Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 18

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 142-148).

CHAPITRE XVIII.


Une grande prairie. — Château de rochers. — Traces de buffles. — Daim chassé par les loups. — Les forêts transversales.


Après une marche assez longue et très fatigante à travers un pays coupé de ravins et de petites rivières, et encombré de taillis épais, nous débusquâmes sur une grande prairie. Ici l’un des traits caractéristiques des régions les plus éloignées de l’Ouest s’offrit à nos jeux : une immense étendue de pays vert, onduleux, ou, comme on l’appelle sur la frontière, roulant, et çà et là des groupes d’arbres à peine distincts dans le lointain qui produisait l’effet de vaisseaux en pleine mer. La simplicité, la grandeur de ce paysage, lui donnaient une expression imposante, sublime, dont il était impossible de n’être pas vivement frappé. Au sud-ouest, sur le sommet d’une colline, on voyait une Crète ; de rochers d’une apparence singulière : ils ressemblaient à une forteresse démantelée, et me rappelaient les ruines d’un château des Maures couronnant une éminence au milieu d’une solitaire campagne espagnole. Nous donnâmes à cette colline le nom de Château de Rochers.

Dans ces vastes régions de chasse, les prairies diffèrent, par la nature de leur végétation, de toutes celles que j’avais vues jusqu’alors : au lieu d’une profusion de hautes plantes fleuries et de longues herbes flottantes, celles-ci étaient couvertes d’un herbage plus court, nommé gazon de buffles, dont les tiges, quoique assez dures, fournissent un abondant pâturage dans leur saison. Maintenant elles étaient presque desséchées, et, en plusieurs places, ne pouvaient plus être broutées.

Nous approchions de cette saison agréable et sereine, mais un peu aride, nommée l’été indien. Une teinte vaporeuse tempérait l’ardeur du soleil et adoucissait les lignes du paysage en jetant sur les objets éloignés un vague mystérieux. Ce voile de vapeurs dorées s’étendait tous les jours de plus en plus, et on l’attribuait à des prairies incendiées au loin par des chasseurs indiens. À peine avions-nous fait quelques pas sur la prairie que nous vîmes des empreintes profondes de pieds d’animaux qui la traversaient en tous sens ; quelquefois deux ou trois allaient en parallèle et à une petite distance l’une de l’autre : celles-ci furent reconnues pour des traces de buffles, sur lesquelles de nombreuses bandes avaient passé. On voyait aussi des traces de chevaux qui furent examinées avec attention par nos chasseurs expérimentés. Ce ne pouvaient être des traces de chevaux sauvages, puisqu’on ne voyait aucune empreinte de poulains. Il était évident que les chevaux n’étaient pas ferrés, ils devaient donc appartenir à des chasseurs pawnies. Dans le cours de la matinée, les traces d’un seul cheval ferré furent aperçues ; peut-être le cheval d’un chasseur cherokis les avait laissées, ou bien c’était un cheval de la frontière volé par les sauvages. Ainsi, en voyageant dans ces solitudes périlleuses, la marque d’un fer de cheval devient un sujet d’observations, de soupçons, de précautions. La question est toujours de savoir si ce vestige vient d’un ami ou d’un ennemi, s’il est récent ou d’ancienne date ; si l’être qui l’a laissé est à portée ou non d’être rencontré.

