, sur la même rive, la petite ville de Villa-Nova da Cerveira, fraîche comme un bouquet, se penche au-dessus des forts qui la protégent, pour se mirer dans le fleuve. Les contours d’un paysage incomparable servent de cadre au tableau ; de toutes parts, leurs voiles aiguës au vent, et légères comme des mouettes, glissent des embarcations de pêche, taches mouvantes égarées sur le bleu des flots ; et au large, c’est la mer immobile, sans une ride, sans un pli à la surface, renvoyant au dehors, comme une glace, les rayons du soleil, s’annonçant de loin par un murmure profond, sans fin, solennel. Les dispositions d’esprit ou je me trouvais étaient très-favorables pour que je sentisse la beauté d’un spectacle pareil. Le ciel était uni et limpide, l’eau avait la couleur foncée de l’indigo et, sans hyperbole, la transparence du cristal ; une brise bien accentuée tempérait les feux du soleil, et puis le frou frou du sillage, le clapotis du fleuve, les voix confuses qui s’élevaient de temps à autre de la côte prochaine, la viola et la villancete de Gaspar, le vague souvenir de mon rêve, tout concourait à établir ces consonnances dont l’harmonie exerce à certains moments un pouvoir incompréhensible sur les âmes préparées à écouter le langage de la nature.

À l’embouchure du Minho il y a deux passes. Les marins prennent d’habitude celle du nord, dite passe espagnole ; elle est plus praticable que l’autre, dite portugaise[3]. C’est aussi le chemin que Leonardo fit suivre à la Santa-Annica pour franchir la barre. Après avoir dépassé la Guardia, le pilote imprima au bateau une direction nouvelle et lui mit la proue au sud, nous faisant passer en revue, d’assez près, les rochers de la côte, crevassés, troués, déchiquetés, immense paroi de pierre qui défend, depuis que le monde est monde, cette partie du vieux continent des fureurs de l’océan.

Au moment où la Santa-Annica doublait, à quelques toises, un fort, espèce de sentinelle en faction au milieu de la mer, à deux ou trois portées de fusil de Caminha, un des barqueiros (bateliers) nous apprit qu’il renferme une source d’eau très-pure et excellente à boire. Il nous dit aussi comme une autre singularité du lieu que jamais les rats n’ont pu s’y acclimater. Ce fort s’appelle Insua, ce qui signifie îlot en français. Or, comme l’embouchure du fleuve a des caprices qui sont des bourrasques, des colères qui dégénèrent en tempêtes, il arrive dans la mauvaise saison que la garnison d’Insua reste quelquefois des semaines entières sans communications possibles avec la terre ferme.

En nous montrant l’église de Caminha, Gaspar nous mit au courant d’une particularité dont les villes portugaises de la frontière offrent, paraît-il, plus d’une édition. En guise d’ornement, la basilique porte accrochée à l’un de ses angles une figure d’homme ; le dos tourné vers l’Espagne, ce personnage fait à l’adresse de la nation voisine un de ces gestes de moquerie grossière, de bravade indécente dont la description n’est pas permise.

Caminha tire de la pêche un assez bon produit. Les cuisiniers indigènes conservent le secret d’une certaine sauce pour l’accommodement du saumon, dont l’Espagnol et le Portugais, nous assura Leonardo, se montrent également friands. Le saumon et la sauce ont fini par constituer au profit de la petite cité une ressource avantageuse d’exportation.

Une route très-bien tracée, parfaitement entretenue, desservie par de bonnes voitures, mène de Caminha à Vianna ; elle côtoie la mer à droite, et, à gauche, une bande de terrain de bonne culture au delà de laquelle se profilent la silhouette accidentée et les âpres contreforts d’une chaîne de montagnes.

Quant à nous, satisfaits de la Santa-Annica qui se comporte à la mer en embarcation de choix, nous voyons des bandes de marsouins, ces amis, ces joyeux compaguons du marin, s’ébaudir au large. Entre nous et la côte voltigent mille milliers d’oiseaux dont plusieurs nous font cortége, décrivant leurs élégantes spirales jusqu’au dessus du bateau. Nous tirons à ceux-là, parfois avec succès, quelques coups de fusil. Cinq ou six marsouins s’aventurent auprès de la Santa-Annica ; ils nous paraissent à bonne portée ; nous les ajustons, inutilement, il faut l’avouer, avec nos revolvers : plus rapides que les balles, retors en espiègleries, les mammifères glissent entre deux vagues et s’enfoncent dans la profondeur de la mer pour reparaître, en cabriolant, un kilomètre plus loin.

Nos fusils Lefaucheux causèrent l’admiration de Gaspar et de Leonardo ; toutefois nos revolvers les stupéfièrent au plus haut point. Ils n’avaient-jamais ouï parler de ces armes. Sans doute ils ne tremblèrent pas de tous leurs membres comme Vendredi lorsque celui-ci vit pour la première fois son maître tuer une chèvre d’un coup de fusil ; mais, à part la frayeur, autant que le jeune sauvage, ils parurent surpris. Les naïfs matelots ne pouvaient rien comprendre à ce mécanisme qui permet à celui qui le fait agir de tuer cinq ou six hommes en moins de dix ou douze secondes, et ils ne voulurent même ajouter foi à un résultat aussi prodigieux que lorsqu’un de ces engins leur ayant été confié, ils eurent troué de balles un bout de planche cloué en manière de cible à l’avant du bateau. Le soir, ils détachaient avec soin le bout de planche et le montraient à leurs camarades comme un témoignage des effets extraordinaires produits par les pistolas des passagers de la Santa-Annica.

Nous passons vers six heures sous le fort qui défend l’entrée du Lima. L’embarcation est légère, l’équipage habile ; les sables et les rochers qui obstruent la passe sont heureusement évités[4], et la Santa-Annica jette l’ancre au pied de Vianna, au milieu d’une flottille de bateaux de pêche et de petits bâtiments qu’on nous dit être chargés de fruits, d’huiles et de toiles pour l’exportation.


III

Vianna est la plus charmante ville, et la plus propre et la plus aimable qui se puisse voir ; en Portugal, au moins, je n’en connais pas qui soit ni plus gracieuse ni plus avenante. Les maisons de jolie apparence, tapissées parfois d’azulejos (carreaux de faïence), avec des toits retroussés et fleuronnés aux coins, des terrasses d’où la verdure et les fleurs débordent, sont correctement alignées de chaque côté de rues suffisamment larges. L’animation n’est pas grande, parce que le commerce n’est pas très-actif ; le luxe est modéré, parce que le Portugais ne fait pas ordinairement en public étalage de ses revenus ; mais la population a un air d’aisance et de quiétude qu’on ne rencontre pas souvent dans nos villes de France. L’église n’a rien qui la recommande aux artistes. En revanche les alentours de la cité, semés, comme à plaisir, d’habitations fraîches et pimpantes, simples et coquettes, offrent un coup d’œil plein de séductions.

