Voyage d’exploration en Indo-Chine/Essais historique sur le Cambodge


Wat Puou : entablement sculpté.

V


ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE.


Si, au point de vue géographique, l’Indo-Chine a été l’une des régions les plus tardivement connues de l’Asie, si la première carte qui donne une représentation à peu près exacte de sa configuration intérieure est celle qui parait avec le présent ouvrage, au point de vue historique, il n’existe encore nulle part un ensemble de données concordantes et complètes qui permettent de reconstituer son passé. Ce passé est-il donc dénué de tout intérêt et faut-il admettre sans restriction le jugement qu’en portait, il y a dix ans, M. Barthélémy Saint-Hilaire, qui affirmait « qu’à l’exception peut-être du Birman, les autres pays de l’Inde transgangétique, Tonquin, Cochinchine, Cambodge, Laos, Pegu, Arakan, méritent à peine les regards de l’histoire[1] » ? » Assurément non.

Les deux premières civilisations du monde, dans l’ordre chronologique, la civilisation chinoise et la civilisation hindoue, se sont rencontrées de bonne heure dans la péninsule qui a retenu leurs noms. Jadis au Cambodge florissait un empire dont la puissance s’affirme encore de nos jours par d’admirables vestiges. Le Tong-king a formé un royaume dont les annales chinoises mentionnent l’existence dès le vingt-troisième siècle avant notre ère, dont la littérature nationale contient les données historiques sérieuses que l’on essaierait en vain de trouver dans les volumineux poëmes de l’Inde. Mieux qu’en aucun autre point du globe, le philosophe peut étudier sur tout ce vaste territoire le problème si souvent agité de l’origine des races humaines et de leurs traditions diverses ou communes, les résultats complexes de leurs alliances et de leurs luttes. J’espère donc que les quelques faits et les quelques documents nouveaux que j’ai réunis sur le royaume de Khmer pourront offrir quelque intérêt. Ce sont les matériaux d’une histoire, ce n’est pas cette histoire elle-même que j’ai essayé de donner ici. Il ne sera possible de l’écrire que lorsqu’on aura traduit un plus grand nombre de documents indigènes, non-seulement au Cambodge, mais encore au Laos et au Tong-king, et surtout quand l’épigraphie des monuments khmers aura livré tous ses secrets.


§ 1. — Traditions indigènes.


Si les traditions, la langue, l’écriture des Cambodgiens actuels révèlent entre eux et les constructeurs d’Angcor les plus étroites affinités, d’autres indices semblent prouver qu’ils diffèrent profondément de ceux dont ils sont les descendants historiques, soit qu’il y ait eu retour à une race primitive, momentanément modifiée par des infusions de sang étranger, soit qu’un élément conquérant ait disparu, après avoir apporté aux indigènes une civilisation qui a péri entre leurs mains, soit enfin que de nombreuses et successives alliances aient fait dégénérer, intellectuellement au moins, la race puissante des Khmers.

Les premières mentions que l’on trouve du Cambodge dans les historiens européens semblent y distinguer deux races principales ; Barros, le plus ancien et le plus consciencieux des écrivains portugais, distingue les Khomen des Cambodgiens et, en énumérant les royaumes à l’est de Siam, cite ceux de Camboja et de Como. Kaomen et Khom sont les noms sous lesquels les Annamites et les Siamois désignent les Cambodgiens et qui est évidemment dérivé de Khmer, nom que ceux-ci se donnent à eux-mêmes. Quelques auteurs ont assimilé les Khomen aux sauvages Gueos dont parle l’historien portugais. Un demi-siècle après lui, Christoval de Jaque décrit les Cambodgiens comme un peuple de couleur foncée, mais les femmes nobles sont blanches et belles[2]. Aujourd’hui encore il existe, en outre des Cambodgiens proprement dits, un grand nombre de tribus sauvages habitant le territoire de l’ancien empire khmer et qui ont joué certainement un rôle important dans son histoire. Parmi ces tribus, il en est une, celle des Kouys, que les Cambodgiens appellent les Khmer dom, c’est-à-dire les anciens Khmers[3].

On connaît la tradition rapportée pour la première fois par Diogo de Couto, et d’après laquelle tout le Sud de la péninsule indo-chinoise, Pegou, Tenasserim, Cambodge, Siam, n’aurait été habité à l’origine que par des sauvages sans religion, sans lois et sans agriculture. Ces peuples ignorants et vivant comme les bêtes des forêts virent un jour sortir des rayons du soleil levant un homme admirablement beau et dont l’aspect commandait le respect et l’obéissance. Ils lui demandèrent humblement ce qu’il voulait. Il répondit en langue tenasserim qu’il était fils du soleil et de la terre et qu’il venait pour régner au milieu d’eux. On se prosterna devant lui ; il poliça ses nouveaux sujets et leur apprit à construire des villes. Ce roi régna longtemps et à sa mort divisa son empire entre ses nombreux enfants. Ceux-ci portèrent tous le nom de Suriavas ou « descendants du soleil », et l’un d’eux aurait régné à Ceylan. Telle est sans doute la consécration légendaire de l’invasion hindoue qui apporta aux populations de l’Indo-Chine le culte et la civilisation de l’Inde.

La tradition locale a conservé au Cambodge le souvenir d’une émigration indienne : à ce moment, le pays s’appelait Couc Thloc, quelques-uns ajoutent que ce nom désignait plus spécialement Pnom Penh et que la mer venait alors jusqu’à ce dernier point. Les émigrants s’appelaient Chhvea pream ; ils étaient noirs, portaient les cheveux longs et venaient de Purean nosey (Banarasi ou Bénarès), pays voisin de Cobel lephos où naquit Sammonocodom. Ce fait aurait eu lieu 289 ans après la mort de ce saint, c’est-à-dire en 254 avant notre ère, si l’on adopte avec les Singalais 543 pour l’origine de l’ère bouddhique, ou en 188, si l’on prend, avec le savant professeur Muller, 477 pour date probable de la mort de Çakya Mouni.

Tous les récits indigènes sont loin d’être aussi simples que celui-ci et de s’accorder sur la nature, les circonstances et la date de la fondation du royaume cambodgien. Il est utile de les résumer ici pour y retrouver quelques notions sur les premiers habitants du sol et sur les différentes phases religieuses qu’a traversées cette civilisation singulière.

À l’origine, les eaux couvraient entièrement la terre du Cambodge, à l’exception d’une seule île appelée Couc Thloc, qui s’était élevée graduellement au-dessus des eaux. Le roi des serpents, Phnhéa Nakh, venait quelquefois s’y étendre au soleil ; sa fille Nang Nakh aimait aussi à s’y promener dans la solitude. Prea En (Indra) la vit, fut séduit par sa beauté, et le fruit de leurs communs amours fut un bel enfant nommé Prea Ket Melea. Indra voulut l’emmener avec lui dans sa céleste demeure, mais les autres dieux s’y opposèrent. Indra renvoya son fils au Cambodge en lui adjoignant 7 prêtres, 7 nobles et 7 brahmanes, et Prea Pus Nuca (Visvacarma) bâtit pour lui la cité d’Enthapatabouri[4]. Le roi Pathummasurivong ou Prea Thomea Sorivong, petit-fils d’Indra et de Nang Nakh (Padma Sourya Vansi, « né du lotus et du soleil ») monta sur le trône vers l’an 1000 de l’ère de Bouddha : sous ce roi, les habitants des montagnes descendirent habiter la nouvelle ville, et la terre se sécha peu à peu[5].

Une autre légende s’écarte moins de la première : Nos ancêtres, disent les Cambodgiens, viennent d’un pays nommé Muong Rom ou Romavisei, situé non loin de Taxila. Jadis régnait sur cette contrée un roi grand et sage ; devant les plaintes unanimes portées par le peuple contre son fils, qui était Obbarach (second roi), il l’envoya en exil comme un criminel. Prea Thong, les cheveux coupés, un collier de bois sur les épaules, un bâillon dans la bouche, fut abandonné sur un radeau aux hasards de l’Océan. La frêle embarcation, poussée par les vents et les vagues, fut jetée sur une île, située près de la ville actuelle de Siemréap, où croissait l’arbre Thloc. Le prince saisit une de ses branches ; mais, aussitôt enlevé jusqu’au sommet de l’arbre, qui se mit à grandir rapidement, il se hâta de descendre et s’engagea résolûment dans une cavité intérieure du tronc de l’arbre qui aboutissait au royaume des Serpents. Nang Nakh suivait chaque jour ce chemin pour aller se baigner. Prea Thong la rencontra, réussit à lui plaire, et Phnhéa Nakh, trouvant en lui un gendre à sa convenance, le fit couronner comme son successeur.

Prea Thong ne tarda pas, malgré toutes les richesses dont il jouissait, à soupirer ardemment après son retour sur la terre. Son beau-père, condescendant à ses désirs, bâtit pour lui Angcor Tom, qui fut appelée Kampouchea ou « née des eaux ». Mais le peuple se plaignit bientôt des visites fréquentes que le roi des Serpents faisait à sa fille et à son gendre. Prea Thong, pour y mettre fin, plaça aux portes de la ville la quadruple tête de Brahma, et Phnhea Nakh, à la vue de cette image redoutée, s’enfuit à la hâte dans sa demeure souterraine, que désormais il n’osa plus quitter. Le sdach Comlong, « roi lépreux », qui succéda à son père Prea Thong, voulut que ce qui avait été pour celui-ci un signe d’infamie, devînt pour son peuple un signe d’honneur, et c’est depuis cette époque que les Khmers portent les cheveux coupés court, les oreilles percées, et ont à la bouche un petit morceau de bois dont ils se servent pour se nettoyer les dents.

