Voyage d’un aveugle autour du monde


VOYAGES
DE
JAMES HOLMAN


AUTOUR DU MONDE.[1]

Tous nos lecteurs probablement ne se rappellent pas le nom d’Holman ; mais aucun d’eux sans doute n’aura oublié le voyageur aveugle qu’on rencontrait successivement dans une île de l’Océanie et à la cour d’un petit prince africain, au pied des Cordillières américaines et au milieu des steppes de l’Asie. D’après les maigres détails que donnaient nos journaux sur ce singulier personnage, il était permis de se le représenter comme un homme riche qui voyageait accompagné de ses gens, entouré de leurs soins et ne rencontrant d’obstacles que ceux que l’on ne peut aplanir ; comme un hypocondriaque qui, se trouvant mal en tous lieux, courait le monde pour s’échapper à lui-même, et dont le courage ne consistait guère qu’à savoir braver un mauvais climat, un mauvais gîte et un mauvais dîner. Aujourd’hui nous savons que pas un des traits de ce portrait ne convient à notre voyageur. Le malheur qui l’a frappé n’a point aigri son caractère, et ses dispositions n’ont rien que de bienveillant. Privé du principal moyen d’information, il cherche à tirer de ceux qui lui restent le meilleur parti possible, et son but en voyageant est autant de s’instruire que de réparer sa santé. Ses ressources sont celles d’un officier à la demi-solde, ses compagnons les compatriotes que le hasard lui fait rencontrer en chemin, et il n’a pas même un domestique.

M. Holman était entré de bonne heure dans la marine royale, et il n’a été privé de la vue qu’à l’âge de vingt-cinq ans. Il devait alors avoir déjà couru beaucoup le monde ; cependant il ne croit pas devoir parler de ses premières observations, peut-être parce qu’il les croit moins bonnes et moins exactes que celles qu’il a faites sans le secours des yeux. « On me demande souvent, dit-il, ce que peut apprendre en voyageant un homme qui ne voit rien ; et moi je demanderai à mon tour si les voyageurs ordinaires ne parlent que de ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux ? Non sans doute, chacun d’eux est obligé de s’en rapporter au témoignage d’autrui sur une foule de points qu’il a intérêt à bien connaître, et Humboldt lui-même n’a pas été exempt de cette nécessité.

« À la vérité, dans les œuvres de la nature, l’aspect pittoresque est perdu pour moi, et dans les ouvrages des hommes je ne puis connaître que la forme, faire usage que du toucher. Mais cette privation même ne peut qu’exciter encore ma curiosité. Pour satisfaire à ce besoin d’apprendre, je suis obligé de multiplier les questions, et j’arrive ainsi presque nécessairement à connaître quelques détails qui échappent au voyageur dont la vue peut tout embrasser à la fois. Privé de ce moyen rapide d’information, je n’obtiens rien qu’à l’aide d’un examen patient, que par une sorte d’investigation analytique, et au moyen d’inductions et de déductions ; la conséquence en est que je me trouve dans l’heureuse impossibilité de juger légèrement des choses.

« Je crois que, malgré la perte de mes yeux, je visite dans le cours de mes voyages autant de points curieux que le plus grand nombre de mes compatriotes, et que me faisant décrire les choses sur les lieux, je puis m’en former une idée tout aussi juste. D’ailleurs, je ne néglige jamais de prendre des notes sur ce que j’ai appris, du moins autant qu’il en faut pour être ensuite certain de la fidélité de mes souvenirs. »

À entendre le pauvre homme, on croirait volontiers qu’il n’y a, pour apprendre, de meilleur moyen que de renoncer à l’usage de ses yeux ; et il est vrai que l’on trouve dans son livre plusieurs renseignemens curieux qu’un voyageur ordinaire eût probablement négligé de recueillir. Cependant tout n’est pas profit, et on s’aperçoit souvent que l’auteur se fait illusion sur le degré d’intérêt que présentent les diverses informations qu’il nous transmet ; celles qui lui ont coûté le plus de peine à acquérir sont presque toujours à ses yeux les plus importantes. Il met aussi un certain amour-propre à n’omettre aucune des circonstances qui eussent pu être indiquées par un observateur doué de tous ses sens : ainsi il nous apprendra que non loin du cap Finistère on eut en vue onze voiles, dont plusieurs semblaient appartenir à une même escadre ; qu’en telle partie de la côte d’Afrique, dont le nom ne se trouve pas même sur nos cartes, la sonde rapportait un sable gris piqueté de points blancs, etc., etc.

