VOYAGE DANS L’INDE.[1]


Camp de Cursali, au sommet de la vallée de la Jumnah, sous ses sources, à 2615 mètres au-dessus de Calcutta. 15 mai 1830.


Il y a bien long-temps que je ne t’ai écrit, mon bon ami ; cependant je ne puis croire mon registre, qui, après — Chandernagor le 21 novembre 1829, une énorme lettre à Porphire, — se tient coi sur toi. Si réellement je ne t’ai point écrit depuis, j’ai si souvent pensé à toi, tu m’as fait si souvent compagnie dans ma solitude, que j’éprouve entièrement l’illusion d’avoir été le plus fidèle des correspondans. Ma dernière lettre à notre père, écrite à Delhi, a voyagé avec moi jusqu’à Kythul dans le pays des Sykes indépendans, au nord-ouest des possessions anglaises, jusqu’au 22 mars, jour auquel elle s’est acheminée vers Delhi, et de là vers Calcutta, commençant son long et aventureux voyage dans la giberne d’un cavalier syke, lancé en estafette tout exprès.

Le lendemain de ce jour-là, je montai à cheval au lever du soleil, avec les aimables gens à la bonne fortune desquels la mienne, assez mince, se trouvait liée pour une quinzaine de jours, et nous galopâmes pendant trois heures, à crever nos chevaux. Il va sans dire que mon fidèle bidet persan, malgré sa modeste apparence, arriva plus frais que les superbes arabes de mes compagnons, tous payés de 5 à 6,000 francs. Nous trouvâmes une autre suite de tentes piquées, et devant notre camp, les dix-sept éléphans du rajah de Pathalah, et ses quatre cents cavaliers rangés en bataille. Un élégant et simple déjeuner, servi à notre arrivée, fut lestement expédié, et aussitôt après nous montâmes chacun sur notre éléphant. On me fit la politesse de celui du rajah, avec son siège royal de velours et d’oripeau. Nous nous plaçâmes au centre de la chaîne formée par ces animaux, la plupart allant à vide, ou portant les ministres (vakils) des rajahs d’alentour, députés près de notre jeune ami le sous-résident de Delhi. Sur les ailes de cette ligne importante, notre cavalerie se déploya, et les deux tambours du rajah placés au front, battant la marche royale, nous entrâmes dans le désert.

Ce sont des plaines immenses, sablonneuses, salées, couvertes d’arbrisseaux épineux, parsemées de grands arbres çà et là ; ailleurs des steppes herbeuses. Il n’y a point d’obstacles pour les éléphans, ils arrachent laborieusement les arbres entre lesquels ils ne peuvent passer, et les branches qui atteindraient le chasseur qu’ils portent. Arrêtée par la forêt, notre cavalerie était quelquefois obligée de se replier, et elle passait après nous dans la large trouée que nous avions ouverte. Là où elle pouvait agir librement, elle se formait de part et d’autre en demi-cercle, qui battait à une grande distance tout l’espace d’alentour, et jetait sous le front des éléphans tout le gibier de la plaine. Entre six que nous étions, nous tuâmes par centaines des lièvres et des perdrix ; une hyène et plusieurs sangliers passant sous notre feu, furent blessés, en terme de chasseur, car nos cavaliers, lancés à leur poursuite, ne purent les atteindre. Nous vîmes des troupeaux d’antilopes et de nilgauts, mais sans pouvoir les approcher à portée de la carabine ; de lions, pas l’ombre d’un seul. Mais nous espérâmes pour le lendemain, et revînmes à la chute du jour à notre camp. J’étais ravi de l’étrangeté de cette scène nouvelle. J’avais plus vu de l’Orient ce jour-là que depuis un an que j’étais arrivé dans l’Inde.

