Première livraison
Le Tour du mondeVolume 17 (p. 1-16).
Première livraison


LE TOUR DU MONDE


NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES.




Vue de Saint-Louis, prise de la pointe du nord. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.


VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL
(SÉNEGAMBIE — NIGER),


PAR M. MAGE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Motifs du voyage. — Départ de France. — Premiers préparatifs. — Composition de mon escorte. — Difficultés. — Opinion générale sur le sort qui nous attendait. — Instructions.

Relier le Sénégal à l’Algérie à travers au moins quatre cents lieues de désert, quelle que soit la route que l’on suive, c’est chose impossible, ou qui du moins n’aurait pas de conséquences sérieuses par suite des frais énormes du transport à dos de chameaux.

« Pour s’emparer du commerce si important du Soudan et particulièrement du coton (Géorgie longue soie), qui, au dire des voyageurs, s’y trouve en si grande abondance, et à vil prix, il faut s’emparer du haut Niger en établissant une ligne de postes pour le rattacher au Sénégal entre Medine et Bamakou. »

Telles sont les conclusions du travail si important que M. Faidherbe, l’avant-dernier gouverneur du Senégal, a publié en 1863 sous le titre significatif de l’Avenir du Sahara.

Tels étaient aussi les premiers mots d’un projet d’exploration du Niger que je soumettais au ministre de la marine et des colonies au mois de février 1863. Je voyais là une grande et belle mission, un avenir sérieux, de véritables services à rendre a mon pays, et ces considérations me décidaient à braver les périls qui s’attachent toujours à ces sortes de missions, à imposer à ma famille et à moi-même les tourments d’une longue absence, les inquiétudes d’un silence forcé, et à ma jeune femme les horribles angoisses d’une première séparation qui pouvait être éternelle.

En réponse à mon projet, je reçus, après quelque temps, l’avis officieux que M. le colonel Faidherbe, que l’on rappelait au gouvernement du Sénégal, avec le grade de général, désirait faire explorer par terre la ligne qui joint nos établissements du haut du fleuve au haut Niger, et qu’il avait daigné parler de moi comme lui paraissant très-capable de remplir cette mission.

J’acceptai de suite, et, le 25 juin, je quittais Bordeaux sur les paquebots.

M. Quintin, chirurgien de deuxième classe de la marine, qui avait déjà fait un séjour de trois ans au Sénégal, y retournait en même temps que moi et demanda à m’accompagner. Tout d’abord son air délicat, sa petite taille et sa faiblesse apparente me portèrent à l’en dissuader ; mais sur son instance j’appuyai sa demande
Vue générale de Gorée. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
auprès du gouverneur, qui voulut bien donner une réponse favorable. J’étais loin de me douter alors que dans un corps frêle en apparence je trouverais l’énergie d’une grande nature, le courage de tous les dangers et une rectitude de vue qui nous ont été souvent utiles dans les péripéties de notre pénible voyage.

Le 10 juillet nous étions à Gorée, le 12 à Saint-Louis, et je fus de suite détaché à terre pour faire les études nécessaires à l’entreprise. J’avais déjà servi cinq ans au Sénégal et deux ans dans la station navale du littoral. Il était peu de points de la côte que je ne connusse. Un séjour de neuf mois au milieu des noirs du Haut-Fleuve à Makhana[1], et une exploration difficile à l’oasis de Tagant, chez les Maures Douaïchs, m’avaient préparé. Je connaissais le caractère des noirs et des Maures, la manière de se conduire avec eux ; mais
Vue intérieure du port de Gorée. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
bien que possédant suffisamment l’histoire des voyages en Afrique, il me fallait relire Raffenel, Caillé, Mongo Park et même Barth, bien que ce dernier ne parle pas des mêmes régions.

J’avais surtout besoin d’examiner les cartes existantes, de les faire concorder avec les itinéraires des voyageurs, de concilier leurs principales différences, en un mot d’étudier à fond la question géographique. Je me mis à ce travail avec ardeur, car tout en sentant vivement que ma mission serait mêlée de longs regrets, je m’étais trop avancé pour reculer, quelles que fussent les épreuves qui m’attendissent.

Plus j’avançais dans mes recherches, plus je m’effrayais de l’ignorance dans laquelle on était sur les points mêmes qui touchent à notre colonie. Au-dessus de Médine, on n’avait de renseignements que par le voyage de M. Pascal, qui s’était avancé fort peu au delà de Gouïna.

Aussi quand je quittai Saint-Louis après avoir reçu la dernière lettre de ma famille que je dusse lire de longtemps, les adieux de bien des camarades semblaient indiquer que beaucoup d’entre eux ne comptaient jamais me revoir. Quelques jours avant mon départ, un homme que j’avais engagé pour mon voyage, Bambara d’origine, étant tombé gravement malade ; j’avais prié le docteur Quintin d’aller le visiter. Il l’avait trouvé mort, et, comme il sortait, il raconta le fait a un de mes collègues, qui s’écria : « Comment ! déjà un de mort ! » C’était assez dire que dans son opinion, le même sort nous attendait tous, et, grâce à cette opinion assez générale, du reste, j’éprouvai la plus grande difficulté à réunir le personnel de mon expédition. Bien que je comptasse parmi les équipages de la flottille des hommes qui m’étaient personnellement dévoués, il arrivait souvent qu’après m’avoir demandé à m’accompagner, vaincus par les instances de leurs familles, ces braves gens venaient retirer leurs demandes.

Plusieurs Européens, sous-officiers de l’infanterie de marine, des tirailleurs sénégalais, des spahis, m’offrirent leurs services ; mais, en présence du peu de ressources dont je disposais, je ne pouvais songer à emmener des blancs qui se fussent lancés à ma suite, ignorants de toutes les souffrances et de toutes les privations qui nous attendaient, qui n’eussent pas tardé sans doute à se décourager et me fussent devenus à charge, au lieu d’être des auxiliaires.

La plupart se figuraient qu’ayant souffert quelques privations dans les expéditions ordinaires au Sénégal, ils pouvaient tout endurer ; je n’avais pas le temps de les initier à la vie qui les attendait : c’eût été une véritable tromperie que de les emmener sans les mettre au courant ; je préférai m’en passer.

