Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 11

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 75-85).

CHAPITRE XI.


Nous plions bagage. — Marche pittoresque. — Chasse. — Scènes de camp. — Triomphe d’un jeune chasseur. — Mauvais succès des vétérans. — Vil assassinat d’un chafoin.


Le 14 octobre, au signal donné par le cor, les patrouilles et les sentinelles relevées de leur faction rentrèrent au camp. Tous les cavaliers quittèrent leur couche rustique, et vaquèrent gaiment aux préparatifs du départ. C’était un mouvement général ; ceux-ci coupaient du bois, allumaient des feux et apprêtaient le déjeuner ; ceux-là pliaient les couvertures, qui servaient de tentes pendant les mauvais temps ; d’autres couraient après les chevaux dispersés dans les taillis. La forêt retentissait de cris joyeux, d’exclamations, d’éclats de rire. Quand tout le monde eut déjeuné, les effets empaquetés et chargés, on sonna le boute-selle et à cheval. À huit heures la troupe marchait en ligne prolongée et tortueuse, et les hourras des chasseurs se mêlaient aux jurons adressés aux bêtes de somme. Un moment après, la forêt, qui depuis quelques jours avait offert une scène si animée, si tumultueuse ; rentra dans sa solitude et son silence primitifs.

C’était une belle et claire matinée ; une atmosphère transparente et pure semblait baigner le cœur dans la joie. Nous suivions une direction parallèle à l’Arkansas à travers un pays riche et varié. Quelquefois nous étions obligés de nous frayer un chemin sur des terrains d’alluvion, encombrés d’une végétation exubérante, où des arbres gigantesques étaient entrelacés de vignes qui tombaient de leurs branches comme les cordages d’un navire. D’autres fois nous longions de petites rivières stagnantes dont le faible courant servait à lier ensemble une suite d’étangs unis et brillans, encadrés comme des miroirs dans le sol de la forêt et réfléchissant son feuillage d’automne, et, en quelques places, le ciel bleu. Plus loin nous gravissions des collines de rochers du sommet desquelles la vue s’étendait au loin, d’un côté sur les immenses prairies, diversifiées par des bosquets et des forêts, de l’autre sur une chaîne de montagnes bleuâtres, au-delà des eaux de l’Arkansas.

L’apparence de notre troupe était en harmonie avec le paysage. Nous formions une ligne d’un demi-mille de longueur, tournant parmi des fourrés et des clairières, montant et descendant les défilés des collines. Nos hommes portaient toutes sortes de costumes bizarres, et montaient des chevaux de toutes les couleurs. Les chevaux de bât s’écartaient sans cesse pour aller brouter dans les herbages, et Tony et ses confrères, les métis, les ramenaient à force de coups et de juremens. De temps en temps les notes du cor, à la tête de la colonne, réveillaient les échos des bois et des vallées profondes, en rappelant les traîneurs et en annonçant la direction de la marche. L’ensemble de la scène me rappelait les bandes de boucaniers traversant les solitudes de l’Amérique méridionale dans leurs expéditions contre les établissemens espagnols.

Une fois, en traversant un pré entouré de bosquets, nous vîmes les longues herbes couchées en plusieurs places : c’étaient les lits des daims qui avaient dormi la précédente nuit sur ce pré. Quelques chênes portaient aussi la marque des griffes des ours qui avaient grimpé le long de leur trône pour chercher du gland. En approchant d’une clairière donnant sur ce pâturage, nous aperçûmes une troupe de daims bondissant et fuyant tout épouvantés ; mais ils n’étaient pas plus tôt à une certaine distance qu’ils s’arrêtaient et regardaient avec la curiosité commune à ces animaux les étrangers qui venaient ainsi troubler leur solitude. À l’instant, des coups de fusil furent tirés dans toutes les directions par les jeunes chasseurs. Cependant leur empressement les empêcha de viser juste, et les daims s’enfoncèrent sains et saufs dans la profondeur des forêts.