Du reste ces détails, tout oiseux qu’ils sont, n’impatientent pas trop ; peut-être même font-ils qu’on s’intéresse davantage à l’auteur, car au soin qu’il prend pour qu’on ne s’aperçoive pas de ce qui lui manque, on voit qu’il ne le sent lui-même que trop profondément. Il n’est pas parfaitement réconcilié avec son état de cécité, et il est toujours porté à faire comme ceux qui ont des yeux. Le matelot placé en vigie signale-t-il une terre, le pauvre aveugle monte au haut du mât, « non pour voir, dit-il, mais pour prendre de l’exercice. » Dieu sait si pareille idée lui est jamais venue quand pour les clair-voyans il n’y avait rien à regarder !

Des quatre volumes dont doit se composer l’ouvrage de M. Holman, nous n’avons encore que le premier qui embrasse un espace d’environ treize mois, et est principalement relatif aux établissemens anglais, situés dans le golfe de Bénin.

Parti d’Angleterre au commencement de juillet 1827, il arriva à Sierra-Leone dans le mois de septembre, ayant visité en chemin Madère, Ténériffe et les îles du Cap-Vert. Toute cette partie de son récit ne nous semble pas offrir un très grand intérêt ; cependant les personnes qui s’occupent de recherches statistiques liront peut-être avec utilité ce qui concerne la fabrication des vins, le commerce de l’orseille, etc.

Le séjour à Sierra-Leone, au contraire, fournit, quoique très court, matière à plusieurs chapitres pleins de faits, et de faits en général très attachans. Certes, pour avoir réuni dans l’espace de trente-trois jours, et sous des circonstances aussi défavorables, une pareille masse de renseignemens, il a fallu une prodigieuse activité d’esprit. Nous extrairons de cette portion de l’ouvrage un fragment sur le Boulam, pays limitrophe de la colonie de Sierra-Leone. Dans ce qui se rapporte à cette colonie elle-même ainsi qu’à celle de Fernando-Po, nous trouverions également beaucoup à citer ; mais nous réserverons cela pour un autre article dans lequel nous essaierons de donner une idée des établissemens fondés sur la côte d’Afrique pour la suppression de la traite.

Après être resté environ six mois à Fernando-Po, et avoir visité les points de la côte du Bénin où se fait le plus grand commerce d’esclaves, M. Holman se rend à l’île de l’Ascension sur le vaisseau qui l’avait amené d’Angleterre. Dans ces parages, rencontrant une galiote hollandaise qui se rendait au Brésil, il y prend passage, et après une courte traversée débarque à Rio-Janeiro. Arrivé malade, il ne prend pas même le temps de se guérir complètement, et le voilà qui part à cheval pour se rendre aux mines de Gongo Soco. Nous le laisserons aller, et nous reviendrons à Boulam ; mais d’abord il faut que nous disions quelque chose de l’origine des relations entre les noirs de ce canton et les blancs de l’établissement voisin.

En 1804, la colonie de Sierra-Leone fut attaquée par les naturels du pays et menacée d’une destruction complète. Presque tous les princes du voisinage étaient entrés dans la coalition, et ils avaient conduit contre la ville de Freetown une armée qui, déjà nombreuse, devait s’augmenter encore de tout le contingent fourni par les tribus du nord. Cette seconde division se mit en marche, en effet, mais elle fut arrêtée par un obstacle imprévu. Pour opérer sa jonction avec le reste des troupes coalisées, il fallait qu’elle traversât les états du roi ou sherbro de Boulam. Ce prince, à la vérité, avait, quelque temps auparavant, fait alliance avec les Anglais, mais on ne doutait point qu’il ne les abandonnât dans leur malheur, et ceux-ci même n’attendaient de lui, tout au plus, qu’une stérile neutralité. Cependant il déclara qu’étant allié du roi de la Grande-Bretagne, il ne pouvait favoriser ni directement ni indirectement les projets de ses ennemis ; qu’en conséquence non seulement il ne consentait point au passage demandé, mais qu’il trouverait bien moyen de l’empêcher si on s’avisait de le tenter. En vain eut-on recours aux promesses, puis aux menaces ; il persévéra dans sa résolution, et fit respecter son territoire. Le plan de campagne des coalisés se trouvant ainsi dérangé, leurs troupes se séparèrent sans avoir rien fait d’important.

