Voyage dans la Cilicie et dans les montagnes du Taurus/03

M. Victor Langlois et son compagnon Bothros Rok.


VOYAGE DANS LA CILICIE ET DANS LES MONTAGNES DU TAURUS,

PAR VICTOR LANGLOIS[1].
1852-1853.
TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Court avant-propos géographique et historique.

La Cilicie est entourée de tous côtés par les montagnes du Taurus, sauf dans sa partie méridionale, qui est baignée par les flots de la Méditerranée. C’est une vaste plaine envahie par de nombreux marécages et où l’on trouve rarement quelques collines peu élevées. Dans l’antiquité, les Grecs y avaient fondé des colonies, et tout le littoral, depuis le cap Cavalier à l’ouest jusqu’au golfe d’Alexandrette à l’est, était semé de cités et de bourgades dont les traces sont encore visibles sur une étendue de plus de deux cents kilomètres. Cette contrée renfermait alors une population importante et industrieuse ; elle est aujourd’hui complétement ruinée et n’offre plus aux yeux du voyageur que les décombres de sa splendeur évanouie.

Il ne reste dans toute la Cilicie que deux villes qui aient quelque importance, Tarsous et Adana, et la population actuelle de toute la contrée n’atteint pas le chiffre de cent mille habitants. Les Turcs dominent dans le pays, mais les Turkomans nomades y constituent la partie la plus importante de la population. Cependant dans les villes et dans quelques villages on trouve les descendants des anciens habitants du pays, des Grecs, des Arméniens, des Syriens, mêlés à des Arabes, à des Yourouks et à des Bohémiens (Tziganes).

À l’époque où Alexandre, ayant traversé l’Asie Mineure, franchit les défilés du Taurus avec son armée, la Cilicie était en grande partie peuplée de Grecs. Plus tard, les Romains s’établirent en maîtres dans le pays, y bâtirent des villes et y fondèrent d’importants établissements. Les Byzantins, qui succédèrent aux Romains, formèrent par leur mélange avec les autochtones, dont la race s’était perpétuée dans la contrée, la partie la plus notable de la population de la Cilicie. Au onzième siècle, une émigration chrétienne, partie des régions voisines de l’Ararat, déboucha dans les plaines de la Cilicie ; c’étaient les Arméniens. À la suite de luttes longues et sanglantes, les Arméniens s’emparèrent de la Cilicie et des forteresses byzantines du Taurus, et dominèrent dans toute la contrée jusqu’à la fin du quatorzième siècle, époque à laquelle les musulmans, ayant envahi la Cilicie et dévasté le pays par le fer et par le feu, s’y établirent définitivement. À partir de ce moment, la Cilicie est devenue une province de l’empire ottoman, dont le gouvernement fut confié d’abord à des dérebeys, puis enfin à des pachas, dont l’odieuse oppression a achevé la ruine complète de cette contrée jadis célèbre et aujourd’hui désolée par des maladies pestilentielles et par les incursions incessantes des tribus turkomanes et kurdes qui campent dans les plaines d’Adana et de Tarsous.


Arrivée à Mersine. — Le lazaret. — La ville de Tarse. — Son aspect. — Ses ruines.

Au mois de septembre de l’année 1852, les vapeurs de la compagnie des Messageries impériales faisaient, pour la première fois, le périple de la Méditerranée. Partant de Marseille, ils touchaient successivement à Syra, à Constantinople, à Smyrne, à Rhodes, à Mersine (port de Tarsous), faisaient échelle en Syrie et en Égypte, et revenaient ensuite à leur point de départ en visitant les mêmes stations. Je pris passage à Constantinople sur le Mentor, et après avoir visité d’abord Smyrne, la ville des infidèles, comme l’appellent les Turcs, puis Rhodes, l’ancienne résidence des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, je débarquai en rade à Mersine.

Mersine, dont le nom en turc, veut dire myrthes, est une petite bourgade turkomane peuplée de fellahs dépendant de la tribu de Thor-oglou. Cette bourgade a pris quelque importance depuis ces dernières années ; à côté des cabanes des Turkomans, s’élèvent aujourd’hui des maisons d’aspect européen, des magasins, une douane, un lazaret, et un palais. Cette dernière construction, qui sert à la fois de caserne et de résidence au gouverneur de la ville et au capitaine du port, n’est qu’une simple maison à un étage et a été construite avec les matériaux provenant des ruines de Pompeïopolis. Les consuls européens y ont tous des maisons et font flotter leurs pavillons chaque dimanche au haut d’un mât, qui sert à indiquer aux navires de commerce que là ils trouveront aide et protection.

Quand j’arrivai à Mersine, un vice de forme dans notre patente sanitaire me valut cinq jours de quarantaine dans une bicoque construite en terre et en boue, et qu’on aurait plutôt prise pour une étable à pourceaux que pour l’édifice sanitaire et fiscal auquel on donne généralement le nom de lazaret. Les cellules étaient sombres et infectes ; les murailles en terre n’avaient pas même été blanchies à la chaux ; un sol humide et détrempé par l’eau qui tombait de la toiture servait de parquet, et les fenêtres, dépourvues de leurs vitres, battaient à tous les vents. En outre, pas la plus petite trace d’un ameublement quel qu’il fût, et, chose incroyable, l’administration de la santé n’avait pas prévu le cas assez naturel où les gens enfermés au lazaret auraient eu besoin de satisfaire aux exigences de la faim. Malheur à qui n’avait pas eu le soin de se munir de provisions de literie et de bouche. Le lazaret de Mersine est si confortable que mon drogman y fut pris de la fièvre pernicieuse et mourut peu de jours après notre arrivée, et j’aurais succombé aussi sans aucun doute, si je n’avais déserté brusquement pendant une nuit où mes gardiens, oubliant le règlement, s’étaient endormis dans leur poste de garde.

Il était environ minuit quand je sortis du lazaret, et, grâce à des intelligences que je m’étais créées dans la place et au dehors, je pus gagner la maison d’un brave fellah, qui me fit cacher dans une jarre immense destinée à renfermer sa provision de riz de l’année. Au point du jour, je sortis de ma cachette et je gagnai à cheval, sans être inquiété par les agents de la santé, le campement du consul français, qui s’était établi avec sa famille et quelques amis à Ichmé, pour passer la saison des chaleurs.

Quand j’eus goûté pendant quelques jours un repos qui m’était nécessaire et que j’eus essayé mes forces en faisant une chasse meurtrière aux porcs-épics qui ravagent les prairies et les champs de pastèques aux alentours d’Ichmé, je me dirigeai avec le consul français vers Tarsous, qui n’est éloignée que de quelques heures de Mersine.

Notre cavalcade était précédée par les janissaires du consulat vêtus de leur riche costume oriental et montés sur de magnifiques chevaux arabes. Dès que nous fûmes arrivés près de la ville, la colonie européenne précédée de cawas (gendarmes) vint nous recevoir. C’étaient les consuls des différentes puissances suivis de leurs nationaux, tous portant le costume turc, qui est le seul en usage dans la contrée.

Les Européens qui sont établis dans la Cilicie ont tellement pris les habitudes du pays qu’au premier abord on a peine à les distinguer des indigènes. Aussi c’est une chose digne de remarque que cette tendance des hommes civilisés à retourner à la vie patriarcale, cette facilité avec laquelle les voyageurs, pour la plupart nés dans de grands centres de population, oublient les habitudes de la ville, abandonnent les coutumes du pays où ils ont vécu, et renoncent aux usages suivant lesquels ils se sont gouvernés pendant la première partie de leur vie, pour adopter les mœurs, les usages, le costume et jusqu’au caractère des Orientaux. Il y a même des voyageurs qui se sont tellement familiarisés avec les habitudes des peuples au milieu desquels ils ont vécu quelque temps, qu’ils finissent par n’être plus reconnaissables pour leurs compatriotes. J’ai connu un vieux Français, ancien clairon d’une demi-brigade qui avait fait partie de l’expédition de Bonaparte en Égypte, et s’était fixé en Syrie à la fin du siècle dernier, qui, sans y prendre garde, avait fini par se transformer d’une façon si complète en Turkoman, qu’il avait même oublié en grande partie sa langue maternelle. Il est vrai qu’à l’époque où je fis sa connaissance, ce bon vieillard était plus que septuagénaire et il n’avait pas vu la France depuis plus de cinquante ans.

