Voyage d’exploration en Indo-Chine/Séjour de la Commission à Oubôn


LE MÉKONG VU DE LA POINTE DE PAK MOUN.


X

SÉJOUR DE LA COMMISSION À OUBÔN. — SALINES. — VOYAGE PAR TERRE D’OUBÔN À KÉMARAT. — RECONNAISSANCE DU FLEUVE PAR M. DELAPORTE ENTRE PAK MOUN ET KÉMARAT.


Au moment de l’arrivée de la Commission française à Oubôn, on faisait les préparatifs de la cérémonie du couronnement du roi de cette ville. Celui-ci ne négligea rien pour donner à cette fête un éclat qu’allait rehausser encore la présence de ses hôtes européens. M. de Lagrée retrouva à Oubôn le membre de la famille royale de Vien Chan qu’il avait déjà rencontré à Kham tong niaï. C’était l’oncle du roi.

En attendant les fêtes du couronnement, M. de Lagrée alla visiter les salines qui se trouvent aux environs de la ville. Sur une étendue de plus de 60 kilomètres, on recueille, pendant la saison sèche, le sel qui se dépose à la surface du sol. Cette récolte occupe de nombreux villages et n’empêche nullement l’établissement de rizières sur le même terrain ; les deux productions sont successives et ne paraissent pas se nuire. Les premières pluies dissolvent le sel, déposé à la surface pendant la saison précédente, et permettent la culture immédiate du riz. Après la moisson, les eaux qui se sont infiltrées dans la terre, à l’intérieur de laquelle paraissent exister des couches considérables de sel, et qui s’y sont saturées, remontent sous l’influence de la chaleur solaire et déposent, sous forme d’une poussière blanche, le sel à la surface du sol. Les habitants balayent le sol quand il est suffisamment chargé d’efflorescences salines, lavent la terre ainsi recueillie et font évaporer dans des chaudières les eaux de lavage. La saison favorable à cette industrie dure deux ou trois mois et un travailleur peut produire environ 15 livres de sel par jour. Le prix de vente, au marché d’Oubôn, varie de 3 francs cinquante centimes à 5 francs le picul. Cette production spéciale, qui alimente toute une vaste contrée, a été l’une des causes du prompt développement de la province d’Oubôn : cette province, de fondation récente, compte déjà plus de 80 000 habitants.


cérémonie religieuse de l’investiture du roi d’oubôn.

Le 13 janvier, eut lieu le couronnement du roi d’Oubôn. Pour cette cérémonie, on avait convoqué toutes les notabilités de la province. Le roi avait choisi ce jour solennel pour prendre possession d’un nouveau palais qu’il faisait construire. Une musique assourdissante précédait le cortège royal. Le roi était monté sur un éléphant de haute taille et accompagné des dignitaires du royaume et des dames de sa cour. Il était vêtu d’une tunique en velours vert ; on portait derrière lui un parasol en fil d’argent. Derrière les vingt-deux éléphants qui suivaient celui du roi, venait une escorte de cavaliers et de fantassins, portant des lances ou des bannières. Des bonzes se trouvaient réunis dans la grande salle du palais. Après s’être reposé quelque temps dans l’un des appartements, le roi s’avança sur la plate-forme, élevée en avant de la façade, suivi des prêtres qui psalmodiaient des prières. Il se dépouilla de ses vêtements qu’on remplaça par une étoffe blanche, et il alla se placer au-dessous d’un dragon en bois sculpté, rempli d’une eau consacrée qu’on lui fit couler sur le corps ; à ce moment, on mit en liberté deux colombes captives. Le roi se rhabilla et vint présider un banquet auquel étaient conviés les membres de la Commission française. Le soir, les réjouissances ordinaires, feu d’artifice, tours de force, furent servis à la foule, et le calme de la nuit fut longtemps troublé par les chants et les concerts d’instruments.

Les membres de la Commission admirèrent à Oubôn une vieille cage d’éléphant en bois sculpté, qui était conservée dans une pagode ; elle était faite pour le combat, et les hommes armés qui y prenaient place s’y trouvaient abrités par deux grands boucliers en bois dur. La cage était fermée en arrière par un écran en bois, orné de fleurs, d’oiseaux et d’arabesques, sculptés avec un art infini et incrustés de pierres brillantes et de lames de verre[1].


