Voyage dans l’État de Chihuahua/01
Parti du Havre le 5 février 1849, j’arrivai, après vingt-cinq jours de traversée, à New-York. De là, je me dirigeai vers la Nouvelle-Orléans, où je fis mes préparatifs de voyage pour la Californie. J’étais en compagnie de M. H. du Pasquier de Dommartin. Nous rencontrâmes plusieurs jeunes gens qui se proposaient, comme nous, d’aller à San Francisco, et, le 14 avril, nous prîmes passage ensemble à bord du vapeur le Globe en destination pour Brazos-San-Iago dans le Texas. Il nous fallut ensuite passer du golfe du Mexique dans le Rio-Grande ou Bravo del Norte, que nous remontâmes jusqu’à Brownsville, terme de notre navigation.
Brownsville est située sur la rive droite du Rio-Grande del Norte dans le Texas. En face, sur la rive gauche, se trouve Matamoros, qui dépend du Mexique et est située dans l’état de Tamaulipas. Ces deux villes communiquent ensemble par un bac.
Le 21 avril, nous nous installâmes à Matamoros. Huit jours nous suffirent à peine pour acheter nos vivres et nos autres provisions que nous plaçâmes dans deux wagons de transport.
Toutes nos dispositions nous paraissant bien prises, notre petite caravane composée de douze hommes, y compris deux nègres, se mit en marche.
Après avoir traversé l’État de Tamaulipas en longeant le Rio-Grande ou Bravo del Norte, et ceux de Nuevo-Leon, Cohahuila, Bolson de Mapimi et Durango, nous arrivâmes vers la fin de mai sur les frontières de l’État de Chihuahua ; c’est de ce point que je commence le récit de ma vie dans les déserts.
Jusque-là, il nous avait été possible d’acheter, aux étapes, des vivres frais ; nos chevaux et nos mulets rencontraient de gras pâturages : mais à mesure que nous avancions vers le nord, les populations étaient de plus en plus clair-semées, et nous devions nous attendre à être bientôt exposés à beaucoup de privations.
Un guide nous devint indispensable, non-seulement parce que nous n’avions pas devant nous de route tracée, mais surtout par suite de l’impossibilité où nous aurions été de trouver seuls des sources d’eau. Les voyageurs pourraient bien à la rigueur emporter une provision d’eau suffisante pour eux : mais il n’en est pas de même pour les montures : les mulets ne mangent jamais qu’après avoir bu. Aussi les étapes sont-elles très-irrégulières : un jour on campe après une marche de cinq à six lieues, tandis qu’un autre jour on est obligé de faire quinze à vingt lieues faute d’eau ou de bois.
Nous avions donc engagé comme guide à raison de deux piastres par jour un vieux trapeur mexicain.
Dès nos dernières étapes dans l’État de Durango, nous nous trouvions en plein pays des Comanches. Cette région composée de vastes montagnes non boisées récrée la vue par ses vastes pâturages, mais elle est pénible à traverser : il faut toujours monter et descendre.
Le voisinage des Indiens décourage les blancs de fixer leur demeure sur ces terres fertiles. Malgré les récits peu rassurants du guide, la beauté et la variété du paysage nous faisaient oublier tout péril, et chaque fois que nous gravissions une montagne, il nous tardait d’arriver au sommet pour jouir des beaux horizons de ce pays qui se fondent délicieusement dans des teintes bleu rosé d’une exquise finesse.
À l’exception du palmier mexicain qu’on rencontre dans toutes les régions, depuis l’extrême sud jusqu’à l’extrême nord du Mexique, une seule plante paraît dominer le règne végétal du désert, c’est le mescal, qui fournit aux Indiens une liqueur dont ils s’enivrent chaque fois qu’ils préparent une attaque. Cette boisson les rend féroces sans leur rien faire perdre de leur ruse habituelle. C’est encore avec cette plante qu’ils allument leur feu et couvrent leurs huttes. Ce jour-là même nous eûmes à apprécier son utilité.
Notre guide nous annonça que nous camperions la nuit suivante près d’une bonne source, mais que nous n’aurions pas de bois. Nous fîmes provision de mescal.
Les vivres frais nous manquaient : une heureuse chasse pouvait y suppléer ; contre notre attente, aucun gibier ne se montra, ce qui nous semblait un fait inexplicable dans ces déserts. Bientôt la vue de huttes abandonnées nous fit comprendre que nous avions été précédés par des Indiens, et que leur chasse avait tout dispersé.
Vers quatre heures du soir, en tournant une colline, nous découvrîmes tout à coup une belle vallée remplie de bêtes à cornes et d’animaux sauvages qui prirent la fuite à notre vue. Quatre hommes de la caravane, armés de carabines, se mirent à la poursuite des troupeaux et rapportèrent un veau très-gras. Chacun de nous en reçut sa part, qu’il suspendit au pommeau de sa selle. Il nous parut que le désert avait ses avantages, et nous nous réjouîmes à la pensée que nous pourrions rencontrer plus d’une fois de semblables aubaines.
À onze heures du soir nous atteignîmes la source. Cette journée avait été longue et rude. Nous n’avions ni bu ni mangé depuis quatre heures du matin jusqu’à onze heures du soir. Il s’agissait maintenant de souper ; nous avions de la farine et du sel, mais la levure nous manquait. Nous fîmes une pâte sans levure que nous exposâmes au feu dans une casserole ; ce qui nous donna une sorte de galette assez difficile à digérer.
Le souper achevé, on rassembla les mulets, qu’on avait d’abord mis en liberté dans le camp : une longue corde, attachée à un pieu fiché en terre, leur laissait l’espace suffisant pour pâturer à leur aise pendant la nuit.
Nos deux nègres furent chargés du service des mulets. La garde de nuit fut confiée à trois hommes. Le premier dut veiller de dix heures à minuit, le second de minuit à deux heures du matin, et le troisième de deux à quatre ; ce dernier nous réveilla vers cette dernière heure. Les mulets furent remis au pâturage, et nous fîmes le café. Cet ordre du campement fut fidèlement observé pendant le reste du voyage.
À six heures, nous nous remîmes en route.
Nous avions à traverser un pays moins montagneux et une route plus boisée. Je fis plusieurs croquis sur mon calpin de poche. Des plantes splendides charmaient nos yeux. Je rencontrai ce jour-la des aloès en fleurs qui atteignaient une hauteur de vingt-cinq pieds. Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes enfin à Cerro-Gordo, place militaire sur la frontière de l’État de Durango et l’État de Chihuahua.