Les colons, qui sentaient bien que sans la fermeté du prince de Boulam l’issue de la guerre aurait pu être toute différente, ne négligèrent rien pour le confirmer dans ses bonnes dispositions à leur égard. Une députation lui fut adressée pour l’engager à venir visiter ses amis les hommes blancs de Freetown, et réussit à l’amener. On lui avait préparé une réception magnifique, et après l’avoir, plusieurs jours durant, régalé aussi bien que le permettait l’état de la colonie, on le couronna en grande pompe sous le nom de roi Georges.

Depuis ce moment, les relations les plus amicales ne cessèrent d’exister entre le gouvernement de Sierra-Leone et le pays de Boulam. Le roi George, grâce à cette liaison, put vivre tranquille et mourir dans son lit, ce qui n’était arrivé à aucun de ses prédécesseurs. Dans ce pays-là, en effet, il était reçu qu’un roi ne pouvait pas être sujet aux mêmes infirmités que les autres hommes ; aussi, quand on le supposait atteint d’une maladie grave, on s’empressait de le dépêcher, et on sacrifiait en même temps deux esclaves qu’on enfermait dans son tombeau. Il paraît que jusque-là les rois s’étaient prêtés de bonne grâce à cette cérémonie, la considérant comme nécessaire au maintien de leur dignité ; mais le vieux George, qui s’était gâté par le contact avec les Européens, ne se montra pas aussi jaloux de l’honneur de la couronne. Il déclara la coutume absurde, et répéta si souvent qu’elle attirerait sur le pays la colère des Anglais, qu’il fallut s’en abstenir à son égard. Lorsqu’il mourut, au mois de mai 1826, on le disait âgé de plus de 100 ans.

D’après les usages du pays, il y avait toujours entre la mort du prince et la nomination de son successeur un certain intervalle pendant lequel les aspirans au trône s’efforçaient d’établir la légitimité de leurs titres, sauf à les faire prévaloir plus tard par la force. Les Anglais cette fois étaient trop intéressés dans le résultat de l’élection pour ne pas chercher à la diriger. Ils voulaient faire nommer un proche parent du roi George, connu parmi eux sous le nom de Macaulay Wilson, et qui avait vécu assez long-temps en Angleterre. Ils ne négligèrent rien pour disposer les esprits en sa faveur ; mais, quoique leur influence fut très puissante dans le Boulam, il n’était pas sûr que dans cette circonstance elle dût prévaloir sur celle des Mandingos. Le parti de ces derniers se composait de tous les hommes qui étaient musulmans ou qui penchaient vers l’islamisme, de ceux qui voulaient la continuation de la traite des esclaves, ou qui, par tout autre motif, voyaient avec déplaisir les Européens s’immiscer dans les affaires des nations africaines. En somme, après plusieurs mois d’intrigues, le succès était encore douteux, et les autorités de Sierra-Leone, qui voulaient éviter l’apparence de la violence, et cependant arriver à leurs fins, ne trouvèrent d’autre parti à prendre que d’envoyer sur les lieux un commissaire du gouvernement pour assister à l’élection et à l’installation du nouveau roi. Le lieutenant Mac Lean, qui avait été choisi pour cette mission, devait soutenir très ouvertement les prétentions de Macaulay Wilson, et laisser pressentir ce qui arriverait en cas qu’on fit un autre choix. Ses instructions, au reste, ne se bornaient pas à ce seul point, et l’élection terminée, la partie la plus difficile de sa tâche restait encore à remplir. Ce n’était rien moins que d’obtenir du roi et des grands du royaume qu’ils se reconnussent sujets de Sa Majesté Britannique, à qui la souveraineté du pays devait être cédée sous certaines conditions et réserves stipulées dans un acte dressé à l’avance.

Le lieutenant Mac Lean ayant écrit un journal de son voyage, nous le laisserons parler lui-même, supprimant toutefois quelques détails qui ne peuvent avoir d’intérêt que pour les gens de Sierra-Leone.