La cavalcade ayant pris place aux côtés du consul, nous fîmes notre entrée dans la ville en nous dirigeant vers la maison de France, où des chambres avaient été préparées pour nous recevoir.

Tarsous, l’ancienne Tarse, s’élève au milieu de la vaste plaine qu’arrose le Cydnus (Mésarlyk-tschai). C’est une des plus anciennes villes de l’Asie, puisque les traditions en font remonter la fondation à Persée l’Argien et à Sardanapale l’Assyrien. De tous côtés Tarsous est entouré de jardins plantés d’arbres, parmi lesquels dominent les peupliers, les palmiers, les platanes et les orangers. Vu de loin, Tarsous ressemble à une oasis perdue au milieu d’un vaste désert. On compte aujourd’hui sept mille habitants dans la ville, la plupart Turcs et Turkomans, Grecs et Arméniens, Arabes et fellahs. On n’y rencontre que fort peu d’Européens, si l’on en excepte les consuls, qui habitent d’assez pauvres maisons dans le quartier nord de la ville.

Le consul de France est établi dans une assez grande maison à un étage ; sur la façade règne une galerie couverte, dont les fenêtres à ogives sont envahies par des pampres et des plantes grimpantes qui retombent en guirlandes, et dont les fleurs s’épanouissent au soleil en répandant d’agréables senteurs. Un escalier en bois, dont la rampe se couvre d’une végétation luxuriante, conduit dans la galerie et dans les chambres ; mais pour gagner la terrasse de la maison, on est obligé de se servir d’une échelle. C’est sur cette terrasse, qui sert de toiture à toute la construction, que la famille se réunit le soir pour respirer l’air pur venant de la montagne. Quand le temps est beau, de là on aperçoit la mer, et la vue embrasse toute la contrée d’alentour, enveloppée de tous côtés par un immense rideau de montagnes couvertes de neige.

Toutes les maisons de la ville se ressemblent à peu de chose près, et comme tous les toits se touchent et sont à terrasses, on pourrait croire que les rues sont suspendues comme l’étaient les jardins de Babylone. Tarsous renferme très-peu d’édifices ; quelques mosquées, des khans, un bazar et des fontaines publiques d’une architecture très-primitive, sont les seules constructions qui valent la peine d’être mentionnées. Les rues sont étroites, sales et encombrées. Les caravanes de chameaux ont peine à s’y frayer un chemin, et la circulation est presque toujours interrompue par le passage des bêtes de somme qui vont et viennent, se croisent et s’embarrassent. Si la moderne Tarsous est dépourvue de monuments de quelque valeur, en revanche elle possède de belles ruines. C’est près de cette ville que se trouvent le tombeau de Sardanapale, l’aqueduc romain et la nécropole. La nécropole n’est autre chose qu’un tumulus fort riche en antiquités et principalement en figurines de terre cuite. Pendant mon séjour à Tarsous, je pratiquai des fouilles qui amenèrent la découverte d’une quantité considérable de fragments de statuettes et de poteries, dont le lecteur pourra voir des échantillons curieux au Musée du Louvre, où ils sont exposés sous le cristal d’une vitrine.

Vue générale de Tarsous et des premiers contre-forts du Taurus.


Population de Tarsous. — Un mariage grec.

La population chrétienne de Tarsous, je veux parler des Grecs et des Arméniens, est la plus riche de la ville ; car les Turcs se livrent peu au commerce, se contentent de faire cultiver leurs terres par des fellahs, et vivent du produit de leurs fermes, sans se préoccuper trop des moyens d’augmenter leur fortune ou même leurs revenus. C’est donc chez les Grecs et les Arméniens que l’on trouve l’aisance, et même un certain confort ; et c’est dans l’intérieur de leurs familles qu’il faut aller chercher des distractions, si l’on ne veut pas être condamné à mourir d’ennui dans la ville où Antoine et Cléopatre se donnaient ces fêtes somptueuses dont l’histoire a conservé le souvenir.

Quelques jours après mon arrivée à Tarsous, j’étais admis chez les principaux habitants de la ville, et je fus invité à prendre part à des fêtes de famille dont bien peu d’Européens ont été les témoins, et auxquelles les Turcs n’ont jamais été conviés. Leur présence chez les chrétiens exclurait celle des dames, dont la beauté a été tant de fois célébrée, et qui méritent bien la réputation qu’on leur a faite. Ce fut surtout aux fêtes données par un riche négociant grec de Tarsous, pour le mariage de sa fille, que l’occasion s’offrit à moi de voir les plus séduisants exemples de la beauté orientale. J’avais été invité aux noces que l’on devait célébrer, et le frère de la future était venu lui-même m’apporter le cierge traditionnel qui devait me servir de carte d’entrée dans la maison nuptiale. Le jour fixé pour la cérémonie, toute la population franque et grecque de la ville était sur pied et dans ses plus beaux atours ; les hommes portaient des vêtements neufs ; les femmes avaient mis sur leurs turbans et leurs corsages des bijoux d’un grand prix. Depuis le lever du soleil, des serviteurs tiraient des coups de fusil sous les fenêtres de la future.

Je me rendis d’abord à la demeure du fiancé, que ses amis venaient d’habiller au grand complet, et qui attendait que le père de la future vînt le chercher pour le conduire chez lui. Chaque arrivant adressait à l’heureux fiancé les compliments d’usage, entremêlés de propos grivois ; puis il lui faisait un cadeau qui consistait soit en foulards, fez de Stamboul, souliers brodés, bouquins d’ambre, soit en poules, fruits, voire même en argent comptant.

Quand le père de la future fut venu, le cortége se mit en marche vers la maison nuptiale. Une fois arrivé devant la porte, on s’arrêta, et le père entra seul. Bientôt après il parut à une fenêtre, d’où il adressa ces questions au fiancé :

« Qui es-tu et que veux-tu ?

— Mon maître, je suis ton esclave, et je viens te demander humblement ta fille en mariage.

— Quelle dot apportes-tu ?

— Dix robes de brocart d’Alep, des étoffes de Damas, des colliers, des bracelets d’or, etc.

— Entre avec tes amis. »

À ce moment la porte s’ouvre et chacun se précipite dans la maison. Un orchestre oriental, très-peu harmonieux du reste, fait entendre ses accords, tandis que des chants partent de l’appartement des femmes, et que la fusillade éclate de tous les côtés. J’entrai dans la maison avec tout le cortége, et bientôt nous nous trouvâmes devant d’immenses tables chargées d’un butin considérable ; c’étaient les brocarts d’Alep et les soieries de Damas dont le fiancé avait fait la nomenclature. On voyait aussi des narghilehs montés en argent, des tasses du Japon supportées par des coquetiers en filigrane, des aiguières, des vases à parfums, des tapis, enfin tout l’attirail du plus riche ameublement asiatique.