Le gouverneur m’avait donné carte blanche pour la composition de mon escorte, m’autorisant à la choisir dans les meilleurs hommes de tous les corps. Voici à
Vue générale de Sor ou Bouëtville, prise de Saint-Louis. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
quelle idée je m’arrêtai, après en avoir conféré avec lui. Je prendrais une escorte entièrement composée de nègres, tous employés depuis longtemps et la plupart gradés dans la marine locale ou aux tirailleurs[2], de manière à trouver en eux à la fois des hommes d’action si j’avais à me défendre, des tirailleurs adroits et forts pour les besoins du voyage qui devaient être multiples, et enfin des interprètes de toutes les langues que j’allais entendre parler.

Bakary Guëye, l’un de mes anciens compagnons de voyage au Tagant, fut le premier homme que je choisis. Sans savoir seulement où j’allais, voyant que je revenais au Sénégal pour faire un voyage, il avait quitté un bâtiment où il faisait le service de contre-maître mécanicien, pour venir avec moi en qualité de simple laptot[3] à 30 francs par mois. C’était un homme dévoué dans toute la force du terme. Wolof[4] de Guet’N’dar, il avait sur ses concitoyens l’avantage d’avoir dix années de service, d’avoir fait un voyage de quelques mois en France, de n’être qu’à demi musulman et de parler assez correctement le français ; de plus, il parlait très-purement le yoloff et comprenait le toucouleur ; d’une bravoure à toute épreuve, et même un peu mauvaise tête en face des autres noirs, il était cependant très-prudent quand je devais être en cause, et d’une douceur peu commune dans ses relations avec moi.

Pendant quelque temps, je le chargeai de prendre des renseignements sur les hommes qui s’offraient à m’accompagner. Si c’étaient de braves gens, j’étais sûr qu’il me les recommanderait avec chaleur ; mais avec lui, comme avec tout autre noir, il y avait cet inconvénient qu’il se gardait bien de révéler les défauts de ceux qui en avaient.

Il m’amena d’abord un de ses grands amis, Boubakary Grnian, Toucouleur du Fouta[5]. D’une physionomie très-intelligente, Boubakary Gnian faisait fonction de quartier-maître indigène sur un des bâtiments de la flottille, où il était patron de la baleinière du commandant. Il renonçait au double avantage que lui offraient ces deux positions pour venir aussi simple laptot à trente francs par mois. Il comprenait bien le français, et, en sa qualité de Toucouleur, il devait devenir par la suite un interprète précieux pour le poul et le soninké, langues qu’il parlait d’enfance.

Je recrutai ensuite différents hommes dont je connaissais la valeur de longue date, les ayant eus sous mes ordres.

Ce furent : Déthié N’diaye, gourmet de première classe, Sérère d’origine, parlant très-bien le français, le wolof et le poul ;

Latir-Sène, Wolof de Dakar, gourmet de première classe à Gorée, connu par sa grande probité ;

Samba Yoro, capitaine de rivière de première classe ; Poul du Bondou, qui, dans sa jeunesse, avait passé trois ans en France. Très-intelligent, infatigable au travail et assez brave au feu, il parlait parfaitement le français. Ce fut du reste mon principal interprète pendant le voyage, et tant que mes discussions avec les chefs n’étaient pas trop fortes, il s’en tirait très-bien ; mais quand elles devenaient un
Latir-Sène, laptot de Gorée. — Dessin de Émile Bayard.
peu vives, soit malgré moi, soit de parti pris, j’étais obligé de recourir à Boubakary Gnian, qui, avec son aplomb de Toucouleur ne craignait pas de parler haut et fort là où Samba Yoro se laissait intimider.

J’engageai ensuite Alioun Penda, ancien esclave du Fouta, déserteur de chez son maître, qui était venu chercher à Saint-Louis sa liberté. C’est un des meilleurs hommes que j’aie jamais connus. Bien que musulman très-fervent, il était sincèrement attaché aux blancs ; il venait de se marier… Il ne devait plus revoir Saint-Louis !

Puis deux hommes qui me furent recommandés, Sidy Khassonké et Bara Samba, laptot du poste de Médine, vinrent grossir nos rangs. Bientôt un de mes anciens hommes de la Couleuvrine, Issa, marcheur infatigable, me demanda à m’accompagner. C’était un Sarracolet, marabout de Dramané[6].

Enfin, pour compléter mon escorte au chiffre de dix hommes, je pris un sergent tirailleur sénégalais, Mamboye, Yoloff du Cayor, ayant dix ans de service. Prisonnier chez les Maures Trarzas, qui l’avaient enlevé tout enfant dans le Cayor, et l’époque où ils commettaient leurs razzias perpétuelles, il avait appris l’arabe. Repris plus tard par les Français, en 1854, il avait souscrit un engagement de quatorze ans pour obtenir sa liberté. Du reste, vaillant soldat, il avait conquis dans la guerre du Cayor, à l’expédition de Diatti, la médaille militaire et passait pour le modèle du bataillon.

Pendant que je m’occupais ainsi de la composition de mon personnel, je ne négligeais pas le matériel. Conformément au programme que j’avais arrêté avec M. le gouverneur, j’avais fait construire à la marine un canot très-léger, armant quatre avirons, pour explorer le Sénégal au-dessus de Médine, et qui, dans le cas où j’eusse trouvé ce fleuve navigable, eût pu être transporté dans le bassin du Niger au moyen d’un chariot démonté, construit ad hoc. J’avais fait à Saint-Louis un essai de ce mode de transport ; une fois le canot à l’eau, on mettait le chariot à bord : l’opération avait bien réussi. Huit hommes chargeaient le canot sur le chariot et le déchargeaient.

Deux mules me furent prêtées pour traîner cet appareil, et je trouvai à en acheter une troisième. Sous le rapport des chevaux, je fus moins heureux. L’opinion généralement reçue au Sénégal, que les chevaux de race arabe ne vivent pas dans le haut fleuve, empêcha le gouverneur de mettre à ma disposition des chevaux de l’escadron de spahis ; et quant à acheter des chevaux maures, dont le prix varie de cinq à huit cents francs, les ressources du voyage ne me le permettaient pas. Je fus réduit à me procurer deux mauvais petits chevaux du Cayor, maigres et blessés, qui me coûtèrent l’un trente-six francs et l’autre soixante.

Ces achats soldés, il me restait peu d’argent sur les cinq mille francs qui avaient été mis à ma disposition pour le voyage, et que j’avais troqués en partie contre des marchandises recherchées dans l’intérieur, d’un écoulement plus facile que l’argent, et qui ayant, dans


Nègres de l’escorte de M. Mage. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie du docteur Cauvin.

les pays que j’allais parcourir, une plus grande valeur,

devaient augmenter ainsi mes faibles ressources.