Vianna do Castello. — Dessin de Lancelot d’après une photographie de M. Seabra.

Et puis, au-dessus de l’heureuse ville planent des souvenirs qui ne manquent pas d’avoir quelque mérite. Il y a quatre mille ans, et même plus, les eaux qui caressent aujourd’hui dans leur cours paisible les murs de la cité portugaise avaient le privilége merveilleux de régénérer l’âme des morts : en s’y désaltérant les ombres perdaient incontinent la mémoire des maux et des joies de la terre, et l’âme passant dans un autre corps, revenait à la vie pour s’unir à un être nouveau, homme ou bête. Le Lima s’appelait dans ce temps-là le Léthé et traversait, en compagnie de l’Achéron, du Cocyte, du Phlégéton et du Styx, fleuves de larmes, d’angoisses et de gémissements, l’empire du noir Pluton. C’est Strabon qui attribue au Lima cette fabuleuse origine. Il est vrai que d’autres auteurs ont cru retrouver le fleuve de l’Oubli dans le Guadalète qui arrose un angle de l’Andalousie. Quoi qu’il en soit, et ce qui paraîtra peut-être plus digne de créance qu’un récit fondé sur une tradition dont les commencements s’égarent dans la nuit des âges mythologiques, c’est que Viaima fut fondée deux cent quatre vingt-seize ans avant notre ère, par une colonie grecque. Considérablement embellie sous Alfonso III, elle compte aujourd’hui environ huit mille habitants.

Il n’y a pas longtemps encore, elle s’appelait modestement villa (petite ville) de Vianna do Minho. Mais la reine D. Maria II l’a élevée au rang de cividade (ville)[5] avec la dénomination de Vianna do Castello, afin de consacrer le souvenir du courage déployé en 1847 par la garnison du fort, lorsqu’elle soutint victorieusement, sous le commandement de M. Seabra, l’attaque des insurgés progressistes de Porto. L’esprit de vigueur et de résolution que montrèrent dans la circonstance les soldats restés fidèles à D. Maria doit paraître d’autant plus digne d’admiration qu’au moment où il inspirait une défense héroïque, non-seulement la province entière, mais encore tout le royaume se trouvaient au pouvoir des mécontents ; seuls le fort de Vianna et la place de Valença tenaient encore pour la reine.

Vianna est chef-lieu de district dans l’ancienne province du Minho et possède comme Valença et Caminha un gouverneur militaire[6].

Après avoir essayé de dormir sur des lits, rembourrés pour sûr de châtaignes ou de pommes de terre, le lendemain, 23 avril, dès le point du jour, nous rallions notre barca. — Les matelas portugais ne sont guère plus épais que la main ; les traversins ont quelques points d’analogie avec les cervelas de nos charcutiers ; les draps heureusement étalent la blancheur la plus engageante. Du reste les ameublements sont en général, dans les hôtels surtout, très-incomplets et d’une simplicité qui frise la mesquinerie. — Gaspar et Leonardo sont prêts, la Santa-Annica pousse au large, et pendant la première heure de cette nouvelle navigation, tout en regardant les merveilles prodiguées par la nature sur les bords du Lima, nous jouons des dents avec vigueur.

Le dîner que nous avions tenté de prendre, la veille, à l’hôtel de Vianna avait brillé d’une couleur locale trop prononcée pour que notre appétit pût se déclarer satisfait. Nous autres Français nous aimons entre autres choses la soupe de choux au lard. C’est le plat gaulois par excellence. De leur côté, les Anglais adorent le roast-beef ; les Espagnols, l’olla-podrida ; l’Allemand, la choucroute ; l’Italien, le macaroni, et le Chinois, les nids d’hirondelle. Quant aux Portugais ils ont une folle passion pour les poulets bouillis dans l’eau et assaisonnés d’huile et d’ail. Or, il faut avoir vu le jour sur les rives fortunées du Minho, du Douro ou du Tage, pour trouver un tel mets succulent ; je le tiens, quant à moi, pour infâme, exécrable, monstrueux. Aussi, à cette fin d’en effacer le souvenir odieux, ce n’était pas trop, on en conviendra, de deux ou trois tranches de pâté de perdrix aux truffes alternant avec quelques gorgées de fin champagne.

À ce dîner infiniment trop portugais, j’avais aussi dégusté, mais du bout des lèvres bien entendu, une sorte de potage froid dont les convives indigènes faisaient leurs délices et que je signale comme un autre guet-apens culinaire. Cette indigne chose s’appelle assorda. C’est un mêli-mêlo de pain, d’eau, d’huile, de vinaigre, d’ail, d’oignon, etc., etc. Rien que d’y songer je sens mes cheveux s’agiter et devenir roides[7]. En outre de l’assorda et du poulet à l’huile, l’hospede (hôtelier) avait mis sur la nappe du bœuf bouilli enjolivé de morceaux de jambon et de lard, de choux et de saucissons ; puis du riz au safran et de la morue. Cela était passable. Le cuisinier portugais est au moins fort habile à varier la préparation du riz. C’est du reste le mets qu’on trouve en ce pays sur toutes les tables, sur les plus riches et sur les plus modestes, car, ainsi qu’on l’a dit, « un dîner portugais ou le riz manquerait serait un repas, mais non un dîner. » On nous avait encore servi des limas, fruit délicieux qui ressemble au citron, avec les extrémités aplaties, du monçâo et du vinho d’enforcado ou vin de pendu, ainsi nommé parce que la vigne qui le produit grimpe le long des arbres d’où elle pend jusqu’à terre. Ce cru n’est pas bon. Le monçâo, au contraire, est parfait. Il se récolte dans la partie du pays qui s’étend depuis le Lima jusqu’à la Galice ; inconnu à l’étranger, c’est à peine si le commerce de Lisbonne pourrait en fournir à un amateur.

Le service de la table portugaise comporte toujours des palitos. Le palito est un cure-dent pointu et rond à un bout, carré et plat à l’autre ; fait en bois d’oranger, propre, blanc, flexible ; on prend plaisir à s’en aiguiser les dents, et chaque convive en use cinq ou six par repas.

Nous étions sortis après le dîner. À notre rentrée à l’hôtel, vers dix heures, le thé nous attendait. Cette boisson est très-répandue en Portugal ; on en fait une consommation considérable, et, par contre, le chocolat est loin d’être aussi goûté qu’en Espagne.