Pendant cette inspection, qui donnait lieu à des appréciations fort controversées sur la valeur des objets, — appréciations qui me paraissaient assez peu convenables, — des esclaves servaient dans une vaste salle un festin somptueux, qui se composait de moutons rôtis et fumants dans de grands plateaux, des pyramides de riz d’un volume très-respectable, et d’assiettes de sucreries et de pâtisseries. En quelques instants les invités, qui s’étaient accroupis autour des plateaux, dépeçaient les moutons, et chacun tirait à soi le morceau qu’il parvenait à détacher du tout. Une sébile en argent, qu’un serviteur tenait toujours à la disposition des convives, servait à désaltérer tout ce peuple d’invités. Quand le repas fut terminé, on apporta les pipes et le café. La nuit vint peu à peu, et le signal du départ pour l’église fut donné par un officieux qui remplissait le rôle de maître des cérémonies.

La porte de Fer (Démir-Capoue), à Tarsous.

C’est à ce moment que la mariée, jusqu’alors invisible, devait se montrer à son futur époux comme à tous les convives : on entendait des sanglots partant de la pièce voisine, dont la porte, dissimulée par un cachemire, s’ouvrit pour livrer passage à une forme humaine, couverte d’un long voile blanc et soutenue par deux femmes. C’était la mariée.

Un vivat prolongé accueillit l’apparition, et le cortége se mit en marche pour l’église grecque, toujours précédé de la musique et au bruit inévitable des coups de fusil. Dès qu’il fut arrivé à l’entrée du sanctuaire, illuminé pour la cérémonie tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, l’évêque renouvela les questions faites au futur par le père de la jeune fille, et la noce pénétra dans l’église. On fit placer les époux devant l’autel et les cérémonies du mariage commencèrent.

L’évêque prit du pain, qu’il rompit en plusieurs parties, en offrit aux jeunes époux et jeta le reste sur les assistants. Au calme qui régnait dans le sanctuaire succéda un brouhaha effroyable. Les invités s’étant précipités en même temps pour ramasser un morceau de ce pain, il en résulta une véritable mêlée, un assaut de force et de dextérité où les poussées, voire même les coups, pleuvaient comme les bénédictions que le prélat dispensait en ce moment. Ne comprenant rien à cette scène scandaleuse, je voulus m’interposer, mais on me fit observer que se jeter sur le pain bénit était une coutume fort ancienne en Orient, et on m’en expliqua la cause : tout célibataire qui peut manger un morceau de pain consacré est sûr de se marier dans l’année.

La cérémonie religieuse terminée, la jeune fille, toujours enveloppée dans son voile, prit avec ses compagnes le chemin de la maison, suivie du cortége des invités. À peine arrivée dans la chambre nuptiale, on la fit asseoir sur un siége élevé et les chants recommencèrent. L’époux fut alors introduit. Il tenait à la main un sabre courbe avec lequel il souleva le voile de sa jeune femme. Aussitôt un tonnerre d’applaudissements éclate dans la salle, et l’épouse, confuse et en pleurs, s’évanouit ; — la défaillance est dans le programme de la cérémonie. Un repas splendide nous fut encore offert. On préluda par des chansons louangeuses de l’union qui venait de s’accomplir ; puis on s’accroupit autour des mets et chacun fit honneur au souper. Quelques invités banquetèrent même jusqu’à l’ivresse, et la fête dégénéra en une orgie tapageuse qui permit à l’époux de rejoindre sa femme et à moi de m’esquiver.


Les ruines de Pompeïopolis, de Corycus, d’Anamour et de Celenderis. — Les Turkomans et le pacha gouverneur.

Malgré tous les charmes des fêtes du même genre qui se célébrèrent à Tarsous, il fallut me mettre en voyage pour explorer la contrée et continuer les recherches archéologiques et géographiques que j’avais entreprises. La première de mes excursions fut consacrée à une visite aux ruines de Pompeïopolis. Cette ville est située au bord de la mer, à deux heures de Mersine et à six heures de Tarsous, à l’ouest ; on y remarque les restes d’un théâtre bien conservé. Les murailles que Pompée avait fait élever autour de la ville, où il avait enfermé les pirates qu’il avait vaincus et faits prisonniers, sont encore debout. Au centre de la cité antique, dont le sol est couvert de broussailles et de décombres, se dressent quarante colonnes surmontées de leurs chapiteaux et disposées sur deux rangs. Ces colonnes bordaient une rue (dromos) qui menait de la principale porte de la ville au port, aujourd’hui comblé par les sables.

Pompeïopolis : La colonnade.

Je fis dresser ma tente sur le sommet d’une colline contre laquelle est adossé le théâtre, et à petite distance du tombeau d’Aratus. Le jour, je dessinais et je copiais les inscriptions grecques des colonnes et de la nécropole ; le soir, pendant que notre Vatel préparait le repas et que Bothros, mon inséparable compagnon, fumait nonchalamment son narghileh, Ali le Chaouch, chef de mon escorte, récitait des fragments d’Antar ou aiguisait la pointe de son yatagan sur un quartier de roc en fredonnant d’un ton nasillard une ballade amoureuse ou une chanson guerrière. Quand notre repas en commun était terminé, chacun allait s’étendre sur des peaux de moutons et dormait en attendant le jour.

Tombeau d’Aratus, à Pompeïopolis.

De Pompeïopolis, deux routes conduisent dans le Taurus et à Sélefké, en passant par Lamas et Corycus. Une troisième, qui passe par Mersine, mène à Tarsous et de cette ville à celle d’Adana.

En suivant la première de ces routes, on arrive après une marche de deux journées à Corycus, dont les ruines ont un aspect imposant. Deux châteaux, construits en magnifiques pierres de taille, sont élevés, l’un au bord de la mer, l’autre dans un îlot proche du rivage. Ces châteaux, qui étaient autrefois possédés par de grands barons feudataires de la couronne d’Arménie, sont complétement abandonnés aujourd’hui. Parmi les titres que porte le prince Léon d’Arménie, qui a fixé, dans ces derniers temps, sa résidence à Milan, figure celui de comte de Gôrigos ou Corycus.

Vue de Gôrigos (Corycus).

Depuis les ruines de Corydus jusqu’à Séleucie, la route que nous suivîmes était indiquée par le littoral de la mer ; seulement de temps à autre nous dûmes gravir des rochers d’un difficile accès ; enfin, en arrivant à Kalo-Coracésium, la plaine reparut et nous pûmes gagner assez vite la ville de Séleucie. Mon intention, en traversant rapidement toute cette contrée, complétement déserte aujourd’hui, était d’explorer avec soin au retour toutes les localités que je n’avais fait qu’entrevoir. Cette manière de prendre connaissance des lieux m’avait paru nécessaire, d’autant plus que durant huit jours de marche nous ne rencontrâmes d’habitants qu’à Lamas. Après avoir posé des jalons sur divers points, pour marquer les différentes étapes que je ferais au retour, nous gagnâmes Sélefké. Poursuivant toujours notre course en suivant la ligne des rochers qui bordent la mer, nous parvînmes au cap Anamour, le plus méridional de l’Asie Mineure et qui est formé par un massif avancé du Taurus. Ce point paraît avoir été la limite extrême du royaume d’Arménie, à l’ouest. Le jour de notre arrivée au cap Anamour, la chaleur était devenue insupportable. Le thermomètre marquait à deux heures quarante-deux degrés centigrades au soleil, et je dois dire qu’à l’ombre, la différence était presque insensible, trente-huit à quarante degrés. Si j’ai noté ce détail, c’est pour donner une idée des chaleurs de l’automne en Cilicie, surtout au bord de la mer, où les vents du nord ne se font jamais sentir, puisqu’ils sont arrêtés par l’immense chaîne de montagnes qui s’étend sur une grande longueur de l’est à l’ouest. Aussi la Cilicie appartient-elle à la catégorie des climats dits excessifs ; les étés y sont brûlants et les hivers froids. La température diffère en raison de la division du terrain en pays bas et plat et en pays haut ou de montagnes. Ainsi la chaleur n’est pas la même à Tarsous qu’au centre du Taurus, dont les plus hautes cimes, couvertes de neiges éternelles, ne sont distantes de la mer que de dix-huit à vingt heures à cheval. En hiver la neige, qui s’élève quelquefois à dix et quinze pieds au-dessus des rochers, ne s’étend jamais jusqu’aux terrains inférieurs.