J’espérais une somme beaucoup plus forte, et, malgré ma résolution bien arrêtée de périr plutôt que de reculer un instant, j’avais senti mon cœur se serrer à la pensée des souffrances que de si modestes ressources allaient m’imposer et à la crainte de ne plus posséder assez de forces pour pouvoir les supporter. J’avais écrit à ce sujet à un ami dont je dois taire le nom, mais que l’on reconnaîtra peut-être si je dis que son infatigable bienveillance pour le personnel de la marine égale sa haute position administrative. Il communiqua ma lettre au ministre de la marine et des colonies qui m’ouvrit un crédit supplémentaire de quatre mille francs ; mais quand cette bonne nouvelle parvint dans la colonie, j’étais déjà en route et je ne l’appris qu’à Bafoulabé. Dans l’intervalle j’avais reçu du gouverneur de la colonie des instructions détaillées : j’en extrais comme complément indispensable à ces préliminaires de mon voyage les passages qui indiquent surtout le but que je devais atteindre.

« … Votre mission consiste à explorer la ligne qui joint nos établissements du Haut-Sénégal avec le Haut-Niger, et spécialement avec Bamakou, qui paraît le point le plus rapproché en aval duquel le Niger ne présente peut-être plus d’obstacles sérieux à la navigation jusqu’au saut de Boussa.

« Le but serait d’arriver, lorsque le gouvernement de l’Empereur jugera à propos d’en donner l’ordre, à créer une ligne de postes distants d’une trentaine de lieues entre Médine et Bamakou, ou tout autre point voisin sur le Haut-Niger qui paraîtrait plus convenable pour y créer un point commercial sur ce fleuve.

« Le premier de ces postes en partant de Médine, serait Bafoulabé, confluent du Bafing et du Bakhoy, dont nous nous occupons déjà depuis longtemps.

« Il serait probablement nécessaire de créer trois postes intermédiaires entre Bafoulabé et Bamakou.


Richard Toll. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

La ligne droite que vous chercherez à suivre traverse d’abord le pays des Djawaras (Sarracolets qui habitent une province du Kaarta) et le Foula Dougou, province tributaire du Ségou. Mongo-Park a suivi cette voie à son deuxième voyage ; mais les caravanes allant de Bakel au Haut-Niger, ne la suivaient pas dans ces dernières années. Elles appuyaient au nord pour aller passer au Diangounté ou bien gagnaient le sud pour aller, en remontant la Falémé, passer par le Diallonka Dougou, dans l’un et l’autre cas le chemin était beaucoup plus long.

« Je ne pense pas que la ligne directe de Bafoulabé à Bamakou, passant par Bangassi, capitale du Foula Dougou, présente des obstacles naturels sérieux. Les quelques cours d’eau à traverser doivent offrir autant d’avantages que d’inconvénients, et il n’est pas probable qu’il y ait des chemins de montagnes de quelque importance.

« Si au moyen des postes dont je vous ai parlé, et qui serviraient de lieux d’entrepôt pour les marchandises et les produits, et de points de protection pour les caravanes, nous pouvions créer une voie commerciale entre le Sénégal et le Haut-Niger, n’aurions-nous pas lieu d’espérer de supplanter par là le commerce du Maroc avec le Soudan ?

« Les marchandises partant de Soueyra (Mogador) pour approvisionner le Soudan, ont quatre cents lieues à faire à dos de bêtes de somme à travers un désert sans vivres et sans eau avant d’arriver sur le Niger. Pour 1 000 kilogrammes, c’est cinq chameaux et au moins un conducteur voyageant pendant trois mois.

« Examinons l’autre voie que nous cherchons à ouvrir. Les marchandises venant de France, d’Algérie, d’Angleterre ou même du Maroc à Saint-Louis, à l’embouchure du Sénégal, payent de 30 à 40 francs de fret pour 1 000 kilogrammes. Pour remonter jusqu’à Médine, mettons 60 francs, c’est beaucoup. De Médine au Niger, supposons 150 lieues. Il faut les faire à dos de bêtes de somme ; mais dans un pays fertile où l’eau ne manque pas. Cette distance franchie, nos embarcations transportent soit en descendant, soit en remontant le fleuve, les marchandises à très-peu de frais dans le bassin du Haut-Niger ; il y a un avantage évident et très-considérable en faveur de la nouvelle voie que nous voudrions ouvrir. Les produits riches nous arriveront en retour par la même voie ; mais les produits encombrants que nous obtiendrions en échange, produits qui du reste n’existent pas aujourd’hui ou ne sortent pas du pays (graines oléagineuses ou coton), ne pourraient pour la plupart nous arriver en Europe qu’en descendant le Niger. C’est un problème à étudier.

« Le commerce du Maroc avec le Soudan profite surtout aujourd’hui à l’Angleterre, et il introduit des esclaves au Maroc. Il y aurait donc double avantage à le supprimer à notre profit. Un chef tout-puissant d’un grand empire, tel que l’est aujonrd’hui El Hadj Omar, dans le Soudan central, s’entendant avec nous, était nécessaire à la réalisation de ce projet. Ce marabout, qui nous a suscité autrefois tant de difficultés, pourrait donc dans l’avenir amener la transformation la plus avantageuse au Soudan et à nous-mêmes, s’il veut entrer dans nos vues.

« Et quant à lui, il pourrait tirer de ce commerce par le Haut-Niger de très-grands profits.

« Quelque considérables que fussent les droits qu’il percevrait sur son territoire, il y aurait encore de grandes économies si l’on pense aux frais énormes des quatre cents lieues à dos de chameau et aux exigences et aux pillages des nomades du Sahara.

« C’est donc comme ambassadeur à El Hadj Omar que je vous envoie. Il paraît certain que dans ces derniers temps El Hadj Omar était maître du Kaarta, du Ségou et de ses provinces tributaires le Bakounou et le Foula Dougou, du Macina et de Tombouctou, c’est-à-dire maître de tout le cours du Haut-Niger entre le Fouta Diallon et Tombouctou. Aujourd’hui les uns disent qu’il est mort, les autres qu’il est tout-puissant dans le Macina.

« S’il est réellement mort quand vous arriverez dans le pays, vous vous adresserez en mon nom à son successeur, ou si son empire est démembré, aux chefs des pays que vous traverserez. Je vous donnerai toutes les lettres nécessaires pour cela.