De Vianna à Ponte de Lima il y a par eau un peu plus de onze lieues. La rivière est charmante. Ses bords riches, verts et fleuris se déroulent de chaque côté dans une succession de plans qui meurent et renaissent pour composer des sites inattendus, toujours beaux, toujours nouveaux. Malheureusement de nombreux bancs de sable rendent la navigation difficile et fatigante, et de temps à autre nous passons par-dessus le bord, pour remettre à flots, d’un coup d’épaule, l’embarcation engravée. D’autre part, la Santa-Annica refoule le courant, la brise ne donne que par intervalles, et tout cela réuni fait que le trajet ne s’accomplit pas en moins de quatorze heures.

En accostant le quai de Ponte de Lima, auprès d’un beau pont qui date de D. Pedro Ier, ce qui nous reporte au milieu du quatorzième siècle, je contemplais, le nez au vent, ce monument dont l’aspect est vraiment imposant, lorsque je vis deux magnifiques rangées de dents blanches perçant de leur éclat les premières ombres du soir : Christoval, aux aguets sur le pont, nous souriait à sa manière, en ayant l’air de vouloir nous dévorer.

Nous en avions fini avec la Santa-Annica. Gaspar et Leonardo débarquèrent nos paquets, nous souhaitèrent bon voyage et reçurent en échange de leurs loyaux services, d’abord, le prix convenu pour la location de la barque : une meia-coroa, une meia-peça, un decimo de coroa, c’est-à-dire dix-sept mille reis, ou environ cinquante francs, — ensuite, ä titre de pourboire, un cincotestoes, un cruzado novo, un seis vintens, un meio testâo, un pataco et deux cinco reis, en tout douze cents reis, ou à peu près six francs[8]. À cette largesse Joseph ajouta quatre ou cinq pincées de tabac français, et je quittai ces honnêtes matelots en me promettant de les recommander un jour aux touristes désireux de naviguer sur le Minho et le Lima, comme des modèles de bonne volonté et de patience, de sobriété et de discrétion.

En réglant ce compte, je pensai involontairement à la parole d’un très-spirituel voyageur : « Pour visiter la Péninsule, dit M. Desbarolles, il faut un bon fusil et trois francs par jour. » Un bon fusil, je le veux bien, mais trois francs par jour !



IV

M. Smith nous attendait. Parti le matin de Valença, en compagnie d’une troupe de muletiers, il avait traversé des montagnes arides, des plaines désertes, des collines chargées de châtaigniers, de sapins, de liéges, des vallées riches en culture, et, après une première course à travers les rues de Ponte de Lima, il déclarait la villa digne d’une halte un peu sérieuse.

L’heure du dîner était venue. Animé du plus vif désir de ne pas prendre à Ponte de Lima un repas qui servît de pendant à celui de Vianna, Joseph se fit apporter par l’estalajadeiro (l’hôte) un poulet bien vivant ; Christoval le saigna, puis, d’une main diligente, le débarrassa de presque toutes ses plumes ; M. Smith organisa une broche ; je préparai un feu de circonstance, et, au bout d’une demi-heure, la bête cuite à point étalait ses membres dorés sur un lit de rouelles de citron. Une salade d’oranges et du riz cuit dans du bouillon fourni par la cuisine de l’endroit complétèrent le menu de ce festin dont le succès fut unanime.

Le lendemain, de bonne heure, nous commençons à parcourir la ville. Comme Ponte de Lima n’a pas beaucoup d’étendue, la visite ne peut durer longtemps. Elle offre cependant de l’intérêt. Le premier coup d’œil est tout favorable ; l’examen ajoute ensuite à cette bonne impression. En amphithéâtre, tapissant le flanc d’une colline, la tête un peu dans les nuages, si tant est qu’il y ait des nuages en Portugal, ce qui n’est pas bien sûr, les pieds tout à fait dans la rivière, la cité s’enlève en tons vigoureux de lumière sur les teintes douces et violacées des montagnes du fond. Cette position est très-pittoresque et de l’effet le plus piquant. Il en résulte, il est vrai, des rues escarpées dont le parcours est pénible aux piétons, impossible aux voitures, mais comme tableau c’est original. En dehors de la ville, à quelque distance, surtout lorsqu’on se dirige vers le nord, après avoir franchi le pont, le pays montre des solitudes un peu austères ; la campagne toutefois qui joint immédiatement Ponte de Lima est d’une rare magnificence : le regard ne se fourvoie nulle part ; de tous côtés, c’est une énergie de végétation, une ampleur de lignes, une variété de contours et de couleurs qui assurent à l’esprit la plus douce satisfaction.

Dans l’intérieur de la cité on n’est distrait ni par le bruit ni par le mouvement ; il y règne une sorte de béatitude langoureuse, de contentement naïf que rien ne semble devoir troubler. Cette tranquillité vaut bien après tout le tapage de certaines villes où l’on reste isolé comme en plein désert, bien que vivant au milieu d’une agitation assourdissante et continuelle.

Cette rive si bien faite pour la paix et le bonheur et que les Grecs et les Romains ont fouillée autrefois de leurs charrues, a connu cependant les calamités de la guerre. Les Arabes ont saccagé la ville de fond en comble ; relevée de ses ruines en 1125, par D. Henriquez, dotée de murailles par D. Pedro Ier, elle a aussi, plus d’une fois, soutenu et repoussé les attaques des Galliciens.

On voit encore dans la ville quelques débris de l’ancienne civilisation romaine : des inscriptions, des fragments de céramique et d’ornementation, des colonnes milliaires, etc., etc. L’église n’est pas tout à fait à dédaigner ; elle vaut au moins un coup d’œil. Le caractère de son architecture n’a rien qui soit bien défini, si l’on veut ; des tableaux qui la décorent, aucun ne dépasse, je crois, le niveau de la médiocrité ; ce monument sans parure intérieure ni extérieure, d’une physionomie un peu revêche, offre cependant un ensemble de fermeté très-harmonieux.

Les habitants méritent une attention à part. Les hommes ont l’air de bonnes gens. De formes dégagées et vigoureuses, faits au moule, — en Portugal, rien n’est plus rare que des individus contrefaits ou estropiés, — ils sont, en général, de petite taille ; leurs allures toutefois sont lentes et même un peu balourdes. La population des campagnes est surtout remarquable ; elle fournit des soldats braves, sobres et faciles à discipliner ; de robustes et intelligents laboureurs, auxquels il ne faudrait peut-être que de bons outils pour se mettre à la hauteur des progrès obtenus ailleurs dans l’agriculture. Quant aux femmes, elles sont au moins très-agréables, souvent jolies, quelquefois complétement belles. Elles ont les cheveux abondants, le regard long, doux et pénétrant, le sourire gracieux et sympathique, les dents incomparables, malheureusement les pieds un peu forts, mais les mains à mettre la cervelle aux abois. On a prétendu qu’en Portugal la femme n’est pas la plus belle moitié du genre humain. Ceux qui ont publié cela n’ont jamais parcouru les provinces septentrionales de cet aimable petit pays. Les Portugaises, de cette région au moins, n’ont, il est vrai, ni l’œil brûlant de l’Andalouse, ni la démarche engageante de la Parisienne, ni le teint de lis et de rose de la fille d’Albion ; malgré ce qui leur manque, elles sont de bonne et fine race. Bien plantées sur les jambes, la taille hardiment découpée, quoique un peu épaisse, les attaches menues, le teint mat, la tournure assurée, quoique un peu roide, la tête bien placée et toujours parfaitement encadrée, elles portent avec une aisance plutôt modeste que délurée, la courte jupe et le large chapeau de feutre.