Dans une autre légende, Prea Thong serait le fils d’un roi de Birmanie. Chassé par son père, il aurait gagné par terre le Cambodge, qu’il aurait trouvé aux mains des Tsiams dont le roi résidait à Barai. Il les soumit et bâtit la ville d’Angcor. Ailleurs, Prea bat Sang Cachac, fils du roi Prea bat Kuvero, quitte le royaume de Khoverat ou de Khomerat[6], situé sur les frontières de la Chine et dont les habitants s’habillent avec la feuille du lotus, et conduit les Khmers vers le sud jusqu’au pays habité par les Xong et les Samre. Il subjugue ces montagnards, s’allie avec eux et bâtit la ville de Kam ou d’Enthapat. Le pays s’appela Kampouchea, « race de Kam » (Puoch, race, chea, être). Le sdach Comlong, successeur de Sang Cachac, fut affligé de la lèpre que lui communiqua l’haleine empoisonnée du roi des Serpents, furieux de la destruction de son culte, et il mourut de cette maladie, pour n’avoir pas su accomplir les rites magiques nécessaires.

Enfin, les émigrants sont conduits quelquefois aussi par le fils du roi d’Enthapat, à qui son père ordonne de chercher de nouvelles contrées et qui vient épouser Nang Nakh dans le pays de Couc Thloc où il bâtit la ville d’Enthapatabouri.

Les populations chams ou tsiams, en possession du sol avant l’arrivée des Khmers, ne cédèrent la souveraineté aux nouveaux arrivants que devant la découverte, à l’endroit désigné à l’avance par Sang Cachac, d’un parasol d’or, indice de la légitimité de son droit.

Ces légendes, qui semblent se contredire et s’exclure, réunissent souvent dans le même récit des événements fort éloignés les uns des autres et enveloppent des mêmes circonstances merveilleuses la venue de la plupart des grands princes cambodgiens. Si, dégageant les souvenirs locaux de toute fable, on essaye de les classer chronologiquement, on arrive au résultat suivant :

D’après les principaux bonzes du royaume, l’ère + 78, usitée au Cambodge, serait la date de l’introduction du bouddhisme sous un très-grand roi nommé Thomea Socrach (Dharma Açoka), qui régna cent ans. Longtemps après lui, l’an 950 de Bouddha, serait venu Prea Ket Melea, qui bâtit Angcor Wat, et à qui succédèrent vers l’an 1000 son fils Prea Chum Sorivong et son petit-fils Prea Thomea Sorivong. Puis vinrent Sang Cachac et le sdach Comlong, dont quelques-uns font un même personnage. Deux rois auraient succédé à celui-ci ; après eux, serait venu Phnhea Krec qui, lorsqu’il eut été couronné, prit le nom de Sin Thop Amarin. Son fils lui succéda, et là se perd la tradition.

Les seuls ouvrages historiques que l’on trouve de nos jours entre les mains des Cambodgiens et auxquels on puisse ajouter une créance sérieuse, ne remontent qu’en 1346 de notre ère, et ne racontent que la décadence de leur empire et de leur civilisation. Il convient donc de rechercher maintenant si les histoires des pays voisins ne nous permettent pas de combler les lacunes des souvenirs indigènes et de fixer les débuts dans l’histoire du peuple cambodgien.


§ 2. — Sources chinoises[7]


On a pu entrevoir, par les quelques citations déjà, faites des traductions d’A. Rémusat, de quels secours pouvaient être les sources chinoises pour le sujet qui nous occupe. Nous allons résumer rapidement ce qu’elles contiennent sur les origines du Cambodge. L’illustre sinologue que je viens de nommer avait indiqué la voie à suivre dans ces recherches, et désigné le royaume de Fou-nan comme celui qui avait historiquement précédé le royaume de Tchen-la ou de Tchin-la, noms donnés au Cambodge dans la description déjà citée de la ville d’Angcor. On peut donc s’étonner, depuis que les ruines du Cambodge ont attiré l’attention des orientalistes, que cette indication ait passé inaperçue et que quelques-uns d’entre eux se soient évertués à chercher le Cambodge là où il ne pouvait être[8].

Les descriptions faites du territoire du Fou-nan doivent faire chercher l’emplacement de ce royaume sur les côtes du golfe de Siam. C’est au Fou-nan que paraissent se rapporter la légende de Prea Thong et quelques-unes des traditions khmers citées plus haut qui prennent dans les auteurs chinois un caractère historique indiscutable.

« Le royaume du Fou-nan, disent ces auteurs[9], est à plus de 3,000 li à l’ouest du royaume de Lin-y et à 7,000 li au sud du Ji-nan[10]. Il est situé sur les rivages de l’Océan, au fond d’un grand golfe dont l’ouverture est vers l’ouest ; il possède un grand fleuve, large de 10 li, qui du nord-ouest coule à la mer vers l’est. Le pays est large de 3,000 li. La terre y est très-plane. Les eaux y envahissent un espace de 70 li. Il y a dans ce royaume des cités, des bourgs, des palais. De la capitale à la mer il y a 500 li. Il y a dans le pays des cannes à sucre, des arbres produisant la pomme-cannelle et une grande quantité de plantations de bétel. Il n’y a pas de puits ou de fontaine dans les maisons ; un certain nombre de familles se réunissent pour creuser un grand étang dont elles se servent en commun. On trouve au Fou-nan des crocodiles qui ont plus de 20 pieds de long et marchent sur quatre pieds, dont la gueule a 6 ou 7 pieds et qui dévorent les cerfs et les hommes qu’ils rencontrent. »

« Les autres productions indigènes sont l’or, l’argent, le cuivre, l’étain, le plomb, le bois odoriférant appelé Tchen-chouy-hiang et qui ne flotte pas, l’ébène, des pierres précieuses que l’on trouve au fond des eaux, les plumes de paon et d’autres oiseaux de plusieurs couleurs. Au sud du Fou-nan est un autre royaume appelé Tien-siun, à l’est duquel se trouvent cinq petits rois tributaires du Fou-nan. Celui-ci touche à l’est à Kiao-tcheou, à l’ouest aux royaumes de Thien-tchou, Ngan-hi et Kiao-ouay[11]. Tous ces pays font ensemble un très-grand commerce. »

Les indications géographiques qui précèdent peuvent à peine laisser un doute sur la situation du Fou-nan aux embouchures du Cambodge. Aucun autre point de l’Indo-Chine ne répond aussi bien aux particularités que signalent les auteurs chinois. Pour eux, c’est-à-dire pour des gens qui venaient du N.-E., le golfe de Siam doit paraître en effet s’ouvrir vers l’ouest. On chercherait en vain à appliquer au Menam la description du fleuve qui arrose le Fou-nan, tandis que le Mékong se plie admirablement à toutes les exigences de cette description. On ne peut donc admettre que la capitale du Fou-nan puisse être confondue avec une des villes où dominait, à cette époque reculée, la race siamoise et qui se trouvaient beaucoup plus au nord dans la vallée du Menam[12]. Nous allons voir que la concordance des récits des auteurs chinois sur le Founan avec les traditions cambodgiennes ne peut laisser de doute sur l’identification que nous proposons.

« Jadis, disent ces auteurs (voy. note 2, p. 102), le Fou-nan était sous l’autorité d’une jeune fille nommée Ye-licou ou Licou-ye ; mais dans la suite ce fut un étranger du nom d’Houen-houy, d’autres disent Houen-tien, qui s’empara de la dignité royale. Cet homme habitait le royaume de Ki (ou Kiao dans le Hay koue thou tchi)[13] et adorait une divinité supérieure. Une nuit, celle-ci lui apparut, lui ordonna de s’armer de l’arc et des flèches qu’il trouverait dans son temple et de s’embarquer sur la mer. Houen-houy, à son réveil, se rendit au temple, y trouva l’arc et les flèches, et, muni de cette arme surnaturelle, suivit des marchands qui se rendaient par mer au royaume de Fou-nan. À l’annonce de son arrivée, la reine Ye-licou vint à sa rencontre avec des troupes, pour s’opposer à son débarquement ; mais Houen-houy lança une flèche qui, après avoir traversé de part en part le navire qui portait la reine, alla tuer un de ses soldats : Ye-licou, saisie de crainte, se soumit aussitôt. L’étranger lui ordonna de se vêtir, de rassembler ses cheveux sur sa tête, et la prenant pour épouse, régna sur le Fou-nan. »

Il est difficile, ce me semble, de ne pas reconnaître ici l’histoire, presque entièrement dégagée de tout ornement mythologique, de Prea Thong et de Nang Nakh.


§ 3. — Sources siamoises et hindoues.


Les récits siamois reproduisent en bien des points les traditions des Khmers. Je n’en rapporterai ici que ce qui peut apporter un élément nouveau à la question historique qui nous occupe. Dans le Phong savada muong nua, ou « histoire du royaume du nord[14] », il est dit que les descendants de deux brahmanes qui avaient embrassé la religion de Bouddha, se réunirent sous le commandement de Bathamarat, leur petit-fils, pour construire la ville de Savan Tevalok, ou Sangkhalok, à l’intérieur de laquelle ils élevèrent des pagodes pour les prêtres de Bouddha, et des temples dédiés à Siva et à Vichnou. Bathamarat épousa Nang Mokhalin, native d’Haripounxai, et bâtit encore trois villes sur lesquelles il établit rois ses trois fils. Le premier, Sokha Kouman, régna à Haripounxai ; le second, Thama Kouman, à Kamphoxa Nahkon ; le troisième, Singha Kouman, à Phexaboun. Ceci avait lieu vers 450 de l’ère de Bouddha. Vers 950 de la même ère, les mêmes annales nous montrent le pays des Sajams sous la domination du roi de Kamphoxa Nakhon, racontent la mystérieuse naissance de Phra Buang qui opère l’affranchissement des Sajams, devenant désormais les Thai ou « hommes libres », invente un nouvel alphabet Thai, et ordonne de ne plus employer l’alphabet cambodgien, ou Khom, que pour l’écriture des livres sacrés.