Nous nous mîmes à la recherche d’un corral (une cour entourée de murs) pour y camper. Au bout d’un quart d’heure nous en trouvâmes un assez spacieux. À peine y étions-nous installés qu’un Mexicain vint nous faire savoir que l’alcade sommait le chef de la caravane de comparaître devant lui. Grand fut notre étonnement ! nous dîmes à cet homme que nous n’avions pas de chef. Le Mexicain alla porter réponse à l’alcade qui le renvoya de nouveau avec la même injonction. Quelques-uns d’entre nous se rendirent donc auprès de ce magistrat et revinrent nous apprendre que nous étions condamnés à payer douze piastres, pour indemnité du veau que nous avions tué la veille. Le troupeau que nous avions cru sauvage, avait, non-seulement un maître, mais encore un gardien qui, de la cime d’une montagne, ayant assisté à notre prouesse, nous avait précédés dès six heures dans la ville et nous avait signalés à l’autorité. C’était nous qui nous étions comportés en vrais sauvages sans le savoir. Nous payâmes sans réplique, en nous promettant de ne plus croire aussi facilement désormais aux bonnes fortunes du désert.
Provisoirement nous nous déterminâmes à rester une journée à Cerro-Gordo pour y prendre quelque repos.
Ces villes mexicaines ont un caractère moresque. Les maisons sont bâties en adobes, briques séchées au soleil et qui ont en moyenne trois pieds de longueur sur deux et demi de haut et jusqu’à trois de profondeur. À distance, ces maisons ont l’air d’être bâties avec des pierres de taille ; elles n’ont qu’un rez-de-chaussée, sont carrées avec une cour intérieure et des galeries à colonnes sous lesquelles s’ouvrent les portes des différentes pièces. L’épaisseur des murs donne de la solidité à ces habitations. Elles sont d’ailleurs très-confortables. Il y fait frais en été et chaud en hiver. Le luxe n’existe qu’à l’intérieur : en dehors on ne voit que de rares ouvertures fermées par des grillages généralement en bois, quelquefois en fer ; l’usage des vitres est inconnu au pays. Les ouvertures ont des volets : au milieu de ces volets est disposé, à une certaine hauteur, un autre petit volet mobile qui procure, quand il est ouvert, un jour fort doux. Les portes de la cour sont le plus souvent grandes ouvertes. Les azoteas sont plates et forment terrasse ; il y a des gouttières le long de ces azoteas pour l’écoulement des eaux ; elles ressemblent aux gargouilles du moyen âge et donnent à l’ensemble général un aspect étrange.
Cerro-Gordo était la première ville de garnison dans laquelle je passais. Les soldats mexicains me causèrent une vraie surprise. Quel accoutrement ! quelle confusion d’uniformes ! chaque soldat a l’air de s’être habillé à sa fantaisie : l’un porte une vieille jaquette rouge, provenant de l’armée anglaise ; un autre porte un habit bleu venant de Prusse ; je crois que chaque petit duché d’Europe a contribué à fournir des fragments d’uniforme à l’armée mexicaine. Il est très-ordinaire de rencontrer des soldats de service ayant à un pied une sandale et à l’autre un soulier ou une botte, et l’on voit plus souvent des militaires avec une paire de pantoufles qu’avec une paire de souliers. Mais qu’importe ! me disais-je, la valeur ne se mesure pas à l’uniforme. on est obligé de le traverser par des passes, fortifications naturelles que les Mexicains n’ont pas su utiliser dans leur dernière guerre contre les États-Unis.
La grande Cordillère des Andes, qui longe toute l’Amérique du Sud, traverse l’Amérique centrale et court du sud au nord dans le Mexique, est connue dans ce dernier pays sous le nom de sierra Madre. La même chaîne de montagnes s’élève toujours vers le nord dans la Californie, ainsi que dans l’Utah, où elle porte le nom de montagnes Rocheuses (voy. t. I, p. 274). La sierra Madre forme la partie occidentale de l’État de Chihuahua. Les indigènes de ces montagnes sont les Indiens Tarahumaras, aux mœurs douces ; ils sont tous catholiques : les uns vivent paisiblement de la culture de la terre, d’autres du produit de la chasse.
La sierra Madre est très-boisée et fournit à l’État des bois de construction. Les montagnes, au contraire, qui forment la partie est, sont peu boisées. Les Indiens Apaches, les plus sauvages de toute l’Amérique, y vivent en grand nombre (voy. t. I, p. 369). Ils ont leurs rancherias dans les abords du Rio-Grande, ainsi que vers le nord, sur le Rio-Gila.
Notre itinéraire nous obligeait à marcher au pied de la grande chaîne sur les plateaux, en laissant par conséquent à notre gauche la sierra Madre, que nous ne perdions jamais de vue. Le paysage était des plus ravissants.
Le 1er juin, nous nous arrêtâmes à l’hacienda de la Cadeña, où nous demandâmes la permission de camper dans le corral, ce qui nous fut accordé.
Ici les haciendas ont un caractère différent des établissements de ce genre que j’avais vus jusqu’alors.
On nomme hacienda un domaine qu’on pourrait comparer aux anciens manoirs de l’Europe. Autour de l’habitation du maître se groupe une population de trois ou quatre cents habitants. Les terres qui dépendaient de l’hacienda de la Cadeña paraissaient à peine cultivées. Cet abandon s’explique par les continuelles invasions des Apaches. L’on ne comprendrait même pas que les habitants puissent vivre sur ces terres incultes, si la facilité d’élever de nombreux troupeaux dans les pâturages toujours verts ne compensait pas jusqu’à un certain point la négligence forcée de toute culture.
La construction des haciendas les fait ressembler à de vraies fortifications. Elles sont entourées de grandes murailles, flanquées de quatre tours avec des meurtrières, comme dans les villes. Les azoteas forment des terrasses avec créneaux, derrière lesquels les Mexicains se défendent contre les Indiens.
L’ameublement intérieur est réduit à sa plus simple expression ; il consiste en grandes tables basses couvertes de peaux de bœufs non tannées sur lesquelles on se couche. Le plus souvent les habitants étendent leurs peaux devant la porte sur la terre, et là, enveloppés de leur manteau, ils dorment à la belle étoile. Ce fut le parti que nous fûmes obligés de prendre, et le seul avantage que nous trouvâmes à dresser notre camp dans le corral d’une hacienda, fut de ne pas avoir de garde à monter la nuit. On ferma la grande porte cochère ; c’était assez pour nous mettre à l’abri d’un coup de main nocturne.
Le lendemain nous poursuivîmes notre route, toujours à travers un pays agréable et par un beau temps. Nous trouvions de l’eau en abondance et nous foulions une végétation luxuriante. L’homme seul manquait.