Les hommes et les femmes ont du reste un je ne sais quoi de fier dans l’attitude du corps, dans l’expression du visage, qui ne leur messied pas du tout. Ce sont, à bien prendre, les descendants d’un peuple dont l’histoire est fertile en prodiges, et qui au prix de rudes combats, de douloureux sacrifices, a conservé son indépendance, et je comprends que ses souvenirs ajoutent au caractère portugais une légère pointe d’orgueil. On dit que cet orgueil tourne souvent en vanité fanfaronne, en susceptibilité méprisante, et à l’appui on raconte une historiette dans laquelle, assure-t-on, le caractère de la nation se peint au vif.

Voici l’historiette :

Un Portugais se noyait un jour dans le Tage. Du pont de Tolède un Espagnol le regardait se débattre contre la mort, et, comme de juste, s’abstenait de lui porter secours. Dans cette circonstance critique, perdant le sentiment de sa dignité, le Portugais consent à s’adresser à cet homme, témoin indifférent du danger qu’il court, et s’écrie : « Espagnol, Espagnol, viens me tirer de l’eau et je te fais grâce de la vie. » On ne dit pas ce que fit le Tolédan, mais je crois qu’il laissa le Portugais se noyer bel et bien. Quoi qu’il en soit, le lecteur jugera sans doute qu’il y aurait quelque témérité à rendre responsables de la sotte vantardise d’un seul, les trois ou quatre millions d’individus qui peuplent le royaume du Portugal et des Algarves.

Pourquoi, d’ailleurs, ne nous montrerions-nous pas indulgents pour un travers de cette sorte, si travers il y a ? Le Breton n’est-il pas entiché de ses annales constellées de jours glorieux ? le Bourguignon ne parle-t-il pas avec emphase de l’ancienne splendeur de sa province qui fut grande en effet par les lettres, les arts, et les armes ? le moderne Phocéen ne jouit-il pas d’un renom établi en tous lieux d’imperturbable outrecuidance ? dans le monde entier, l’enfant de la Gascogne n’a-t-il pas le monopole d’un genre de jactance auquel il a donné son nom ? enfin le Parisien ne s’attribue-t-il pas sur tous les peuples de la terre, présents ou passés, une supériorité, réelle peut-être, mais dont il s’exagère à coup sûr l’importance ? En nous considérant nous-mêmes, nous apprendrons à perdre un peu de notre injuste exigence envers les autres, et si un sentiment puéril de gloriole, un brin trop accentué de suffisance viennent déparer le caractère portugais, nous excuserons le fait en mémoire des grands et immortels souvenirs qui sont sa raison d’être et le justifient.

Quoi qu’il en soit, le Portugais, simple et accueillant par nature, est toujours pour l’étranger en fonds d’aménité et de bonne humeur. Partout où il se présente, le voyageur est le bienvenu. S’il ne se montre ni railleur, ni dépourvu de savoir-vivre, il voit le logis ouvert, la table servie ; il est convié aux fêtes de famille, il pénètre dans les clubs, dans les cercles ; en sa faveur l’indigène épuise, avec la plus élégante bonne grâce, le sans-façon le plus charmant, toutes les obligations de l’hospitalité la mieux entendue, quitte à ne pas être payé de retour quand il visite la France, cette terre classique de l’esprit et des belles manières. Ce n’est pas seulement à propos des paisibles habitants de Ponte de Lima que je rends hommage à la cordialité portugaise ; c’est aussi afin de témoigner de ma reconnaissance pour les bons offices dont m’ont rendu incessamment l’objet, à différents voyages, les sujets de D. Pedro V.

Pour en finir avec Ponte de Lima, je dirai que cette petite ville a eu des aspirations littéraires qui ne sont pas restées improductives. En effet, au siècle dernier, les notables du pays se sont réunis pour fonder une académie, et les conférences de la docte assemblée ont abouti à un livre fort intéressant intitulé : Les étrangers dans le Lima. Le cardinal Saraiva, l’un des derniers patriarches de Lisbonne, et l’une des lumières du Portugal, est né à Ponte de Lima.


V

La veille, en nous attendant, M. Smith s’était assuré de chevaux pour l’étape du lendemain. À une heure nous étions en selle. Au moment de quitter notre hôte, nous vîmes passer cinq ou six femmes qui descendaient à la rivière pour y laver le linge qu’elles portaient en paquets sous leurs bras. Elles marchaient d’un pas allègre et décidé, le visage garanti des ardeurs du soleil par un vaste chapeau noir. Deux ou trois d’entre elles s’en allaient au labeur la tête chargée d’une corbeille où dormait un bel enfant.

Notre voyage à Barcellos fut marqué par une alerte dont le récit trouve naturellement sa place ici.

Après avoir dépassé Ponte d’Anhel, village distant de Ponte de Lima de trois lieues portugaises, — cinq lieues kilométriques, — nous traversions une contrée triste, nue et montagneuse, lorsque arrivés à un endroit où la route se détourne, serrée entre un rocher à gauche et une berge qui la domine à droite d’un mètre environ, un coup de feu tiré à très-petite distance nous fit dresser les oreilles. En France, la chose eût paru toute simple, en temps de chasse surtout. Dans la péninsule ibérienne, en pleine Serra, elle pouvait, sans rien exagérer, paraître suspecte. Dans cet instant, M. Smith et Joseph marchaient côte à côte, devisant sur une question de mécanique ; Christoval, les deux arreiros et les mules à bagages allaient en tête ; à quelques pas en arrière je fermais la colonne. Le coup de feu avait à peine retenti, que Joseph, enlevant vigoureusement son cheval, atteignait d’un bond la berge de droite pour éclairer de suite la situation ; en même temps je donnais du talon à ma bête, et en dépassant notre Anglais je le vis armer froidement son fusil. Christoval ne montrait pas les dents ; mais il avait, en un tour de main, décroché l’escopette pendue à la selle de sa mule ; immobile, les yeux fixes, il gardait à vue les arreiros qui du reste ne manifestaient ni surprise ni crainte. Quand je fus parvenu, à mon tour, sur la berge, Joseph tenait déjà le mot de l’énigme. C’était tout bonnement un chasseur qui battait un champ de maïs et fusillait des tourterelles. On peut le croire cependant, si jamais j’ai pensé avoir maille à partir avec des coquins, c’est le 24 avril 1857, sur la route de Barcellos, vers quatre heures et demie de l’après-midi.