La ville d’Anamour (Anemurium), que beaucoup de géographes ont placée à l’extrémité du cap de ce nom, est située à quarante milles de la pente la plus méridionale de la côte de Karamanie. On voit à Anamour les ruines d’un aqueduc, des murailles antiques à demi écroulées, des réservoirs et deux théâtres, dont l’un, assez bien conservé, paraît avoir été recouvert d’un toit ; une nécropole, composée de petits édifices séparés et divisés chacun en deux chambres, dont l’une, à l’intérieur, est subdivisée en cellules ou caveaux funéraires, tandis que l’autre était destinée à recevoir les offrandes. Aucun de ces tombeaux ne porte d’inscription. Les ruines d’Anamour attestent l’existence d’une ville importante, et en effet, Scylax et Pline nous affirment qu’elle était autrefois considérable. La ville actuelle, dont les habitants sont presque tous des Turkomans, est relativement d’une étendue inférieure à l’ancienne. Elle est bâtie sur une colline d’où elle domine le port. Au sommet de cette colline est une forteresse byzantine, et l’emplacement de cette construction militaire correspond assez exactement à celle du port Siguinum ou Sequin, mentionné par Sanuto et dans les lettres adressées par Jean XXII aux Hospitaliers de la Cilicie. Au pied de la colline serpente une rivière assez large et qui pourrait bien être l’Arymagdus de Ptolémée.

Les ruines que l’on rencontre en allant d’Anamour à Celenderis, ville maritime située à douze heures de la première, sont celles de Nagidus et d’Arsinoé : elles n’offrent rien de particulier. Un peu à l’est, d’autres ruines marquent l’emplacement de Melania, d’après Strabon.

Mais les ruines de Celenderis, où nous fîmes halte et où la caravane resta campée pendant quelques jours, ont une véritable importance. Celenderis était dans l’antiquité une localité célèbre par ses origines mythologiques. Ses ruines bordent une petite baie sur un mille de longueur. On y voit un aqueduc, un château ruiné, vraisemblablement construit sur l’emplacement de celui dont Pison s’était emparé au temps de Germanicus, et dans lequel il soutint un siége contre Sentius. Les autres restes consistent en petits édifices cintrés d’une grande solidité qui renferment chacun un beau sarcophage, dont deux seulement portent des inscriptions grecques rappelant les noms des personnages qui y furent ensevelis. Au centre de la ville on remarque un petit édifice dans lequel on pénètre par quatre portes qui font face aux quatre points cardinaux. Ce monument affecte la forme d’un cône dont l’extrémité supérieure est ornée d’une belle corniche.

Toute la contrée qu’on traverse depuis les environs d’Anamour jusqu’à Tarsous, et même jusqu’à Adana, est aride et désolée, et la route est souvent coupée par des marécages dangereux où l’on est exposé de s’enfoncer.

À partir de Tarsous, pas un cours d’eau, pas une source n’arrose cette terre brûlée par le soleil et où les Turkomans ont peine à trouver aux bords des marécages, quelques pâturages pour nourrir leurs troupeaux. De grands roseaux, dont les Yoursuks font les cages en osier de leurs demeures, et qu’ils couvrent ensuite de larges pièces de feutres, entretiennent un peu de fraîcheur autour des campements des Turkomans, qui quittent de bonne heure cette plaine malsaine, pour se retirer dans les vallées de la montagne, où l’air est pur et où les malades atteints de la fièvre parviennent à se débarrasser du fléau en buvant les eaux salutaires des sources du Taurus. Les Turkomans croient que ces eaux ont la propriété de guérir toutes les maladies.

Adana est une ville de dix-huit à vingt mille habitants.

Elle est arrosée par les eaux du Sarus (Séhoun-tchai), qui prend sa source dans le Taurus et se jette dans la mer, non loin de l’embouchure du Cydnus. En passant à Adana, le fleuve alimente les fontaines publiques et les bains de la ville au moyen de conduits et de canaux couverts. Un pont magnifique, élevé par les Romains, est jeté sur le Sarus, en face de la ville. Adana renferme un grand nombre de mosquées, des bains, des khans, un bazar et un palais, si toutefois on peut donner ce nom à la grande bâtisse où réside le gouverneur.

Vue d’Adana. — D’après une photographie.

Pendant mon séjour dans cette ville, j’assistai à un petit événement politique qui aurait pu avoir des suites fâcheuses pour la tranquillité du pays, si le pacha gouverneur, dont la prudence est la principale vertu, n’eût cédé de bonne grâce aux exigences des beys turkomans du Taurus. Les Turkomans de la Cilicie sont nombreux et reconnaissent pour chefs des agas turbulents, dont la vie se passe à combattre les uns contre les autres et à défendre leur indépendance contre les sourdes menées de la Porte. Le gouvernement turc emploie tous les moyens pour amoindrir l’autorité de ces agas, qui n’ont jamais cédé aux exigences des pachas ottomans et refusent absolument de se fixer sur le sol qui leur est assigné et d’y construire des demeures.

L’un d’eux, Hussein-Bey Dedeler-oglou, qui se montrait le plus hostile à la Porte, ayant envoyé son fils à Adana pour une affaire particulière, apprit que le pacha gouverneur l’avait fait arrêter et le gardait en prison. Hussein résolut de tirer vengeance du pacha et, ayant rassemblé les cavaliers de plusieurs tribus, il marcha sur Adana, qui n’était défendue que par une faible garnison.

Mehemet-Zia-Pacha, maréchal de l’empire, gouverneur général des provinces de Marach et d’Adana, vizir de la Porte, assembla son conseil, et, était impossible, il renvoya le fils d’Hussein comblé de présents. Hussein consentit à se retirer, sur les instances de l’agent consulaire français, M. B. Pieri, et fit dire au pacha qu’il brûlerait la ville si jamais il cherchait à troubler de nouveau le repos des Turkomans. Le pacha se le tint pour dit, et depuis lors, chaque année on peut lire dans le rapport officiel adressé par le gouverneur général à la Porte cette formule invariable.

« Les Turkomaus ont enfin cédé à nos instances et ils obéissent aveuglément aux ordres du sultan. Installés dans des demeures fixes, les Yourouks, qui jetaient l’effroi dans toute la contrée, sont devenus de paisibles laboureurs, désireux de mériter un regard bienveillant de l’autorité impériale. »


Les Farsak-oglos. — La danse du sabre. — Missis. — Tumlo-Kalessi. — Aïas. — Chasse au buffle dans les marécages de la plaine Aléienne.

Il faut quatre heures pour se rendre d’Adana à Missis, l’ancienne Mopsueste, fondée par le héros Mopsus, l’un des athlètes de la guerre de Troie. En suivant la route des caravanes, qui est la moins déserte, notre cavalcade passa près du campement des Farsak-oglou, qui avaient dressé leurs tentes de chaque côté de la route. La tribu des Farsak est nombreuse et ses cavaliers sont renommés dans toute la contrée par leur adresse à manier le sabre et le djérid. Nous dermndâmes l’hospitalité au chef de la tribu, et le soir, pendant que nous étions assis à la porte de sa tente, il voulut nous donner le spectacle d’une danse du sabre, exécutée par les principaux cavaliers de son ourdou. La danse du sabre est tout à la fois une récréation et un exercice ; ce serait un assaut d’armes si les danseurs au lieu de se tenir à distance fondaient les uns sur les autres, comme dans un champ clos. Je n’ai rien vu de plus grave que cette danse guerrière exécutée devant tous les membres d’une tribu et à laquelle les femmes prennent part quelquefois, lorsque entraînées par leur ardeur, elles quittent leurs tentes, entrent dans l’arène et luttent en face de leurs époux qu’elles semblent provoquer au combat. Il faisait presque nuit ; un feu de broussailles éclairait seul l’endroit laissé vacant devant la tente de l’aga et où les guerriers étaient réunis.