Dans notre marche, nous atteignîmes l’Arkansas ; mais nous nous trouvions encore au-dessous de la Fourche Rouge ; et comme la première décrit de profondes courbures, nous quittâmes ses bords, et continuâmes notre route dans les bois jusqu’à près de trois heures. Alors nous campâmes dans un beau bassin, borné par un ruisseau limpide, et ombragé par des bosquets de chênes majestueux. Les chevaux furent lâchés pour se repaître en liberté, avec la précaution d’attacher leurs jambes de devant l’une à l’autre avec des cordes ou des courroies, afin de les empêcher de s’éloigner. Un certain nombre de cavaliers, chasseurs déterminés, se dispersa de différens côtés à la recherche du gibier. On n’entendait plus les joyeuses exclamations, les grandes risées du matin ; tout le monde était occupé, soit à faire du feu, soit à préparer le repas ; et les plus fatigués se reposaient dans l’herbe. Bientôt le bruit des armes à feu retentit de toutes parts, et, quelque temps après, un chasseur revint au camp avec un beau chevreuil placé en travers sur son cheval. Ce cavalier fut suivi d’une couple de chasseurs imberbes à pied, l’un desquels portait un faon sur ses épaules. Il était évidemment fier de sa proie. C’était peut-être son premier exploit. Cela ne les empêcha point, ses compagnons et lui, d’être impitoyablement raillés par leurs camarades. On les traitait de novices, qui s’étaient associés pour aller à la chasse, et rapportaient une pièce entre eux tous.

Un peu avant la nuit, de grandes acclamations s’élevèrent à l’une des extrémités du camp, et nous vîmes une troupe de jeunes chasseurs marcher en parade autour des feux, portant sur leurs épaules un de leurs camarades. Il avait tué un élan pour la première fois de sa vie, et c’était le premier animal de cette espèce abattu dans cette expédition. Ce jeune chasseur, nommé Mac Lellan, fut le héros de la soirée, et, de plus, l’Amphytrion du souper ; car des morceaux de son élan rôtissaient devant chaque foyer.

Les autres chasseurs revinrent les mains vides. Le capitaine avait remarqué les traces d’un buffle qui devait avoir passé peu de jours avant ; il avait suivi assez loin la voie d’un ours ; mais ses empreintes avaient enfin disparu. Il avait vu encore un élan qui s’avançait sur un banc de sable de l’Arkansas ; par malheur, tandis qu’il se glissait parmi les buissons pour trouver une place d’où il pût le tirer, l’élan était rentré dans le bois.

Notre chasseur Beatte revint à son tour, silencieux et morne, d’une chasse infructueuse. Jusqu’alors il ne nous avait rien rapporté, et nous avions tiré nos provisions de venaison de la loge du capitaine. Beatte semblait véritablement humilié, et devait l’être en effet, d’autant plus qu’il regardait les cavaliers du haut de sa grandeur, comme gens nouveaux sur les prairies, et peu versés dans les secrets de la chasse. De leur côté, ceux-ci ne le voyaient pas d’un œil favorable, à cause de son mauvais sang, et ils le nommaient toujours l’Indien.

D’autre part, notre petit Tony, à force de babil et de gasconnades, joints à son dialecte bigarré, avait ameuté contre lui tous les plaisans de la troupe, qui s’amusaient à ses dépens d’une façon assez incivile ; mais la vanité du petit varlet était inébranlable, et tous les quolibets du monde ne l’auraient pas fait baisser d’une ligne. Quant à moi, je l’avoue, je me sentais un peu honteux de la pauvre figure que faisaient nos suivans parmi ces déterminés de la frontière, et notre équipement était aussi, pour eux, un sujet de moqueries ; ils en voulaient surtout aux fusils de chasse à deux coups que nous avions pris pour le petit gibier. Or les garçons de l’ouest ont un souverain mépris pour les petits coups (c’est ainsi qu’ils appellent les perdrix, les corneilles et même les dindons sauvages), et la longue carabine est à leurs yeux la seule arme digne d’un chasseur.