Cet incident eut toutefois un bon résultat. Il nous donna l’idée de charmer le voyage par des parties de chasse, et, depuis cette petite aventure, notre adresse sut presque toujours pourvoir au repas du soir et quelquefois à celui du matin.

Un peu avant la nuit, nous avions atteint Barcellos.


VI

Plus importante que Ponte de Lima, un peu moins peuplée que Vianna, Barcellos pour l’agrément de la situation, pour l’élégance de ses maisons, lutte, à armes égales, avec les deux jolies cités que nous venons de visiter. Dieu merci, elle ne s’est pas essayée non plus, elle, à se déguiser en ville de France ; elle est restée franchement de son pays, ne demandant qu’à son génie natif, qu’à ses instincts, des conseils pour sa parure. Elle a bien fait. D’ailleurs, avec ces airs, ces caprices, qui lui sont propres, qu’elle n’a empruntés à personne, elle s’est composé une toilette dont les inspirations étrangères, si elles avaient pu être admises, eussent certainement gâté la fraîcheur. Ce n’est pas le luxe qui abonde à Barcellos, c’est le naturel. Ici, tout est simple, riant, aisé, facile ; on respire à pleins poumons ; si le soleil est ardent, des acacias, des mimosas vous protégent jusqu’au milieu de la rue de leur doux et tendre ombrage et les parfums de l’héliotrope arrivent de tous côtés, vous inondant des molles senteurs de l’Orient. Assise, ou plutôt cramponnée sur la rive droite du Cavado, — petit fleuve bleu, dont les eaux courent se jeter dans l’Atlantique deux ou trois lieues plus loin à Esposende[9], — comme toutes les villes situées près d’une rivière, dont les bords sont des collines taillées à pic, Barcellos a des rues en escaliers, lorsqu’elles ne sont pas en échelles. Pour dernier coup de pinceau il faut ajouter que Barcellos est entouré d’une vieille muraille. Malheureusement en maints endroits la ceinture a craqué. N’importe, les tessons de fortifications, les loques de pierres ont un caractère vénérable, et grâce à ce rempart défoncé, sans un grand effort d’imagination, on peut comparer la ville avec ses terrasses, ses arbres, et son apparence coquette, à un bouquet de fleurs et de verdure au frais dans un vieux pot ébréché.

Barcellos. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. Seabra.

Barcellos date de loin. On dit même que pour retrouver son origine il faudrait remonter jusqu’aux Carthaginois d’une part, et de l’autre jusqu’à deux ou trois cents ans avant l’ère chrétienne. En tous cas, après avoir joué un certain rôle dans la querelle des rois de Léon et des Arabes, Barcellos fut compris dans l’apanage que le roi Alphonse VI attribua à son gendre, — descendant de Hugues Capet, petit-fils de Robert, roi de France, le comte Henri, père du fondateur de la monarchie portugaise. Le comte D. Affonso, fils naturel de Jean Ier, épousa en 1401 la fille unique du connétable D. Nuno Alvarès Pereira ; à cette occasion, entre autres dotations, villes, seigneuries ou commanderies, il reçut le comté de Barcellos. C’est ce prince qui devint la souche de la maison de Bragance. Auprès de l’église principale dont les sombres et graves murailles attestent l’antiquité, se dresse un donjon ridé et en partie ruiné. C’est là le berceau de la maison aujourd’hui régnante en Portugal, à laquelle le pays devra sans doute le retour des temps prospères. L’époque des conquêtes et des grandes découvertes maritimes est irrévocablement close ; mais si toutes chances d’agrandissement territorial sont perdues, le Portugal trouvant dans son propre passé d’illustres exemples, gages précieux des succès à venir, peut occuper encore une place utile parmi les nations, et c’est à développer dans l’esprit de son peuple (ce qui doit lui rendre un jour une partie de son ancien renom) le génie de l’industrie, de l’agriculture et des arts, que s’applique noblement le roi D. Pedro V. Le château fait face au Cavado, et l’église n’était autrefois que la chapelle du vieux manoir.

Le jour de notre halte à Barcellos (25 avril), il y avait marché. Cette circonstance nous permit de voir dans leurs costumes nationaux plusieurs centaines de tricanas (villageoises) et de pescadores (pêcheurs). Le costume des hommes ne présente aucun caractère original et ne tranche pas, d’une manière frappante, sur ceux que nous voyons dans nos campagnes du Midi. En fournissant des détails sur l’habillement des anciens habitants de la Péninsule, Strabon dit que les Lusitani s’enveloppaient de manteaux noirs, parce que la plupart de leurs moutons étaient de cette couleur. C’est probablement pour le même motif que les habits des Portugais de nos jours sont encore noirs ou bruns. Le costume des femmes, au contraire, a beaucoup de cachet. La jupe est plissée à plat, courte, et quelquefois retroussée par une ceinture découvrant les trois quarts d’une jambe ordinairement nue ; le corsage, retenu sur la poitrine par deux ou trois boutons d’argent, accuse nettement les formes ; séparé de la jupe, il laisse bouffer la chemise autour du corps, et les manches, qui sont celles de la chemise, se portent larges et quelquefois relevées. La coiffure se compose d’un grand chapeau de feutre noir souvent orné de pompons, presque toujours garni d’un lenço ou mouchoir blanc, dont les plis se répandent sur le cou et les épaules pour les protéger contre les rayons du soleil. De longues boucles d’oreilles, et même des colliers et des chaînes en or complètent ce costume pittoresque où le jaune, le rouge et le vert clair dominent. Les femmes placent volontiers leurs fardeaux sur la tête. Cette habitude, en les forçant à se tenir exactement droites, contribue, sans doute, à leur donner un maintien roide et fier.

J’ai dit plus haut que l’habillement des hommes n’avait pas d’intérêt. Il convient de signaler cependant les manteaux appelés honras de Miranda, dont les ornements en couleurs criardes jurent aux yeux, et le vêtement que j’ai vu à quelques marchands de poulets. Celui-ci mérite un mot de description. Il est, en entier, fait de paille : longue pèlerine de paille, jupon de paille, plastron de paille : ôtez à ce rustico (paysan) son grand feutre, et vous aurez une sorte de ruche animée, ou plutôt un sauvage, un Esquimau, un homme des forêts vierges, un être enfin qui n’appartient ni à nos climats ni à notre civilisation.


VII

De Barcellos à Braga on compte cinq lieues portugaises. La route côtoie d’abord la rive droite du Cavado ; elle franchit ensuite le petit fleuve, et, en se dirigeant à l’est par un chemin dit de seconde classe, on débouche dans une plaine d’un aspect enchanteur que fertilisent au nord le Cavado, la Doste au midi et l’Ave au levant.