Nous avancions toujours de plus en plus sur les terres de chasse, et nous voyions à tous momens bondir à droite et à gauche des daims, qui s’enfonçaient dans les taillis ; mais ces apparitions n’excitaient plus la même ardeur de poursuite. En descendant une pente de la prairie, entre deux plis de terrain, nous eûmes le spectacle d’une association de chasse naturelle : sept loups noirs et un loup blanc chassaient de compagnie un daim qu’ils avaient presque réduit aux abois. Ils traversèrent notre ligne sans paraître nous apercevoir ; nous les vîmes courir leur gibier pendant un mille, en gagnant toujours du terrain, et ils sautèrent enfin sur sa croupe au moment où il plongeait dans un ravin. Plusieurs de nos gens poussèrent leurs chevaux sur une hauteur d’où l’on découvrait le ravin. Le pauvre daim était complètement cerné ; les uns le tenaient aux flancs, d’autres à la gorge : il fit deux ou trois efforts, deux ou trois bonds désespérés ; mais il fut entraîné, terrassé, mis en pièces. Les loups noir ; dans leur rage famélique, ne faisaient nulle attention au groupe de cavaliers ; mais le loup blanc, probablement moins déterminé chasseur, les vit, lâcha sa proie, et se mit à fuir à travers la campagne, en faisant lever sur son passage quantité de daims qu’il troublait dans leur repos au fond des ravins, et qui prenaient leur course en différentes directions. C’était une scène complètement sauvage et tout-à-fait digne des territoires de chasse.

Nous avions alors une vue plus étendue de la Rivière Rouge, qui roulait ses eaux troubles entre des collines richement boisées, et animait un vaste et magnifique paysage. Dans ce canton, les prairies voisines des rivières sont toujours variées par des bois placés d’une manière si heureuse qu’on les dirait plantés par la main de l’art. Il manque seulement un clocher de village ou les tours d’un château s’élevant çà et là au-dessus des arbres, pour donner à ces sites agrestes l’apparence des scènes naturelles ornées les plus célèbres de l’Europe.

Vers midi, nous atteignîmes la lisière du bois transversal, cette ceinture de forêts qui s’étend sur quarante milles de largeur à travers le pays, du nord au sud, de l’Arkansas à la Rivière Rouge, et sépare les hautes prairies des prairies basses. Sur les confins de ces forêts, à l’entrée d’une prairie, nous vîmes les traces d’un campement de Pawnies de cent à deux cents loges ; le crâne d’un buffle gisait près du camp, et la mousse qui le couvrait montrait qu’un an au moins s’était écoulé depuis le séjour des Indiens en cet endroit. À environ un mille plus loin, nous campâmes sous un bosquet superbe, arrosé par une fontaine qui formait un beau ruisseau. Notre journée avait été de quatorze milles. Pendant l’après-midi, deux hommes de la troupe du lieutenant King, que nous avions laissés en arrière quelques jours avant pour chercher les chevaux égarés, nous rejoignirent ; tous les chevaux avaient été retrouvés, mais plusieurs à de très grandes distances. Le lieutenant et dix-sept cavaliers étaient restés à notre dernier campement pour chasser un buffle dont ils avaient aperçu les traces récentes ; de plus, ils avaient vu un beau cheval sauvage, mais il s’était enfui avec une vitesse, qui défiait leurs poursuites. On se flattait maintenant de rencontrer le lendemain, non seulement des buffles, mais des chevaux sauvages, et la joie ranima tous les cœurs. Nous avions besoin d’un stimulant de cette sorte, car nos jeunes gens commençaient à se lasser de marcher et de (camper en ordre, et les provisions du jour étaient bornées. Le capitaine et quelques hommes allèrent à la chasse, et ne rapportèrent qu’un daim fort petit et quelques dindons. Nos deux chasseurs, Beatte et Tony, se mirent aussi en campagne. Le premier revint avec un daim couché en travers de son cheval, et le déposa, selon sa coutume, près de notre loge, sans rien dire. Tony revint sans gibier, mais avec sa charge habituelle de contes merveilleux ; lui et les daims qu’il poursuivait avaient tous fait des miracles. Pas un de ces derniers n’était venu à la portée de son fusil sans être touché dans une partie mortelle ; cependant, chose étrange à dire, tous avaient continué leur chemin comme si de rien n’était. Nous décidâmes que Tony, vu la justesse de ses coups, avait probablement tiré avec des balles enchantées ; mais que les daims eux-mêmes étaient probablement enchantés. Cependant il nous rapporta une nouvelle plus importante : il avait vu les traces de plusieurs chevaux sauvages, et maintenant il se voyait sur le point de se signaler par de grands exploits ; car un des talens dont il se glorifiait le plus était son adresse à prendre les chevaux des prairies.