Nous voyageâmes ainsi pendant quatre jours. Le 5 juin, nous arrivâmes à l’importante hacienda de Rio-Florido, appartenant à M. Urkidi qui, à cette époque, était le président du sénat de l’État de Chihuahua. Cette habitation est un vrai palais qu’on est très-étonné de trouver sur ce sol désert. Je suppose que c’est un ancien couvent ; une église assez vaste tient au bâtiment principal, et ce dernier a pour portail une grande galerie qui se compose de treize colonnes en pierre de taille, de style moresque, et formant un ensemble des plus gracieux. L’hacienda est située au bord du Rio-Florido. Cette rivière prend sa source sur le col de l’hacienda de Guadalupe, dans l’État de Durango, entre dans cet État en passant par l’hacienda de Canutillo, poursuit son cours nord-est jusqu’à la villa de Jimenez, et de là se dirige nord-ouest jusqu’à ce qu’il rencontre le Rio-Conchos à Santa Rosalia. Son parcours est de quarante-neuf lieues et demie.
Les rivières de Balsequillo, Carmen, Allende et Hidalgo sont ses affluents. Les cours de ces dernières sont de douze et demie, seize, vingt-trois et trente-huit lieues.
Nous fîmes une halte d’environ deux heures, près de l’hacienda, pour faire reposer nos mulets et nous approvisionner de vivres frais : à côté des bâtiments se trouve une boutique assez bien fournie.
Le lendemain, 6 juin, nous nous arrêtâmes dans un village du nom de Sapato, point peu important, n’ayant même pas une église, chose très-rare dans ce pays. La population y paraît très-pauvre. Plusieurs jeunes gens, n’ayant pour tout vêtement qu’un calsonero, vinrent nous offrir de l’herbe, que nous achetâmes pour nos mulets.
Le 9 juin, après une marche de trois jours, nous arrivâmes à l’hacienda de San Antonio de la Ramada. En cet endroit la vue se repose enfin sur de beaux champs de froment et de maïs : on est ramené au spectacle de la civilisation. Nos chevaux et nos mulets y trouvèrent un abondant fourrage.
En quittant San Antonio de la Ramada, notre caravane chemina sur des plateaux couverts de lauriers-roses qui avaient une hauteur de six à huit pieds, et tellement touffus, que nous avions peine, en les traversant, à reconnaître notre route qui n’était guère tracée. Après avoir marché pendant trois heures, nous arrivâmes à la Cruz, qui compte cinq cent quatre-vingt-un habitants, et possède une église et un presbytère. La population paraissait dans une grande agitation. Les rues étaient désertes, les maisons fermées ; puis peu à peu les habitants sortirent tout effarés et surpris de nous voir au milieu d’eux sains et saufs. Il paraît que nous avions passé sans nous en douter à côté d’un camp d’Indiens Comanches assez nombreux, qui avaient établi depuis plusieurs jours leurs tentes au milieu des lauriers-roses. C’était grâce à la hauteur de ces arbres que nous n’avions pas été aperçus des sauvages (voy. t. I, pages 348 et 349).
Les Mexicains, peu braves de leur nature, nous considéraient presque comme leurs libérateurs et comptaient beaucoup sur notre renfort en cas d’attaque. Ils nous traitèrent en amis et nous offrirent ce qu’ils avaient de mieux dans leurs maisons. Depuis longtemps nous n’avions fait aussi bonne chair. Nous trouvâmes un boulanger : son pain n’était pas bon ; mais quel régal pour des gens condamnés à manger la mauvaise galette de leur propre fabrique ! Nous achetâmes toute la provision de cet homme, et au grand désappointement de la population, nous repartîmes le même jour pour aller camper au pueblo de Santa Rosalia où nous arrivâmes le 10 au soir.
Santa Rosalia est une place assez considérable. Elle compte deux mille cent dix-sept habitants, et a une église et un presbytère. Elle est située à mille deux cent quatre mètres au-dessus du niveau de la mer, dans le département de Jimenez, dont elle est une des municipalités des plus importantes.
Elle communique par une bonne route carrossable avec la capitale de l’État, située à quarante et une lieues. Elle est bâtie sur une petite hauteur, au pied de laquelle passe le Rio-Conchos, qui prend sa source dans la Sierra, près du pueblo de Bichichic, se dirigeant vers Tajirachic, du sud au nord.
Cette rivière parcourt cent quarante lieues et reçoit beaucoup d’affluents. Dans la saison des pluies, elle doit être très-profonde, si l’on en juge par la hauteur de son lit ; cependant, en temps de sécheresse, on la traverse aisément : à Santa Rosalia elle n’avait pas plus d’un pied et demi d’eau. La rive opposée à la ville est assez plate, et comme les hautes eaux débordent loin dans la prairie, nous eûmes un mille à parcourir sur du sable de rivière avant d’arriver à un pâturage. Nous y dressâmes nos tentes et résolûmes de prendre un jour de repos.
Nous visitâmes Saussillo, propriété appartenant à un Français, M. E. Curcier, homme d’une intelligence supérieure, et qui a fait comprendre quel parti on pourrait tirer de ce pays où il était venu s’établir. Dans toutes les directions de l’État, on trouve des propriétés qui lui ont appartenu. Il est mort trop tôt, surtout pour les Français qui exploraient cette contrée ; ils trouvaient en lui un vrai protecteur, les aidant de sa bourse et de ses conseils. Le gouvernement de l’État eut plus d’une fois recours à sa caisse, pour sortir des embarras où il se trouve trop souvent. M. E. Curcier avait exploité des mines d’argent et ouvert des entreprises ; on peut dire qu’un sixième de la population vivait de ses créations. Sa fortune était évaluée à quatorze millions de piastres, gagnés en douze ans ; ce chiffre suffirait pour donner une idée de la valeur de l’homme qui avait cherché à tirer cette nation nonchalante de la torpeur où elle est retombée depuis sa mort. Encore aujourd’hui, le souvenir de M. Curcier est gravé dans le cœur des milliers d’habitants qui tenaient de lui leur pain : l’estime publique l’a suivi au delà de la tombe. Ses propriétés sont gérées par le vice-consul d’Espagne, don J. M. Nafarondo.
On ne s’étonne point de trouver l’hacienda de Sausillo plus prospère que la plupart des autres propriétés ; on y récolte du froment, de l’avoine, du maïs et des fruits de toute nature. On dirait que l’esprit du maître est encore présent ; des travaux d’irrigation répandent partout la fertilité.
Le 12 juin, notre route devint plus difficile : nous entrâmes dans un défilé de montagnes assez rocailleuses, qui aboutit à une passe connue sous le nom de Cañon de l’Ojito de Agua, qu’elle doit à une source d’eau limpide. Cette passe est dangereuse : les Indiens y attaquent souvent les caravanes. Dans le milieu du cañon, il y a une tour qui sert de corps de garde à quatre ou cinq hommes de troupe, secours insignifiant en cas d’attaque. Un peu plus loin se trouve un rancho, qui appartient à l’hacienda de Mapula. Nous, y passâmes la nuit ; nous n’étions plus qu’à douze lieues de la capitale.