Bain, toilette au retour. Le bain, c’est une outre d’eau froide qu’un serviteur vide en la faisant jaillir avec force sur la poitrine et les épaules ; la toilette, le plus léger vêtement de coton. Puis le dîner dans une tente immense illuminée comme une salle de bal. Les bouteilles tombaient comme dans le jour devant nous les lièvres et les perdrix. J’étais seul indigne à l’une et l’autre fête. Cependant j’y faisais de mon mieux. L’eau était prohibée, exclue. Les têtes faibles, les peureux, buvaient du bordeaux en place : il ne compte pas comme vin ; le Champagne lui-même n’est considéré que comme une agréable moyenne proportionnelle entre l’eau et le vin. Ce nom est réservé aux vins d’Espagne et de Portugal. La partie solide du dîner à l’égal de ce liquide pour la recherche et la profusion ; et pour que rien ne manquât à la soirée, qui dura jusqu’à minuit, au dessert, des comédiens persans, des mimes entrèrent, dont les prodigieux travestissemens nous obligèrent de quitter la table et de nous jeter à plat dos sur le tapis, pour rire avec moins de danger. Ceux-là congédiés, des danseuses firent leur entrée, elles chantent et dansent alternativement. Rien de si monotone que leur danse, si ce n’est leur chant ; celui-ci n’est pas sans art, et l’on dit que les éclats de voix qui dominent par intervalles le faible murmure plaintif qu’on entend à peine, plaisent d’une manière particulière à ceux qui ont oublié la mesure et la mélodie de la musique européenne. Je ne suis pas encore assez Indien pour cela. Mais leur danse est déjà pour moi la plus gracieuse et la plus séduisante du monde. Les entrechats et les pirouettes de l’Opéra me semblent auprès comme les gambades des sauvages de la mer du Sud, et le stupide trépignement des Nègres. Au reste c’est dans le nord de l’Hindostan que ces Nautehgirls sont le plus célèbres.

Le lendemain à cinq heures, le maître d’hôtel m’éveilla, comme la veille, avec une grande tasse d’excellent café moka, fait exprès pour notre ami le Français ; lestés de leur tasse de thé, mes amis Anglais m’attendaient déjà à cheval. Nous galopâmes à dix lieues en avant, et trouvâmes, comme la veille, toutes choses et toutes gens prêts à notre arrivée. Nos éléphans, dans la nuit, avaient porté l’autre suite de tentes, l’autre équipage de cuisine, etc., tout notre camp avait marché à la fraîcheur ; et, reposés et repus, nous trouvâmes, après le déjeuner, le même ordre de bataille que la veille. Nous chassâmes tout le jour avec le même appareil, et continuâmes ainsi pendant une huitaine de jours. Enfin, quand nous eûmes battu tous les buissons de la contrée, épuisé, ruiné le peu de villages qui y sont dispersés, et mis sur les dents la cavalerie syke, nous revînmes chez nous, emmenant seulement une troupe de cavaliers et tous les éléphans qui devaient servir à chasser aux tigres vers la base des montagnes. La bande joyeuse et magnifique m’accompagna jusqu’à Saharunpore, petite ville où le gouvernement entretient un misérable jardin botanique. Son directeur, le médecin de la station, devait m’être très utile. Je préparai chez lui mon nouvel équipage de voyage, laissai sous sa garde mon second bagage et les collections formées depuis Delhi ; et, n’emportant que le plus strict nécessaire, je dis adieu aux plaines le 12 avril, deux jours après le renversement de la mousson, et l’établissement des vents du sud-ouest, chauds de 35° le jour et 33 ou 34 la nuit. Je montai jusqu’à Dheyra, dans le Dhoon, avec des chars et des bœufs. Là, je les congédiai, je renvoyai à Saharunpore, à l’écurie de mon botaniste, mon pauvre tatton (les Anglais ont cinq à six mots excellens et polis contre notre unique et ignoble bidet, que je ne puis me résoudre davantage à appliquer à ma monture), je me munis en sa place d’un long et solide bambou ; et après avoir soigneusement visité ce premier étage des montagnes, tandis qu’à mon camp des vanniers, des bourreliers et toutes sortes d’ouvriers faisaient les apprêts de mon voyage à des lieux où des hommes seuls peuvent passer, je montai sur le second gradin de l’Himalaya, le 24 avril. On n’y a jamais vu de voyageur avec un aussi simple appareil. Trente-cinq porteurs me suffisent, dépense de près de 400 francs par mois ; il est vrai que j’ai pu réduire à cinq le nombre de mes domestiques en y ajoutant même un jardinier. J’ai en outre une escorte de cinq soldats gorkhas, commandés par un havildar de choix, qui s’entend merveilleusement à faire marcher mon monde ; ainsi je fais le quarante-sixième. Tu trouveras que c’est là un train royal ; cependant j’ai tous les jours un bien mauvais dîner, heureux qu’il n’ait pas manqué encore jusqu’ici : du riz bouilli, un quartier de chevreau insipide et coriace, et l’eau du torrent voisin. Je ne bois d’eau-de-vie qu’à la pointe du jour, pour me réchauffer ; quelques gouttes me suffisent. Je couche sur un lit bien dur, sans matelas ; ma tente est bien légère ; le vent glacé, qui tombe la nuit des cimes neigées, souffle au travers, entre par rafales par-dessous et me gèle dans mes habits et mes couvertures. Des tempêtes d’une violence et d’une continuité tout-à-fait inconnues auparavant dans les montagnes, à cette époque de l’année, m’y assaillirent dès le lendemain du jour où j’y montai. Cette veine d’adversité n’est pas épuisée. Chaque jour, à midi, amène un petit orage de grêle et de pluie. À Dheyra, le tonnerre fracassa l’arbre sous lequel ma petite tente était tendue ; deux de mes gens y étaient avec moi, et tous deux furent paralysés quelques instans dans le côté gauche. Sur les cimes de Mossouri, qui dominent la vallée de Dheyra, l’espace autour de moi fut jonché des éclats d’une roche foudroyée, tandis que l’oreille basse, et transi de froid et d’humidité, je faisais mon soucieux et mince repas. Il semble vraiment qu’on me vise de là haut. Les deux premiers coups n’ont pas touché, mais gare au troisième.