« Le 3 mars 1827, je partis le matin de Freetown dans la yole du gouvernement avec la personne qui m’accompagnait en qualité d’interprète, et le soir même j’arrivai à la côte de Boulam. En débarquant, je me dirigeai de suite vers la ville d’Yougrou, que le feu roi avait nommée George Town, et j’y fus reçu par le régent, par un puissant chef mandingo nommé Dalmahoumedii, et par plusieurs autres chefs et gens principaux du pays. On m’assigna pour demeure une très bonne maison construite à la manière du pays, et peu après j’y fus visité par les différens chefs et hommes notables qui venaient me présenter leurs respects et m’offrir leurs services, comme au représentant du gouverneur de Sierra-Leone. La plupart étaient des Boulams, gens qui sortent rarement de leur pays, et dont quelques-uns, malgré le peu de distance où ils sont de notre établissement, n’avaient jamais vu un homme blanc. Il y avait aussi bon nombre de chefs mandingos qui ont acquis dans le Boulam des propriétés, et dont l’influence en ce pays s’accroît de jour en jour. Ces Mandingos, qui sont tous mahométans, sont en général des hommes très intelligens et surtout très adroits. Au moyen de leur supériorité intellectuelle qui est incontestable, et par suite de l’esprit dominateur de leur religion, ils finissent toujours, dans les lieux où ils s’établissent, par se substituer à l’aristocratie indigène ; dans le Boulam, ce changement commençait déjà à devenir très apparent. Comme les chefs mandingos sont presque tous, les uns ouvertement et les autres sous-main, engagés dans le commerce des esclaves, et par conséquent ennemis du gouvernement anglais, il m’était enjoint par mes instructions de me tenir en garde contre eux et de m’opposer à leur parti dans l’élection qui allait avoir lieu.

«Dalmahoumedii est le principal des chefs mandingos du Boulam. C’est à beaucoup près l’homme le mieux informé que j’aie vu ici, et je lui ai trouvé même d’assez justes notions sur l’état politique de l’Europe. Il a de très grands biens et est propriétaire d’une ville tout entière, nommée Madina, qui n’est habitée que par des Mandingos.

« Le sol de cette ville et les terres environnantes constituent une sorte de fief pour lequel le roi de Boulam, comme seigneur suzerain, reçoit une redevance qui n’est guère que nominale. D’ailleurs, quoique Dalmahoumedii se reconnaisse ainsi pour vassal du roi, il a réellement presque autant de pouvoir et d’influence.

«Le jour de mon arrivée, il m’envoya un excellent dîner apprêté à l’européenne, et je ne pus faire moins que de l’inviter à en prendre sa part.

Quoique mahométan, il buvait très bien le vin ; à la vérité il prétendait que c’était pour me faire politesse, mais je pus voir que cette attention ne lui coûtait pas beaucoup.

« Dans le courant de la conversation, qui se faisait principalement par interprète, il me dit qu’à une certaine époque il avait eu jusqu’à quatre-vingt-trois femmes ; son frère, qui était mort quelque temps auparavant, en avait laissé soixante-quinze, et d’après l’usage du pays, il avait droit de les prendre toutes ; cependant il se borna modestement à quarante-cinq qu’il épousa en un même jour.

« Le soir nous reçûmes la visite d’un certain nombre de ces dames dont quelques-unes me parurent fort belles. Elles ne se faisaient pas non plus prier pour boire du vin, et on voyait qu’elles le savouraient avec plaisir.

« Au coucher du soleil commencèrent des réjouissances très bruyantes, et qui se prolongèrent jusqu’au lendemain matin. On m’avait donné une garde d’honneur pour empêcher les gens de pénétrer la nuit dans ma maison ; c’était chose presque impossible dans l’état de désordre où se trouvait toute la ville. En effet, depuis l’instant où les élections commencent jusque après le couronnement du nouveau roi, c’est-à-dire pendant près d’une quinzaine, nul ne peut être puni excepté pour meurtre. Ce sommeil de la loi fait que la ville est, à cette époque, le rendez-vous de tout ce qu’il y a de vauriens et de vagabonds parmi les nations ou les tribus du voisinage. La fête d’ailleurs attire des gens de toute sorte, mais surtout des ménestrels, et quelques-uns viennent de points situés à plus de cent lieues dans l’intérieur des terres. Aussi la ville de Yougrou, qui, dans les temps ordinaires, n’a pas, d’après ce qu’on m’a dit, plus de cinq à six cents habitans, contenait au moment où je m’y trouvais près de six mille personnes.