On voit que ces annales attribuent une origine commune aux Cambodgiens et aux Siamois, et les font arriver dans le Sud de l’Indo-Chine par la vallée supérieure du Menam. Mais il faut faire ici une large part à la vanité nationale : la différence absolue des races et des langues, les contradictions du récit siamois, l’aveu de la suprématie politique et religieuse des Cambodgiens prouvent surabondamment que ceux-ci, loin d’être une branche détachée d’une souche qui leur serait commune avec les Siamois, les ont précédés de plusieurs siècles dans l’habitation de la partie méridionale de l’Indo-Chine[15].

Si nous consultons maintenant la volumineuse littérature de l’Inde, nous trouverons tout d’abord les noms de Kamboja et de Tsiampa dans la liste des nombreux royaumes de la péninsule. Cette identité d’appellation est-elle la preuve d’une communauté d’origine, ou ne faut-il y voir qu’un de ces transports de nom si communs à une certaine époque dans les pays au delà du Gange ?

Un savant indianiste, M. Fergusson, n’a pas hésité à adopter la première hypothèse. Le Muong Rom, situé près de Taxila, de la légende cambodgienne, n’est autre, selon lui, que le Kamboja de la littérature indoue, et la religion primitive des Cambodgiens était le culte des serpents, dont Taxila était l’un des centres dans l’Inde. Le dragon qui s’étale partout sur les chaussées, sur les murailles, et jusque sur les toits de la pagode d’Angcor, la profusion avec laquelle les bassins et les pièces d’eau sont prodiguées à l’intérieur et autour de l’édifice, lui semblent démontrer que le serpent était la seule divinité qui fût adorée en ce lieu. Il croit que cette émigration des Kambojas a eu lieu postérieurement à 318 de notre ère, qu’elle s’est continuée au cinquième et au sixième siècle pour atteindre son maximum d’intensité à l’époque des persécutions religieuses des dixième et onzième siècles. Il indique enfin, — et nul n’est juge plus compétent que lui sur cette matière, — quelques ressemblances entre l’architecture des plus anciens monuments du Cachemire et celle des ruines d’Angcor[16].

Dans le Ramayana, le Mahabharata et les Pouranas, les Kambojas sont cités incidemment, à plusieurs reprises, avec d’autres peuples Mlecchas ou barbares nés de la vache de Vaçishta[17]. D’après le livre des lois de Manou, ce sont des Kshatryas ou guerriers déchus de leur caste et devenus Vrishalas ou Soudras, pour avoir cessé d’observer les lois brahmaniques, et avoir rompu toutes relations avec les Brahmanes ; ils sont appelés collectivement Dasyus avec les Dravidas, Yavanas, Sakas, Pahlavas, Kiratas, etc.[18]. Leur langage était d’origine aryenne et formait un dialecte du sanskrit[19] ; il faut chercher leur résidence dans le nord-ouest de l’Inde, aux environs de Gazni, dans la région à laquelle les Grecs donnaient autrefois le nom d’Arachosie et de Gédrosie. Un passage du Majjhima-Nikaya[20], livre pali de la collection des Bouddhistes du sud, confirme ce fait que Wilford a démontré le premier[21]. Ce peuple semble avoir fait partie de l’empire de Porus et avoir été du nombre de ceux que Séleucus rétrocéda ensuite à Chandra Gupta (305 av. J.-C). Les inscriptions de Kapour di Giri le mentionnent parmi les sujets du roi Piyadasi que l’on identifie avec Açoka (250 av. J.-C). Peut-être a-t-il fait partie ensuite de l’empire de Kanichka ou Kanerkes, qui régnait à Kaboul et à Peichaver, un siècle environ avant notre ère. On rencontre le nom d’un Bhikschu cambodgien parmi ceux des pèlerins inscrits sur les monuments de Bhilsa. Enfin, dans les textes du nord et du sud, le Kamboja figure comme un pays où fleurit le bouddhisme et où abondent les chevaux, et la région qu’il comprend se trouve déterminée d’une façon précise[22]. Dans la littérature postérieure, il n’est plus question des Kambojas, et il semble que ce soit l’invasion musulmane qui ait fait disparaître leur nom de ces contrées, à moins que l’on n’adopte l’opinion de Lassen qui croit le retrouver de nos jours dans celui d’une peuplade de l’Hindou Kousch, les Kamoze[23].

Sont-ce là les ancêtres des Khmers ? Il semble bien difficile de l’admettre. Quelle que soit la quantité de mots empruntés au pali que contienne le cambodgien, le fond même de cette langue n’est pas de source aryenne ; si l’on fait abstraction des expressions religieuses, administratives et politiques que la masse du peuple ne comprend guère, et qui forment une sorte de langage officiel, apanage d’un nombre restreint de prêtres et de grands personnages, le cambodgien est un idiome à tendance monosyllabique sans flexions, que l’on doit exclure de la famille des langues caucasiques. Au point de vue ethnographique, il parait également impossible de détacher les Khmers actuels du rameau mongol, dont ils forment une des branches les plus foncées, pour les rattacher aux peuples occidentaux. Le trait le plus saillant de la physionomie des Kambojas du nord-ouest de l’Inde qui apparaisse dans les ouvrages hindous est d’être chauves, c’est-à-dire de se raser la tête ; ce n’est peut-être là qu’une allusion à la grande extension du bouddhisme parmi eux. D’après les historiens chinois, les anciens Cambodgiens portaient au contraire les cheveux longs.

Il existe, aux confins de l’An-nam, de la Cochinchine française et du Cambodge sur la rive gauche du Se Cong, affluent du Mékong, par le 14e degré de latitude environ, une race d’hommes peu connue et peu nombreuse, qui présente une physionomie assez remarquable pour suggérer au premier abord l’idée d’un rapprochement entre elle et les Kambojas gréco-bactriens de la littérature hindoue. Je veux parler des Charaï. On s’accorde à les décrire comme des sauvages blancs à type caucasique, et ils paraissent avoir joué jadis un rôle considérable dans le sud de l’Indo-Chine. C’est à eux sans doute que s’appliquent les différentes allusions à des individus blancs que l’on trouve dans les auteurs. Aujourd’hui encore, ils semblent inspirer une sorte de respect superstitieux aux peuples voisins, et l’on affirme que ceux-ci leur envoyaient naguère des ambassades. Ils paraissent gouvernés par deux personnages mystérieux qui s’intitulent, l’un le roi du feu, l’autre le roi de l’eau, et qui conservent avec soin une épée sacrée à laquelle s’attache un pouvoir surnaturel. D’après les missionnaires, la langue des Charaï a beaucoup d’analogie avec le malais ; elle s’écrivait jadis avec des caractères particuliers et possède encore, dit-on, des livres et des recueils historiques que personne, parmi les Charaï, ne peut lire aujourd’hui. Seraient-ce là les débris d’une ancienne émigration venue de l’ouest, qui, après avoir civilisé et dominé pendant quelque temps le mélange des tribus autochthones et des populations mongoles du sud de l’Indo-Chine, se serait isolée de nouveau, en laissant son nom au royaume qu’elle aurait fondé ou agrandi ? C’est là une hypothèse qui ne repose sur aucune observation précise. La couleur de la peau ne serait même qu’une difficulté de plus, si l’on doit admettre, comme cela parait probable, que les Kambojas du N.-O. de l’Inde ne différaient pas sensiblement comme teint des Hindous actuels[24].


§ 4. — Mœurs, ethnographie et philologie de l’ancien Cambodge.


Avant d’essayer de combiner ensemble ces données éparses pour en dégager les principaux faits qui semblent acquis à l’histoire des Khmers, il est nécessaire de donner une esquisse rapide de leurs mœurs, telles que nous les montrent les auteurs chinois.

« Les habitants du Fou-nan, disent les historiens des Tsin, des Liang et même des Thang (loc. cit.), sont de couleur noire. Ils portent les cheveux longs, les entretiennent soigneusement et les relèvent au-dessus de la tête. Ils aiment à aller nus, et ce n’est que depuis Houen-tien qu’ils se voilent les parties, les gens riches avec une étoffe de soie, les pauvres avec une bande de coton. Les femmes se couvrent aussi la tête[25] et portent des bijoux en argent et des pierres précieuses, ciselés avec art. Les hommes excellent dans ce genre de travaux et dans la fabrication des meubles, des ustensiles domestiques, des vases d’or et d’argent. Ils sont également très-habiles en agriculture, et ne semant qu’une fois par an, savent obtenir deux récoltes. Ils ont le cœur bon et droit. Le crime dont ils ont le plus horreur est le vol[26]. Il y a parmi eux des historiens et des gens adonnés à l’étude ; leur littérature diffère peu de celle des étrangers du nord ( ?).