L’influence de l’élévation efface entièrement ici celle de la latitude (31°) sur le climat et ses productions. Je suis campé sous un bois d’abricotiers sauvages, qui commencent seulement à feuiller. Le tapis de ma tente est, sans métaphore, émaillé de fleurs. Ce ne sont que fraisiers qui se détachent partout au milieu des gazons. Le vent m’apporte la fumée du grand feu autour duquel sommeillent mes montagnards : son odeur est agréable, c’est un cèdre qu’ils brûlent, ou un pin. La plupart des arbres de nos forêts, ou des espèces si voisines, qu’un botaniste seul en aperçoit la différence, dominent dans la zone moyenne de l’Himalaya, associées à quelques autres qui nous sont étrangères, mais qui ne laissent pas d’avoir leurs représentans dans les plaines de l’Amérique septentrionale.

Ma vue s’est certainement très raccourcie depuis un an, je ne quitte plus mes lunettes que pour lire ou pour écrire, et avec les lunettes même, je ne vois pas assez loin pour me servir de ma carabine. La portée de mon fusil est toute celle de mes yeux : j’ai donc laissé ma carabine à Saharunpore.

Mais dans l’inventaire de ma personne c’est le seul déficit que je sente. Une année de séjour dans les plaines n’avait pas entamé ma constitution. Je retrouve dans les montagnes mes jambes des Alpes, je souffre du froid, comme j’ai été quelquefois incommodé de la chaleur, mais ces excès contraires n’influent que sur mon humeur, sans atteindre ma santé. Ma police d’assurance contre le choléra, la dyssenterie et la fièvre des Jungles (les trois grandes maladies de l’Inde) ne me quitte pas, et je compte bien ne l’ouvrir qu’à Paris, sans jamais être obligé de la produire jusque-là. C’est une petite boîte qui renferme les remèdes violens à opposer à une attaque, avec une excellente instruction, un petit traité sur leur usage, que voulut bien faire pour moi le médecin le plus habile de Calcutta. Quand je me rappelle ses attentions, je ne puis que me retracer la suite non interrompue de procédés bienveillans et d’égards flatteurs dont je n’ai cessé d’être l’objet depuis mon arrivée en ce pays. Sous ce rapport, rien ne m’aura manqué ; et ce qu’il y a de bizarre, c’est que ma fortune ne s’est pas démentie, même près des fashionables. Quoique je vienne de faire sept à huit cents lieues à cheval, sans-fouet et sans éperons, les officiers du plus dashing corps de l’armée anglaise, où le major, pour devenir lieutenant-colonel, paie 240,000 francs, me sont frères, et quand je redescendrai des montagnes au mois d’octobre ou de novembre, je trouverai un relai de chevaux préparé par leurs soins, de Saharunpore à Meirut, sept jours de marche (50 lieues), sans aucune espèce d’intérêt.