DRAGON CREUSÉ, SERVANT DE RÉSERVOIR D’EAU CONSACRÉE.

M. Delaporte partit le 15 janvier pour redescendre le Se Moun et reconnaître le cours du grand fleuve entre Pak Moun et Kémarat ; le reste de la Commission devait prendre la route de terre pour se rendre à ce dernier point[2]. Elle partit d’Oubôn le 20 janvier avec six éléphants, quinze chars à buffles, et une cinquantaine de Laotiens. Au nord d’Oubôn, le pays est plat et couvert de rizières et de clairières alternées. De larges routes de chars se croisent dans tous les sens sur un terrain sablonneux où elles n’ont été frayées que par le passage même des véhicules. La longue caravane de la Commission française cheminait fort lentement ; elle mit quatre jours pour arriver à Muong Amnat, situé à une cinquantaine de kilomètres dans le N.-N.-O. d’Oubôn. Là, cessaient les routes de chars.

Il fallut adjoindre neuf éléphants à ceux dont disposait déjà la Commission et recruter dans le village cent nouveaux porteurs pour remplacer ceux qui l’avaient accompagnée jusque-là. On fit à ces derniers une distribution de fil de laiton qui parut leur causer un plaisir d’autant plus vif que ce cadeau était plus inattendu. Les mandarins, chargés par le roi d’Oubôn de pourvoir en route aux besoins de la Commission française, semblèrent regretter vivement que cette rémunération, si en dehors des habitudes des grands personnages indigènes, fût répartie immédiatement et individuellement. Ils y perdaient la part du lion qu’ils se seraient sans doute réservée, si la distribution de ces largesses eût été commise à leurs soins.

La Commission séjourna deux jours à Amnat. Dans les environs de ce point, la pierre ferrugineuse, connue en Cochinchine sous le nom de pierre de Bien-hoa, vient affleurer le sol sur de vastes étendues, et a provoqué quelques essais d’exploitation de fer. Ces essais, fort peu productifs, sont aujourd’hui à peu près abandonnés. Les habitants se livrent également à l’élevage du ver à soie et de l’insecte qui produit la laque.


ARRIVÉE DE LA COMMISSION FRANÇAISE À KÉMARAT.

À Amnat, M. de Lagrée rencontra une caravane de cinquante-neuf bœufs porteurs et quelques colporteurs chinois, arrivant de Korat. Ils vendaient des ustensiles de cuivre en échange de cornes, de peaux d’animaux sauvages, de plumes de paon et d’autres objets de même nature.

La Commission repartit d’Amnat le 27 février et fit route vers l’E.-N.-E. pour rejoindre




CARTE DU COURS DU CAMBODGE ENTRE PAK MOUN ET BAN NAVENG,(suite).

le fleuve et la ville de Kémarat. La contrée, qui avait été jusque-là très-habitée et très-cultivée, revêtit un aspect plus sauvage. Le terrain était plat et sablonneux ; à chaque pas, la pierre de Bien-hoa apparaissait en plaques rougeâtres. Cette roche ne tarda pas à être remplacée par le grès, qui semble former au-dessous une couche profonde. Une forêt de Careya arborea assez claire, règne uniformément entre Amnat et le bord du grand fleuve. Quelques mares croupissantes, quelques ruisseaux à lits de grès et à eaux stagnantes, comme les ont en cette saison presque tous les affluents du Se Moun, accidentent seuls ce monotone paysage. Le pays est presque désert.

Après trois jours de marche, le sol s’ondula légèrement, les habitations et les rizières reparurent et annoncèrent le voisinage du Cambodge. Le 30 janvier, l’expédition entrait à Kémarat : elle fut reçue par M. Delaporte, qui était arrivé dans cette ville depuis quatre jours, et par le premier fonctionnaire de la province, qui remplaçait le gouverneur, mort depuis quelque temps. Ce fonctionnaire témoigna à la Commission française la plus grande déférence. Il partait le lendemain même pour Bankok et se chargea de remettre au consul de France le courrier de M. de Lagrée. Le gouverneur de Siam convoquait pour les funérailles du second roi les principaux mandarins du Laos, et, à partir de ce moment, la Commission allait trouver partout absentes les premières autorités du pays.