Il me tardait de voir la ville de Chihuahua ; c’est généralement dans les capitales que se concentre tout le luxe du pays et qu’on peut le mieux juger les mœurs et les coutumes. Mais quelle fut ma surprise ! En approchant de cette ville, je me voyais encore au milieu des déserts : nulle apparence d’habitations, nul essai de culture ; la nature semblait même y prendre un aspect plus âpre ; les montagnes et les plaines étaient recouvertes de pierres volcaniques noirâtres et poreuses.
Le 13 juin, vers quatre heures du soir, nous entrâmes dans la ville de Chihuahua. Nous avions parcouru, à partir du Texas, un espace d’environ quatre cents lieues à cheval, à travers un pays occupé par les Indiens Comanches et Apaches, sans en avoir rencontré un seul, quoique nous eussions vu partout des traces de leur barbarie, et même côtoyé un de leurs camps.
Nous louâmes un corral et une maison non meublée comme partout ailleurs, mais assez grande pour y établir notre camp. Elle appartenait à une dame française. Du moment qu’elle sut qu’il y avait des Français dans la petite caravane, elle se montra extrêmement obligeante, et nous mit à même de recueillir tous les renseignements dont nous avions besoin pour bien connaître cette ville où nous nous proposions de faire un assez long séjour.
Jusque-là, nous avions échappé à toute espèce de danger. mais nous ne pouvions nous dissimuler que notre caravane était trop faible pour qu’il y eût prudence à nous aventurer, dans les mêmes conditions, plus avant vers le nord. Nous résolûmes donc d’attendre à Chihuahua qu’il nous fût possible de nous joindre à quelqu’une des caravanes qui la traversent en venant soit du Texas, soit du Nouveau-Mexique, par le Passo del Norte.
Mon compagnon de voyage, M. H. de Dommartin, était souffrant et désirait voir un médecin ; il s’adressa à notre hôtesse, qui lui parla avec beaucoup d’éloges d’un docteur français résidant dans la ville, et qui, en effet, y jouissait de la plus grande considération, non-seulement pour son talent, mais aussi pour la bienveillance de son caractère.
Nous nous rendîmes près de M. Roger Dubos pour le consulter, et nous trouvâmes en lui non-seulement un médecin expérimenté et un compatriote, mais encore un véritable ami. La ville-de Chihuahua n’ayant point d’hôtel, il mit à notre disposition un joli petit appartement donnant sur une belle cour avec galerie à colonnes d’un style dorique. Une fois si bien installés, nous n’eûmes qu’à trouver en ville un corral pour nos mulets.
Le mot Chihuahua appartient au vocabulaire des Indiens Tarahumaras et signifie « passage de l’eau. » Il me serait pourtant impossible de dire si ce nom vient de plusieurs rivières qui se joignent près de la ville, ou s’il a été donné à l’État à cause du grand nombre de rivières qui le traversent dans toutes les directions.
La ville est située à 1 451 mètres au-dessus du niveau de la mer et compte 14 000 habitants.
Quand on arrive du côté du sud, on n’aperçoit la ville qu’en y entrant : jusque-là, les montagnes l’ont dérobée aux regards. Mais des trois autres points cardinaux, surtout du nord et de l’ouest, elle offre un aspect pittoresque et riant. Bâtie sur une légère pente, elle se développe avec grâce, se détachant en blanc sur des fonds de montagnes qui reflètent les tons purs d’un ciel toujours azuré. Les églises et les couvents sont les monuments publics qui dominent. L’élégance des clochers et des coupoles, généralement blanchis à la chaux, donnent à la ville un air oriental ; on croirait voir des minarets.
Aux États-Unis de l’Amérique du Nord, les villes s’établissent et se créent sur des points qui offrent des facilités de communication commerciale, sur des rivières navigables ou sur des points susceptibles de recevoir soit de bonnes routes, soit des chemins de fer. Jamais une ville ne s’y élève sans que les chances d’avenir n’aient été calculées. Aussitôt qu’une ville est fondée, elle s’élève comme par magie, et prospère presque infailliblement.
Au Mexique, au contraire, la richesse des métaux précieux a créé les villes à proximité des mines, quels que fussent d’ailleurs les inconvénients matériels de l’emplacement. Aussi presque toutes les villes importantes sont-elles situées loin des voies naturelles de communication et des cours d’eau, dans des gorges de montagnes ou dans de profonds ravins.
Par exception, Chihuahua, bâtie près de mines d’argent, a une position avantageuse ; c’est un point de transit par lequel s’écoule le commerce du sud au nord du Mexique ; elle possède aussi une bonne route venant de l’est, c’est-à-dire des États-Unis du nord à l’ouest vers le Pacifique.
Au pied de la ville coule la rivière de Chihuahua, qui prend sa naissance dans le Cañada del Chileote, au sud-ouest du pueblo de Chuviscar. Elle afflue près de la capitale dans une autre rivière du nom de Nombre de Dios, et se jette dans le Rio-Conchos sur un point qu’on nomme Babisas, après un parcours de vingt-neuf lieues.
Malgré cette rivière, qui fournit une eau abondante aux habitants, on a construit du temps des Espagnols des aqueducs qui alimentent la ville haute. Ces aqueducs ont une longueur de 161 533 varas[2], et comme ils s’étendent sur un terrain accidenté, ils ont dans certaines parties une hauteur de 30 mètres. Ils alimentent d’eaux limpides la ville haute ; c’est dans cette partie que se trouve la promenade publique (Alameda), plantée d’alamos (peupliers des Indes) très-touffus et offrant aux promeneurs beaucoup d’ombrage et de fraîcheur.
Le dimanche, dans l’après-midi, toute la population de la ville se donne rendez-vous à l’Alameda. Les dames riches s’y promènent dans de grandes calèches suspendues sur des courroies en cuir et qui font souvenir de celles dont on se servait en France au temps de Louis XV.
Les signoritas s’enveloppent avec beaucoup de grâce dans leur rebosso, dont elles se couvrent la tête en cachant une partie de leur visage et ne laissant voir que deux grands et beaux yeux noirs. Chez les dames riches, ce rebosso est généralement en soie noire ou blanche, brodée de dessins de couleurs vives et voyantes. Les femmes du peuple ont un rebosso en laine bleue, avec de petits carreaux blancs ; elles s’en servent de même avec grâce. Les Européennes adoptent ce costume bien vite, mais elles sont forcées de faire une étude assez longue avant d’arriver à savoir s’en parer comme les femmes du pays.
La jupe est courte ; le bas en est brodé de dessins en laine. Les femmes du peuple aiment pour la jupe le rouge voyant, et se promènent à pied.
Le goût du luxe pénètre jusque dans les classes les plus pauvres, et il n’est pas rare le dimanche de voir une Indienne avec des souliers de satin blanc, sans bas ; sa peau naturellement rouge contraste singulièrement avec la couleur de sa chaussure.
Tout homme est cavalier dans ce pays. Il faut être bien pauvre pour ne pas avoir à soi un cheval ou un mulet ; aussi les cavalcades sont-elles magnifiques, c’est à qui fera le plus de prouesses en équitation.