Il est tard, il faut te dire bonsoir ; cher ami, bonsoir et adieu pour quelque temps. Demain je monte aux sources de la Jumnah, elles sont, je crois, à deux mille mètres au-dessus de ce lieu, le dernier habité de la vallée. Adieu donc.


20 mai, camp de Rana.

Encore sous des abricotiers, mon ami, mais à deux journées de marche au-dessus de ma dernière station, et quoique la hauteur de celle-ci excède encore deux mille mètres, cependant le soleil est bien chaud à cette heure, où j’arrive épuisé de fatigue, malade du changement de régime auquel, dans les hautes montagnes, la nécessité m’a forcé. Depuis six mois, la base fondamentale de mon déjeuner et de mon dîner, c’était du riz. Ici, il n’y a plus que du blé et de l’orge. Je me croyais bien pourvu de mon avoine accoutumée, et comme je suis très peu désireux de mettre le nez dans ce repaire d’iniquités (je veux dire le panier de ma bouche) de mon cuisinier, je crus l’imbécille sur parole : puis il se trouva que bientôt la disette de riz se déclara ; mais mon havildar gorkha, mon lieutenant-général, à force de violer le domicile du peu de gens qu’il y a en cette haute vallée, trouva quelques paniers de pommes de terre. Grand régal là-dessus, quoique je les mangeasse au sel, comme Bonaparte les artichaux. Mais si tu as ton Courier présent à la mémoire, tu te souviendras que celui qu’on n’appelait pas encore le duc de… de je ne sais quoi, s’écria : Ô grand homme ! admirable en tout !…

Quoique je sois ici un très grand seigneur relativement, personne ne me fit ce compliment, et le passage du sec au vert eut sur moi la funeste influence que tu ressentais, il y a quelques dix-huit ans, sur les bords du Niémen, allant à pied par précaution, et menant ton cheval par la bride. Cependant le temps était superbe, et au pied des hautes cimes où j’étais campé, c’était une circonstance trop précieuse pour n’en pas profiter aussitôt. J’y fis deux ascensions, à un jour d’intervalle ; arrêté dans la première, par la superstition et surtout par la stupide pusillanimité de mes gens, bien au-dessous du point que je m’étais proposé d’atteindre. Cette pusillanimité m’aurait fait manquer pareillement le but de ma deuxième expédition, si aux promesses d’encouragement à me suivre, je n’avais ajouté la menace d’un châtiment pour qui refuserait de marcher. Un seul, mon jardinier, m’était fidèle, le plus stupide et le plus craintif des Hindous. Le reste de la bande, accroupi au soleil sur une roche qui perçait le manteau de neige sur laquelle nous marchions depuis deux heures, était parfaitement mutiné et appelait mon pauvre jardinier. Je n’attendis pas que la fidélité succombât ; et quoiqu’il en coûte de gravir sur des neiges molles quelques centaines de pieds au-dessus d’un certain niveau, où la rareté de l’air rend la respiration précipitée et pénible, épuisé au bout de trente pas, je sacrifiai mon avance, et fléchissant légèrement les genoux, renversant le corps en arrière, appuyé de mes deux mains sur mon long et solide bambou qui modérait ma vitesse au besoin, quand je lui faisais sillonner plus profondément la neige, je me lançai comme une pierre sur le roc de la révolte, où le bambou joua un autre rôle. Le traître dont j’avais reconnu la voix appelant mon jardinier, paya pour tous, et très cher. La moindre faiblesse de ma part, une demi-mesure eût été la plus dangereuse des mesures, le coupable étant d’ailleurs le plus agile, le plus robuste et le plus mal intentionné de tous habituellement. Je le pris de si haut sur ses épaules dès le début, que, l’eût-il voulu, il n’eût pu rien répondre. Comme ces pauvres diables, malgré leur pénible et humble condition, sont d’une caste élevée, militaire par essence, j’ignorais vraiment comment les autres prendraient cette leçon. Tout Rajpouts, tout montagnards qu’ils sont, ils la prirent en vrais Hindous, c’est-à-dire joignant les mains et demandant grâce. Le battu, remis de son étourdissement, prit la tête de la file, tenant le bout d’une longue corde à laquelle tous les autres s’accrochèrent comme à une rampe, de crainte des crevasses sous la neige ; attaché de la sorte avec mon aide-de-camp botanique, je marchai sur le flanc de la colonne en vrai chien de berger, épuisant tous les tropes de ma réthorique hindostanie pour stimuler les esprits défaillans. Il n’y a pas un de ces gens qui, chargé d’un poids de cent livres, ne pût faire dans les plus détestables sentiers des montagnes trois fois plus de chemin que moi dans le même temps. Mais ces déserts de neige sont pour eux une chose inaccoutumée. Sortis des chemins dont ils ont l’habitude, et dont elle leur cache entièrement le danger souvent fatal d’un faux pas, leur instinct bestial de progression expire devant ces pentes neigées qui ne requièrent nulle adresse et nul courage ; car le danger d’une chute y est nul. Je tombai souvent et j’en fus quitte pour secouer mes habits. Je voulais déterminer la hauteur où toute végétation s’arrête ; je la vis près d’expirer, mais les délais de ma marche et puis son extrême lenteur m’obligèrent de songer au retour avant que j’eusse atteint les dernières crêtes de rochers qui surgissaient au-dessus des neiges, et qui probablement sont les limites de la zone végétale. En revenant du pays de Kanawer (Kannaauer), cette occasion ne pourra me manquer. Mais j’aurais désiré fixer ce point en diverses parties de la chaîne centrale de l’Himalaya.