Kémarat est situé sur la rive droite du Cambodge, vis-à-vis de l’embouchure du Se Banghien, affluent de la rive opposée. Le logement du gouverneur, les pagodes, le sala où l’on délibère des affaires politiques, ont plus grand air que les constructions de même nature que nous avions déjà rencontrées ; mais ces différents édifices avaient cessé d’être entretenus depuis la mort du gouverneur et présentaient un aspect fort délabré. Des tamariniers, des manguiers et un grand nombre d’arbres à fruits bordent la rive du fleuve et ombragent les maisons du village. Comme partout ailleurs, ce ne fut qu’au bout d’un certain temps que la population s’apprivoisa et que l’on put acheter directement les vivres et les objets de consommation dont l’expédition avait besoin ; mais, dès le début, les autorités locales témoignèrent la meilleure volonté et fournirent sans la moindre répugnance tous les renseignements qu’on leur demanda.

La province de Kémarat est une des plus petites du Laos central. La ville paraît ancienne, et son nom qui, est le même que Kemarata, nom pâli de Xieng Tong, lui a peut-être été donné en souvenir de la première origine de ses habitants. C’est la localité qui paraît désignée dans la relation du voyage de Wusthof sous le nom de Samphana.

De Pak Moun à Kémarat, le fleuve avait offert à M. Delaporte l’aspect d’un immense torrent desséché, laissant à nu de vastes bancs de grès sur tout son parcours. Un chenal irrégulier serpente au milieu du lit rocheux : sa largeur se réduit parfois à moins de 60 mètres et sa profondeur en dépasse 100 dans quelques points où le courant est faible. Chaque rétrécissement de ce chenal produit un rapide ou keng. Ce sont là les seuls incidents de cette pénible navigation et ils ont reçu chacun un nom spécial des indigènes ; les difficultés qu’ils présentent et la route que suivent les barques varient avec la saison. Le marnage moyen du fleuve dans cette région paraît être de 15 mètres ; les eaux étaient bien près de leur niveau le plus bas, au moment du passage de M. Delaporte.

Comme je l’ai déjà dit, M. Delaporte s’était embarqué à Oubôn, le 15 janvier, pour redescendre le Se Moun jusqu’à son embouchure. Le 12, à midi, il était arrivé à Pak Moun, d’où il était reparti le lendemain matin pour commencer l’ascension du fleuve. (voyez la carte no 1, ci-dessus).

À 1 mille 1/2 en amont de Pak Moun[3], le lit du fleuve aux hautes eaux se réduit à 200 mètres de large. Les deux rives sont formées de roches presque à pic. La baisse de l’eau, au moment du passage de M. Delaporte, avait atteint 14 mètres ; la vitesse du courant atteignait environ un demi-mille à l’heure. Deux sondes, faites au milieu du fleuve, n’ont pas donné de fond à 100 mètres !

Au-dessus de ce point, le fleuve change brusquement de direction : du N.56° 0., il revient au nord. Son lit, aux hautes eaux, mesure environ 500 mètres de large. Mais au mois de janvier, il n’y a de l’eau que dans un chenal, situé à une soixantaine de mètres de la rive gauche, et qui, au point le plus étroit, n’a pas plus de 100 mètres de large. Sur la rive droite, s’amoncellent de gros blocs de grès. Le fleuve s’incline ensuite graduellement jusqu’à l’E.-N.-E. ; il devient moins profond et moins large.

Au delà du village de Koum, il s’élargit de nouveau : sur chaque rive s’élèvent de petites collines de 250 à 300 mètres de hauteur, dont la crête est taillée à pic ; de magnifiques forêts en recouvrent les pentes et s’étagent depuis leurs sommets jusqu’aux bords du fleuve.

En amont de Ban Koum, une grosse roche, placée au milieu du fleuve, le divise en deux bras de 60 à 80 mètres de large chacun. Le courant s’accélère et atteint 3 ou 4 milles à l’heure. Au-dessus, les deux bras se rejoignent et forment un chenal unique d’une largeur de 150 à 250 mètres. Des roches à découvert en forment les rives. Le chenal gagne ensuite la rive gauche, se rétrécit et devient difficile à reconnaître au milieu des roches ; le courant est très-rapide.