Un Turkoman armé en guerre sortit des rangs, s’avança près de nous et exécuta d’abord quelques pas en cadence, tandis qu’un tambourin battait la mesure en s’accompagnant d’une flûte sur laquelle il modulait quelques sons monotones. Peu après, la musique précipite ses accords, le guerrier s’anime ; il semble apercevoir un ennemi invisible, le provoque du geste et de la voix, fond sur lui en brandissant son cimeterre, recule de quelques pas, l’attaque encore, et pousse encore un cri de victoire. Un second danseur survient et salue avec son sabre le premier guerrier ; à celui-ci succède un troisième, et alors commence une danse terrible. Ces trois hommes très-rapprochés l’un de l’autre et faisant siffler continuellement l’air avec leur damas, semblent vouloir s’entretuer. Le moindre faux pas pourrait causer leur mort, et cependant ils s’animent davantage au son de la flûte et du tambour ; les lames de leurs sabres étincellent ; les cris d’encouragement redoublent leur animation ; bientôt ils rugissent et bondissent comme des tigres, puis s’arrêtent tout à coup et viennent comme des vaincus, s’agenouiller devant leur aga, en posant, en signe de soumission, leurs lames de damas sur leur tête courbée jusqu’à terre. L’aga les félicite, les invite à se relever, et tandis qu’ils regagnent leurs places, d’autres danseurs leur succèdent et cherchent, comme les premiers, à provoquer les applaudissements des spectateurs, ivres d’enthousiasme et de bonheur.

Les habitants du Taurus : Un chef turkoman, un évêque arménien ; habitants chrétiens de la Cilicie.

Le lendemain matin nous fîmes nos adieux au chef des Farsak-oglou et nous reprîmes le chemin de Missis, qui n’était éloigné que d’une heure du campement. Missis est une pauvre bourgade dont les maisons sont en partie désertes et ruinées. Les mosquées, abandonnées depuis longues années, se sont écroulées, et les minarets sont totalement renversés. Le Pyrame coule à l’est de Missis ; on le passe sur un pont de construction romaine, en face duquel s’élevait jadis un château byzantin qui est détruit aujourd’hui, et dont il ne reste que quelques pans de murailles. Tout près du château se trouve une nécropole riche en inscriptions tumulaires des époques grecque et romaine, qui m’a fourni des textes importants que j’ai publiés dans mon volume d’exploration[2].

Cours du Pyrame, à Missis.

À peu de distance de Missis, au nord, on voit deux châteaux bâtis sur le sommet de deux monticules qui sont séparés l’un de l’autre par la vallée de Pyrame. L’un de ces châteaux, appelé aujourd’hui le Tumlo-Kalessi, est célèbre dans l’histoire de la Cilicie, à l’époque de la domination arménienne. Les documents diplomatiques nous font connaître son véritable nom, Amoud, que Willebrand a transcrit sous la forme Adamodana. En 1212, le roi Léon II, de la race de Roupèn, avait donné ce château aux chevaliers de l’ordre Teutonique, avec plusieurs domaines d’alentour. Un chrysobulle, déposé aux archives de Berlin, nous a conservé le souvenir de cette donation. Lorsque je visitai le Tumlo-Kalessi, j’eus le plaisir d’y rencontrer Mme  la princesse T. de Belgiojoso, qui avait fait halte au pied de la forteresse et qui se disposait à traverser toute l’Asie Mineure, afin de gagner une ferme qu’elle possède dans le pachalik de Trébisonde.

Tumlo-Kalessi.

La route de Missis à Aïas n’est pas sûre ; elle est hantée habituellement par un bandit célèbre, Stépan-oglou, dit le Bossu, qui, à la tête de vingt ou trente bandits du Giawour-Dagh, pille les caravanes et détrousse les passants. Stépan-oglou à son repaire dans les gorges de l’Amanus, mais il va souvent à Aïas pour renouveler ses provisions et acheter de la poudre. Il avait quitté ce village la veille de mon arrivée.

Aïas, l’ancienne Ægée, est une bourgade composée seulement de douze à quinze familles de Turkomans et de fellahs qui habitent des cabanes élevées dans la cour intérieure du château bâti au bord de la mer. Au moyen âge, ce château protégeait la ville de Lajazzo, entrepôt principal du commerce de l’Asie et port célèbre que fréquentaient les navires marchands de Gênes et de Venise, à l’époque des croisades. En face du château de Lajazzo, on voit un îlot sur lequel sont amoncelées les ruines d’une forteresse abandonnée. Il ne reste aucune trace d’antiquités à Aïas, et c’est à peine si l’on reconnaît la place de cette ville célèbre que Marco-Polo et Sanuto ont décrite dans leurs relations de voyage.

Vue d’Aïas (Lajazzo), l’ancienne Ægée, sur le golfe d’Alexandrette.

Quand nous sortîmes d’Aïas, nous prîmes la résolution de revenir à Tarsous par une contrée complétement inconnue et inexplorée, et que les anciens désignaient sous le nom de plaine Aléienne. C’est dans cette plaine, que couvrent aujourd’hui d’immenses marécages, et dans laquelle on trouve plusieurs lacs salés, que se sont réfugiés ces troupeaux de buffles sauvages qui ont donné leur nom à la Cilicie (χιλιξ). Jadis cette contrée était florissante, et là s’élevaient Mégarse et Mallus, la première, ville grecque autrefois fameuse, la seconde, cité satrapale où les lieutenants des rois de Perse en Cilicie avaient leur résidence. Sur les ruines de Mallus, on trouve un petit village turkoman construit avec les débris de la ville antique, dans une baie formée par la pointe du cap de Karatasch. Tous les habitants de ce village sont d’intrépides chasseurs de buffles. Je profitai de ma visite aux ruines de Mallus pour assister à une grande chasse aux buffles à laquelle les Turkomans s’étaient préparés depuis longtemps, et qui devait être très-fructueuse.