Le costume des hommes est plus riche et plus varié que celui des femmes. Un individu qui toute la semaine n’a pour tout vêtement qu’un calsonero blanc et le sarapé (manteau), porte le dimanche des costumes chamarrés d’argent qui lui coûtent jusqu’à six et huit cents francs. Le pantalon blanc est de rigueur ; il est recouvert d’un autre pantalon de peau, ouvert sur le côté et de haut en bas, et orné d’une rangée de boutons en argent. Une ceinture en crêpe de Chine entoure le corps ; la veste est en peau de cerf ou en velours avec broderies d’argent. Le sombrero (chapeau) est à larges bords ; il est en paille ou en feutre et décoré d’une torsade très-épaisse en velours noir ou en argent et or. Le sarapé est bariolé de couleurs tranchantes et de dessins variés. Les hommes, ainsi que les femmes, ont un talent particulier pour se draper avec grâce dans le sarapé : l’individu le plus ordinaire a l’air, sous son manteau, d’un gentilhomme.
Le coup d’œil seul de cette promenade et de ces costumes si variés me faisait oublier les ennuis du voyage, et m’a laissé un souvenir qui ne s’effacera plus.
Dans le centre de la ville, ou la ville basse, une grande place publique, connue sous le nom de place de la Constitution, sert à la promenade des soirées pendant la semaine.
Le plus bel ornement de cette place est l’église paroissiale de la capitale. Elle a été construite d’après les dessins et sous la direction de l’architecte Nava, en 1764, avec des fonds qui provenaient des mines de Santa-Eulalia : on préleva un réal par marc d’argent extrait de ces mines pendant soixante-deux ans. Cette contribution dura jusqu’en 1789 et produisit huit cent mille piastres.
Le portail donne sur la place et a un aspect noble et grand ; les deux tours ont une hauteur égale qui domine l’église de 31 varas espagnols et demi, et comme l’église s’élève à 21 varas au-dessus du niveau de la place, la hauteur totale est de 52 varas et demi. Outre les deux tours, une magnifique coupole orne le milieu du monument et donne à l’ensemble une forme gracieuse. L’intérieur se compose de trois nefs d’ordre dorique.
Du côté opposé à l’est de l’église se trouve le palais du Congrès, qui n’a qu’un rez-de-chaussée. Sa façade est ornée de colonnes. Le toit forme terrasse ; au milieu s’élève un grand mât où l’on hisse le drapeau national dans certaines circonstances. Une petite sculpture représente un soleil, pour faire allusion à la lumière qui doit éclairer les législateurs.
Une fontaine en forme de pyramide s’élève au milieu de la place.
Le palais du gouverneur est situé sur le côté nord de la place ; rien ne le distinguerait d’une maison privée sans le poste militaire qui en fait le service.
Autour de la place sont des bancs en pierre de taille. La promenade du soir est très-animée et éclairée par des réverbères où le gaz n’a pas encore fait son apparition : de simples chandelles y entretiennent une lumière douteuse.
Les affaires commencent vers quatre heures du matin et occupent les habitants jusqu’à midi : on dîne, et de midi à quatre heures on fait la sieste ; les magasins sont fermés pendant ce temps, la ville est déserte. Il est vrai qu’il fait bien chaud dans l’après-midi. Les jeunes arbres de la grande place ne donnent qu’un ombrage insuffisant contre l’ardeur du soleil ; les Français appellent cette place « la côte d’Afrique. »
Vers quatre heures du soir, les affaires reprennent de l’activité, les boutiques se rouvrent, la circulation redevient animée, la promenade réunit une grande partie de la population ; puis à la promenade succède le silence de la nuit, qui n’est interrompu que par les serenos (veilleurs de nuit) stationnés à chaque coin de rue. Une lanterne posée à terre dans le milieu de la rue avertit de leur présence. À chaque quart d’heure, ils annoncent l’heure à haute voix, et ce renseignement assez peu nécessaire se répète d’un bout de la ville à l’autre. Le signal part de la place de la Constitution.
Après l’église paroissiale, desservie par le clergé régulier, on peut citer l’église du couvent des Franciscains, desservie par le clergé séculier. On ne compte dans ce couvent qu’un père et deux ou trois frères. Un collége y est adjoint, mais il est très-peu fréquenté. Pendant mon séjour, ses élèves étaient au nombre de huit. Les enfants des riches familles vont soit à Mexico, soit à la villa de Léon, qui possède un petit séminaire. Quant au reste de la population, son indifférence pour l’éducation des enfants est telle que je crois qu’à Chihuahua il n’existe même pas d’école d’instruction primaire.
San-Felipe, avec son couvent des jésuites, est encore un monument assez remarquable. Il devait avoir autant d’importance que l’église paroissiale, mais il est resté inachevé à la suite de l’expulsion des pères qui le possédaient. Le couvent seul a été terminé ; il sert de caserne et d’hôpital : l’église est sans plafond.
Derrière le couvent des jésuites et devant la caserne, on voit la plazuela de San-Felipe. C’est là que les Espagnols exécutèrent les héros de l’indépendance, Hidalgo Allende, Jimenez, etc. Plus tard, conformément à la loi du 19 juillet 1823, on a élevé à la mémoire des victimes une pyramide quadrangulaire sur un piédestal ayant 34 pieds de hauteur.
L’hôtel de la Monnaie (casa de Moneda), situé dans la rue du même nom (calle de la Moneda), qui débouche sur la place de la Constitution, est d’une architecture très-ordinaire ; elle se fait remarquer seulement par ses proportions. Sa construction a coûté vingt-quatre mille piastres. On y frappe de la monnaie d’or, d’argent et de cuivre. D’après les statistiques des livres de la Monnaie sous la domination de l’Espagne, il a été fondu dans l’espace de vingt-quatre années, de 1738 à 1761, à la monnaie de Chihuahua, 3 428 278 marcs d’argent, qui ont produit 28 283 273 piastres et 4 réaux ; ce fut pendant la période où les mines de Santa Eulalia donnaient une grande abondance de riche minerai.
L’administration de la Monnaie est confiée à la direction intelligente de deux Anglais, MM. Poths frères. Des machines à vapeur fonctionnent dans de vastes salles souterraines. Des poulies tournent au moyen de courroies dans toutes les directions et assurent un travail très-rapide et très-économique. Les directeurs ont fait frapper en six mois 206 539 piastres en argent, et la valeur de 6 992 piastres en cuivre. Un de nos dessins (voy. page 132), représente une salle de l’hôtel où sont trois fourneaux. Celui du centre sert à fondre le minerai d’argent. Deux hommes exercent une surveillance permanente sur cette grande cuve ; quand le métal est liquéfié, on l’y puise avec une grande cuillère à quatre anses qui permettent à deux hommes de la transporter sans danger sur une bascule. Cette dernière roule sur quatre petites roues ; on la pousse auprès du fourneau que l’on voit au fond à gauche ; on renverse le contenu liquide dans les chaudières ou creusets de ce second fourneau, et c’est ainsi que s’opère la séparation des métaux.