« Les maisons sont construites en bois et la plupart sont élevées au-dessus du sol, de telle sorte que l’on y jouit d’une vue étendue. Quelques-unes sont petites et basses. Elles sont recouvertes, au lieu de tuiles, de longues feuilles que l’on cueille sur le bord de l’eau et qui ont 8 à 9 pieds de long[27]. Les embarcations mesurent 80 à 90 pieds en longueur, 7 pieds en largeur ; elles ont la forme d’un poisson. »

« Les mœurs de ce peuple sont à peu près les mêmes que celles du Lin-y. Il se plaît aux combats de coqs et de cochons. La prison n’est point d’usage pour les accusés : on les soumet à un jeune de trois jours, puis on leur fait manier une hache rougie au feu ou chercher des anneaux d’or au fond d’un vase d’eau bouillante. On les déclare innocents si leurs mains restent sans brûlures. Une autre épreuve consiste à les enfermer pendant trois jours avec des tigres, des lions ou des crocodiles que l’on conserve dans des canaux de la ville, ou à les jeter dans le fleuve ; s’ils ne sont pas dévorés ou s’ils surnagent, ils sont remis en liberté. »

« Quand on a perdu un parent, l’usage veut que l’on se rase en signe de deuil les cheveux et la barbe. Il y a quatre manières de donner la sépulture aux morts : on les jette dans le fleuve de façon que le courant les emporte ; on les brûle, on les enterre, ou on les expose dans un endroit désert, jusqu’à ce qu’ils soient dévorés par les oiseaux de proie. »

« Les habitants du Fou-nan vont faire des offrandes sur une haute montagne nommée Mi-tan, où l’air est toujours chaud et les arbres toujours verts. Ils déposent sur l’autel de la divinité céleste qui y habite cinq rouleaux de soie de chaque couleur. »

« Ils savent représenter leurs dieux par des statues en cuivre ; quelques-unes ont deux tètes et quatre bras, d’autres quatre têtes et huit bras ; dans chaque main est placé un oiseau, un animal, un enfant, le soleil, la lune, etc.[28] Ce peuple est d’humeur moins guerrière que celui de Lin-y avec lequel il a été si souvent en guerre, que jamais des hommes du Founan n’ont pu parvenir jusqu’à Kiao-tcheou. »

« Les murailles de la ville capitale sont palissadées de troncs d’arbres. Le roi habite dans un palais très-élevé. Quand il sort, il monte sur un éléphant et on étend par terre une étoffe blanche pour qu’il puisse y poser le genou ; pendant qu’il chemine, on fait brûler devant lui des parfums ; la reine se montre aussi en public sur un éléphant. »

Les historiens des Thang sont les derniers qui mentionnent le Fou-nan. « Le roi, disent-ils, s’appelle Kou long ou l’antique dragon. Il habite un palais construit comme une ville et du haut duquel il peut voir partout. Comme tribut, le peuple de ce pays paye des grains d’or et des parfums[29]. »

Les modes variés employés pour donner la sépulture indiquent un mélange de religions ou de races assez compliqué et il faudrait bien se garder de vouloir attribuer à une source unique les anciennes populations du Fou-nan. Aucun des éléments qui les composaient n’était assez prédominant pour imposer aux autres ses usages, et chacun d’eux paraît avoir conservé une liberté d’action qui parait tenir à ces mœurs féodales de clans ou de tribus que nous retrouvons encore si profondément implantées au Cambodge[30].

Nous avons vu que l’aspect de la race cambodgienne actuelle exclut toute idée qu’une proportion notable de sang aryen ait jamais été infusée dans ses veines. Les déductions philologiques confirment hautement ce fait. En combinant au contraire aux indications contenues dans ce qui précède, certaines analogies de race et de langage, on est porté à faire de la race cambodgienne, la race autochthone même du sud de l’Indo-Chine, modifiée successivement, d’abord par une infusion de sang océanien, ensuite par une infusion de sang mongol. Nous admettrions même volontiers que le nom de khmer a été apporté par cette dernière migration et vient du mot Khomerat (voy. p. 98, texte et note 1) ; il aurait ainsi une origine entièrement distincte de celle du nom de Kampouchea ou de Kamboja auquel on peut attribuer, avec MM. Bastian et Fergusson, une origine hindoue. Les indigènes reconnaissent eux-mêmes deux sortes d’anciens Cambodgiens : les uns de race noble, plus blancs que les Cambodgiens actuels, les autres, plus noirs au contraire ; les deux races se perçaient les oreilles. On peut supposer que la seconde de ces deux races représente l’élément autochthone, ce peuple noir, nu, à cheveux longs, décrit par les historiens chinois. L’élément supérieur provient sans doute d’une émigration venue du sud, de Java ou de Sumatra, où se sont développées de très-bonne heure des civilisations remarquables, antérieurement peut-être à toute influence hindoue. Les données philologiques semblent confirmer ces conclusions : le cambodgien moderne établit une transition entre la langue polysyllabique des îles de la Sonde et les langues monosyllabiques de la péninsule. On y retrouve un certain nombre de mots venus du malais et contractés par ce procédé que le cambodgien applique à tous les mots étrangers pour les plier à son génie qui est à coup sûr monosyllabique. Ainsi, quelques parties du corps et certains degrés de parenté ont les mêmes racines en malais et en cambodgien ; d’autres coïncidences, moins probantes au point de vue de la filiation commune des deux langues, semblent indiquer que l’usage de plusieurs plantes industrielles et des métaux précieux a été introduit au Cambodge par l’intermédiaire des Malais[31]. Peut-être enfin faut-il chercher aussi dans la semaine de cinq jours jadis en usage dans les îles de la Sonde, l’origine de la numération quinquennale dont les dix premiers nombres cambodgiens conservent aujourd’hui l’empreinte[32].

La langue cambodgienne n’a rien de commun, à l’exception de quelques mots annamites et talains[33], avec les langues mongoles de l’intérieur de la péninsule. Celles-ci sont toutes des langues vario tono. Le cambodgien se parle au contraire recto tono.

Sans aucun doute, on retrouverait dans le langage des nombreuses tribus qui habitent encore dans la partie montagneuse du Cambodge, les sources mêmes de la langue primitive des autochthones. Les Samre, les Xong, les Khamen boran sont de toutes ces tribus celles qui se rapprochent le plus des Khmers actuels. Leur langue est, pour les sept dixièmes, le cambodgien moderne ; on n’y trouve plus aucun radical malais ou pali, non plus que la numération quinquennale, mais en revanche, un assez grand nombre de mots essentiels leur sont communs avec l’annamite. Les Halang, les Banar, les Cedang, les Huéi, les Banam, les Cat, les Souc qui habitent entre le grand fleuve et la chaîne de la Cochinchine diffèrent davantage des Cambodgiens et leurs dialectes représentent sans doute plus fidèlement la langue des anciens autochthones. La division actuelle en tribus de ces sauvages reflète fidèlement l’organisation passée de l’ancien Cambodge qui, au dire des auteurs chinois, ne comprenait pas moins de 60 tribus différentes[34].

Il y a un autre groupe de tribus qui semble, au point de vue du langage, devoir être rapproché tout particulièrement de la famille malaise ou océanienne : ce sont les Hin et les Soué qui occupent l’extrémité nord du massif montagneux qui sépare Bassac de la Cochinchine, les Radé, les Candio, les Chams ou Tsiams, les Stieng, les Kouys, les Charaï. Ces tribus, mélangées d’une façon assez confuse avec celles qui précèdent, sont peut-être les restes des populations qui formèrent jadis le royaume de Lin-y ou de Tsiampa et qui, suivant une des légendes cambodgiennes rapportées plus haut, auraient occupé le territoire du Cambodge au moment de l’arrivée des Khmers.

Cette classification des principaux éléments de la population indigène est bien imparfaite et bien incertaine encore : elle laisse en dehors un certain nombre de tribus telles que les Proons, les Boloven, les Iahoun, etc., qui habitent la même région et sur lesquels nous ne possédons que des renseignements insuffisants. La domination du Cambodge s’est d’ailleurs étendue sur tout l’ensemble de ces tribus ; ce fait et les relations de voisinage peuvent suffire à expliquer les rapports de langage qu’elles ont conservés entre elles. Il faut signaler ici qu’en vertu d’une exception assez bizarre et qui doit tenir à une ancienne suprématie historique, les Kouys et les Radé sont les seules tribus qui ne fournissent point des sujets au marché d’esclaves du Cambodge. Les Kouys auraient eu une grande époque aux temps même de la ville d’Angcor.

En résumé, si l’on veut résoudre le problème ethnographique si compliqué que présente l’Indo-Chine, il faut étudier avec le plus grand soin cet élément de population, auquel sa division en tribus donne des aspects très-variés et qui tend à disparaître rapidement devant les progrès des races mongoles, Annamites, Siamois, Laotiens, Chinois, qui ont joué vis-à-vis des races indigènes de l’Indo-Chine le rôle des races aryennes vis-à-vis des autochthones du nord de L’Inde.


§ 5. — Résumé des temps anciens du Cambodge.


Ce sont quelques-unes de ces tribus qui formaient sans doute la nation cambodgienne quand elle apparaît pour la première fois dans l’histoire, constituée en un royaume auquel les Chinois donnent le nom de Fou-nan, les Annamites celui de Phonam et qui garde dans les souvenirs locaux le nom de Couc Thloc. Le Fou-nan est mentionné dès la fin du douzième siècle avant notre ère dans un fragment des annales chinoises qui est cité par les écrivains annamites : « Les ambassadeurs de Giao-chi (Kiao-tchi) étant venus à la cour de Thanh-vu’ong (Tching-ouang) pour faire hommage, l’oncle de ce jeune prince, le régent Chu-cong (Tcheou-kong), leur donna cinq chariots qui avaient la propriété d’aller toujours vers le sud. Avec ces chars, les ambassadeurs passèrent par Pho-nam, petit royaume situé sur les bords de la mer, gouverné alors par la reine Say Lieu et auquel on arrivait après 3,000 li à partir de l’ouest (1109 Av. J.-C.[35]. » Le nom de Lieu (en chinois Lieou) est peut-être la transcription d’un titre indigène ; dans tous les cas, il est assez curieux de le retrouver porté encore par une autre reine du Fou-nan, plusieurs siècles après, au moment de l’arrivée de Prea Thong.