« Votre mission relative aux postes à établir entre Bafoulabé et Bamakou, et aux propositions à faire à El Hadj Omar ou à ses successeurs, étant remplie, vous pourrez m’en rapporter vous-même les résultats, ou bien en me les expédiant par une voie sûre, essayer, si vous entrevoyez la possibilité de descendre le Niger jusqu’à son embouchure, ou d’aller rejoindre l’Algérie, le Maroc ou Tripoli.


Dagana. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

« Vous avez déjà, dans une première excursion au Tagant, donné des preuves d’énergie et d’intelligence, et acquis une expérience qui sont de précieuses garanties pour la réussite du voyage beaucoup plus important à tous égards, que vous allez entreprendre aujourd’hui.

Signé : L. Faidherbe. »

Enfin, deux mois avant mon départ, deux courriers noirs avaient été expédiés à Segou par la route septentrionale du Kaarta, avec la dépêche suivante :

LE GÉNÉRAL FAIDHERBE À EL HADJ OMAR.

« Gloire à Dieu seul. Que tous les bienfaits accompagnent ceux qui ne veulent que le bien et la justice.

« Le général gouverneur de Saint-Louis et de tous les pays qui en dépendent, à El Hadj Omar, prince des croyants, sultan du Soudan central.

« Cette lettre est pour t’annoncer qu’aussitôt après la saison des pluies, j’enverrai un de mes chefs vers toi, comme tu l’as désiré autrefois.

« Cet officier, homme très-distingué, est investi de mon entière confiance.

« Il causera avec toi des affaires qui nous intéressent, et te fera des propositions importantes au sujet d’un commerce qui pourrait te rapporter des droits considérables.

« Il te remettra une lettre de moi, afin que tu ne puisses pas douter qu’il est mon envoyé. C’est à toi de donner des ordres pour que lui et ses hommes puissent passer librement sur tes États, qu’ils traverseront par la route des Djawaras et du Foula Dougou, et qu’ils ne soient ni arrêtés, ni inquiétés en aucune façon.

« Salut.
« Le gouverneur,
« Signé : L. Faidherbe.

« Saint-Louis, le 30 juillet 1863. »


De Saint-Louis à Bakel. — Dernières instructions verbales du général Faidherbe. — De Bakel à Médine. — Incident à Kotéré. — Le Sénégal entre le Félou et Gouïna. — Départ définitif de Médine, le 24 novembre 1863. — Manière de marcher. — La politique du Khasso, du Logo et du Natiaga. — Visite à Altiney-Séga. — Ascension d’une montagne. — Aspect du pays. — Route de Médine à Gouîna. — Accès de fièvre. — Campement à Gouïna. — Tentative de navigation au-dessus de ce point. — Insuccès. — Départ des officiers de Médine. — Renvoi du guide incapable. — Nous sommes seuls.

La baisse exceptionnelle des eaux dans l’année 1863 me fit partir un mois plus tôt que je ne l’eusse désiré. Le 12 octobre, ayant reçu le courrier de France, je partais sur la chaloupe canonnière la Couleuvrine,





emportant une partie de mon matériel (le reste avec mes laptots

m’avait devancé) et les instruments que j’avais demandés en France et que le paquebot venait de m’apporter. C’étaient un baromètre, avec deux thermomètres, un petit sextant, un horizon à fluide, trois boussoles de poche, une montre à secondes, un chronomètre en or.

Il y avait aussi une boussole de nivellement, mais le volume, le poids de cet instrument, et le manque de moyens de transport, me forcèrent à le laisser à Bakel, où j’arrivai après avoir revu les divers postes échelonnés sur la rive gauche du Sénégal, Richard Toll, Dagana, Podor, etc. Débarqué à Bakel le 19, j’y passai quelques jours à chercher des chevaux et les ânes dont j’avais besoin. Pendant ce séjour, le gouverneur, le général Faidherbe, vint passer son inspection. Je reçus ses dernières instructions verbales, qui se résumèrent en ceci : « Partez le plus vite possible, marchez le plus rapidement que vous pourrez pendant que les chaleurs ne sont pas arrivées, et tâchez de gagner le Niger. » Puis, croyant peut-être que j’avais besoin d’un peu plus d’enthousiasme, il ajouta quelques-unes de ces paroles qui vont au cœur lorsqu’on l’a bien placé. Le lendemain il partait de Bakel, au bruit des salves d’artillerie de la terre et des bâtiments, et quelques jours après, le 26, je quittais aussi ce poste pour me rendre à Médine, dernière station française dans le fleuve, où seulement je pouvais organiser définitivement une petite caravane.

J’avais acheté à Bakel un cheval médiocre, petit, mais assez fort, le seul que j’eusse pu trouver, et que j’avais payé le double de sa valeur (248 fr.) ; malgré mon désir d’en procurer un au docteur, j’avais dû y renoncer, et lui donner le choix entre les deux chevaux achetés à Saint-Louis.

Douze ânes que j’avais pu me procurer m’avaient paru capables de porter tout notre matériel, dans lequel je comptais environ huit cents rations pour mes noirs, cinquante kilogrammes ds poudre, six cents cartouches, nos effets, les instruments d’observation, la pharmacie, etc., etc.

Pour ne pas fatiguer mes animaux, je fis transporter par le canot une grande partie de mon matériel jusqu’à Médine, et je me mis en route avec des animaux déchargés. Cela me permit de faire en moyenne dix lieues par jour et d’arriver à Médine le 30 octobre.

Si les eaux étaient trop basses pour permettre aux bâtiments à vapeur de remonter à Médine, leur crue était encore assez considérable pour nous créer des difficultés dans notre route par terre.

Le passage de la Falémé, où le courant est très-fort, ne put s’effectuer qu’à l’aide du canot que j’emmenais. Il en fut de même au passage du Dianou Khollé et à plusieurs autres marigots. La vase et la roideur des berges nous retardèrent et occasionnèrent des chutes quelquefois dangereuses. À Kotéré, hameau du Kaméra, un incident imprévu faillit mettre fin à notre voyage avant qu’il fût commencé.

Mes hommes, en arrivant, trouvant le chemin barré par la porte d’un lougan (champ ou jardin), voulurent la faire sauter[7]. Une vieille femme qui s’y opposa fut bousculée, et avant que j’eusse pu rétablir l’ordre, le village, en entier, sortait aux cris de la femme, assaillait nos hommes à coups de bâton, et leur arrachait leurs fusils. En vain le chef du village et moi nous cherchions à séparer les parties. La colère emportait tout le monde, et menacé moi-même d’un coup de poignard, bousculé à diverses reprises, j’eus besoin de faire appel à tout mon sang-froid.