Au centre s’élève une colline ; sur cette colline ruissellent des rues, s’accrochent des murs, grimpent des toits, serpentent les restes d’une ancienne fortification, au dehors de laquelle se sont éparpillées jusque dans la plaine des maisons qui semblent être tombées du ciel, au hasard, sur un admirable tapis d’herbe et de fleurs : c’est Braga. Voilà un lieu de suprême délectation pour les yeux, l’esprit et le cœur. Les yeux n’en peuvent embrasser de plus magnifique, de plus harmonieux ; c’est une des plus belles fêtes auxquelles la nature terrestre puisse les inviter. L’esprit se dilate et renouvelle ses forces en présence de ce tableau dont la richesse l’émerveille, en présence de ces rivières, de ces vallons, de ces collines, de ces montagnes, de ces frais bocages, de ces campagnes fécondes. Les cordes intimes du cœur se raniment ; on ressent en soi des vibrations oubliées ou inconnues ; des voix mystérieuses vous parlent, vous réjouissent et vous consolent, et l’on éprouve des élans indéfinissables qui vous transportent dans les régions sublimes de la poésie. C’est une gerbe de douces pensées, de pressentiments heureux, qui jaillit du fond de l’âme et se reflète en traits lumineux dans l’être tout entier, faisant taire jusqu’au dernier les échos des murmures de la réalité !

La fête de Pilar. — Dessin de M. de Bergue d’après nature.

Les lignes qui précèdent, je les trouve à peu de chose près, mot pour mot, sur mon carnet de voyage. Elles paraîtront peut-être d’un lyrisme outré et exalté ; je les conserve cependant, parce que mieux qu’une description, elles donnent la gamme des sensations où vous jettent, à première vue, Braga et ses environs.

L’époque de la fondation de Braga n’est pas certaine. En tous cas, c’est l’ancienne Bracara Augusta des Romains. Isis avait un temple dans cette ville, siége d’un collége d’archiflamines d’où sortaient les prêtres gentils, qui se répandaient dans la Péninsule. La tradition assure que Bracara fut la première cité dans laquelle Jacques le Majeur ait prêché l’Évangile dans cette colonie romaine, et la même tradition a conservé le nom des neuf disciples qui secondèrent l’apôtre dans ses travaux.

Lors de la division de la Péninsule qui fut faite sous Auguste, Braga se trouva comprise dans la Taraconnaise ; plus tard, vers le quatrième siècle de notre ère, cette province ayant été partagée, elle devint la capitale des Callaïques ou Galiciens méridionaux. Les Suèves en firent dans la suite le chef-lieu de leurs possessions. La cathédrale de Braga a le titre d’église primatiale des Espagnes, que lui dispute, il est vrai, le chapitre de Tolède. Saint Pedro de Rates, premier évêque de Braga, fut consacré par saint Jacques le Majeur ; le 26 avril de l’an 611, il reçut la mort près de l’autel où il se tenait en prières[10]. La primatie de la cathédrale de Braga a été reconnue et proclamée par le clergé de toute la Péninsule, mais le Portugal subissait alors la domination espagnole, et depuis qu’il a reconquis son indépendance, la déclaration a été retirée.

Je mets un terme à cette revue rétrospective en disant qu’en 1095, Henri de Bourgogne, père du grand Affonso, gouvernait le district de Braga, avec le titre de comte, sous la dépendance de son cousin Raymond, comte de Galice. Mort à Astorga, le 1er mai 1114, le comte Henri fut inhumé dans la cathédrale de Braga où l’on voit encore son tombeau ainsi que celui de sa femme, D. Taréja, morte en 1130.

La cathédrale est un édifice de vaste proportion. Dans ses formes trapues et massives, dans le mâle profil des moulures et la gravité des cintres, on retrouve la date de sa construction, qui remonte au douzième siècle, c’est-à-dire aux premières années de la monarchie portugaise. C’est le monument religieux le plus ancien du royaume. L’intérieur est très-sévère, et l’aspect de cette masse brune et rigide est noble et imposant. Les trois nefs de l’intérieur sont spacieuses, mais d’une obscurité glauque et froide qui inquiète l’âme au lieu de la rassurer. Dans les temples, j’aime la clarté nette et précise ; je prie alors avec confiance et j’espère. Quand, au contraire, le sanctuaire est enveloppé d’une ombre sourde dans laquelle la réalité disparaît ou se déforme, mon esprit se courbe sous la terreur : je crois voir se dresser partout les fantômes de la désolation.

On remarque dans la nef du centre un magnifique retable en pierre, ouvrage commandé par l’archevêque D. Diogo de Souza à des artistes biscayens, et dans lequel ceux-ci ont déployé un rare talent d’exécution et un véritable mérite de patience. Une chapelle est spécialement consacrée dans la cathédrale au rite mozarabique.

L’Église portugaise se divise en quatre provinces. L’un des siéges métropolitains est à Braga, ayant pour suffragants les évêchés de Porto, de Bragance, d’Aveiro, de Coïmbre, de Vizeu et de Pinhel. Ce dernier siége et celui d’Aveiro sont vacants depuis si longtemps qu’ils peuvent passer pour supprimés. Enfin Braga possède l’un des neuf séminaires du royaume[11].

Braga fait un grand commerce de bijoux : on y fabrique des broches, des agrafes, des pendants et des anneaux d’oreilles d’un très-bon style. On sent que l’Arabe a passé par là. Le dessin en est ferme et élégant en même temps, et l’ornementation en filigrane dénote, chez l’ouvrier qui l’ajuste, beaucoup de goût dans l’esprit, beaucoup de délicatesse et de subtilité dans les doigts. Les femmes du peuple sont très-friandes de ces jolis colifichets ; aussi la plus pauvre pêcheuse, la plus simple paysanne accroche-t-elle toujours à ses oreilles bistrées de beaux et larges anneaux d’or qui lui vont à ravir, et dont nos coquettes de France, même les plus riches, ne dédaigneraient pas de se parer.

Les rues de Braga sont larges, les places rafraîchies par de belles fontaines jaillissantes, où les filles de l’endroit, la cruche sur la tête ou appuyée sur la hanche, à la manière antique, viennent s’approvisionner. Le palais de l’Archevêque, le séminaire sont des monuments à voir. Les maisons ont conservé un caractère d’ancienneté qui les rend précieuses au touriste. Un amphithéâtre, un temple, un aqueduc, débris mutilés, presque méconnaissables, d’une civilisation éteinte, rappellent encore le souvenir de Bracara Augusta.