Dans l’intervalle, il s’était passé au Fou-nan un fait très-considérable : c’est l’introduction des premiers prédicateurs bouddhistes. Ici la tradition indigène relative à l’arrivée au Cambodge, vers le troisième siècle avant notre ère, d’émigrants venant de Bénarès et appelés Chhvea pream (Voy. p. 99) trouve une confirmation remarquable dans le seul livre bouddhiste qui fasse mention d’une façon indiscutable du Kambodja de l’Indo-Chine : « L’Inde orientale, dit Târanâtha[36], se compose de trois parties. Bhangala et Odiviça (Orissa) appartiennent à Aparantaka et s’appellent la partie orientale d’Aparantaka. Les pays du nord-est, Kamarupa, Tripura (Tipperah) et Hasama (Assam) s’appellent Girivarta, c’est-à-dire « entouré de montagnes ». De là, en se dirigeant vers l’est, le long de la chaîne septentrionale, sont les contrées de Nangata, le pays Pukham, qui confine à l’Océan, Balgu, etc., le pays Rakhang (Arakan), Hamsavati (Pégou), Marko et les autres parties du royaume Munjang ; plus loin Tschampa, Kambodscha et les autres ; tous ces pays sont en général nommés Koki. »

« Ce fut dans ces pays Koki qu’apparurent, dès le temps du roi Açoka, des sections du clergé, dont le nombre s’augmenta plus tard et devint considérable ; mais jusqu’au moment de l’apparition de Vasubandhu (aux environs de notre ère), ce ne furent que des Çravakas[37]. » Ainsi, dès le troisième siècle avant notre ère, le bouddhisme, dans sa forme la plus simple, fut introduit au Cambodge ou Fou-nan. Quant au nom de Chhvea pream, que la tradition locale donne à ces premiers prédicateurs dont elle fait les ancêtres des Cambodgiens actuels et qui n’en sont que les instituteurs religieux, il semble signifier « Malais brahmane[38] » et tient peut-être à la ressemblance que les indigènes crurent remarquer entre les Hindous et les noirs habitants de la Malaisie.

La tradition a conservé le nom de quelques-uns des missionnaires d’Açoka en Indo-Chine. Potera et Tauna convertirent le pays Talain de Thatoung ; le second, accompagné d’Anouta, Oupaha et Soupitha, paraît, d’après les traditions du nord du Laos, avoir pénétré jusqu’à Muong Yong et Xieng Hong.

Il ne semble pas cependant que le bouddhisme ait acquis immédiatement une grande prépondérance au Cambodge, puisque les monuments les plus anciens paraissent se rattacher au culte brahmanique.

L’empereur Hiao-wou-ti des Han étendit ses conquêtes sur presque toute la péninsule indo-chinoise, et le Cambodge fut momentanément tributaire de la Chine vers 125 avant notre ère[39].

D’après le contexte des historiens chinois, c’est deux siècles environ après cet événement qu’il faut placer la venue de Prea Thong au Fou-nan[40].

La patrie de Prea Thong, le Muong Rom ou Romavisei, suivant les indigènes, ou le royaume de Ki[41] ou Kiao, suivant les Chinois, serait-elle l’ancien Kamboja du nord-ouest de l’Inde ? Nous en sommes réduits, pour le prouver, à quelques coïncidences trop peu nombreuses pour emporter la conviction, suffisantes pour qu’on ne puisse omettre cette hypothèse. Dans tous les cas, la façon même dont voyage Houen-tien ou Prea Thong, avec des marchands qui se rendent au Fou-nan, semble exclure toute idée de conquête armée ou d’invasion nombreuse. C’est une civilisation qui s’introduit en Indo-Chine, ce n’est pas une race qui en asservit une autre.

À l’époque présumée où se passe cet événement, les Scythes ou Yue-tchi, avaient détruit le royaume grec de la Bactriane, et envahi l’Inde. Après une lutte acharnée, ils avaient été repoussés de la péninsule par les princes indigènes. Les bouleversements, les invasions et les guerres dont ces régions étaient le théâtre, peuvent donc expliquer, jusqu’à un certain point, un déplacement aussi considérable que le voyage de Caboul ou de Gazni aux côtes de l’Indo-Chine. Avec Houen-tien se seraient introduits le nom de Kamboja ou de Kampouchea, qui aurait remplacé celui de Couc Thlok, la science astronomique, dont les auteurs chinois constatent avec étonnement l’existence au Cambodge, et dont l’origine occidentale est encore attestée aujourd’hui par le nom de Hora donné aux astrologues, les architectes et les sculpteurs qui allaient présider à la construction de la ville d’Angcor et former la souche de cette génération d’artistes à laquelle le Cambodge doit ses admirables monuments, peut-être enfin, le culte brahmanique[42] qui vint se mélanger aux cultes existant déjà de Bouddha et du serpent.

Le sanctuaire du mont Crôm (Voy. p. 41) près duquel on retrouve une belle statue de Brahma et dont les trois tours étaient peut-être consacrées à chacun des membres de la triade hindoue, les murailles d’Angcor Thom, que domine également l’image de Brahma[43], le Baion, le monument du mont Bakheng, datent peut-être de cette époque reculée ou du moins de la période comprise entre le premier et le cinquième siècle, moment où on ne peut plus contester la prédominance du bouddhisme au Cambodge.

La domination au Cambodge d’un souverain d’origine indienne, trouverait une confirmation assez remarquable dans les traditions javanaises, qui rapportent à la même époque l’arrivée à Java d’Aji Saka ou Tritresta, qui est le plus ancien personnage légendaire de l’histoire de l’île. Tritresta, fils de Jala Prasi, et petit-fils de Brahma, est chassé de son pays, comme Prea Thong, pour une offense à Sang yang Guru, et envoyé comme roi à Java. Il avait épousé Bramani Kali, princesse du Kamboja. Il s’établit à Giling Wesi avec 800 familles indiennes. Dans la plupart des récits, le lieu d’origine d’Aji Saka est Astina ou le Guzarat. Dans d’autres traditions, les premiers colons de Java furent envoyés par le prince de Rom ; mais ils périrent presque tous. Dans ces dernières traditions, Aji Saka ne fait son apparition dans l’île qu’en l’an 1000[44]. La même ère (+78) est employée au Cambodge et à Java, D’après Albirouny et Hiouen Thsang, elle aurait pour origine la mort de Saca, prince étranger qui dominait dans l’ouest de l’Inde et courbait les populations sous un joug de fer[45]. Vicramaditya le vainquit, le tua, s’empara de Peichaver et abattit le despotisme des princes turks de la vallée de Caboul. L’adoption de cette ère se relierait donc d’une manière assez frappante aux événements qui auraient déterminé l’émigration de Prea Thong.

Il y a une telle analogie entre le récit cambodgien et le récit javanais, qu’on se demande si l’une des deux nations ne l’a pas emprunté à l’autre, ou s’il ne faut pas en chercher la cause dans une ancienne réunion des deux pays sous la même domination. Parmi les successeurs de Prea Thong se trouva en effet, comme nous allons le voir en continuant le dépouillement des annales chinoises, un conquérant dont la puissance s’est certainement étendue sur une partie de l’archipel d’Asie :

« Ye-lieou, disent ces annales (lib. cit.), donna à Houen-tien un fils qui fut établi roi sur sept villes ; et la coutume de partager le royaume entre les différents princes de la famille royale qui prenaient le titre de Siao ouang « petits rois » prévalut à partir de ce moment jusqu’au roi Pan-kouang. » Ce système féodal a laissé des traces dans l’organisation actuelle du Cambodge, dans laquelle les grands dignitaires de la couronne ont pour apanage une ou deux provinces du royaume. « Les Siao-ouang reconnaissaient un suzerain commun (Hay koue thou tchi, historiens des Liang), mais ce lien était trop faible pour empêcher les guerres intestines, et le fils même de Prea Thong mécontenta vivement ses vassaux en cherchant constamment querelle à tous ses voisins (Pien y tien). Le long règne de Pan-kouang fut le dernier de cette période de morcellement et de divisions intérieures. Il mourut à l’âge de 90 ans et laissa la couronne à son fils puîné nommé Pan. Celui-ci remit le soin des affaires à un premier ministre nommé Fan-se-man (littéralement, « chef des troupes » ) et mourut au bout d’un règne de trois ans. Fan-seman fut appelé au trône par les acclamations unanimes du peuple, fatigué sans doute de discordes civiles. Son habileté guerrière et le courage de ses troupes lui permirent de faire rapidement la conquête des pays voisins. Il prit alors le titre de Ta ouang « grand roi[46], » fit construire de grands navires, à l’aide desquels il subjugua plus de dix royaumes maritimes, tels que Kiou-tou, Kouen-kicou-tche, Tien-sen. Il ajouta ainsi à son empire une étendue de plus de 6, 000 li. »

D’après Ptolémée[47], c’est-à-dire au deuxième siècle de notre ère, une route conduisait de la métropole de la Chine au Cambodge, et dans les tables de Peutinger, se trouve également le nom de Calippe, ancienne appellation de Pnom Penh.

« À ce moment, dit le Pien y tien, les habitants du royaume de Ta-thsin (empire romain) allaient souvent pour leurs relations de commerce jusqu’au Fou-nan. » Cette période de commerce prospère et de relations suivies coïncide avec l’époque des conquêtes de Fan-se-man et avec l’éclosion de la civilisation ou plutôt de l’architecture gréco-hindoue d’Angcor. C’est probablement à ce moment que furent construites ces grandes et belles chaussées dont on retrouve encore des vestiges à de grandes distances d’Angcor et auprès desquelles se trouvaient de distance en distance ces grandes mares creusées où venaient se baigner les buffles et les éléphants porteurs de fardeaux. Selon toutes les probabilités, la domination du Fou-nan s’étendait à cette époque des embouchures du Sitang à celles du Cambodge, et comprenait même, en outre de la presqu’île de Malacca, une partie de Sumatra et de Java[48]. (Voyez la carte historique de l’Indo-Chine au iiie siècle, p. 128-129.) L’historien tibétain que nous avons déjà cité constate qu’à peu près à la même époque quelques disciples de Vasubandhu répandirent dans le pays de Koki (Indo-Chine), le Mahajana ou « grand véhicule, » qui s’y maintint à partir de ce moment presque sans interruption[49].