Cette situation ne pouvait pas durer : en vain je recommandais à mes hommes de ne pas tirer, les Sarracolets[8] chargeaient leurs fusils et je voyais le moment où il ne nous resterait plus qu’à vendre chèrement notre vie, lorsque, par bonheur, je fus reconnu de quelques hommes du village, qui, en 1859 et 1860, avaient été placés sous mes ordres lorsque je commandais la Couleuvrine à Makhana. Ils s’unirent à moi et au chef et repoussèrent les jeunes gens du village, tandis que je réunissais les miens à l’aide de mon fidèle Bakary Gueye : on se rendit maître des animaux qui dévoraient le lougan, on les en fit sortir, et le calme se rétablit. Alors j’entrai dans le village avec M. Quintin et un laptot interprète ; je me fis rendre les fusils sans aucune difficulté, puis je tançai vertement les gens du village sur leur brutalité, leur rappelant que la force était un mauvais moyen à employer contre nous ; que si nous commettions un dommage à leur détriment, le commandant de Bakel était là pour leur rendre justice et les indemniser.

Le chef du village, qui s’était très-bien conduit, s’excusa et me pria de pardonner à ses administrés.

Le seul dommage réel fut la perte du verre du chronomètre cassé dans ma poche, sans doute par quelque coup auquel, sur le moment, je n’avais pas fait attention. Dorénavant cet instrument devait rester dans une boîte, et je ne pus l’utiliser que comme compteur à secondes.

À Médine, je m’occupai de la dernière installation de mes bagages, je pris des vivres, je disposai les charges des animaux, je fis emplette de quelques articles oubliés à Saint-Louis, et laissant M. Quintin chargé de préparer ces derniers détails, je me livrai à l’exploration du fleuve au-dessus des chutes du Félou au moyen du canot que j’avais apporté. Arrivé au pied de la cataracte on le transporta à terre sur sa charrette, et les mules le traînèrent dans le bassin supérieur.

La section du fleuve comprise entre les deux chutes du Félou et de Gouïna, avait été visitée par M. Pascal, sous-lieutenant d’infanterie de marine, en 1859, lors de son voyage dans le Bambouk. Avant lui, M. Brossard de Corbigny s’était rendu par terre jusqu’au Bagou Kho pendant l’hivernage de 1858. Moi-même, en 1860, j’étais allé par terre jusqu’à Gouïna, pendant la saison sèche. On disait à Bakel que M. Rey (ancien commandant de ce fort) s’y était rendu par eau en pirogue. Cependant, dès le premier jour, je fus arrêté par un barrage de roches. Le lendemain, j’en franchissais cinq ; mais, arrêté par l’importance du sixième, je dus renoncer et revenir prendre un supplément d’équipage et de vivres. Dans cette première excursion, où M. Poutot, alors lieutenant du génie, commandant à Médine, m’accompagnait, j’avais dressé la carte du fleuve dans sa partie navigable. Dans ma deuxième tentative, où je réussis à remonter jusqu’au village de Banganoura, j’étais accompagné du docteur L’Helgoual’rh, chirurgien du poste. Nous ne rencontrâmes pas moins de onze barrages dont plusieurs nous obligèrent de porter le canot à bras par-dessus les roches. D’autres ne purent être franchis qu’à la touline[9] ; d’autres enfin qu’en faisant mettre tout le monde à l’eau pour traîner le canot à bras dans les rapides, non sans difficulté et sans danger.

À Banganoura, la succession des rapides, la violence du courant, ne me permettant plus d’avancer, je débarquai et j’allai reconnaître la route par terre afin de m’assurer de la possibilité de transporter le canot au-dessus des chutes pour continuer nos explorations du fleuve. J’étais à environ une demi lieue de Gouïna ; la route, simple sentier, traversait une colline rocheuse, deux petits ravins ; mais avec le dévouement et l’adresse de mes laptots, je pouvais triompher de ces difficultés. Rassuré sur ce point, j’allai admirer et dessiner la superbe chute du fleuve, et je redescendis à Médine.


Fort de Bakel. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Ces deux excursions qui m’avaient pris cinq jours pleins, m’avaient laissé, en dépit de fatigues écrasantes, en très-bonne santé. J’avais dressé la carte exacte du fleuve de Médine à Gouïna. J’étais sûr de pouvoir continuer mon expédition en amont de cette chute. Mon enthousiasme ne faisait que s’accroître ; mais aussi je redoublais de précautions pour surmonter toutes les difficultés que me faisait prévoir le transport d’un aussi fort matériel avec si peu d’hommes et de moyens.

Revenu à Médine, je renvoyai le canot à Banganoura, chargé de vivres, de sa charrette et de tout ce qu’il pouvait porter pour une navigation aussi délicate. Je confiai ce transport à Samba Yoro, qui avait fait les premiers voyages avec moi. Il appréciait toutes les difficultés de l’opération, mais c’était un homme entreprenant, et il n’hésita pas. Arrivé à Banganoura, il obtint du chef du village une case pour mettre mes provisions à l’abri, les confia à Déthié N’diaye qui resta à la garde du canot avec Sidy, et vint me rejoindre à Médine.

Je quittai définitivement Médine, le 25 novembre 1863, au matin. La veille, au soir, j’avais fait charger mes ânes et j’avais envoyé ma caravane camper à côté de la chute du Félou ; je me ménageai ainsi une économie de temps assez considérable, car les premiers chargements et déchargements en route sont très-difficiles ; les noirs y apportent le désordre qui leur est habituel ; les avis qu’on leur donne sont à peine écoutés, les ordres mal exécutés, et les chargements sont a peine faits qu’ils tombent souvent à terre : c’est ce qui nous arriva plusieurs fois pendant cette journée. Lorsque cet accident se produit, le mieux est d’arrêter immédiatement la caravane entière, car généralement il réclame un temps assez long, et lorsqu’on a peu d’hommes, les difficultés se compliquent. Pendant ces temps d’arrêt il arrive souvent que d’autres animaux mal chargés, trop ou trop peu, profitent de l’occasion pour se débarrasser de leurs fardeaux ou pour se coucher, et la marche est alors entravée pendant une heure. Peu à peu les hommes s’habituent, ils sanglent les bâts, balancent mieux les charges, brutalisent moins les animaux, qui n’en marchent que mieux, et, ainsi que je l’ai constaté, on arrive à faire de longues marches sans le plus petit arrêt.