À partir de Ban Talang, la direction du fleuve revient au N.-N.-E. Il présente toujours le même aspect : montagnes de grès de chaque côté, roches encombrant les trois quarts du lit, chenal profond au milieu, courant rapide dans le chenal. Il y a un îlot sur la rive gauche. À peu de distance de Ban Talang, on rencontre un premier rapide.

Le chenal, large jusque-là de 350 à 400 mètres, se resserre tout d’un coup de façon à ne plus mesurer que 55 mètres et le courant se brise avec violence sur les roches escarpées qui endiguent l’eau profonde. Sa vitesse est d’environ 6 milles à l’heure au milieu du passage. Il fallut haler la barque de M. Delaporte le long de la rive.

Au delà de cette première difficulté, la direction du fleuve revient au nord. Son lit s’élargit peu à peu jusqu’à atteindre 800 mètres ; mais le chenal n’a que 100 à 200 mètres et le courant conserve une vitesse de 4 à 5 milles à l’heure.

À deux milles au-dessus, est un second rapide. La largeur totale du fleuve est de 700 mètres. Des roches et un îlot de sable divisent le courant en trois bras, qui viennent se


une vue du fleuve entre ban semhon et keng kaak.

réunir dans un chenal de moins de 80 mètres de large et former à leur point de rencontre

de grands remous et des tourbillons. En montant et en descendant, on hale les barques le long de la rive droite. Les radeaux seuls se laissent aller au milieu du courant. Sur la rive gauche, s’élève le massif montagneux appelé Phou Lan.

En amont, le fleuve se rétrécit beaucoup et coule entre deux murailles de rochers. Les montagnes qui s’étaient éloignées des rives, s’en rapprochent de nouveau ; puis le fleuve s’élargit et s’encombre d’écueils. Le chenal, qui était d’abord au milieu, vient toucher la rive gauche. Le courant est très-fort en arrivant à Ran Tha kien (voyez la carte no II).

Sur la rive droite du fleuve sont les montagnes appelées Phou Tha kien et Phou Lang tan : elles sont terminées par un piton reconnaissable. Ces collines, à pic à leur partie supérieure, descendent vers le fleuve en pente rapide et se prolongent dans la direction du nord ; sur la rive gauche, en face du village, s’élève Phou Kieu nang mit.


VUE DE FLEUVE AU-DESSUS DU RAPIDE DE PHOU LAN.

La route d’Oubôn à Kham tong niaï passe à Ran Tha kien ; là les voyageurs traversent le fleuve, et reprennent, sur l’autre rive, une route, qui contourne au nord Phou Kieu nang mit, et passe derrière Phou Touchang, chaîne de petites montagnes que l’on aperçoit de Ban Tha kien dans le nord-est.

Après Ban Tha kien, la direction générale du fleuve est le N. 1/4 N.-E. puis le N.-E. Le chenal a de 100 à 200 mètres de large. Le courant atteint une vitesse de 5 milles dans un premier rapide à la sortie de Ban Tha kien. Il y a un second rapide un peu plus haut. Keng Sieng pang. Il faut haler les barques sur la rive par le travers de ces deux rapides. Au delà, le fleuve fait un coude au nord, le chenal atteint une largeur de 150 à 200 mètres ; il est profond. Il y a de grands rochers sur la rive droite et quelques blocs de grès isolés sur la rive gauche.

Le rapide suivant, nommé Keng Kok ou Ken San, est formé comme les précédents d’un étranglement du chenal qui succède à une grande largeur de fleuve.

Au delà, le fleuve se resserre ; il n’a plus que 300 à 400 mètres de large et il coule entre deux murs de roches. Quelques-unes forment de temps en temps des saillies sur les rives. Le courant est faible, le fleuve profond. Les montagnes, qui s’étaient éloignées de la rive gauche, s’en rapprochent. On arrive à Ban Yapeut (voyez la carte no III).