Je fus éveillé le lendemain, avant le jour, par le hurlement lamentable d’un loup qui rôdait autour du camp, attiré par l’odeur de la venaison. À peine la première ligne grisâtre de l’aurore se montra qu’un jeune gaillard sortit d’une des cahutes, se mit à contrefaire le coq en perçant les airs de cadences claires et prolongées qui auraient fait envie à un sultan de basse-cour. On lui répondit sur le même ton, comme si c’eût été d’un perchoir voisin ; le chant fut répété d’une cahute à l’autre, et bientôt il fut accompagné par le caquet des poules, les cancans des canards, les glougloux des dindons et les grognemens des truies. Enfin on eût dit que nous étions transportés au milieu de la cour d’une ferme, dont la population se trouvait en plein concert.

Après une marche assez courte, nous arrivâmes, dans cette matinée, à un sentier des Indiens extrêmement battu, et, en le suivant, nous atteignîmes le sommet d’une colline d’où l’on apercevait une vaste étendue de pays, mêlée de chaînes de rochers et des lignes onduleuses de beaux plateaux enrichis de bosquets et de bouquets d’arbres variés par leurs teintes et par leur feuillage. Dans le lointain, à l’ouest, nous découvrîmes, à notre grande satisfaction, la Rivière Rouge, qui roulait ses eaux troubles vers l’Arkansas, et nous trouvâmes que nous étions au-dessus de la jonction de ces deux courans. En cet endroit, les arbres étaient couverts de vignes énormes, qui formaient une sorte de cordage, et liaient les troncs et les branches les uns aux autres. Il y avait en outre une sous-végétation de buissons et de ronces, et une telle abondance de houblons prêts à couper que nos chevaux avaient beaucoup de peine à se frayer un chemin. En plusieurs places, le sol était empreint de traces de daims, et les griffes des ours avaient laissé des marques sur l’écorce de quelques arbres. Chacun avait l’œil et l’oreille au guet, dans l’espoir de voir lever du gibier. Tout à coup un mouvement, des clameurs, attirèrent notre attention sur une partie reculée de la ligne. « Un ours ! un ours ! » était le cri. Nous courûmes tous, afin d’être présens à l’intéressante chasse ; mais, à mon inexprimable et très ridicule chagrin, je trouvai nos deux rares personnages, Tony et Beatte, commettant un meurtre inutile et honteux sur un misérable chafoin, ou putois. L’animal s’était caché sous le tronc d’un arbre tombé, et de là il faisait une vigoureuse défense à sa manière, si bien que les bois d’alentour étaient parfumés de sa subtile odeur.

Les moqueries, les complimens goguenards, pleuvaient sur le chasseur indien. On lui conseillait de scalper la fouine et de porter son scalp comme un glorieux trophée. Cependant, quand on vit Tony et le métis déterminés à emporter cette bête, en soutenant que c’était un régal dont ils étaient extrêmement friands, une expression universelle de dégoût s’éleva contre eux, et on les regarda presque comme des cannibales.

Mortifié de cet ignoble début de nos chasseurs, j’insistai pour leur faire abandonner leur proie et reprendre leur marche. Beatte céda de mauvaise grâce, et demeura en arrière en grondant entre ses dents. Cependant Tony, avec sa légèreté ordinaire, se consola en vantant de toute la force de ses poumons la richesse, la délicatesse d’une fouine rôtie. Il jurait sa foi que c’était le mets favori des gourmands indiens les plus expérimentés. Ce fut à grand’peine que j’imposai silence à sa loquacité ; mais si la vivacité d’un Français est réprimée d’un côté, elle sait se faire jour d’un autre, et Tony passa son humeur en administrant des volées de coups, accompagnés de juremens, à nos malheureux chevaux de bât. J’étais cependant menacé de voir à la fin mon opposition à la fantaisie de ces varlets devenir inutile ; car, au bout d’un certain temps, Beatte ayant repris son poste de guide, j’aperçus, à ma grande vexation, la carcasse de sa belle prise écorchée, et ressemblant à un cochon de lait engraissé, qui pendait à l’arçon de sa selle ; mais je fis aussitôt en moi-même le vœu d’empêcher notre foyer d’être déshonoré par la cuisson d’un vil putois.