Les chutes du Félou. — Dessin de Tournois d’après l’album de M Mage.

Dans toutes ces occasions, il faut, je le répète, s’armer d’une patience à toute épreuve, d’un calme imperturbable. Les noirs se disputent, laissez-les faire, ils en viennent rarement aux coups ; la langue est leur arme favorite, mais aussi comme elle travaille !

Malheureusement la patience et le calme n’étaient pas mon fort, et pendant les premiers jours je dépensai une telle somme d’irritation que je ne tardai pas à m’en ressentir. Des les premiers pas, il se manifesta entre mes hommes des symptômes de jalousie et de désaccord qui, bien des fois par la suite, me créèrent des embarras et des ennuis. Les choses en vinrent à tel point que je fus obligé d’intervenir pour empêcher les voies de fait, et il advint plus d’une fois à mon intervention d’arriver trop tard. J’avais, en effet, avec moi des hommes d’élite, de grades différents, faisant tous le même service : ceux habitués au commandement étaient disposés à se faire servir par les autres, qui ayant une tâche personnelle égale à la leur, les recevaient fort mal. Puis, quelque jalousie, quelque médisance survenant, la discorde ne tarda pas à être dans mon équipage.

Je ne sais plus que politique a dit : « Divisez pour régner. » Cela peut être vrai, et avec des hommes capables de trahison, j’aurais eu à m’applaudir de ces dissensions ; mais dans le personnel de mon escorte, elles ne pouvaient que me causer des difficultés continuelles.

Lorsque je quittai Médine, Sambala, roi de Khasso, venait d’expédier une armée dans le pays. Suivant l’habitude des noirs, on avait fait grand mystère du but de cette campagne ; mais, au moment de partir, j’avais à m’en préoccuper et j’avais fait tous mes efforts près de Diogou Sambala (cousin du roi) pour savoir de quel côté on se dirigerait. Il avait d’abord opposé à mes questions son ignorance ; mais sur mes instances réitérées, il finit par me dire sous le sceau du secret qu’on allait dans le Dentilia. Ce renseignement était-il fondé ou n’était-il que la suite d’une duplicité bien commune chez les noirs et dont ils ne se montrent pas honteux quand on vient à les découvrir ? Le fait est que je le crus et que je partis sans défiance.

Cette expédition avait fait appeler à Médine les principaux chefs du pays qui devaient fournir des contingents à Sambala, en leur qualité d’alliés, et entre autres Altiney Sega, chef du Natiaga, et Nyamody, chef du Logo. Quoique le Natiaga et le Logo soient, à vraiment parler, des provinces du Khasso, que leurs habitants soient Khassonkés, et que Sambala porte le titre de roi du Khasso, ce serait une erreur de croire qu’il commande à toutes ces principautés.

Le gouvernement du Sénégal, voyant dans Sambala un allié, a fait tous ses efforts pour augmenter son pouvoir et lui donner une prépondérance sur ses voisins, mais il n’a pu triompher des errements du passé. Le Logo est devenu son vassal, mais non son tributaire, et Nyamody, son chef, a soin de se fortifier dans son village de Sabouciré, afin d’être à l’abri du caprice de ce chef dont nous avons fait un allié, que nous avons sauvé de la mort lors du siége de Médine, et qui aujourd’hui méconnaît nos services, sinon ouvertement, du moins dans ses actes privés et dans ses conseils secrets. Quant à Altiney Séga, lorsque El Hadj arriva dans le pays en marquant chacun de ses pas par le sang et l’incendie, il crut prudent de céder à l’orage, et, à la tête de sa bande, il alla s’offrir au prophète pour l’aider à accomplir son œuvre, abandonnant Sémounou, alors chef du Natiaga, qui fut obligé de fuir. Il resta ainsi à la tête des siens, conservant un rang relatif, jusqu’au moment où El Hadj entama sa lutte avec le Ségou. Il revint alors, se disant autorisé par El Hadj à rentrer dans ses foyers, mais en réalité déserteur des rangs du prophète.


Entrée de la vallée de Natiaga. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Comprenant que la déroute d’El Hadj, à Médine, en 1857, avait laissé entre nos mains la suprématie véritable du pays, ce fut au commandant de Médine qu’il s’adressa pour obtenir le droit de se réinstaller dans son village du Natiaga, qui appartenait autrefois à Mansolah ; puis, craignant peut-être une vengeance de Sambala, il alla s’établir dans une gorge naturellement fortifiée, où il fonda le village de Tinké, au pied de rochers qui sont de véritables défilés des Thermopyles. Lorsqu’il vint à Médine, appelé par Sambala, il me fit promettre d’aller le voir à mon passage à travers le Natiaga. Le gouverneur, croyant que ce chef avait conservé de bonnes relations avec El Hadj, avait donné l’ordre de le bien traiter, afin de le rendre favorable à nos intérêts et de compenser ainsi la malveillance évidente de Sambala à l’égard de notre voyage. Moi-même je me figurais que ce chef devait être un agent secret d’El Hadj, et, dès que je fus campé dans la plaine du Natiaga, voulant donner un jour de repos à mes hommes et en même temps m’assurer de ses forces, j’allai le voir. Ses contingents étaient partis de la veille ; il m’affirma qu’il ne savait pas de quel côté ils allaient. Il paraissait embarrassé et même avait tenté d’éluder ma visite, en se disant malade ; mais j’avais forcé l’entrée de sa maison, et il fut ainsi obligé de nous donner audience. Je lui conseillai la paix, la bonne entente avec tous ses voisins, et aussi de relever les nombreux villages détruits par la guerre, et particulièrement celui de Oua-Salla, sur le bord du fleuve, dont la position était admirable. Il me promit de s’en occuper dès le lendemain. Le voyant remis de l’espèce de crainte qu’il avait manifestée, je lui demandai un guide jusqu’à Bafoulabé. Il m’affirma qu’aucun de ses hommes n’était en état de me conduire, n’ayant pas fréquenté cette route depuis dix ans qu’elle était déserte. Néanmoins, dès le lendemain, il m’envoya un de ses Khassonkés. C’était là le remercîment d’un cadeau que je lui avais fait avant de rompre le palabre, cadeau bien mince, une simple calotte de velours brodée d’or, mais dont l’effet avait été puissant sur des gens vaniteux au delà de toute expression.