Nous avions à peine mis pied à terre qu’on nous signalait déjà, comme la curiosité importante du pays, le sanctuaire de Bom Jésus do Monte, situé à quatre kilomètres de Braga. C’est un lieu de pèlerinage, non-seulement pour les habitants de la ville, mais encore pour ceux de la contrée jusqu’à vingt lieues à la ronde. Que dis-je ? le jour du vendredi saint on voit accourir des points les plus éloignés du royaume, pour gravir pieusement la sainte colline, des Portugais et des Portugaises de tous les âges et de toutes les conditions. À la base d’une petite montagne commence une rampe bordée de fleurs ; elle prend d’abord la direction de droite ; ensuite, au bout de quelques mètres, elle se rejette brusquement à gauche, sur le même versant ; puis elle se brise de nouveau pour revenir à droite, et ainsi de suite jusqu’au sommet, formant une succession non interrompue de terrasses superposées. Un autel, figurant une des stations du chemin de la Passion, occupe chaque angle de ce long zigzag dont le dernier compartiment, c’est-à-dire la terrasse finale, mène à l’église du Calvaire. Cette église, qui date du siècle dernier, et les autres monuments religieux élevés en cet endroit remplis d’ex voto, n’ont aucun intérêt artistique.’

Mais des marches du Calvaire, quel panorama merveilleux ! Et ici il faut renoncer à décrire. Comment peindre en effet ce tableau où les regards s’arrêtent surpris, émus, sur des vallons luxuriants, sur des montagnes couronnées d’arbres vigoureux et tordus ? comment exprimer cette immensité calme et sereine ? par quels mots donner l’idée de ces vertes collines sur lesquelles hameaux et villages font assaut de touches blanches et lumineuses ? comment dessiner ces plaines sillonnées de rivières, fils imperceptibles, déroulant, sur une nappe d’herbe fleurie, de longs circuits d’argent, cet horizon sans limites dont les formes extrêmes, estompées par la vapeur, se perdent derrière une gaze de brume pâle, insaisissable, couleur d’améthyste ?

Après avoir parcouru le mont de Jésus, nous n’avions plus rien à faire à Braga ; le 27 avril, nous nous mettons en route pour Guimaraens.

Château de Guimaraens, vu de la route de Braga. — Dessin de Catenacci d’après un croquis.


VIII

Nous arrivons à Guimaraens sans incident digne d’être rapporté.

La route est peu ou mal percée, mais le pays est beau et boisé, fertile en points de vue auxquels Christoval lui-même, insensible d’ordinaire aux attraits de la nature, donne son approbation en laissant paraître ses dents de crocodile. Au loin, sur le flanc des collines et des montagnes sont disséminées des bourgades dont l’église élève vers le ciel un modeste clocher ; parfois, après un ressaut de terrain rocailleux s’étend une belle prairie couverte d’une myriade de fleurs rouges et blanches, et la vigne qui croît en s’attachant aux chênes et aux châtaigniers dont le chemin est bordé, forme de ses branches et de ses brindilles enlacées au-dessus de la tête du voyageur un toit de verdure frais et élégant.

Guimaraens est bâtie dans une jolie vallée où les érudits prétendent retrouver l’emplacement de l’antique Araduca, signalée par Ptolémée, et dont les habitants s’étaient mis sous la protection de Cérès. Conquise autrefois sur les Maures par les rois de Léon et d’Oviédo, la ville s’élève, à peu de distance de la rivière d’Azevilla, sur la rive droite de l’Ave, dont la course tranquille se poursuit jusqu’à l’Océan, qui la reçoit entre deux moitiés de port, Aznar et Villa do Conde[12]. D’abord comté, érigée plus tard en duché pour devenir l’apanage héréditaire de l’aîné de la maison de Bragance, Guimaraens est entourée de fortifications dues en partie au roi Diniz, et un vieux château défend un pays déjà difficile, où la présence d’esprit et la fermeté du maréchal Soult sauva l’armée française lorsqu’elle dut évacuer la province.

Église de Villa de Conde. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. Seabra.

Le château est dans la partie de la cité qu’on appelle la Vieille-Ville. Quand l’ombre du soir, effaçant les détails, agrandit les proportions des masses, il peut encore annoncer de la force, de la vigueur ; sa grande silhouette proclame une sorte d’importance, et l’aspect de son profil a quelque chose d’énergique, de rude, de menaçant. Au jour, cette impression disparaît : le colosse est décrépit et tient à peine debout. N’importe, lézardés, chancelants sur leurs assises et même par endroits écroulés, ces murs sont au plus haut point respectables : c’est là qu’Affonso, le premier roi de Portugal, est né ; dans cette enceinte, Taréja a présidé l’académie — un peu galante — qu’elle avait formée sous l’inspiration de troubadours béarnais ; ces créneaux, dont la construction remonte peut-être aux Almoravides, ont abrité, défendu et sauvé la monarchie naissante lorsque Affonso se trouva assiégé dans sa capitale par le roi de Léon, et ces nobles souvenirs protégent l’antique forteresse contre l’indifférence du touriste.

Château de Guimaraens — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. Lefèvre.

L’église de Nossa-Senhora da Oliveira (Notre-Dame de l’Olivier) a reçu son nom d’une légende curieuse. La voici : Au temps des Goths, Wamba était un jour occupé au labourage d’un champ. Il conduisait lui-même la charrue, et l’aiguillon à la main, il activait ses bœufs, lorsque les envoyés de la noblesse vinrent le trouver au milieu de cette occupation et lui annoncèrent son avénement au trône. Surpris et incrédule, Wamba qui n’avait jamais rêvé la couronne, leur répondit qu’il serait roi lorsque son aiguillon aurait des feuilles, et en même temps il l’enfonça dans le sol. Par un effort extraordinaire de végétation, ou plutôt par une intervention immédiate du ciel, l’aiguillon prit racine à l’instant et se couvrit de branches, de feuilles et de fruits.

Le souvenir de ce prodige n’est pas conservé seulement dans le vocable de l’Église. En face de Nossa-Senhora da Oliveira, sur la place du Collége, le Padrao (monument) témoigne du culte dont la tradition de l’olivier est entourée. Le Padrao, petite construction gothique du commencement du quatorzième siècle, a été élevé tout près de l’endroit où s’est accompli le miracle, et l’olivier lui-même, l’olivier de Wamba, le roi-laboureur — ou l’un de ses rejetons — est là, ceint d’une balustrade de fer, étendant ses rameaux restés jeunes et vigoureux, honoré, vénéré, et un peu adoré, je crois, par toutes les générations qui se succèdent dans le pays depuis une dizaine de siècles. Je ne partage peut-être pas à cet égard la croyance populaire ; mais Dieu me garde d’une raillerie ! la légende est jolie, elle a le parfum de naïveté qui convient au sujet et je la respecte au moins comme une relique des âges qui ne sont plus.

Nossa-Senhora da Oliveira (Notre-Dame de l’Olivier), à Guimaraens. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. Seabra.