« Après avoir fait encore la conquête du royaume de Kin-lin[50], Fan-tchen tomba malade et dut envoyer à la tête de ses armées, l’aîné de ses fils, nommé Kin-sen. Un de ses neveux, nommé Chan ou Tchouan, qui convoitait le trône, réunit deux mille sicaires, tendit une embûche au jeune prince et l’assassina. Fan-se-man succomba sur ces entrefaites à sa maladie et laissa à son plus jeune fils, nommé Tchang, le soin de punir le criminel. Tchang vécut ignoré au milieu du peuple jusqu’à l’âge de vingt ans, sut se concilier les principaux du royaume et réussit à tuer l’usurpateur. Mais, peu après, il fut assassiné à son tour par le général Fan-siun, qui avait participé au meurtre de Kin-sen et qui prétendait restaurer en sa personne l’ancienne famille royale indigène du Fou-nan. Une fois maître de la couronne, Fan-siun montra les aptitudes les plus grandes au gouvernement des peuples. Il agrandit encore l’empire. Il fit construire dans son palais des tours et des théâtres pour la récréation des hôtes qu’il recevait à la troisième ou à la quatrième heure du jour. Il envoya des tributs à la Chine pendant les années Tay-che de Wou-ti (265 à 275 ap. J.-C.) »

Fan-siun est désigné ailleurs sous le nom de Fan-tchen. Il envoya un de ses parents nommé Sou-we en ambassade au roi indien Meou-lun.

« En partant du Fou-nan, l’ambassade sortit par l’embouchure du Teou-kieou-li, suivit sa route par mer dans la grande baie et en se dirigeant au nord-ouest, elle entra dans la baie qu’elle traversa en côtoyant les frontières de plusieurs royaumes. En une année environ elle put parvenir à l’embouchure du fleuve de l’Inde. Au bout de quatre ans, Sou-we revint dans son pays, accompagné de deux envoyés indiens qui allaient offrir à Fan-tchen de la part du roi Meou-lun quatre chevaux du pays des Yue-tchi. Ils trouvèrent à Fou-nan un officier chinois de second rang, nommé Kang-tai, envoyé par l’empereur de la dynastie Ou[51]. »

Au quatrième siècle, le Fou-nan parait s’être uni au Lin-y pour porter la guerre sur les frontières de la Chine, ou plutôt dans le Ji-nan et dans le Kiao-tchi. Ces deux derniers royaumes venaient de faire leur soumission à la dynastie des Tsin, après la conquête par celle-ci du royaume de Ou, et ils étaient gouvernés par une famille chinoise que les annales annamites désignent sous le nom de Hoang.

Nous citerons ici le passage même de ces annales : « Quand Tarn (Tsin) eut soumis Ngo (Ou) à son empire, il rappela les troupes de Giao (Kiao-tchi). Alors le Tich-tsi de Giao, nommé Dao-hoang, lui fit cette adresse : Très-loin, en dehors de Giao, à plusieurs milliers de li, se trouve Lam-ap (Lin-y), dont le chef Pham-hung passe sa vie à faire le brigandage, et prend le titre de roi. Ce peuple fait des invasions continuelles chez nous, et uni avec Pho-nam (Fou-nan), il forme une multitude immense qui se retire dans des lieux inaccessibles. Au temps des Ngo, ces gens de Lam-ap ont fait leur soumission ; mais ce n’a été qu’un moyen de plus de piller les populations, de mettre à mort leurs chefs. Envoyé chez eux pour les tenir en respect, j’y ai passé plus de dix ans : ils se sont toujours dérobés dans leurs antres et leurs repaires. J’avais avec moi huit mille hommes qui ont pour la plupart péri de misère et de maladie : il ne m’en reste que deux mille quatre cent et quelques. Maintenant que les quatre mers jouissent de la paix la plus parfaite, il faudrait penser à envoyer des renforts ; mais comme je suis fonctionnaire d’un gouvernement déchu[52], ce que je dis n’aura aucune importance[53]. »

L’empereur Mou-ti, qui régnait alors en Chine, suivit les conseils qui lui étaient donnés et jugea même l’état des choses assez grave pour envoyer dans le Kiao-tchi un prince de sa famille. Ce prince est désigné dans les annales annamites sous le nom de Nguyen-phu. En 353, Nguyen-phu porta la guerre dans le Lin-y qu’il soumit et où il détruisit plus de cinquante forteresses.[54] C’est sans doute à la suite de cette expédition que le roi du Fou-nan envoya, en 387, à l’empereur Mou-ti, des éléphants domptés en signe de soumission et d’hommage. Mais le céleste empereur se refusa de les recevoir, de peur, dit-il, que ces animaux ne fissent du mal à ses sujets. Ce refus avait peut-être pour but de témoigner le mécontentement du gouvernement chinois contre les agissements passés du Fou-nan ; mécontentement qui ne pouvait guère se manifester autrement, en raison de l’extrême éloignement de ce royaume.

Nous retrouvons encore au commencement du cinquième siècle un roi désigné dans les annales chinoises sous le nom de Pan-pan. Le mot de Pan semble être un titre porté depuis Pan-kouang par les rois du Fou-nan ; c’est la dernière fois qu’il apparaît ici. Pan-pan fut remplacé par un prince nommé Kiao-tchen-jou, de la secte des Po-lo-men ou des Brahmanes, dont l’avènement au trône était annoncé par une prophétie, et auquel le peuple donna spontanément la couronne. Ce prince, disent les historiens des Liang, introduisit au Fou-nan les lois et les mœurs de l’Inde. Sous son règne, de nombreuses ambassades furent envoyées en Chine à l’empereur Ouen-ti des Song, notamment pendant les années 435, 436, 439[55] ; elles coïncident avec les guerres soutenues à ce moment par le royaume de Lin-y contre les gouverneurs chinois du Tong-king[56].

« Vers cette époque, racontent les historiens des Tsi[57], un moine, sectateur de Lao-tse et originaire de l’Inde[58], s’embarqua à Kouang-tcheou, sur un bâtiment que[59] Kiao-tchen-jou avait expédié dans ce port pour y faire du commerce. Ce moine cherchait ainsi une occasion de revenir dans sa patrie ; mais une tempête jeta le navire sur les côtes du royaume de Lin-y, et tout ce qu’il contenait fut pillé par les habitants. Le roi de ce pays avait été jadis un simple domestique du roi du Fou-nan. Le moine se rendit à pied dans ce dernier royaume, dont le souverain, sensible au vol de ses marchandises, l’envoya, la deuxième année Young-ming (484 ap. J.-C), en qualité d’ambassadeur auprès de l’empereur de Chine pour lui représenter que le royaume de Lin-y fatiguait ses voisins par des excursions et des brigandages continuels, et pour lui demander de confier au roi du Fou-nan le commandement de quelques troupes avec le concours desquelles celui-ci se chargerait de détruire complètement ces hordes de voleurs. Le moine apporta comme présents à l’empereur une statue du roi Dragon faite entièrement en fils d’or ; un éléphant en pe-tan, bois blanc très-dur et très-odorant ; des tours en ivoire, deux kou-pey ou perles très-précieuses par leur antiquité, deux vases en cornes de rhinocéros admirablement sculptés, un plateau en écaille pour offrir le bétel et l’arec. »

« Le fils de Kiao-tchen-jou, Tche-li-to-pa-mo, renouvela ces ambassades et envoya, en 503, une statue du dieu Fo à l’empereur Ou-ti des Liang. Cette statue était faite d’une pierre précieuse nommée Chan-fou. La cinquième année Ta-thoung du même empereur (540 ap. J.-C.) on annonça la découverte au Cambodge d’un cheveu de Fo, long de douze coudées, et des prêtres bouddhistes furent envoyés de Chine pour participer aux cérémonies faites en l’honneur de cette relique[60]

L’avènement du roi Kiao-tchen-jou semble marquer au Cambodge comme une nouvelle époque où les traditions indiennes se renouvellent et se complètent. Le moine du pays de Thien-tchou, dont parlent les historiens chinois, est-il un de ces apôtres légendaires qui ont parcouru l’Indo-Chine ? Malheureusement, les mêmes traditions religieuses se retrouvent avec quelques variantes dans tous les royaumes de la péninsule, et présentent un trop grand degré d’incertitude pour qu’on puisse les appliquer à tel ou tel point de l’Indo-Chine. Elles semblent n’être que l’écho de l’histoire de Bouddha et de ses principaux disciples, défigurée au gré des convenances locales. Il est nécessaire cependant de s’arrêter ici à la légende relative à Prea Ket Meléa, le roi cambodgien qui aurait bâti Angcor Wat et qui aurait vécu, d’après les indigènes, en l’an 1000 de Bouddha, c’est-à-dire environ à l’époque à laquelle nous sommes arrivés. Ce prince, converti par Buddhaghosa, lui aurait donné Angcor Wat, dont la destination première était un palais, pour en faire un temple bouddhique. Entre la qualité de sectateur des brahmanes attribuée à Kiao-tchen-jou et la ferveur bouddhique déployée par son fils, se place une conversion religieuse qui porte à identifier le premier de ces deux princes avec Prea Ket Meléa. L’examen des dates chinoises confirme le long règne que la tradition lui accorde, et Buddhaghosa, d’après les récits singalais, est exactement


angcor wat : façade sud.

contemporain de Kiao-lehen-jou. Le Mahawanso fait naître Buddhaghosa dans le royaume de Magadha. C’était un brahmane converti à la foi bouddhique qui se rendit à Ceylan, sous le règne de Mahanamo (410-432), et traduisit en pâli les livres bouddhiques. Cette traduction, qui est celle qui a cours aujourd’hui dans toute l’Indo-Chine, aurait été achevée en 420 de notre ère[61].