« Dans cette foule, je ne vis rien qui me frappât autant que la figure des pleureuses pour le roi défunt. Elles sont au nombre de seize, toutes arrangées de la même manière, c’est-à-dire avec une couche de blanc sur la partie supérieure de la face, ce qui contraste horriblement avec le noir de la partie inférieure. Leurs fonctions commencent immédiatement après la mort du roi, et elles doivent continuer à crier et à se lamenter jusqu’à l’élection du successeur, quelque temps qui puisse s’écouler entre les deux événemens. Ce sont en général de jeunes filles de dix à quatorze ans ; tant qu’elles remplissent cet office, leur personne est inviolable et sacrée.

« Le 4 mars, jour fixé pour l’élection solennelle du nouveau roi, les chefs et hommes notables se réunirent à midi dans la maison du conseil. Lorsque tous ceux qui devaient être présens à la séance furent arrivés, on m’envoya une députation pour me prier d’honorer l’assemblée de ma présence. Je m’y rendis aussitôt en grand costume, accompagné de mon interprète, et quelques instans après, le régent qui avait administré l’état pendant l’interrègne, se leva et fit le discours suivant que j’écrivais à mesure qu’on me le traduisait :


« Chefs mes frères,


« Nous sommes réunis ici pour exercer un noble privilège et remplir un important devoir ; nous avons à élire un nouveau roi, le deuil pour celui qui n’est plus expirant aujourd’hui même.

« Notre roi est disparu du milieu de nous ; nos yeux le cherchent sur toute cette terre, et nulle part ils ne l’aperçoivent ! Nos voix l’appellent en tous lieux, et aucune voix ne répond à la nôtre.

« Nous sommes comme des enfans qui n’ont plus de père, comme une famille qui n’a plus de chef.

« Qui choisirons-nous pour occuper la place de notre vénérable roi ? Quel homme pourra dignement marcher sur les traces de celui qui suivit toujours le sentier de la droiture, de celui dont toutes les paroles étaient les paroles de la sagesse, et de la bouche duquel procédait toute justice et toute équité ?

« Qui choisirons-nous, dis-je, pour remplacer le chef que nous avons perdu, si ce n’est son fils, celui qui a été formé par ses conseils et qui se gouvernera par ses exemples ?

« Vous connaissez tous l’homme que je vous propose, vous savez qu’il ne vous fera pas rougir de votre choix, et que ses actions seront toujours conformes à ce que l’on doit attendre du roi des Boulams. Vous savez qu’il découragera le vice, encouragera la vertu, et rendra la justice à tous. Je propose en conséquence que cet homme, que John Macaulay Wilson soit élu roi des Boulams. »


« Ce discours, comme je l’ai dit, m’était traduit phrase à phrase par l’interprète, et je l’écrivais à mesure. Pour mieux m’assurer d’ailleurs de la fidélité de la traduction, je la relus plus tard à l’orateur lui-même, et il fut surpris de l’exactitude avec laquelle tout ce qui avait été dit se trouvait rendu. Cet orateur se nommait Naïn Banna. Il était fort âgé et jouissait d’une extrême considération dans le pays ; c’était à lui qu’appartenait de droit, à la mort du roi, le gouvernement du pays pendant l’interrègne ou période de deuil ; mais par cela même il était inhabile à être élu.

« Après quelques discours et conversations des chefs dont le principal objet était l’éloge du feu roi, on m’annonça solennellement que John Macaulay Wilson était élu roi ; qu’il tenait le pays de Boulam dans sa main, et qu’à son doigt était suspendue la balance de la justice.

« On me pria en outre de faire connaître à Son Excellence le gouverneur de Sierra-Leone le choix qui venait d’être fait, et l’espoir qu’on avait que ce choix obtiendrait son approbation.

« Comme on m’avait fait entendre que l’assemblée attendait de moi un discours je me levai, et mon interprète traduisant mes paroles à mesure que je les prononçais, je leur dis que je ne manquerais pas d’informer mon maître son excellence le gouverneur de Sierra-Leone du bon ordre qui avait été observé dans l’assemblée, et de l’unanimité qui avait régné dans les délibérations. Je ne doute point, ajoutai-je, que son excellence n’approuve le choix que vous avez fait aujourd’hui, et d’après ce que j’ai appris de votre nouveau roi, je dois croire qu’il justifiera la confiance que vous avez placée en lui. J’espère qu’ayant montré en cette affaire autant de bon sens et une aussi juste appréciation de vos vrais intérêts, vous n’en porterez pas moins dorénavant dans toutes vos délibérations.