Le même soir je tentai l’ascension d’une haute montagne du voisinage dont je ne pus atteindre le sommet ; après avoir franchi les plans inclinés, j’arrivai à une muraille verticale de plus de vingt mètres de haut, qui défiait toute escalade. J’avais de la une très-belle vue. Le fleuve dessinait les sinuosités de son cours entre Dinguira et nous, coupé par ses barrages et ses chutes étincelantes au soleil. La plaine magnifique du Natiaga, divisée par ses massifs montagneux et de nombreux ruisseaux, se déroulait au loin, et allait se perdre dans des gorges étroites, surmontées de pics nombreux. À mes pieds était mon campement, ; sur la droite, s’élevaient les monts si pittoresques du Maka Gnian ; par derrière, plusieurs plans de montagnes échafaudées formaient un véritable décor féerique à l’horizon. Je ne pouvais me lasser d’admirer ce pays, où la Providence a semé ses biens avec une prodigalité peu commune. La
Feuilles et noix de l’arbre à beurre (Bassia Parkii).
terre y est d’une richesse incroyable ; l’eau y abonde et y fournit des poissons succulents. L’or est à quelques pas au bout du défilé que je vois à ma gauche ; le fer partout, sous nos pieds, dans la vallée et sur les pentes, et au-dessus de nous, dans les escarpements des hautes cimes ; le fleuve abonde en chutes dont la puissance motrice serait incalculable ; mais la main des hommes n’a rien fait de ce monde de richesses ; les indigènes n’ont pas su seulement tirer de quoi se vêtir proprement. Les femmes sont à demi-nues, leurs habitations misérables, leurs ustensiles grossiers, et leurs arts les plus avancés, la métallurgie et le tissage, sont encore dans l’enfance.

Telles étaient mes réflexions : en pensant que ces peuples, comme tous ceux de la Sénégambie, sont plus ou moins en contact avec les Européens depuis près de deux siècles, je me demandais par quelle révolution on pourrait les faire sortir de l’état où ils languissent, n’appliquant leurs forces et leur intelligence qu’au mal, c’est-à-dire à la guerre et au pillage.

Cependant il fallut m’arracher à mes pensées ; le pic sur lequel je m’étais logé était exposé au grand soleil, et je commençais à ressentir quelques bourdonnements de mauvais augures.

Le lendemain 27, je fis charger les bagages et nous commençâmes de bonne heure notre marche sur Gouïna, ou j’avais résolu de camper le même soir.

Notre court séjour à Mansolah, d’où je partais, m’avait démontré outre mesure l’intérêt qu’il y aurait pour nos traitants à venir acheter des arachides dans ce pays. Avec un canot disposé pour cela, on pourra, aux hautes eaux, les faire dériver, et aux prix où je les achetai, il y a d’immenses bénéfices à réaliser. En effet, dans une lettre que j’écrivais au gouverneur quelques jours après, je lui citai ce fait que pour quatre coudées de guinée, représentant une valeur de 2 francs 25, nous avions eu quatre boisseaux d’arachides, c’est-à-dire 50 kilogrammes environ de cette légumineuse, représentant une valeur de 15 à 20 francs dans les ports de France, et de 10 à 12 francs sur le marché de Saint-Louis.

De Médine à Mansolah, la route suit le bord du fleuve jusqu’à Dinguira, et dans cette partie le fleuve est à peu près dégagé des barrages. À Dinguira, on s’écarte du fleuve, qui alors n’est plus qu’une succession de rapides et de roches, En partant de Mansolah, notre route fut difficile ; les chemins passant au milieu de rochers sont entravés par de très-hautes herbes, du milieu desquelles on voit bondir des gazelles, des antilopes, qui fuient avec la rapidité du vent, effrayant des bandes de perdrix et de pintades que leur vol lourd livrait souvent à nos coups. Chaque arbre près duquel nous passions était le refuge de bandes de perruches, fléau des champs qu’elles dévastent, et sur chaque rocher aboyait ou grimaçait un singe gris ou un cynocéphale. Mais toutes ces choses qui, en d’autres moments, eussent captivé mon attention, me laissaient froid ; ma tête alourdie se balançait sur mes épaules, le frisson me gagnait ; je ressentais, en un mot, tous les symptômes d’un accès de fièvre, et d’un des plus violents que j’aie éprouvés dans le cours de mon voyage. À travers les interstices d’un ciel à demi voilé, les rayons du soleil tombaient sur nous avec une lourdeur incroyable, et la difficulté de la route, qui m’obligeait à tenir constamment le cheval en main, venait ajouter à mon malaise. J’étais tourmenté d’une soif intense, et la végétation qui devenait de moins en moins touffue me laissait sans abri. Par trois fois pris d’étourdissements, je me laissai glisser de mon cheval et m’étendis à l’ombre de broussailles. Quelques gouttes d’eau de la gourde de l’un des officiers qui nous accompagnaient me ranimèrent ; mais il faut avoir passé par les fièvres du Sénégal pour comprendre ce que je souffrais. Enfin, après trois heures de marche dans ces conditions, j’arrivai au Bagoukho, torrent guéable en ce moment ; je le traversai et nous campâmes sur sa rive jusqu’à deux heures et demie. Ce temps d’arrêt me permit de prendre un peu de repos, et la fièvre se passa. Le soir, j’organisai mon campement dans un gourbi naturel formé par un arbre qui est sur le bord du fleuve, à deux cents mètres au-dessus de la chute de Gouïna.

Dès le lendemain j’envoyai tous mes hommes à Banganoura pour transporter le canot dans le bassin supérieur. Il fallut lui faire gravir une berge de dix-sept mètres presque à pic, puis, une fois sur son chariot, élaguer les arbustes, traverser deux ravins, et l’après-midi nous le lancions sur des eaux où jamais embarcation
Monts du Makagnian. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
européenne n’avait flotté et où je ne pense pas qu’on en voie flotter d’ici à longtemps. Jusqu’ici tout allait bien, sauf ma santé ; mais j’avais trop l’expérience des fièvres du Sénégal pour m’effrayer d’un simple accès, quelque violent qu’il fût. Aussi, quand vint le deuxième accès, je m’y attendais ; je m’étais déjà purgé ; le troisième fut tellement faible que je vis que la fièvre était enterrée sous le sulfate de quinine.