Là le fleuve s’élargit : il a de 800 à 1,000 mètres, et sa direction générale est le N.-N.-O. Un nouveau rapide se présente : Keng Kep. Le chenal est le long de la rive gauche. Puis on rencontre l’une des plus grandes difficultés de cette partie du fleuve : Keng Yapeut. De chaque rive s’avancent de grandes roches qui resserrent le lit du fleuve ; des assises de rochers à fleur d’eau, par-dessus lesquelles l’eau passe en écumant, prolon-


KENG YAPEUT.


gent jusqu’au milieu du courant. Sur la rive gauche, se forment des remous et de violents tourbillons, qui agitent l’eau dans toute la largeur du fleuve. La ligne du grand fond doit coïncider avec la ligne des remous dans laquelle ne peut passer une pirogue ordinaire. M. Delaporte a sondé deux fois en s’en rapprochant le plus près possible, et il a trouvé partout plus de 5 mètres de fond. Ce ne fut pas sans avoir eu à vaincre les frayeurs de ses bateliers et sans avoir vu sa pirogue à moitié remplie par l’eau en descendant le rapide. Dès qu’on approche de la rive gauche, on rencontre des roches. Le chenal présumé peut avoir 60 mètres de large.

À deux milles au-dessus, est un autre rapide, nommé Keng Kaac, qui se trouve le long de la rive gauche ; on le franchit difficilement ; le courant est très-rapide. Le plus grand fond est entre les roches qui forment la rive droite, et un gros rocher isolé qui en est à 60 mètres. Le fleuve continue à avoir de 8 à 900 mètres de largeur. Il y a un


CARTE DU COURS DU CAMBODGE ENTRE PAK MOUN ET BAN NAVENG. (suite).

banc de sable sur la rive gauche et de petites collines de chaque côté. Le fleuve forme trois coudes rapides, qui inclinent son cours à l’ouest. Son lit reste très-étroit entre des roches à pic d’une hauteur de 10 à 20 mètres ; le courant est faible et l’eau profonde. Un dernier coude, plus considérable, dévie son cours jusqu’au S. 56° 0. Dans cette direction, on rencontre une île, Don Cahumo, sur la rive droite. La largeur du fleuve, mesurée par le travers de cet îlot, est de 800 mètres aux hautes eaux ; les eaux n’occupent au mois de janvier qu’un chenal de 150 mètres ; dans le passage du rapide suivant, Keng Semhon, M. Delaporte trouva une profondeur de 10 mètres en suivant les remous de la rive droite et un passage au milieu entre les rochers. (Voy. ci-dessus la carte no IV.)

Une nouvelle excursion, faite en descendant le fleuve de Ban Semhon à Ban Kaac, fit reconnaître à M. Delaporte, un chenal ayant partout 6 mètres de fond. Dans cet intervalle s’élèvent, sur les deux rives du fleuve, des collines de grès très-escarpées qui sont rongées


UNE HALTE DE NUIT PRÈS DE KENG KAAK.


par les eaux. On les nomme Phou Katay sur la rive droite et Phou Din sur la rive gauche. Il n’y a pas de montagne remarquable. Les collines s’abaissent peu à peu en remontant vers le nord, et à partir de Semhon, le terrain devient plat.

Au delà de Keng Semhon, la direction du fleuve est le N.-N.-O. Il a 900 mètres de largeur. Le chenal est étroit, et passe d’une rive à l’autre au milieu de grandes roches. Le courant est fort. Près de l’île Don Macheua, la largeur totale du fleuve est de 1,000 mètres environ. Au mois de janvier, les eaux n’occupent qu’un chenal de 57 mètres !

Keng Songcon est formé par un grand îlot de rochers qui divise le chenal en deux bras ; celui de l’ouest a 45 mètres de large, et celui de l’est 60 mètres. Le courant est de 5 à 6 milles à l’heure. Il y a des remous et des tourbillons. Une foule de pêcheurs sont établis sur les rochers au milieu des rapides et prennent les poissons qui remontent le courant. Immédiatement en amont de Songcon, on franchit Keng Kanco, où le courant est très-fort, et Keng Sabao au delà duquel est un ilôt, Don Niou.

À partir de ce point (Voy. la carte no V), le fleuve revient au nord et l’on arrive à Keng Nangoua ; le courant peut être évalué à 6 milles à l’heure au milieu de la passe. On passe devant l’embouchure du Nam Seng, affluent de la rive droite, vis-à-vis duquel la largeur du fleuve est de 600 mètres. On rencontre ensuite Keng Kanassay, puis Keng Cong noi. Le courant est rapide, et le chenal étroit : les eaux sont agitées par de grands remous que forme la rencontre des deux courants qui contournent le banc de sable placé au milieu du fleuve. Quelques roches en saillie sur la rive droite forment le rapide suivant que l’on appelle Keng Konluang. Il y a de grands tourbillons et des remous au milieu du passage qui est étroit.