La tradition varie beaucoup sur le point de l’Indo-Chine où aborda d’abord Buddhaghosa avec les livres sacrés. Les Arakanais le font débarquer à Tathoung ; les Cambodgiens le font arriver directement de Ceylan dans une petite barque ; les Siamois le font venir de Birmanie. Sans vouloir identifier le moins du monde le moine dont parlent les auteurs chinois avec le célèbre apôtre bouddhiste, il y a entre les faits qu’ils rapportent et les traditions locales, relatives à l’introduction du rite singalais en Indo-Chine, des coïncidences assez frappantes pour que l’on puisse admettre que ces faits et ces traditions se rapportent à la même époque.

Il ressort aussi des citations qui précèdent des livres chinois, que l’adoration du Dragon et des dieux de l’Olympe brahmanique se mêlait au Cambodge au culte de Bouddha. Les monuments d’Angcor portent surtout des traces authentiques de l’existence des deux premières religions qui semblent avoir été jusque-là les cultes officiels, et, à l’exception de Pnom Bachey, il n’est aucun sanctuaire parmi ceux que nous avons décrits, à qui l’on puisse assigner une destination exclusivement et authentiquement bouddhique. Un fait analogue s’est produit à Java où, d’après le témoignage de Fa-hien, le culte de Bouddha n’était point encore introduit au cinquième siècle et où les travaux de M. Friedrich[62] constatent son apparition et sa coexistence avec le brahmanisme dès le siècle suivant.

L’état d’antagonisme violent et direct qui, suivant Max. Muller[63], commença à se produire au cinquième siècle de notre ère, entre le brahmanisme et le bouddhisme fut probablement une des causes qui, au siècle suivant, jetèrent dans la péninsule indochinoise un si grand nombre de prédicateurs bouddhistes. Faut-il conclure de ce qui précède que le plus considérable des monuments d’Angcor, Angcor Wat, était déjà construit au sixième siècle ?

En rapportant à l’ère de Bouddha le millésime de 12… trouvé sur l’une des colonnes d’Athvea (voy. p. 44), monument que la tradition considère comme antérieur à Angcor Wat, on n’arriverait à faire remonter la construction de ce dernier édifice qu’au commencement du huitième siècle. Le livre cambodgien de Prea Ket Melea, qui est consacré tout entier à sa description, ne fait aucune allusion au bouddhisme et confirme la légende qui veut qu’Angcor Wat ait été originairement un palais. Enfin, comme nous l’avons déjà fait remarquer, on ne peut introduire Angcor Wat dans la description chinoise traduite par Bémusat, et qui décrit si exactement les monuments d’Angcor au treizième siècle, qu’en en faisant un tombeau, celui de Lou-pan, être légendaire, que l’histoire chinoise ne se donne pas la peine de désigner autrement, probablement parce que ce personnage était trop connu pour qu’il fût nécessaire de dire s’il était prince ou moine.

L’architecture d’Angcor Wat paraît mieux convenir à un sanctuaire ou à un tombeau qu’à toute autre destination. La tour centrale est évidemment le trait dominant de l’édifice, et rien ne s’y prête aux exigences de l’habitation. L’exception remarquable qui fait tourner à l’ouest les façades principales d’Athvea et d’Angcor Wat, alors que tous les autres monuments khmers font face à l’est, semble coïncider avec l’arrivée d’un nouveau culte venu du couchant. D’un autre côté, Angcor Wat est un édifice trop considérable pour ne pas avoir exigé le concours de plusieurs générations ; peut-être ses fondements furent-ils jetés au sixième siècle, et sa première destination était-elle en effet une résidence royale. Peut-être, comme Méléa, devait-il être construit dans le système des galeries, et le système des terrasses n’a-t-il été adopté qu’en cours de construction, pour mettre mieux en évidence le sanctuaire ou le tombeau que l’édifice dut contenir. Peut-être enfin, pour expliquer le silence gardé sur sa destination religieuse par un historien aussi exact et aussi précis que l’écrivain chinois du treizième siècle, peut-on admettre qu’Angcor Wat était à la fois un sanctuaire et un tombeau, et que, dans l’esprit des populations, très-attachées aux souvenirs légués par leurs ancêtres, ce dernier caractère l’emportait alors sur le caractère sacré.

Dans tous les cas, il faut mentionner ici la version qui fait apporter pour la première fois les grands poëmes épiques de l’Inde, au Cambodge, vers l’année 611, par des brahmanes. Ils traduisirent en cambodgien la grammaire de Kaccayana, le Ramayana (Reamke) et le Mahabharata. Or, ce sont ces poëmes qui ont fourni le sujet des bas-reliefs d’Angcor.

Il convient enfin de rappeler qu’il y a plus au nord, et principalement dans le voisinage de Souren (Cambodge siamois), d’immenses constructions khmers, que les indigènes comparent à Angcor Wat et qui n’ont point encore été visitées. Le même nom peut avoir été donné à deux édifices différents[64]. Mais, comme nous allons le voir, les historiens chinois du septième et du huitième siècle mentionnent d’une façon trop précise quelques-uns des principaux monuments d’Angcor, pour qu’on ne puisse pas considérer le règne de Kiao-tchen-jou, et de son successeur Tche-li-to-pa-mo, comme l’époque d’un développement architectural remarquable au Cambodge, et cette époque coïnciderait, à peu de chose près, avec la construction des premiers monuments connus de Java. Peut-être même ne faut-il faire remonter qu’à ce moment les temples les plus anciens du Cambodge : d’un caractère exclusivement brahmanique sous Kiao-tchen-jou, l’architecture cambodgienne revêtit sous ses successeurs ce double aspect bouddhique et brahmanique qui constitue une partie de son originalité.

En résumé, nous croyons que les cinquième et sixième siècles sont l’époque des grands rois dont la légende cambodgienne a conservé le souvenir sous les noms de Prea Ket Melea, de Prea Chum et de Prea Thomea Sorivong, et auxquels elle rapporte la construction d’Angcor Wat qui est probablement postérieure, l’avènement officiel du bouddhisme, prêché depuis sept ou huit siècles déjà dans la péninsule, et sorti vainqueur au Cambodge des persécutions qui lui étaient suscitées ailleurs, l’introduction de la littérature et de l’écriture pali. Le règne de ces princes coïncida avec un grand mouvement des peuples à l’intérieur de la péninsule. C’est à ce moment que les Thai niaï ou Laotiens du nord fondèrent la ville d’Haripounxai et envahirent le Kamboza birman qui fut dès lors séparé du Fou-nan. Le territoire soumis à l’autorité de Prea Thomea Sorivong ne s’étendit plus que sur la partie méridionale de la côte de Cochinchine, où se trouvent encore les ruines de tours dont on attribue la construction aux Khmers, sur le cours inférieur du Cambodge et du Menam, et sur la presqu’île de Malacca. Les annales de Xieng Mai mentionnent, en 578, l’avènement au trône de Labong de Yama, ou Zama Devi, fille du roi de Chandapur (Chandrapouri ou Vien Chan) et veuve du raja du Cambodge. On pourrait en conclure qu’à ce moment l’influence des Khmers restait considérable sur les États de Labong et de Vien Chan, avec lesquels ils étaient en paix. Les ruines que l’on trouve à Korat et à Bassac et qui sont certainement postérieures à Angcor Wat, prouvent que les frontières du nouveau royaume se sont longtemps encore étendues de ce côté jusque vers le seizième degré de latitude Nord.

La substitution du royaume de Tchin-la au royaume du Fou-nan est racontée d’une façon obscure et contradictoire dans les annales chinoises ; mais la description qu’elles font du nouveau royaume ne laisse, croyons-nous, aucun doute que le siège de cette civilisation, dont nous venons de voir les origines, ne soit resté le même.

« Le Tchin-la, disent les historiens chinois[65], est situé au sud-ouest du Lin-y et à 20,700 li de la cour impériale[66]. Le voyage par mer du Ji-nan au Tchin-la demande 60 jours[67]. À l’est du Tchin-la est le royaume de Tche-kiou, à l’ouest, celui de Tchou-kiang, au nord-est, le pays de Tao-ming ; au nord, est Hoan-tcheou[68], à 500 li. Ce royaume occupe 7,000 li d’étendue. La chaleur y est grande, et l’on n’y connaît pas la neige et les frimas. À la cinquième ou à la sixième lune règne un vent pestilentiel[69]. Au nord se trouvent beaucoup de montagnes ; au sud, se trouve un grand lac, et le pays est plat et souvent inondé. Les productions du sol sont à peu près les mêmes que celles du Lin-y ; on y trouve des pierres précieuses, des parfums exquis, des chevaux de petite taille en très-grand nombre. Les habitants du Tchin-la sont petits et de couleur noire ; on voit cependant au milieu d’eux des femmes qui sont blanches. Ils marchent pieds nus et se couvrent le milieu du corps, les gens riches avec une étoffe de soie, les pauvres avec du coton. Ils portent les cheveux longs, les nouent sur le sommet de la tête et ont l’habitude de se parfumer le corps. Ce peuple est actif et robuste ; il fait grand cas de la science des lettres ; il se trouve dans son sein des hommes habiles en astronomie, qui savent prédire les éclipses de lune et de soleil. On ignore dans quels livres ils puisent cette science. Les maisons et les meubles de ce pays ressemblent beaucoup à ceux du royaume de Tchi-thou. Toutes les maisons sont tournées vers l’orient. Il y a dans le Tchin-la des édifices magnifiques. Le roi habite un palais immense, et on trouve dans son royaume plus de trente villes dont la population dépasse plusieurs milliers d’habitants, et à l’administration desquelles est préposé un gouverneur spécial[70]. »

« Ce pays a d’étroites alliances avec les pays de Thsan-pan et de Tchou-kiang ou de Piao[71] ; mais il est toujours en guerre avec le Lin-y et le roi Houan de Kien-tho-yuen ; aussi les habitants marchent-ils toujours armés. »