Le mineur, avant de porter son métal à la Monnaie, fait fondre le minerai d’argent lui-même et cherche autant que possible à en extraire l’or ; mais comme les fourneaux des mineurs laissent beaucoup à désirer, l’argent qu’on apporte en barre à la Monnaie renferme encore de l’or, et malgré ces différentes opérations, quand cet argent vient en Europe, soit à Londres, soit à Paris, et qu’il est de nouveau manipulé, il produit encore assez d’or pour payer les frais de la dernière opération.
La casa de Moneda de la capitale n’est pas la seule de l’État ; Hidalgo en possède une autre aussi riche que celle de Chihuahua.
Les métaux précieux étaient la seule industrie de ce pays avant l’indépendance. Depuis les guerres de la révolution de 1810, 1811 et 1812, et depuis surtout l’invasion des Indiens sauvages, une partie des mines a été abandonnée ; les populations se portent de préférence vers les centres et cherchent à s’y créer de nouvelles ressources. On a entrepris de tanner le cuir, branche de première nécessité, les vêtements étant en grande partie de peau pour les personnes pauvres. On travaille la laine pour faire les sarapés. La fabrication des chapeaux a aussi une certaine importance.
Un vaste cirque est destiné aux combats des taureaux. L’usage de ces combats introduit par les Espagnols, et qui en Europe paraît barbare et peu digne d’une nation civilisée, a dans ce pays-là pourtant un but pratique. C’est le moyen d’habituer les paysans à dompter sans crainte le bétail qui fait leur seule ressource, et qui, vivant en liberté, n’accepte le joug de l’homme que lorsque ce dernier a fini par lui imposer l’obéissance par la crainte. Le but a été atteint : l’audace et l’adresse des toréadors sont incroyables. Le taureau le plus indomptable est forcé d’accepter le joug lorsqu’il a été pris au lazo.
Les spectateurs sont aussi intéressants à examiner que les acteurs. Leur joie et leur animation sont extraordinaires. J’ai vu un matador dangereusement blessé et mis hors de combat ; tout d’un coup un silence profond régna parmi les spectateurs ; l’effroi était peint sur tous les visages ; les toréadors et les picadores eux-mêmes étaient comme stupéfiés, mais la vue du sang qui ranimait le taureau d’une nouvelle rage fit sortir les spectateurs de leur angoisse et les acteurs de leur étourdissement ; les picadores parvinrent à donner à l’animal une autre direction ; on enleva le blessé, on le transporta hors l’arène. Le taureau furieux semblait attendre et défier un nouvel ennemi. Tout d’un coup, un des spectateurs franchit la rampe, ramasse l’épée du matador, s’approche de l’animal et le regarde fixement ; puis il avance de quelques pas : l’animal, fasciné, courbe la tête comme pour demander grâce. Le hardi matador improvisé pose alors son pied gauche entre les cornes du taureau, reste immobile dans cette position pendant quelques secondes, et lui plonge ensuite son épée dans la poitrine : le taureau, inondé de sang, frissonne et meurt. Durant cette scène, on n’entendait pas une parole, un cri, un souffle dans le cirque, mais il s’éleva comme un orage d’acclamations après la victoire. Il faut avoir assisté à une fête pareille pour en comprendre les transports.
Un autre cirque, plus petit, sert aux combats de coqs. Les Mexicains déploient une patience et une adresse merveilleuses à dresser les coqs à ce genre de combat. On porte deux coqs dans l’arène, on les met en présence l’un de l’autre, on les excite pendant quelques minutes ; quand on les suppose assez furieux, on leur attache à l’ergot une petite lame de couteau. On leur arrache quelques plumes du cou pour les exciter de nouveau. Mais avant que le combat ne commence, des paris s’engagent dans la salle. Il n’est pas rare de voir un Mexicain n’ayant point de chemise sur le dos, parier deux et jusqu’à trois cents piastres pour l’un ou l’autre des coqs. Quand les paris sont établis, on lâche les adversaires qui commencent par s’attaquer avec une telle vigueur, que souvent l’un des combattants succombe éventré au premier choc. Le perdant paye le montant de son pari avec sang-froid, prêt à recommencer à la première occasion. Les gens de bonne éducation n’assistent jamais aux combats de coqs.
Le gouvernement publie un journal, intitulé El Faro periodico del Gobierno del Estado libre de Chihuahuà. Cette feuille paraît deux fois par semaine, les mercredis et les samedis. Le prix de la souscription est de dix-huit réaux pour la ville et de trois piastres pour les provinces et l’étranger. Cette feuille, de quatre pages in-quarto, a fort peu de lecteurs, et je doute qu’elle fasse ses frais ; on n’y lit aucun article littéraire ou scientifique : toute la rédaction se réduit aux décrets du gouvernement et aux annonces clair-semées.
Quatre courriers font le service de la malle dans les différentes directions de l’État.
1o Le courrier qui transporte la malle de Chihuahua à Rio-Florido, où les dépêches s’échangent avec celles de Durango. Il fait pour aller et revenir cent vingt lieues en cinq jours et demi. La dépense de ce courrier se monte à vingt-trois piastres et sept réaux : il part deux fois par semaine.
2o Le courrier de la sierra Madre porte les dépêches en Sonora, va de Chihuahua à San Antonio de las Huertas, et parcourt pour aller et retour en onze jours deux cent vingt lieues. Sa dépense se monte à trente-huit piastres et demi : ce courrier est hebdomadaire.
3o Le courrier du Nouveau Mexique va jusqu’à un point nommé Brasito, un peu en avant du Paso. Il fait deux cent soixante lieues en trois jours ; sa dépense se monte à quarante piastres. Il part tous les quinze jours.
4o Le courrier des Présidios, part de Chihuahua tous les quinze jours pour aller à Arispe, parcourt quatre cent quarante lieues en vingt jours, et sert spécialement les points militaires. C’est le gouvernement central de Mexico qui fait les frais de ce service.
La malle se transporte à dos de mulets. Pendant mon séjour à Chihuahua, le courrier qui dessert la ligne de Rio-Florido, portant les lettres à destination pour l’Europe, fut assassiné par les Indiens et les dépêches furent dispersées. Ces malheurs trop fréquents occasionnent pour les négociants des retards fâcheux. Le jour de l’arrivée des courriers, chacun va prendre ses lettres à la poste ; le facteur n’existe pas plus au Mexique qu’aux États-Unis.
Sur les quatorze mille habitants de la ville, les deux tiers sont indiens ou métis ; l’autre tiers est blanc. Ce sont les blancs qui, comme dans tout le Mexique, sont à la tête du gouvernement et se distribuent les fonctions et la caisse publique. L’Indien ignore complétement ses droits politiques : on a bien soin de le maintenir dans cette ignorance.