En amont de ce rapide, le fleuve fait brusquement un coude à l’est, puis revient au


TOURBILLONS DE KENG KANIEN.


nord et présente un nouveau rapide, Keng Kalacac, formé par les apports d’une rivière qui vient de l’est et qui pendant la saison sèche est presque sans eau. Le lit du Se Bang nuhong a 100 mètres de large et aux hautes eaux il doit rouler une masse d’eau considérable. Au delà est un îlot, Don Kouang, puis vient le rapide nommé Keng Kanien qui offre une passe de 48 mètres de large succédant à une largeur d’environ 500 mètres ! La rencontre des courants qui contournent les rives détermine dans le milieu de la passe un courant excessivement violent, et un dénivellement très-sensible. À des intervalles réguliers, parmi les flots d’écume et les lames qui s’entre-choquent, un tourbillon se creuse, sorte d’entonnoir liquide, large et profond de plusieurs mètres ; au-dessous de lui, on en voit deux ou trois autres dont les dimensions vont en diminuant. Ces tourbillons se forment, disparaissent et se reforment toutes les deux ou trois minutes. Ce phénomène, qui se reproduit dans tous les points où les eaux s’engouffrent dans un passage subitement rétréci, apparaît à Keng Kanien sous des proportions plus considérables qu’ailleurs, et le dessin ci-joint, qui a été fait de mémoire, n’a d’autre but que d’essayer d’en donner une idée. Le long de la rive le courant est de 5 à 6 milles à l’heure. La pirogue de M. Delaporte, longue, légère et montée par huit rameurs, essaya de le remonter en s’aidant des contre-courants qui se produisent sur les bords ; mais elle échoua dans sa tentative et il fallut la traîner par-dessus les rochers. Les radeaux passent au milieu du rapide, mais ils


RADEAU LAOTIEN FRANCHISSANT UN RAPIDE.


sont exposés à faire des avaries. Les bords du chenal sont formés de gros blocs de grès vert et rose d’un grain très-fin.

Au rapide suivant, Keng Taimépac, le courant est de 6 milles à l’heure. Il y a de nombreuses têtes de roches dans le chenal qui est près de la rive droite. La largeur du fleuve est de 700 mètres et sa direction passe à l’ouest. Il est encombré de rochers de toutes dimensions qui forment de nombreux petits rapides. Le courant est violent sur la rive droite. Les barques doivent passer le long de la rive gauche et franchir, en se halant sur les roches, Keng Héouniaï et Keng Melouc.

En redescendant le fleuve de Ban Naveng à Keng Kanien, M. Delaporte put également constater, au milieu des roches, l’existence d’un chenal profond, large de 50 à 60 mètres au moins, et où la vitesse du courant varie entre 4 et 6 milles à l’heure. Le chenal suit d’abord le milieu du fleuve, puis la rive droite dont il s’éloigne un peu en arrivant à Keng Taimépac. Il serait très-difficile de le repérer exactement au milieu des rochers qui l’encombrent.

De Ban Naveng à Kémarat, la direction du fleuve est l’O. 1/4 N.-O. et l’on rencontre les rapides Keng Nat ki khoai et Keng Kon ki lec. Le courant est rapide. On suit la rive droite et, sur une moitié environ de la largeur du fleuve, les roches disparaissent et le fond diminue. Le chenal se trouve près de la rive gauche.

En résumé, si dans l’espace étudié avec tant de soin par M. Delaporte, il n’y a nulle part de barrage complet et si la profondeur paraît partout suffisante, même aux plus basses eaux, pour un vapeur de dimension moyenne, la violence du courant et des remous et le bouleversement du fond sont tels que la route à suivre serait extrêmement difficile à baliser exactement et par suite fort dangereuse. Comme on l’a vu, cette partie du fleuve, malgré les difficultés de navigation qu’elle présente, n’en est pas moins praticable en tout temps pour les radeaux et les pirogues des indigènes.