Néanmoins pendant deux jours je me sentis très-faible, trop faible même pour me mettre en route sous le soleil, et ne voulant pas perdre ce temps si précieux, je l’employai à remettre au net la carte du fleuve, à faire ma correspondance, à fixer la latitude exacte de Gouïna par plusieurs observations de hauteur méridienne du soleil, qui me donnèrent 14° 00′ 45″ nord, tandis que par estime, j’obtins, toutes réductions faites, 13° 30′ 14″ de longitude ouest.

De ma première visite à Grouïna, en 1860, j’avais rapporté une vue assez exacte de la cataracte pendant les basses eaux. Cette fois je pus donner pour pendant à mon premier dessin une vue du même grand paysage pendant les hautes eaux. Gouïna présente alors un spectacle admirable. Le fleuve, large de cinq ou six cents mètres, tombe en nappes interrompues par quelques immenses blocs de rochers, tellement travaillés et criblés par les eaux qu’elles s’en échappent en mille filets élégants qui ajoutent autant au pittoresque de la scène qu’à la masse générale de la chute. La hauteur de celle-ci n’était que de 13 mètres 50 en ce moment, elle atteint 17 mètres lorsque les eaux sont basses dans le bassin placé au-dessous de la chute d’où elles s’échappent par une succession de rapides qui, sur un espace de 60 à 80 mètres, font encore une différence de niveau de plus de 4 mètres.

Pendant ce temps le docteur partait en canot avec les officiers de Médine, qui, m’ayant accompagné jusque-là, espéraient reconnaître Bafoulabé. Leur espoir devait être déçu : après avoir franchi trois petits rapides, ils furent arrêtés par une véritable chute d’eau et revinrent. Ils avaient reconnu l’emplacement de l’ancien village de Foukhara, point extrême du voyage de M. Pascal en 1859. Arrivé là, et voyant les guides refuser de s’avancer plus loin, de crainte d’être surpris par les talibés d’El Hadj, il avait dû revenir sur ses pas pour s’enfoncer dans le Bambouk[10]. Dépasser ce point était donc un progrès pour la géographie du Sénégal, et le gouverneur y attachait une telle importance qu’un jour où je lui exprimais le regret d’avoir si peu de ressources pour mon voyage, il me dit : « Mais faites ce que vous pourrez ; on ne vous demande pas l’impossible, et même n’allassiez-vous que jusqu’à Bafoulabé, ce serait déjà un résultat important. »

En voyant les mêmes obstacles qui avaient arrêté M. Pascal se dresser devant moi, et mon guide m’avouant qu’il ne connaissait de chemin que dans l’intérieur, tandis que j’avais à suivre le bord du fleuve pour
Cataracte de Gouïna (Sénégal), basses eaux. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
en étudier la navigabilité en canot, je me révoltai contre ces difficultés et, dès que les officiers de Médine, MM. Poutot et Bougel, eurent repris la route de leur poste avec leur escorte de tirailleurs sénégalais, je renvoyai ce guide et pris la route de Foukhara, bien décidé à ne reculer que devant l’impossible.

Le même soir je campai au premier barrage reconnu par M. Quintin, décidé à aller le lendemain au second. Et cependant les choses s’annonçaient mal : les hommes envoyés pour reconnaître les sentiers de terre et brûler les herbes ne parvenaient pas à les enflammer ; une mule venait déjà de succomber. Deux hommes ayant bu de l’eau d’un marigot, avaient été pris de vomissements assez violents pour leur faire rejeter des vers de l’estomac. Nous n’avions plus de guide ; devant nous était l’inconnu.

À quelle distance trouverions-nous des villages habités ? À quel parti appartiendraient leurs populations ? Comment nous recevraient-elles ?

Toutes ces questions étaient pendantes, et plus elles étaient menaçantes, plus mon courage s’exaltait, plus je m’affermissais dans la pensée d’aller en avant, quoi qu’il arrivât.

Mage.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Makhana, grand village de Sarracolets Bakiri, à mi-distance entre Bakel et Médine, avait été détruit par El Hadj Omar ; ses habitants en grande partie avaient été massacrés ; les autres avaient trouvé un asile dans le fort de Bakel, où ils nous avaient secondés dans notre lutte contre le marabout conquérant. En 1859, après l’expédition du Guémou, le gouverneur, pour les encourager à reconstruire leur village, avait envoyé la canonnière la Couleuvrine, que je commandais, stationner à Makhana, et neuf mois après, là où ne s’élevaient que des herbes, un grand village était reconstruit.
  2. Les tirailleurs sénégalais, corps analogue aux turcos, composé de nègres de la côte d’Afrique et du bassin du Sénégal et du Niger.
  3. On désigne sous le nom de laptots, les noirs engagés comme matelots au service de la station locale du Sénégal. Leur engagement n’est que d’une année.

    Ils peuvent atteindre le grade de quartier-maître indigène, généralement appelé gourmet, et quand ils acquièrent une assez grande habitude et connaissance du pilotage dans le fleuve, ils peuvent obtenir le grade de deuxième maître pilote de deuxième et première classe, appelés plus communément capitaines de rivières de deuxième et de première classe.

  4. Yolof ou Woloff, nom de race et de langue et d’un empire nègre autrefois très-puissant, aujourd’hui démembré ; il se composait du Yoloff, du Oualo et du Cayor. — Le Yoloff est la langue des nègres de Saint-Louis. — Guet’N’dar est un village de pêcheurs et de pilotes sur la langue de sable qui s’étend pendant plusieurs lieues vis-à-vis Saint-Louis, entre le fleuve et l’océan.
  5. Toucouleur, nom donné aux habitants du Fouta mélangés de Pouls, de Yoloffs et de différentes races, parmi lesquelles les Soninkés semblent dominer. Ce peuple intelligent, guerrier et cultivateur, musulman et fanatique, est toujours plus ou moins en lutte avec le gouvernement local du Sénégal et a fourni à El Hadj les soldats avec lesquels il a fait toutes ses conquêtes.
  6. Dramané ou Daramané, petit village détruit, et reconstruit en même temps que Makhana dont il est limitrophe.
  7. À cette époque de l’année la récolte du mil n’est pas finie et pour empêcher les animaux d’aller manger la récolte sur pied, on barre les chemins avec des épines à l’entour des villages.
  8. Les Sarracolets ou habitants du Kamèra sont de la race Soninké.
  9. Opération qui consiste à faire tirer de terre le canot au moyen d’une corde légère.
  10. Voy. la relation de M. Pascal, Tour du Monde, t. III, p. 39.