Ne blâme pas Frédéric de ses rares violences dans le pays de sauvages qu’il habite, elles font sa sûreté. Entre le marteau et l’enclume, entre le mépris et le servile respect, il n’y a point de position neutre possible, pour lui dans son île, ni pour moi dans le vieux et ignoble pays où je voyage. Ses coutumes de servilité m’obligent de renchérir de beaucoup sur les exigences de notre frère ; il ne bat point les gens qui ne l’appellent pas seigneurie, altesse, majesté. Or, c’est la règle dans l’Inde que les natifs ne s’adressent que par ces titres (les mêmes qu’ils donnent à leurs rajahs, à leurs nawabs, à l’empereur de Delhi) au plus mince english gentleman. Un homme de mauvaise humeur m’ayant dit vous, au lieu de votre altesse, ce matin même sur la route, j’ai dû lui donner une leçon très sévère de politesse. J’étais pleinement dans mon droit, comme le serait le philantrope parisien de souffleter le rustre qui le tutoierait. Je dois être d’autant plus jaloux de l’étiquette, que la simplicité de mon équipage, la vie dure que je mène, les privations et les fatigues que j’endure comme mes gens, mes vêtemens d’étoffe commune, appropriés à ce genre de vie, tout en moi et autour de moi les invite à s’en départir. Aussi le monseigneur ne me suffit-il pas, il me faut de la majesté, ou pour le moins de l’altesse.

Tu rirais sans doute de sa majesté, si tu pouvais la contempler dans ses habits d’ours blanc, avec ses longues moustaches ; ornement qui impose beaucoup aux gens à peine barbus de l’Himalaya. Heureusement je n’ai pas de miroir pour trancher la question, et je me figure que le reflet roussâtre que j’aperçois sous mon nez, en baissant les yeux, n’est que l’effet d’un faux jour.

À plus d’un égard fâcheux, mon cher Porphyre, mes petites infortunes suivent à une respectueuse distance tes misères de Moscou. L’horrible malpropreté des montagnards, contre laquelle je ne peux me défendre, est un des maux auxquels je me résigne le plus difficilement. J’espère ne pas m’y habituer.


Victor Jacquemont.
  1. Nous avons annoncé dans notre livraison du 1er mai, la mort de M. Victor Jacquemont, qui a succombé à Bombay, le 22 décembre 1832, à une maladie de foie dont il avait pris le germe dans le Radjputana. Ce jeune voyageur, qui explorait depuis plusieurs années les contrées les plus reculées de l’Inde, laisse, outre ses collections d’histoire naturelle, et d’importans manuscrits qui ne tarderont pas, dit-on, d’arriver en France, un grand nombre de lettres, dans lesquelles il adressait jour par jour à sa famille la relation de son voyage. C’est une de ces lettres (actuellement sous presse chez le libraire Fournier) que nous publions aujourd’hui. Nous donnerons dans nos prochaines livraisons des Lettres familières sur l’Inde d’un autre voyageur, M. Alfred Duvaucel, dont la fin a été plus malheureuse encore que celle de Victor Jacquemont.