Jusqu’à présent, l’expédition n’avait rencontré sur sa route aucune trace du passage ou de l’influence des Annamites ; dans la vallée du Se Cong même, où vit encore le souvenir de la domination cambodgienne, les Annamites, malgré leur proximité, paraissent n’avoir jamais joué de rôle politique. Au contraire, la rive gauche du fleuve, vis-à-vis de Kémarat, leur payait tribut, il y a quelques années. Il importait de reconnaître quelle avait été l’étendue de cette domination annamite, quelles traces elle avait laissées chez les populations, quelles causes avaient amené sa décadence. Tel fut le but que se proposa M.  de Lagrée, en allant explorer le bassin du Se Banghien, affluent de la rive gauche du fleuve, dont l’embouchure, comme nous l’avons vu, se trouve vis-à-vis de Kémarat.

M. de Lagrée partit de Kémarat à éléphant le 3 février, accompagné de l’interprète Séguin et d’un des tagals de l’escorte. Après avoir traversé le fleuve, il remonta la vallée du Se Banghien en suivant à grande distance la rive droite de ce cours d’eau qu’il rejoignit à Lahanam. Il parcourut jusque-là un pays désert, recouvert d’une forêt peu épaisse de Careya, arbres appelés Mai Chic en laotien, dont on extrait de la résine pour le calfatage des barques. Le bois sert aussi pour la construction des maisons[4]. Quelques mares presque à sec coupent çà et là la forêt, et leurs bords servent de lieu de halte aux voyageurs. À Lahanam, le Se Banghien a 300 mètres de large et une profondeur de 1 à 2 mètres. Les berges sont hautes et font supposer un marnage considérable. Le fond de la rivière est de grès. Lahanam est un grand village habité par des Pou Thaï, race d’origine laotienne, qui paraît s’être fixée dans le pays avant les Laotiens actuels.

Le lendemain, M. de Lagrée traversa deux fois le Se Banghien pour arriver à Muong Sang Kon, chef-lieu de province situé sur la rive droite de la rivière, un peu au-dessous de son confluent avec le Se Somphon. M. de Lagrée rencontra là une population nouvelle, les Soué, race en partie sauvage, ayant un dialecte particulier, empreint de cambodgien[5], et qui paraît être venue du sud.

Muong Sang Kon était au moment du passage de M. de Lagrée en partie abandonné par ses habitants par suite des exigences du gouverneur laotien. M. de Lagrée en repartit le 5 février pour continuer sa route vers le nord-est.

Il traversa une région marécageuse et suant le sel, comme les plaines des environs d’Oubôn ; un immense bas-fond, appelé Thoung Nong Mang, qui pendant les pluies doit devenir un véritable lac, s’étend à peu de distance de Sang Kon sur la rive droite du Se Banghien. M. de Lagrée arriva le soir du même jour à Muong Phong, petit chef-lieu de province relevant d’Oubôn, et autour duquel se groupent quelques villages de Khas Deuong. Le Muong lui-même est habité par des Soué et des Pou Thai. Les Khas Deuong ne paraissent pas différer beaucoup des sauvages de la vallée du Se Cong ; mais ils ont cessé de porter les cheveux longs et ils ont adopté depuis quelque temps le toupet à la siamoise et le langouti. Il en est de même des Soué, qui portaient autrefois les cheveux relevés à la mode annamite.

Ces trois races vivent en bon voisinage, mais sans se mêler ; elles semblent, suivant les circonstances où elles se trouvent, passer tantôt de l’état sauvage à l’état relativement civilisé des Laotiens, tantôt suivre la marche inverse. On a souvent grand’peine, sur les lieux mêmes, à deviner la provenance des individus.