Le nombre des Français qui résidaient dans la ville, lorsque je la visitai, était de vingt, généralement commerçants ; presque tous sont Basques ; à ma connaissance il n’y en avait que deux mariés.
Les Mexicains de distinction recherchent la société des Français ; ces derniers s’en rendent dignes par leur conduite, et, chose rare ! l’entente cordiale qui règne entre eux.
Dans la capitale comme partout dans l’État, M. Curcier a laissé des traces de son passage. La ville lui doit des améliorations et des embellissements. Son habitation est la seule qui soit en pierre : les autres maisons privées de la ville sont bâties en adobes. M. Curcier a fait construire sa maison dans le style du pays, qui est noble et confortable : lorsqu’on pénètre dans l’intérieur de la cour, on se croirait dans un palais moresque.
J’ai eu la chance toute particulière de voir, pendant mon séjour à Chihuahua, Abasolo, grand chef des Peaux-Rouges comanches.
On sait que les Comanches forment une des races des plus guerrières de l’Amérique et en même temps des plus nobles du désert. Les Comanches se divisent en quatre branches considérables, les Cuchanticas, les Jupes, les Yamparicas et les Orientales. Ce sont les ennemis irréconciliables des Apaches : les uns et les autres font subir des tourments des plus cruels à leurs prisonniers, mais les incursions des Comanches dans l’État de Chihuahua sont moins fréquentes que celles des Apaches.
Au nombre de vingt-cinq à trente mille, répandus sur un espace immense depuis le golphe du Mexique jusqu’à Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique, ils sont maîtres absolus des montagnes et des plaines. La rive gauche du Rio-Grande del Norte est le théâtre de leurs exploits : ils considèrent certaines lignes comme leurs frontières incontestables, s’y maintiennent avec opiniâtreté et en défendent les abords avec un courage remarquable. Ils ne tolèrent sur leur territoire ni les Indiens ni les blancs ; ils respectent les frontières voisines excepté quand ils ont une vengeance à exercer.
Ils n’ont pas recours à la ruse contre leurs ennemis : ils les attaquent face à face, pourvu qu’ils soient en force égale ; mais, malgré leur courage, ils semblent redouter les rencontres nocturnes : faut-il attribuer cette sorte de peur à leur croyance religieuse ? Je serais porté à le croire : j’ai trouvé des hiéroglyphes où figurait le croissant.
Si l’on veut voyager chez les Comanches, il faut prendre pour guide un ancien trappeur mexicain. Ces individus connaissent toutes les ruses des Indiens, et sauvages comme eux de mœurs et d’habitudes, ils trouvent le moyen d’éviter les embûches où l’on tomberait sans eux.
Le chef comanche qui commande une attaque est très-reconnaissable : il cherche à se donner un aspect féroce et orne sa tête d’une paire de cornes de bœuf. Il se trouve toujours le premier à l’attaque. Le Comanche manie habilement la lance et la flèche, et attaque avec une rapidité telle qu’il faut renoncer à l’arme à feu pour ne se battre qu’à l’arme blanche. Les lances et les flèches des Comanches sont plus courtes que celles des Apaches, mais ils portent une petite hache qui est entre leurs mains une arme terrible.
J’ai rencontré en voyage une petite caravane d’Américains, composée de sept hommes. Ils avaient pour guide un de ces rusés Mexicains ; ayant aperçu à distance une troupe de Comanches à cheval qui se préparait à une attaque vigoureuse, il conseilla à la caravane de mettre pied à terre, d’attendre de pied ferme les Peaux-Rouges, et recommanda surtout de ne tirer qu’à bout portant, en visant tous en bloc le chef comanche. À peine les voyageurs étaient-ils à terre que les Comanches se lancèrent vers eux, la lance d’une main, un bouclier en peau de l’autre. Selon l’instruction de leur guide, tous les Américains visèrent le chef qui était bien reconnaissable à sa grande paire de cornes. Ce chef tomba frappé de plusieurs balles et baigné dans son sang ; les Comanches se retirèrent aussitôt, mais en bon ordre, et la petite caravane fut sauvée.
C’est un des secrets des déserts de l’Amérique. Le Comanche cesse de combattre quand il a vu tomber son chef ; il s’avoue vaincu et laisse poursuivre leur route à ceux dont la chevelure devait lui servir de trophée ; mais il revient ensuite relever ses morts pour les transporter dans sa rancheria, où il leur rend les derniers honneurs.
Je reviens au grand chef Abasolo : il s’était rendu avec deux de ses chefs à Chihuahua pour obtenir du gouvernement la permission de dépasser la frontière de l’État, afin de poursuivre les Apaches qui leur avaient volé des chevaux : affront sanglant pour un sauvage, et dont ils voulaient tirer vengeance. Cette permission ne leur fut pas accordée. Le gouvernement se serait, à son tour, attiré la vengeance des ennemis qu’Abasolo voulait punir. Ils furent néanmoins très-bien reçus. Tous les moyens furent employés pour les distraire et leur inspirer envers les blancs une bienveillance à laquelle ils paraissent, du reste, assez généralement disposés. Lorsque plusieurs blancs vont visiter les Comanches dans leur camp ou rancheria, ils y sont bien reçus s’ils montrent de la confiance et s’ils déposent sans défiance leurs armes.
Ce grand chef, quoique d’un âge avancé, marchait encore d’un pas ferme ; son visage était ridé, la ruse brillait dans ses yeux. Il portait de longs cheveux noirs réunis en une longue tresse tombant jusqu’à ses talons et entrelacée de plaques rondes d’argent qui avaient au sommet quinze centimètres environ de diamètre et s’amoindrissaient de manière à n’avoir plus à l’extrémité que la grandeur d’une pièce de deux francs. Sur la poitrine, il portait une grande croix en argent à triple branche, semblable à une croix papale : au bout était un grand croissant.
Les deux chefs qui l’accompagnaient étaient plus grands et avaient un aspect beaucoup plus guerrier que le grand chef. Dès le premier jour de leur arrivée dans la ville, on leur avait donné comme guide un officier chargé de les conduire partout : on les menait dans les boutiques, on leur faisait cadeau d’une foule de choses insignifiantes : c’est dans une boutique que j’ai eu l’occasion de dessiner le chef ; mon croquis achevé, on le lui fit voir ; il fut saisi d’une inquiétude qu’il ne put dissimuler ; il me regarda avec une certaine crainte et se retira aussitôt de la boutique.
Cette rencontre fut heureuse pour moi, car le lendemain il quitta son costume et s’affubla du vêtement le plus grotesque. Il endossa un vieil habit d’uniforme dont on lui avait fait cadeau et suspendit sur sa poitrine une paire d’épaulettes de capitaine ; au milieu pendait sa grande croix d’argent.