Les chasseurs auxquels je m’étais joint quittèrent Karatasch vers le milieu de la nuit, emportant avec eux des provisions pour plusieurs jours et des armes fraîchement réparées. Ils marchaient tous à pied et avaient, outre leur besace, un laço en corde graissée, dont l’extrémité se terminait par un nœud coulant. Le matin nous arrivâmes au bord des marais, où l’on fit halte. Des éclaireurs partirent dans différentes directions, afin de reconnaître les sentiers que fréquentaient les troupeaux et de chercher des emplacements favorables pour attendre leur passage sans être découverts. Le soir, les chasseurs devaient se placer sur différents points et par groupes, afin de commencer l’attaque. Au coucher du soleil, chacun était à son poste ; les éclaireurs avaient signalé un fort troupeau qui se dirigeait du côté de notre cachette, et déjà on entendait les beuglements des buffles qui venaient se désaltérer à l’eau d’une source voisine. Les buffles marchaient par file, attentifs au moindre bruit, et étaient déjà près de nous, quand un des Turkomans, prenant son élan, fit cingler son laço à la tête de l’animal qui marchait le premier, et tirant vivement la corde, il l’enroula plusieurs fois autour d’un tronc d’arbre qui était à sa portée. Le buffle, saisi à l’improviste, fit un bond qui faillit renverser son ennemi, puis baissant tout à coup la tête, il bondit en faisant des efforts violents pour se débarrasser de ses liens. Pendant que ceci se passait sous mes yeux, d’autres Turkomans, postés dans des lieux sûrs, s’emparaient de la même façon et avec une adresse merveilleuse de plusieurs buffles. Le reste du troupeau ainsi attaqué avait pris la fuite dans toutes les directions, et le bruit de leurs pas sur le sol cessa bientôt de se faire entendre. Lorsqu’un buffle a été pris, les Turkomans s’éloignent pendant plusieurs jours, en ayant soin d’enlever les roseaux qui sont à sa portée, afin qu’il ne puisse trouver que des herbes insuffisantes pour se nourrir. Dès qu’ils pensent que l’animal est suffisamment affaibli par le manque de nourriture, ils reviennent sans bruit, lui jettent un second laço et l’entraînent facilement au village de Karatasch, où on achève de le dompter. Le buffle pris jeune est un animal docile, patient et sobre. Il rend à l’agriculture de grands services, et les voituriers turkomans lui font traîner des chariots chargés de lourds fardeaux. Quand on attelle ensemble plusieurs paires de buffles à un chariot, on est étonné de voir ces animaux transporter à d’énormes distances et par des routes souvent impraticables, des pièces de canon de siége que vingt chevaux auraient peine à traîner sur une route ordinaire. Ce sont des buffles qui ont transporté les pièces d’artillerie qu’Ibrahim-Pacha avait fait placer au Kulek-Boghaz, lors de son expédition contre le sultan Mahmoud ; et quand le gouvernement turc résolut de désarmer cette forteresse et d’en faire partir l’artillerie pour Constantinople, en 1856, ce furent encore des chariots traînés par des buffles qui transportèrent toutes les batteries, depuis les Portes de Cilicie jusqu’au port de Mersine, où elles furent embarquées.


Un baptême arménien à Tarsous.

Au retour de mon voyage dans la Cilicie des plaines, et au moment où je songeais déjà à faire mes préparatifs de départ, je fus convié aux fêtes d’un baptême. Un de mes amis de Tarsous, le khavadja Mapheli, riche Arménien qui avait un enfant nouveau-né, vint me prier, avec force supplications émaillées de fleurs les plus brillantes de la rhétorique orientale, d’être le parrain du fils que le ciel lui avait donné. Pour vaincre ma résistance, il finit par me dire que la marraine était une jeune dame d’une incomparable beauté et veuve depuis quelques mois seulement. J’eus beau alléguer les prétextes les plus plausibles, mon départ prochain, la différence de religion, mon peu de penchant pour une exhibition officielle de ma personne, je dus céder enfin pour ne pas blesser la susceptibilité de mon ami l’Arménien.

« Comment appellerons-nous votre filleul ? me dit Mapheli.

— Mais c’est à vous qui êtes le père, à m’indiquer les noms qui vous conviennent.

— Nullement, c’est au parrain à nommer son filleul. »

Peu familiarisé avec les noms du calendrier arménien, je fis part de mon embarras à quelques amis, et il fut décidé que le jeune Mapheli-oglou s’appellerait Martyros Garabed Asdouadzadour, ce qui signifie Martyr, Précurseur, Dieudonné.

Dès que le jour de la cérémonie fut fixé, j’envoyai, selon l’usage, à la commère qui m’était assignée, non pas des gants Jouvin et des bonbons de Boissier, qu’il m’eût été fort difficile de me procurer, mais une ceinture de Perse et une alliance. Ensuite je me dirigeai avec quelques invités chez khavadja Mapheli où devait avoir lieu la cérémonie du baptême.

Lorsque j’entrai dans la maison, des serviteurs m’inondèrent d’une pluie de parfums et firent brûler de la myrrhe dans une cassolette qu’on me présenta à respirer, pendant que d’autres me versaient dans une coupe de vermeil un grog que je dus absorber. Le reste fut précipité à mes pieds au risque de m’éclabousser ; mais comment se plaindre d’un tel honneur réservé aux hôtes de distinction, les jours de grande fête ! Dès que j’eus pénétré dans les appartements, où était déjà réunie une nombreuse assistance, Mapheli vint à moi, et, se précipitant dans mes bras, il m’embrassa avec une véritable effusion ; il me présenta aussi l’enfant, que je dus embrasser. Je venais de subir ces petites misères inhérentes à la qualité de parrain, lorsque la marraine, précédée de ses compagnes entra dans la chambre où la famille et les amis étaient réunis. J’aurais dû l’embrasser aussi ne fût-ce qu’à titre de compensation ; mais les usages du pays s’opposaient à cette marque de sympathie, et le programme de la fête ne semblait pas devoir subir la plus légère modification en ma faveur.

Les invités prirent bientôt place sur des divans rangés tout autour de la pièce, et des serviteurs apportèrent une table sur laquelle on plaça un bassin en métal, qui fut rempli du vin de la Commanderie. L’évêque arménien, Mgr  Obannès et son clergé, arrivèrent bientôt après, et chaque invité, ayant pris un cierge, vint baiser respectueusement la main du prélat, qui commença aussitôt les prières.

J’étais placé à la droite de l’évêque, et Sitti-Mériam, ma commère, était à sa gauche. Le prélat, en me remettant un cierge, me dit à voix basse que chaque fois que je sentirais la pression de son coude, je devrais prononcer le mot amen !

On apporta l’enfant, que l’évêque déshabilla complétement, en bénissant chacun des vêtements très-compliqués qu’il lui enlevait avec assez de dextérité, et le plongea ensuite par trois fois dans le bassin : cérémonie que je comparai à l’immersion du brillant Achille dans les eaux du Styx, et qui peut-être lui doit son origine. Le bain pris, l’Éminence me demanda si mon intention était de faire élever mon filleul dans la religion chrétienne et dans l’obéissance due aux canons de la foi grégorienne. Cette question à laquelle j’étais peu préparé fit sourire les assistants et me causa quelque embarras ; cependant j’observai qu’étant catholique romain, il devait modifier sa demande de telle sorte que ma réponse ne pût engager ima conscience ; qu’au surplus, j’approuvais d’avance tout ce qu’il croirait convenable de faire quant à la religion de l’enfant que je lui présentais.

« C’est une simple formalité, reprit le prélat, qui me parut fort coulant en matière religieuse ; dites oui, et la responsabilité tombera sur la marraine. »

La difficulté ainsi tranchée, l’éminence prit son bâton pastoral, et, s’étant portée successivement aux quatre points cardinaux, elle prononça à haute voix les noms de l’enfant et proclama chrétien mon filleul, qui depuis ce jour appartient à la grande communion de l’Église nationale arménienne.

Après que la cérémonie religieuse fut accomplie et que la salle fut débarrassée de la table et du bassin où le nouvel Achille avait été immergé, on apporta sur de grands plateaux des agneaux rôtis, des pyramides de riz, des pâtisseries et de grandes jarres remplies de ce même vin de la Commanderie dont j’ai parlé. Tous les invités furent conviés à prendre part au festin, et tous entonnèrent des chants d’allégresse. Les femmes, qui attendaient que les hommes eussent terminé leur repas pour prendre le leur, nous regardaient d’un air d’envie et dissimulaient peu leur impatience. Enfin leur tour arriva, et je quittai la maison de Mapheli, enchanté d’avoir procuré à mon ami l’Arménien la satisfaction d’être le parrain de son fils.


Antiquités de Tarsous. — Le tumulus et le tombeau de Sardanapale.