De Muong Phong, M. de Lagrée se dirigea vers le nord-est. À peu de distance de ce village, on traverse le Se Socsoi, affluent du Se Somphon. Le lit de cette rivière a 100 mètres de large aux hautes eaux ; au mois de février, ses eaux sont presque stagnantes et n’occupent que le quart environ de cet espace. Leur profondeur n’est que de 0m,60. Le paysage a le même caractère qu’entre Kémarat et Oubôn. Une forêt peu épaisse, aux routes sablonneuses et au sous-sol de grès, recouvre les légères ondulations qui séparent la vallée du Se Somphon de celle du Se Banghien. Des bancs de marne apparaissent çà et là dans les dépressions du terrain. M. de Lagrée coucha, le 6 février, à Ban Nadjo qui dépend de Muong Sang Kon. Il employa la journée du 7 à se rendre à Ban Sakoun, chef-lieu actuel du Muong Lomnou qui, comme Muong Phong, relève d’Oubôn. La contrée traversée est très-populeuse ; Sakoun est habité par des Soué venus, il y a quelque temps, des environs de Sisaket sur les bords du Se Moun. Ce village est à cheval sur les deux rives du Se Somphon qui a plus de 100 mètres de largeur en ce point et qui est guéable : sa profondeur, au lieu du passage, n’est que de 0m,50 ; les berges ont plus de 10 mètres de haut.

M. de Lagrée quitta Sakoun en compagnie des deux premiers dignitaires de la province qui se rendaient à Bankok. Il coucha le 8 février à Keng Cok, gros village situé sur la rive droite du Se Somphon, et ancien chef-lieu de la province.

Le 9, il traversa une région assez peuplée, habitée par les Pou Thai, et il campa le soir à Lahacoc, village situé au pied d’une belle colline boisée. Le 10 février, il était de retour à Kémarat. Il demanda immédiatement aux autorités de la province les barques qui lui étaient nécessaires pour continuer l’ascension du grand fleuve.

Son excursion dans le bassin du Se Banghien lui avait permis de constater que, jusqu’en 1831, la domination annamite s’était étendue sur toute la rive gauche du fleuve depuis le 16e degré de latitude jusqu’au delà du 17e. Les populations de cette zone payaient un tribut annuel à la cour de Hué, et la route de cette capitale aux bords du Cambodge était libre et fréquentée. En 1831, les Siamois attaquèrent sans provocation ces provinces, mais ils furent battus par les Annamites qui les poursuivirent jusqu’au fleuve, vis-à-vis de Ban Mouk. Peu après les Siamois revinrent à la charge, et se ruant à l’improviste sur toute cette contrée, en enlevèrent la population, qu’ils transportèrent sur la rive droite. Les Annamites ne voulurent pas renouveler la lutte dans un pays devenu désert. Dans la suite, les Siamois le repeuplèrent à l’aide d’habitants tirés des provinces de Palana, de Kham khun keo, d’Oubôn et de Kémarat.

Quelques-uns des Muongs, qui s’échelonnent dans la vallée du Se Banghien jusqu’aux abords de la grande chaîne, figurent sur la carte de Cochinchine de Monseigneur Taberd. Si les Siamois ont réussi à faire prédominer leur influence du côté du fleuve, il n’en est pas de même dans la partie supérieure du bassin du Se Banghien, où se trouve, dans chaque village, un chef annamite à côté du chef laotien.

Je pense que la domination annamite s’était établie dans cette partie de la vallée du Mékong, à la suite des guerres acharnées soutenues par le royaume de Lin-y ou de Lam-ap, le Tsiampa moderne, contre les Tongkinois ; en d’autres termes, le bassin du Se Banghien était une des provinces du royaume de Tsiampa et les Soué ne sont sans doute que les descendants des populations qui le composaient. À ce point de vue, il est peut-être intéressant de constater que les Soué n’ont guère d’autre culte que celui des ancêtres. Ils leur élèvent, à l’intérieur des maisons, une sorte de petit autel, devant lequel ils déposent sur une tablette des offrandes consistant en viande de porc ou en volailles.



  1. Voy. le dessin de cette cage ou selle d’éléphant, Atlas. 2e partie, pl. XVIII.
  2. Consulter, pour la suite du récit, la carte itinéraire n°4, Atlas, 1re partie, pl. VII.
  3. Voy. pour l’ensemble du récit la carte itinéraire no 4, Atlas, 1re partie, pl. VII. Cette description du fleuve entre Pak Moun et Kémarat est extraite du rapport de M. Delaporte, consigné dans le journal de l’expédition, et complétée d’après ses renseignements.
  4. L’écorce du Careya arborea sert dans l’Inde à faire des cordes et des mèches.
  5. Voyez les vocabulaires insérés à la fin du IIe volume, et Atlas, 2e partie, le type no 9 de la planche I.