On avait fait présent à ses deux compagnons de grandes étoffes d’un rouge écarlate : ils s’en servaient comme d’un manteau et savaient parfaitement s’en draper : aussi faisaient-ils un singulier contraste avec leur supérieur.
Le marché de Chihuahua ne manque pas d’animation ; mais les articles sont peu variés. Les pommes de terre sauvages recueillies par des Indiens Tarahumaras dans les montagnes et moins farineuses que les pommes de terre cultivées, le maïs avec lequel on fait la tortilla, le chilé, les fricoles, et les melons, surtout les melons d’eau, tels sont à peu près les principaux éléments de la nourriture des habitants avec la viande qui est de première qualité. Aussi la boucherie est-elle un monument des plus importants de la ville ; elle a une façade à colonnes ; on y trouve à toute heure du jour des viandes fraîches.
Le voyageur ne doit pas s’éloigner de Chihuahua, sans avoir fait une excursion à Santa Eulalia, gisement fameux, d’où sont sorties les sommes nécessaires pour la construction de l’église paroissiale de la capitale.
Santa Eulalia est située, dans la direction sud-est de la capitale, à une distance de huit à dix lieues. Sur la route, on rencontre l’hacienda de Tabalopa, au bord du Rio-Nombre-de-Dios, à deux lieues de la ville, et ainsi à proximité de son marché. On y compte une population de trois cent trois habitants. Comme toutes les haciendas du pays, elle est entourée de murailles et a l’air d’une fortification ; mais comme elle est moins exposée aux invasions des Indiens barbares à cause du voisinage de Chihuahua, la culture s’y fait sur près de quatre lieues carrées. Le voisinage de la rivière facilite les travaux d’irrigation et éloigne toute crainte de sécheresse ; l’inondation des champs a lieu tous les soirs. En moyenne, cette propriété produit cinq cents fanegas[3] de blé de première qualité ; de cent quinze à cent cinquante fanegas de maïs ; cent sept fanegas de frijoles (haricot rouge), et cent soixante fanegas de chile (piment d’Espagne). Ce produit énorme du chile n’étonne point, quand on sait qu’il forme la principale nourriture des Mexicains : il est aussi commun que le sont chez nous les haricots et les pommes de terre. L’hacienda de Tabalopa possède un moulin à eau, machine rare au Mexique, ce qui est regrettable ; car c’est le manque de farine qui nécessite l’usage de la tortilla. La classe pauvre ne peut acheter du pain : il est trop cher. En dehors de l’agriculture, l’hacienda compte en moyenne près de trois cents chevaux, cent soixante mulets, six cent quatre vingt-dix-huit bêtes à cornes, deux cents moutons et quelques porcs. D’immenses corrals abritent les troupeaux la nuit ; pour qu’ils s’habituent à y entrer, on les fourrage avec la paille de maïs. L’hacienda a produit, l’année de mon voyage, un revenu de trente-cinq mille piastres.
En quittant Tabalopa pour se rendre à Santa Eulalia on voyage sur un plateau pendant quatre heures. Ensuite on arrive à une gorge de montagne, et de ce moment on ne fait plus que monter. La Cordillère dans laquelle est situé ce gisement s’étend dans la direction nord-sud avec une légère inclinaison vers le nord-est, et couvre un espace de dix-neuf lieues. Les mines ont une étendue de cinq lieues de l’est à l’ouest et de quatre lieues du nord au sud. Les veines courent en général horizontalement ; peu sont verticales. Le minerai s’y trouve presque partout en poudre, et les mineurs rencontrent des excavations où ils n’ont qu’à recueillir la poussière, qu’ils passent au feu sans autre procédé ; ce métal est considéré comme vierge.
Santa Eulalia doit son existence à la seule richesse de ses mines : les habitations sont parsemées dans la montagne ; l’aspect en est pittoresque. En haut de la ville, s’élève la paroisse, bâtie comme celle de Chihuahua à l’aide d’une contribution prélevée sur le produit des mines. La population est de six cent et quelques habitants.
L’administration et la justice sont représentées à Santa Eulalia par un conseil municipal et un juge de paix. On n’y trouve aucune culture, pas même le moindre petit jardin, à cause de l’aridité du sol. Deux cent cinquante-huit chevaux, cent quatre-vingt-sept mulets et quatre vingt-deux ânes y sont occupés au transport du minerai, de l’eau et des provisions qu’on tire des haciendas des environs. Les habitants entretiennent aussi des bêtes à cornes pour leur consommation ; ils ont en moyenne trois cent quatre-vingts bêtes à cornes et soixante moutons.
Il n’existe pas le moindre filet d’eau dans les mines ou dans les environs : pour remédier à cet inconvénient, les Espagnols ont creusé dans une gorge de montagne un immense réservoir, où l’on recueille l’eau de pluie.
Le dimanche, jour de repos, les mineurs s’amusent à faire combattre des taureaux : faute de cirque, ils lâchent le taureau furieux dans les rues : on l’excite, on le cerne par toute espèce de moyens : ce jeu dure pendant plus de deux heures, presque toujours sans aucun accident. La rue principale dans laquelle se passe la scène, est taillée dans le roc et forme une surface lisse où les chevaux ont peine à se tenir : on ne tue pas la bête ; on se borne à lancer sur elle le lazo ; l’un prend le taureau par une jambe de derrière, un autre par une jambe du devant, et l’animal se trouve dans l’impossibilité de faire le moindre mouvement.
(La fin à la prochaine livraison.)
- ↑ Tous les dessins qui entrent dans cette livraison et la suivante ont été faits au Chihuahua par le voyageur lui-même, M. Rondé.
- ↑ Le vara équivaut à un mètre quarante-cinq centimètres.
- ↑ Le fanega de froment équivaut à trente kilogrammes.
et se composait de quatre subdélégués, qui avaient titre de juges des quatre branches (quatro ramos) : l’intérieur, la guerre, la justice et la police. Les deux seuls conseils de la ville (ayuntamientos) avaient leur siége, l’un à Parral, et l’autre à Chihuahua. Chaque présidio militaire était gouverné par un commandant.
En l’année 1824, l’État de Chihuahua fut érigé et divisé en douze départements (partidos).
Le département ou canton est administré par des conseils de ville (ayuntamientos), des juntes municipales (juntas municipales) et des juges de paix (alcades conciliadores). L’État a un gouverneur : chaque municipalité de deux mille âmes a un gouvernement municipal.
Les ayuntamientos ont au moins un président, un alcade, deux régisseurs et un procureur ; mais jamais plus d’un président, de deux alcades, de huit régisseurs et de deux syndics (sindicos).
Tous les fonctionnaires publics sont nommés à l’élection ; il n’y a que les officiers de l’armée qui relèvent du gouvernement central de Mexico.
L’État a un sénat et une chambre des députés : comme les États-Unis, chaque État se gouverne lui-même.