L’ancienne ville de Tarse est une mine inépuisable de recherches pour l’archéologue, et les découvertes qu’on peut encore faire dans l’antique tumulus, appelé Gueuzluk-Kalak, devraient encourager de jeunes voyageurs à tenter de nouvelles fouilles sur ce point. En archéologie, c’est toujours le hasard qui procure les trouvailles les plus inattendues ; j’étais loin de penser qu’en allant en Cilicie pour étudier la marche de la conquête arménienne dans ce pays à l’époque des croisades, je serais obligé de faire des fouilles dans un tumulus de l’époque romaine, qui m’a fourni une ample moisson de figurines en terre cuite et des médailles précieuses pour l’histoire religieuse et politique des contrées du Taurus. Voici comment je fis la découverte de la nécropole de Tarse. Un enfant, auquel j’avais acheté quelques monnaies antiques, vint un jour me trouver et me montra plusieurs fragments de statuettes en argile d’un beau style qu’il venait de recueillir sur le chemin qui mène du tumulus au village de Giawour-Koi et à la porte de la Kandji (femelle). Mon étonnement fut grand quand, arrivé à l’endroit que l’enfant m’avait désigné, je vis poindre sur l’escarpement du talus une assez grande quantité de fragments identiques aux échantillons qu’il m’avait présentés. Je croyais rêver, j’avais là sous les yeux une mine d’antiques ! un ossuaire d’argile à fleur de terre ! J’achetai pour quelques piastres le silence de l’enfant, et après avoir acquis le terrain du propriétaire, qui n’en tirait nul profit, je commençai des fouilles immédiatement. Les résultats de ces fouilles dépassèrent mon attente ; chaque jour la pioche amenait des quantités prodigieuses de figurines et de fragments de poteries, et j’aurais pu en charger un navire de commerce, si le gouverneur de Tarsous n’eût cherché par tous les moyens possibles à mettre obstacle à mes découvertes. Quoi qu’il en soit, j’ai expédié en France plusieurs caisses contenant le produit de mes fouilles, et je puis affirmer que si l’on creusait de nouvelles tranchées, on mettrait à découvert bien d’autres produits artistiques de la céramique tarsiote. La nécropole de Tarse est située à peu de distance d’un jardin de la ville qui renferme le tombeau dit de Sardanapale. Ce monument est une vaste construction en poudingue, longue de cent quinze mètres, large de quarante-cinq mètres, et dont la hauteur dépasse huit mètres. Les auteurs anciens racontent que c’est devant ce monument que l’armée d’Alexandre défila peu de jours avant de livrer la bataille d’Issus, qui ouvrit au héros macédonien les portes de l’Asie. La construction affecte la forme d’un parallélogramme, à l’intérieur duquel se voient deux cubes massifs en poudingue dont le marteau ne peut détacher le plus petit fragment. J’ai voulu me rendre compte de ce que pouvait renfermer l’un de ces cubes, et je ne trouvai d’autre moyen que d’en faire sauter une partie avec une mine. À cet effet, je fis pratiquer un trou avec une aiguille de mineur, et après l’avoir bourré de poudre je mis le feu à la mèche à une heure assez avancée de la nuit, pour éviter les accidents. La mine éclata au milieu de la nuit comme je l’avais prévu, et le bruit de l’explosion fut tel que le minaret d’une mosquée fut renversé. Tout le monde crut à un tremblement de terre, à un orage surnaturel, et les femmes disaient que la fin du monde approchait, parce que les cigognes avaient déserté la ville quelques jours auparavant. Quand j’arrivai au tombeau de Sardanapale, je fus très-étonné de voir que tout était dans le même état que la veille ; pas une pierre n’avait bougé, et les herbes de la plate-forme avaient seules été brûlées par l’effet de la mine. Personne à Tarsous n’eut vent de mon stratagème, et grâce à leur insouciance habituelle, les Turcs oublièrent bien vite le petit événement qui la veille avait mis toute la ville en émoi. Il fallait renoncer à pénétrer le mystère que renferme le monument de Sardanapale, et maintenant je me demande si je n’aurais pas mieux fait de ne pas brûler tant de poudre et de ne point chercher à tirer de son sommeil le vieux monarque assyrien qui dort depuis des siècles sous l’épaisse couche de poudingue amoncelée sur sa royale dépouille. Biographie de Bothros Rok mon compagnon de voyage.

Tombeau de Sardanapale, près de Tarsous.


Biographie de Bothros Rok, mon compagnon de voyage.

Pendant tout le temps de mon séjour dans la Cilicie, j’avais pour compagnon de voyage un Arabe né en Syrie, et dont le nom se trouve déjà plusieurs fois cité dans mon récit. Cet homme, dont je fis la connaissance à Ichmé, remplissait les fonctions de drogman du consulat de France ; il parlait très-bien le turc, l’arabe et la langue franque, et descendait de ces vieux Français des croisades, qui firent avec Godefroy de Bouillon et Tancrède la conquête de la cité sainte. Son nom de famille était Rok ; il savait par tradition que ses aïeux étaient d’origine française ; du reste, il professait la religion catholique et appartenait au rite latin. Bothros Rok, ou plutôt le khavadja Bothros, comme on avait coutume de le nommer habituellement, avait eu une vie très-aventureuse et fort décousue. Né à Jaffa vers l’année 1820, il avait environ trente-deux ans, lorsque je fis sa connaissance. C’était un de ces beaux types d’hommes comme l’Orient en offre des exemples. Excellent cavalier et chasseur émérite, il avait parmi les Turkomans des environs de Tarsous une réputation bien établie de valeur et d’adresse. Toujours à cheval et armé, il parcourait la montagne à la recherche des aventures, comme autrefois ces chevaliers errants dont les romans de la Table Ronde nous ont conservé le souvenir. Quand il partait de nuit pour l’une de ces expéditions dont le but était inconnu à tous, on pouvait voir sa longue silhouette se profiler le long des murailles désertes de la ville, et entendre le héros des grands chemins fredonner un air monotone en aspirant la fumée de son tchibouk. Plusieurs fois, je vis Bothros partir ainsi à l’heure de minuit, pour des destinations inconnues, et revenir le lendemain frais et dispos, après avoir fait une chasse abondante, dont le produit était accroché comme un trophée à l’arçon de sa selle.

La vie de Bothros, que la chronique locale ne retrace pas comme un exemple à suivre, est cependant fort curieuse, et mes lecteurs me sauront gré de leur raconter quelques traits caractéristiques de cette singulière existence. Du reste, Bothros était bien l’homme qui me convenait pour m’accompagner dans mon exploration, et certes je dois dire que, sans lui, je n’aurais certainement pu parcourir le Taurus et les steppes de la Karamanie comme je l’ai fait. Mon compagnon avait des amis dans toutes les tribus, dans tous les villages ; ici, il retrouvait un filleul, là, un homme qu’il avait tiré d’un mauvais pas ; partout ou nous passions, Bothros me conduisait chez ses frères, comme il les appelait, et me présentait moi-même comme un frère, si bien que, grâce à lui, j’ai pour parents ou pour alliés tous les habitants de la Cilicie. Un tel homme est un guide précieux, et je me hâte d’ajouter aussi qu’il vaut mieux l’avoir pour ami que pour ennemi.

Dans sa tendre jeunesse, Bothros habitait Jaffa et vivait de ses rentes ; c’était un gentleman, comme on dit à Londres. Sa mère avait un autre fils et une fille d’une remarquable beauté. Les demoiselles de bonne famille, en Orient, ne reçoivent pas comme en Europe une éducation très-soignée, et la principale occupation des vierges de Joppé consiste à veiller aux soins intérieurs de maison et à remplir l’humble office attribué par Homère à la fille d’Alcinoüs.