« Je terminai en félicitant les électeurs du bon choix qu’ils avaient fait, et le roi de la distinction qui venait de lui être conférée.

« La nuit du dimanche au lundi se passa comme la précédente en folles réjouissances et en débauches de toutes sortes. Le lendemain, de nombreuses charges de mousqueterie se firent entendre, annonçant, ainsi que diverses autres démonstrations de joie, la cérémonie de l’inauguration du nouveau roi, qui devait se faire ce jour même.

« À dix heures du matin, les chefs et notables s’assemblèrent pour procéder à certaines opérations mystérieuses qui se font dans les profondeurs de la forêt, et auxquelles les seuls initiés sont admis.

« À midi, ces hommes sortirent du bois, ramenant avec eux le nouveau roi, qu’ils présentaient en ce moment comme un inconnu envoyé par la Providence pour les gouverner et venant tout droit du ciel. Ils se dirigèrent vers la ville, et pendant tout le trajet les grands et le peuple dansaient autour du roi, en faisant mille gestes étranges. Je fus alors invité à me rendre à la maison du conseil, où le cortége était déjà arrivé, et peu après l’ex-régent Naïn Banna prononça en langue boulam une longue harangue que deux interprètes répétaient à mesure en anglais et en mandingo.

Après avoir rappelé les usages qui, de temps immémorial, se pratiquent dans le Boulam pour de pareilles occasions, il assura qu’on n’avait omis aucun des rites, aucune des pratiques mystérieuses nécessaires ; il fit ensuite longuement l’éloge du feu roi, et en prit occasion pour offrir ses hommages au nouvel élu et à moi-même comme représentant le gouverneur de Sierra-Leone ; chacun de ces complimens fut terminé par la formule qui, dans le Boulam, est l’expression du plus profond respect : « Puissiez-vous vivre à jamais. »

« L’orateur demanda alors la permission de présenter aux assistans un étranger qui serait désormais l’objet de leur vénération, le roi Bey Sherbro (c’était le nouveau nom pris par Macaulay Wilson à son avènement au trône), et aussitôt tous les assistans vinrent successivement prêter hommage au nouveau souverain.

« Pendant cette partie de la cérémonie, des ménestrels jouaient de divers instrumens dont quelques-uns me parurent très ingénieusement imaginés et fort harmonieux. Les plus habiles musiciens se trouvaient surtout parmi ceux qui étaient venus des provinces de l’intérieur ; quelques-uns de leurs airs étaient agréables, bien exécutés, et, sous tous les rapports, infiniment supérieurs à ce que j’avais entendu jusque-là de la musique des indigènes.

« Plusieurs de ces ménestrels ne se servaient de leur instrument que pour accompagner des chants improvisés dans lesquels ils célébraient les louanges de quelque chef qui leur était plus particulièrement connu ; j’eus aussi ma part d’encens, parce qu’on espéra sans doute que je la paierais généreusement.

« Tout ménestrel un peu renommé mène avec lui son jongleur, qui est un personnage tout-à-fait subalterne. Ces jongleurs cependant sont en général d’excellens mimes, et quelques-uns par leur jeu me rappelaient les clowns de Shakspeare.

« Dalmahoumedii assistait à la cérémonie entouré d’un grand nombre de ses partisans ; mais il paraissait sentir qu’il avait perdu du terrain, et il ne prenait part à rien de ce qui se faisait autour de lui.

« Si on pouvait se faire l’idée du caractère d’un peuple quand on n’a eu l’occasion de le voir que pendant une époque de licence absolue, je dirais qu’il n’y a dans le Boulam que des vagabonds, des voleurs et des ivrognes. Cependant on m’a assuré que ce sont en général de braves gens ; ce qui n’empêche pas qu’ils ne soient, comme tous les Africains en général, indolens à l’excès et attachés aux vieilles coutumes de leur pays qu’ils ne veulent point abandonner, même quand ils sont venus à en reconnaître l’absurdité. Aujourd’hui, aucun missionnaire d’Europe ne songerait à essayer de leur ouvrir les yeux ; mais on l’avait entrepris il y a quelques années, et malgré tout le zèle de ceux qui s’étaient chargés de cette tâche, il ne reste pas aujourd’hui un seul chrétien dans tout le pays de Boulam. Les musulmans au contraire ont fait de nombreux prosélytes ; ils s’y prennent mieux que nos missionnaires, qui me paraissent vouloir faire entrer le coin par le gros bout, lorsqu’ils cherchent à changer la croyance avant d’avoir changé les mœurs… Du reste, il y aurait trop à dire sur ce sujet, et je reviens à mon affaire.

