Voyage dans le Canada/Lettre 1

Traduction par madame T. G. M..
chez Léopold Colin (tome premierp. 5-10).

VOYAGE
DANS LE CANADA,
OU
HISTOIRE
DE MISS MONTAIGU.

LETTRE PREMIÈRE.

Édouard Rivers, à son ami John Temple, écuyer.

Après avoir passé deux ou trois jours très-agréables avec quelques amis dans les environs de Carisbrook-Castle, visité les beautés de l’île, et donné quelques larmes au triste sort de l’infortuné Charles Ier, je suis parti pour l’Amérique, avec le dessein, dont je vous ai déjà fait part, de m’établir dans ce pays, où je dois avoir le grade de lieutenant-colonel. D’après quelques recherches et de sérieuses réflexions, je préfère à la Nouvelle-Yorck le Canada, par deux raisons : d’abord, parce que cette contrée est plus agreste ; ensuite, parce que les femmes y sont plus belles : la première de ces causes ne sera sûrement pas approuvée de tout le monde ; mais je suis bien sûr que vous goûterez la seconde.

Vous trouverez peut-être mon projet romanesque ; je ne sais au vrai ce qu’il est ; mais, vous le savez, l’activité de mon caractère ne s’accorderait pas avec le désœuvrement et le genre de vie monotone d’un officier réformé : d’ailleurs, je l’avoue, j’ai trop d’orgueil ou d’ambition pour restreindre à ce point le cercle de mon existence ; et puis je ne voudrais pas toucher à la petite fortune qui suffit à peine pour soutenir ma mère et ma sœur dans l’aisance où elles ont toujours vécu.

Ce que vous appelez sacrifice n’en est pas un pour moi ; j’aime l’Angleterre, mais je ne suis enchaîné fortement dans aucun pays ; la nature offre partout des charmes à celui qui cherche à gagner la bienveillance générale ; à mon âge, les changements de lieux sont agréables ; l’amour de la variété, ce désir vague de connaître, qui nous est naturel, me donneraient du goût pour ce voyage, lorsque je n’aurais pas l’espoir d’y trouver l’avantage qui me le fait entreprendre, celui de gouverner une population qui doit être composée de tous les misérables, sans ressources, de notre pays, pour les employer à la culture de terres abandonnées ; mes sujets vivront d’abord seuls entre eux, et n’auront point de compagnes ; mais ensuite, devenus libres de former des liens, j’aurai l’espoir de voir se multiplier autour de moi l’image du Créateur. Ainsi, dans ces déserts sauvages, fertilisant un pays inculte, je goûterai le plus doux, le plus vif tous les plaisirs, celui de la création, et je verrai l’ordre et la beauté s’élever par degrés du chaos.

Le vaisseau est prêt à s’éloigner du rivage ; les vents sont favorables ; un souffle doux comme le zéphir agite la surface de la mer ; je pars avec les brillantes espérances d’une imagination ardente ; cependant mes regards se portent tristement vers les contrées qui s’échappent à ma vue.

Nos pertes mutuelles sont irréparables, mon cher Temple ; je ne cesserai jamais de vous regretter ; et vous, mon ami, vous trouverez difficilement à remplacer le compagnon de votre enfance ; vous pouvez rencontrer des hommes qui me soient bien supérieurs en mérite ; vous les estimerez autant que moi, mais ils ne vous rendront jamais les douceurs d’une liaison intime, de ce penchant naturel qui nous unit dès nos plus tendres années et que nous ne sentîmes jamais aussi bien que le jour de notre séparation.

Quel charme doux et céleste offre l’amitié dans le printemps de la vie, lorsque le monde frivole et corrompu n’a pas encore pénétré de ses vices on détruit l’agréable illusion d’un jeune cœur qui voit partout l’innocence et la vérité, et ne découvre dans l’avenir que la séduisante perspective du bonheur !

Je ne suis pas étonné que les payens ayent élevé des autels à l’Amitié ; il était naturel que l’ignorance et la superstition érigeassent en divinité la source de tout bien ; ils adoraient l’Amitié, dont la précieuse influence anime le monde moral, par le même principe qui les portait à rendre hommage au soleil, l’âme vivifiante de la nature et de tout ce qui compose le monde physique.

On m’appèle à bord. Adieu !

Édouard Rivers.