En 1839, Jaffa avait pour gouverneur un certain Abdallah-Bey, dont le fils, jeune dandy appartenant à la grande corporation abâtardie des cadets osmanlis, s’éprit d’une vive passion pour la sœur de Bothros. Il l’avait vue un soir à la fontaine, au milieu de ses compagnes, et il l’avait distinguée. Le jeune désœuvré donna aussitôt l’ordre à ses gens de suivre la fille chrétienne, en témoignant le désir de la voir le soir même dans son harem. Un désir de ce genre équivalait à un ordre : sous un prétexte quelconque, les sicaires du bey attirèrent la jeune fille au palais du gouverneur, et la livrèrent à leur maître.

Bothros était absent de la ville quand on enleva sa sœur. Lorsqu’il rentra au logis, il trouva sa mère en pleurs et son frère, les yeux en feu, écumant de rage et de colère. Aussitôt que la terrible nouvelle lui fut annoncée, Bothros sentit bouillonner dans son cœur ce même sang qui coule dans les veines du lion et de l’Arabe. Il bondit comme un tigre qu’un chasseur a mortellement blessé, et, saisissant ses pistolets, il sort de sa maison, enfourche son cheval et se dirige d’un air calme en apparence vers la demeure du gouverneur. Dès qu’il a franchi le seuil du palais, il demande aux gardes à être introduit près du fils du bey pour lui révéler les auteurs d’un crime commis la veille. On le laisse passer. Arrivé devant le ravisseur de sa sœur, l’Arabe, dont la colère éclate, s’écrie :

« Qu’as-tu fait de ma sœur ? »

Et il lui appuie en même temps les deux canons de ses pistolets albanais sur la poitrine.

« Ta sœur, je ne l’ai pas vue ; m’en avais-tu confié la garde ? »

À ces mots, deux coups de feu éclatent, et l’Osmanli roule sur son divan en rendant des flots de sang. Prenant alors son poignard, Bothros coupe à sa victime une oreille, et, renversant tout sur son passage, il vient fixer avec ce même poignard l’oreille du fils à la porte du gouverneur, devant les gardes stupéfiés par tant d’audace.

Prenant ensuite sa course, il revient vers son cheval ; d’un bond il est en selle, et, lui labourant les flancs avec ses éperons, il arrive à la maison de sa mère et lui crie :

« Ta fille est vengée, adieu ! »

Puis, s’élançant de nouveau, Bothros sort de la ville et gagne la montagne, poursuivi par les cavaliers qu’Abdallah avait envoyés à sa poursuite.


Le vengeur de sa sœur outragée atteignit en peu de jours la montagne du Liban et vint demander asile aux Maronites, chez lesquels il resta quelque temps caché. Mais, sachant que sa tête était mise à prix, Bothros prit le parti de quitter la Syrie, et alla se fixer dans les montagnes du Taurus. Adopté par les Turkomans, dont il partageait la vie aventureuse, Bothros ne vint que plus tard à Tarsous, où M. L…, consul de France, l’attacha à sa personne, et depuis lors il est toujours resté au service de la France.

Bothros m’a souvent raconté son histoire ; mais il ne m’a jamais parlé de l’aventure terrible arrivée à sa sœur, et toutes les fois que le nom de Jaffa, sa patrie, venait sur ses lèvres, il changeait de couleur. J’ai appris le drame qu’on vient de lire d’un Français qui habitait depuis longtemps le pays, et qui me l’avait raconté bien bas un jour que Bothros pâlit en entendant prononcer par hasard le nom d’Abdallah-Bey qu’un étranger avait nommé devant lui.

Sans doute, l’homme capable d’un acte aussi sauvage peut paraître criminel chez nous, aux yeux de bien des gens ; mais pour quiconque a vu l’Orient et a fréquenté les hommes de ces contrées, dont le cerveau est sans cesse exposé aux rayons d’un soleil brûlant, le drame qu’on vient de lire semblera moins extraordinaire, et aucun d’eux ne blâmera l’acte de Bothros. Je dirai plus : si Bothros eût agi autrement, il aurait dû fuir sa ville natale, non point comme un homme de cœur, mais comme un lâche et un infâme. J’ai souvent entendu Bothros, dans nos longues pérégrinations, charmer la monotonie de la route en chantant le Makamât, où le bandit Schanfarah célèbre ses exploits meurtriers, et ajouter comme refrain cette strophe de sa composition : « Pleure encore, pleure toujours, Abdallah-Bey, le fils de ma mère s’est bien vengé. »

Puisque j’ai raconté ces traits de la vie de mon fidèle compagnon, j’en ferai connaître encore un dont je fus témoin, et qui donnera une idée bien exacte du caractère énergique de Bothros.

Il y avait, à Tarsous, une pauvre femme aveugle qui vivait des secours de la charité publique ; sa maison était voisine de celle qu’habitait Bothros. Pendant une nuit, des malfaiteurs s’introduisirent chez elle et lui enlevèrent le peu d’argent qu’elle possédait. Bothros, à qui l’affaire fut racontée, se mit de suite en campagne, et apprit que les voleurs étaient deux Turkomans de la tribu de Thor-oglou et qui vivaient dans un village voisin. Il partit de suite et se rendit à l’endroit où il savait trouver les malfaiteurs ; puis, sans autre forme de procès, il les attacha tous deux fortement à la queue de son cheval et les amena garrottés à la ville. Il fit venir la vieille aveugle et instruisit lui-même l’affaire. Dès qu’il fut convaincu que les gens qu’il avait arrêtés de sa propre autorité étaient bien les coupables, il leur enjoignit de rendre l’argent qu’ils avaient enlevé à l’aveugle, et les congédia en leur disant : « Si pareil fait se renouvelle, les balles de mes pistolets vous apprendront le nom de l’armurier. Partez, et rappelez-vous que Bothros n’a jamais rien promis qu’il n’ait tenu. »

Tel était l’homme que le hasard avait jeté sur ma route lors de mon aventureuse exploration en Cilicie, et dont je conserverai toujours le souvenir. En me voyant monter sur le navire qui devait me ramener en France, Bothros me prit à part et me témoigna le désir de m’accompagner à Paris, afin de voir par lui-même si ce qu’on racontait des merveilles de notre grande Babylone répondait bien à l’idée qu’il s’en faisait. Je consentis à l’amener en France.

L’homme du désert parut d’abord un peu surpris de se voir transporté sur un navire à hélice plus rapide que le meilleur cheval de course ; mais son étonnement cessa quand il aperçut, à Marseille, une locomotive lancée à toute vapeur et entraînant derrière elle, avec une prodigieuse rapidité, tout un convoi de voyageurs et de marchandises, Puis, quand Bothros se vit emporté par la terrible machine invention du diable, il perdit toute contenance, et, pour la première fois de sa vie, Bothros pâlit, Bothros eut peur ! Blotti dans un coin du wagon, il n’osait plus faire un mouvement, et il resta silencieux pendant plusieurs heures.

Peu de jours avant notre arrivée en France, Bothros avait déjà grande hâte de revoir ses montagnes. L’Arabe du Taurus était à la gêne entre nos maisons de cinq étages ; à toutes les magnificences de Paris, il préférait le plus chétif village de la Karamanie, et il fut heureux de partir. Rentré à Tarsous, il continue à y redresser les torts de ses compatriotes. Le bruit court que Bothros s’est marié, qu’il rend sa femme très-heureuse, et qu’il sait lui éviter les persécutions auxquelles fut exposée Pénélope pendant la longue absence du père de Télémaque.

Victor Langlois.



  1. Suites — Voy. tome III, page 401. — Tous les dessins de cette livraison ont été exécutés par Grandsire d’après les croquis ou les photographies de M. V. Langlois.
  2. Voyage dans la Cilicie et dans les montagnes du Taurus, Paris, 1861, Benj. Duprat, in-8o.)