L’église de Nossa-Senhora da Oliveira est d’un caractère sévère ; elle appartient, elle aussi, au quatorzième siècle[13]. Malheureusement, sous prétexte de restauration, quelques parties de l’extérieur ont été remaniées dans un goût qui s’accorde mal avec le caractère primitif de l’édifice, et l’intérieur a été rhabillé à neuf, au moyen de placages de plâtre du plus pitoyable effet. Affonso a été baptisé dans cette basilique où l’on conserve la cuve baptismale qui a servi à la cérémonie. On dit que le trésor de l’église est riche en pièces d’argenterie très-anciennes et d’un beau travail[14].

La ville neuve est déjà âgée de quatre cent cinquante ans : elle s’est élevée auprès de l’ancienne cité, au commencement du quinzième siècle, et comme ses églises, ses larges rues, ses places entourées de galeries et de maisons en général bien construites ne nous apprennent rien de nouveau, après avoir donné à Nossa-Senhora da Oliveira, au Padrao, et au château, le plus clair de notre temps, nous revenons à l’hôtel pour nous préparer par un peu de repos à la route du lendemain qui sera longue et nécessairement fatigante.

Olivier Merson.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. … Trois jolies filles étaient assises à l’entrée d’une maison de pauvre apparence ; elles filaient en devisant entre elles et en riant avec la plus adorable bonne humeur, avec la plus délicieuse simplicité. L’une d’elles interrompait de temps à autre son travail pour respirer le parfum d’un œillet rouge qu’elle tenait à la main. Nous nous arrètâmes et notre présence n’interrompit nullement le joyeux entretien des jeunes Gallegas. Au contraire, il parut s’animer davantage, et il sembla que nous commencions à faire les frais de la conversation. En effet, la Gallega à l’œillet rouge s’adressant d’un air naïf et candide à l’un des touristes, qui lui avait lancé un mot espagnol, lui dit : « Si le señor que voilà (et elle désignait le plus brun de la bande) veut cette fleur, je la lui donnerai. Qu’il vienne la chercher. » En ce moment, il sortit de l’intérieur de la maison une blonde créature plus jolie, plus jeune, plus fraîche et plus rieuse que les autres… »

    (Guide du voyageur à Lisbonne, page 17.)

  2. Les places de guerre et les points fortifiés sont nombreux en Portugal. On en compte vingt et un dans le Minho ; quatorze dans le Tras-os-Montes ; soixante-dix-huit dans l’Estramadure ; trente-sept dans le Beira ; vingt-sept dans l’Alemtejo, et vingt-quatre dans les Algarves.
  3. La passe espagnole a sept pieds d’eau à la marée basse et douze ou treize à la haute mer.
  4. La passe du Lima est très-difficile ; à haute mer, elle ne mesure que sept à huit pieds de profondeur.
  5. On compte en Portugal vingt-cinq cividades et environ soixante villas.
  6. La division du Portugal par provinces, quoique suivie encore dans l’usage général, n’est plus admise par le code administratif. Elle a été remplacée par une division en districtos administrativos, répondant aux départements de France ; chaque district tire son nom de son chef-lieu et se subdivise en comorcas, répondant à nos arrondissements. Le préfet s’appelle governador civil, et le sous-préfet administrator do concelho, c’est-à-dire administrateur de la commune. Le Portugal, les Açores et Madère compris, est divisé en vingt et un districts.

    Il y a en Portugal, en y comptant les forts de Madère et celui de Saint-Sébastien à Terceira, dix-huit places de guerre pourvues de gouverneurs.

  7. L’assorda des Portugais est le gaspacho des Espagnols. Cette soupe détestable a cependant la vertu d’être extrêmement rafraîchissante. Un jour, après une course très-fatigante dans la sierra d’Antequerra, en Andalousie, dominant le dégoût que m’inspirait le gaspacho, j’en mangeai et j’éprouvai immédiatement un bien-être très-sensible.
  8. Les monnaies de Portugal sont nombreuses. L’étranger éprouve toujours une grande difficulté à se familiariser avec tant de valeurs et de dénominations différentes. Il y a six monnaies d’or, onze d’argent, trois de cuivre, une de bronze. Le franc vaut deux cents reis ; mais le change le réduit à cent soixante ou cent quatre-vingts. La monnaie ne se frappe aujourd’hui qu’à Lisbonne ; autrefois, on en frappait également à Porto, à Coïmbre, à Évora, et à Valença.
  9. L’entrée du Cavado n’est pas possible aux gros navires ; la passe n’ayant, aux plus fortes marées, que sept pieds d’eau.
  10. L’Église a canonisé cent cinquante-cinq Portugais, sur lesquels cinquante-huit appartiennent au Minho, quinze au Tras-os-Montès, vingt-trois au Beira, vingt-cinq à l’Estramadure, vingt-quatre à l’Alemtejo, et dix aux Algarves.
  11. Les autres siéges métropolitains sont à Lisbonne, à Évora et à Goa, avec vingt évêchés suffragants.

    Il ne semblera peut-être pas inutile de dire ici que les frais de l’enseignement ecclésiastique ne sont pas supportés par le budget de l’État. Ils sont couverts avec le produit de la bulle pontificale, nommée bulla da Cruzada, qui accorde aux fidèles, moyennant une dispense, l’autorisation de manger certains aliments pendant les jours maigres, c’est-à-dire à peu près le tiers de l’année. Ce revenu, destiné autrefois à contribuer aux armements que les princes chrétiens faisaient contre les infidèles, s’élève annuellement à trente-sept contos de reis, soit cent quatre-vingt-cinq mille francs. L’État n’accorde qu’au séminaire de Funchal, à Madère, une subvention fixée à treize cent trente mille huit cent soixante-dix reis, environ sept mille six cent cinquante francs. Évora, Bragance. Coïmbre, Guarda, Leiria, Portalègre et Viseu sont, avec Braga et Funchal, les villes dotées, en Portugal, de séminaires.

  12. Les rochers et les sables rendent l’accès de l’Ave très-dangereux. La barre, à mer haute, ne mesure que treize pieds.
  13. Cette basilique a été construite sous D. Juan Ier ; la chapelle principale sous D. Pedro II, en 1670. Le Padrao est dû à la piété d’Affonso IV, dont les armes décorent un des frontons du petit édifice.
  14. La loi donne le titre de senhoria (seigneurie) aux chapitres des églises archiépiscopales et épiscopales, en corps collectif. Par exception, les membres des chapitres de Guimaraens, de Braga et de Porto jouissent individuellement de cette prérogative honorifique. Le patriarche de Lisbonne est Eminencia. Du reste, dans l’usage général, tout homme comme il faut est Excellencia. À une personne des classes inférieures, on dit Senhoria, et aujourd’hui la qualification de vossa Mercè, qu’on donnait autrefois aux prolétaires, n’est, pour ainsi dire, admise mille part.