« Le soir même j’envoyai la yole à Sierra-Leone pour porter la relation de tout ce qui s’était passé jusque-là et demander qu’on m’envoyât sur-le-champ le traité avec les présens d’usage pour le roi et les chefs ; cependant je continuai les négociations déjà entamées pour amener les grands et les notables à céder la souveraineté du pays à la Grande-Bretagne, et j’employai tous les argumens qui me parurent les plus plausibles pour leur en démontrer la nécessité et les avantages.

« Le lendemain, 6 mars, j’allai me promener à quelque distance de la ville pour me faire une idée du pays et des ressources qu’il présente. Je vis partout le sol présenter les apparences de la plus grande fertilité, et je crois que sous ce rapport les campagnes situées à l’autre côté de la baie, c’est-à-dire celles de Sierra-Leone, ne sauraient soutenir la comparaison. Des épices de toute espèce croissent ici abondamment ; et sans beaucoup de peines ni de dépenses, on y ferait venir le café, l’indigo, la canne à sucre et le tabac. Il n’y a peut-être pas une seule production des Indes orientales et occidentales qu’on ne pût obtenir de ce sol, qui déjà fournit tout ce que la colonie envoie en Angleterre en retour des objets manufacturés. Cependant les naturels sont trop paresseux pour bien cultiver leur terre, et ils ne récoltent guère que du riz ; les marchandises anglaises qu’ils se procurent à Sierra-Leone et qui consistent en fusils, en poudre, en rhum et en tabac, sont payées ordinairement en bois de construction et quelquefois en journées de travail.

« Pendant le court séjour que j’ai fait en ce pays, j’ai été frappé de l’utilité qu’il y aurait pour l’Angleterre à former sur quelque point de la côte, à Madina, par exemple, un établissement fixe. Le sol, comme je l’ai dit, est très propre à l’agriculture, et n’étant que médiocrement incliné, on n’aurait pas à craindre qu’après la destruction des taillis la terre végétale fût emportée par les pluies d’orage, ainsi que cela s’est vu en d’autres endroits. Les fonds qu’on pourrait mettre dans cette entreprise seraient, je n’en doute pas, très promptement couverts. Un autre avantage d’ailleurs qui contribuerait beaucoup à attirer des colons, c’est que la côte de Madina et même celle de tout le Boulam est très saine ; ce que nous appelons à Sierra-Leone fièvre du pays est un mal à peine connu de ce côté de la baie.

« À peine étais-je de retour de mon excursion, que cinq ou six des pleureuses vinrent me rendre leurs devoirs. Elles inclinaient la tête jusqu’à terre, et dans cette position elles psalmodiaient sur un ton lugubre les louanges du feu roi parmi lesquelles elles trouvaient moyen de placer des complimens pour moi.

« À minuit, je reçus des lettres de Sierra-Leone qui m’apprenaient que Son Excellence approuvait les mesures que j’avais prises. Tout n’était pas fini cependant, et dans la matinée suivante il me fallut encore recommencer à discuter ; enfin je répondis victorieusement à toutes les objections que les chefs élevaient contre le traité proposé, et je ne leur laissai pas un seul faux-fuyant.

« Le soir, j’allai pour me délasser me promener sur la plage, et je m’amusai de l’adresse avec laquelle les naturels prennent le poisson qui est ici très abondant et d’espèces assez variées.

« Le 8, le traité arriva enfin ; les clauses laissées en blanc furent bientôt remplies, et l’acte ayant été signé solennellement et duement ratifié, j’eus la satisfaction d’arborer, le 9 mars 1827, le pavillon britannique, et de prendre possession du pays de Boulam au nom de Sa Majesté Britannique ! »

Roulin.


  1. Ou Excursions faites dans diverses parties de l’Afrique, l’Asie, l’Australasie et l’Amérique, depuis 1827 jusqu’à 1832. — Londres, 1834.