« Leurs lois et leurs mœurs sont semblables à celles du Lin-y. Tous les matins ils font des ablutions et se nettoient les dents avec un rameau de iong-tche[72]. Deux ou trois familles se réunissent pour creuser en commun une mare ; on s’y baigne sans distinction de sexe ; on se contente de cacher avec la main, en entrant dans l’eau, ce que la pudeur défend de laisser voir. La main gauche est considérée comme impure. Les femmes de toute condition se baignent dans le fleuve, devant tout le monde, sans attacher à cela la moindre honte. On coupe aux voleurs les pieds et les mains pour les empêcher de retomber dans le même crime. Il y a dans ce royaume beaucoup de gens qui suivent la loi de Bouddha, et d’autres qui s’adonnent au culte de Tao-sse. On expose les cadavres aux oiseaux de proie, ou bien on les brûle sur un bûcher, et on conserve les cendres dans des vases d’or ou d’argent, mais on ignore l’usage d’enterrer les corps. »

« Les habitants du Tchin-la sont très-habiles dans l’art de dresser les éléphants. Ils ont 5,000 éléphants de guerre qui sont nourris avec de la viande. » « Il n’y a que les enfants de la reine légitime qui soient aptes à succéder au trône[73]. Quand un nouveau roi monte sur le trône, on mutile tous ses frères en leur coupant un doigt ou le nez, etc., car il serait dangereux de leur permettre d’exercer aucune charge. On les envoie vivre dans un endroit séparé, et l’on pourvoit à leur entretien. »

C’est au milieu de la dynastie des Souy (581-617) que le Tchin-la commença à entrer en rapport avec la Chine (Yuen kien louy han). D’après le Hay koue thou tchi, au contraire (historiens des Thang), le Tchin-la était encore, pendant les années Tching-kouan (627-650), une province du Fou-nan. D’après le Pien y tien (historiens des Souy), le Tchin-la envoya des ambassades en Chine en 616 et en 617. Le nom de famille du roi était Tcha-ly[74], son nom propre était Tchi-to-se-na. Dès le temps de son aïeul, le pays était devenu puissant et Tchi-to-se-na soumit tout le Fou-nan à son autorité. Les historiens des Thang placent cette conquête en 627 sous le roi Cha-li-i-kin-na.

Ces contradictions, dues à la confusion qu’occasionne toujours un nom géographique nouveau donné au même territoire, la disparition complète du nom du Fou-nan dans les ouvrages chinois postérieurs, l’identité de la description topographique des deux pays, l’analogie que présentent ces transcriptions de noms ou de titres, telles que Tche-li-to-pa-mo Tcha-ly, Tchi-to-se-na, nous paraissent prouver que le Tchin-la est politiquement et géographiquement le même royaume que le Fou-nan. L’aïeul de Tchi-to-se-na est sans doute Kiao-tchen-jou, et la conquête dont il est parlé ici n’est autre que la révolution qui porta cet étranger au trône, ou un événement analogue à celui qui sépara un peu plus tard le Tchin-la en deux parties[75].

À Tchi-to-se-na succède son fils nommé I-che-na-sian-tai. Sa ville capitale se nomme I-che-na et contient vingt mille maisons. Au centre se trouve le palais du roi. Il y donne audience tous les trois jours au milieu d’un luxe et d’un appareil longuement décrits par les écrivains chinois. « Le roi, disent-ils, est assis sur un lit orné de sept espèces de pierres précieuses et parfumé avec cinq sortes d’aromates. Au-dessus est un dais supporté par des colonnes de bois précieux et lambrissé d’ivoire et de fleurs d’or. Ce pavillon est aussi éclatant que celui que l’on dit exister dans le royaume de Tchi-thou. De chaque côté du trône, un homme porte un réchaud où brûlent des parfums. Le roi est vêtu d’une étoffe de soie couleur de pourpre, dont les broderies représentent des fleurs. Il porte une couronne ornée de perles et de pierreries, et il a, comme une femme, des pendants d’or aux oreilles. Ses chaussures sont ornées d’ivoire. Les costumes des hauts fonctionnaires du royaume sont analogues à celui du roi. Les cinq plus élevés en grade sont le Kou-lo-tchi, le Kao-siang-pin (ailleurs Siang-kao-ping), le Pho-lo-to-lin, le Che-ma-ling et le Jan-to-leou[76]; ils n’approchent du roi qu’en se prosternant trois fois au pied du trône, et ils attendent un ordre pour en monter les degrés. Là, ils s’agenouillent de nouveau, en tenant les mains croisées sur leurs épaules, puis ils vont s’asseoir en cercle autour du roi pour délibérer sur les affaires publiques. De la porte de la salle jusqu’au pied du trône sont rangés plus de mille gardes, revêtus de cuirasses et armés de lances. »

« Près de la ville royale est une grande colline nommée Kia-po-cha (ailleurs Ling-kia-po-pho), au sommet de laquelle est un temple que gardent cinq mille soldats. À l’est, est le temple d’une divinité appelée Pho-to-ly, à laquelle on sacrifie des victimes humaines. Chaque année, le roi s’y rend pour faire pendant la nuit un sacrifice de ce genre. Ce temple est gardé par mille soldats. »

Ces détails sont donnés par les historiens des Souy, et l’on y trouve désigné assez clairement le temple du mont Bakheng. Faut-il reconnaître Takeo ou Preacan dans le temple situé à l’est ? Dans tous les cas, les sacrifices humains dont il est parlé n’indiquent pas que le bouddhisme eût pris à cette époque (commencement du septième siècle) une bien grande influence sur les mœurs de la population.

Sous les Thang, le royaume se divise en deux après les années Chin-long, c’est-à-dire après 707[77]. Le royaume du nord, plein de collines et de montagnes, est appelé Tchin-la de terre, parce que l’on y cheminait à pied, et le royaume du sud, borné par la mer et rempli de lacs, Tchin-la d’eau, parce qu’on pouvait y circuler en barque. Ce dernier a 800 li d’étendue, et sa capitale est Pho-lo-ti-pa[78]. Le royaume du nord s’appelle aussi Ouen-tan ou Pho-leou et a 700 li d’étendue. Le roi a pour titre Tui-kiu ou Tsiei-khiu. La cause de cette division du Cambodge parait indiquée dans les traditions indigènes : elles mentionnent en effet une émigration considérable, partie du nord et venant renouveler la population primitive du sol. Le prince Sang Cachac, fils du roi de Khomerata, royaume



CARTE
des lieux historiques de l’indo-chine
pour servir à l’intelligence des événements antérieurs au xiiie siècle


CARTE
indiquant les noms modernes des localités contenues dans la planche ci-contre
pour servir à l’intelligence des événements antérieurs au xiiie siècle


situé sur les frontières de la Chine, descendit vers le sud avec une foule considérable et vint

s’établir au nord du Grand Lac. Les anciens Cambodgiens établis à Siemreap leur abandonnèrent le terrain et allèrent dans le Cambodge du sud se placer sous l’autorité des Chams. C’est peut-être à partir de ce moment que la population du Cambodge prit le nom de Khmer, et porta les cheveux coupés court. (Comparez avec la légende rapportée p. 100.)

Le fils de Sang Cachac fut le sdach Comlong ou roi lépreux de la légende. On lui attribue, entre autres constructions, celle d’une chaussée qui, traversant le Grand Lac, aurait relié les villes d’Angcor et de Pursat. L’existence de ce travail, réellement gigantesque, ne saurait être mise en doute, car tous les pêcheurs affirment qu’aux basses eaux, dans cette direction, ils touchent souvent des pierres avec leurs avirons, surtout aux approches de l’embouchure des rivières d’Angcor et de Pursat. À la fin de la saison sèche, les pierres sont à 50 centimètres de la surface de l’eau et paraissent former une chaussée de 10 à 12 mètres de large. Au milieu du lac, on ne peut plus constater son existence ; il est probable que l’enfoncement progressif des pierres dans un terrain vaseux et mouvant a été la principale cause de la destruction de ce beau travail.

À ce moment, s’il faut en croire Taranatha[79], le bouddhisme était devenu tellement florissant en Indo-Chine que beaucoup de gens s’y rendaient du Madhjadeca, « pays du milieu » (l’Hindoustan proprement dit), pour y acquérir les connaissances religieuses.

Au temps des années Kai-yuen (713-742), le fils du roi du Tchin-la de terre vint avec vingt-six officiers en ambassade à la cour de Chine. Il ne fut pas reçu par l’empereur, mais seulement par le ministre Ko-i du grade Tou-wei[80].

C’est pendant cette période, vers 721, qu’un bonze chinois de la secte de Fo, nommé Y-hang, fit mesurer dans les principales villes de l’empire des Thang la hauteur de l’étoile polaire. Il résulta de ses calculs que la capitale du Lin-y était située par 17°10’de latitude nord, c’est-à-dire qu’elle se trouvait aux environs de la ville actuelle de Quang-binh[81]. À ce moment, disent les annales annamites, un chef annamite de Hoan-chau (Hoan-tcheou), nommé Mai-thuc-loau, fit alliance avec les gens de Lam-ap (Lin-y) et de Chan-lap (Cambodge), réunit 30,000 hommes et prit le titre d’Empereur Noir ; il fut vaincu par le général chinois Teu-huc. La mémoire de ce chef de bandes vit encore dans le pays[82]. La quatorzième année Ta-li (779) du règne de Sou-tsong, le vice-roi du Tchin-la de terre, nommé Pho-mi, vint avec sa femme à la cour de Chine et offrit onze éléphants apprivoisés. On lui donna le titre de Pin-han, ce qui signifie « hôte des Chinois »[83]. Pendant les années Yuen-ho (806-820), le royaume du Tchin-la d’eau envoya également aux hommages. Après cette époque, les deux parties du royaume de Tchin-la se réunirent de nouveau[84]. Vers 858, sous l’habile gouvernement d’Ouang-chi, préfet chinois préposé par l’empereur Hiuen-tsong au gouvernement du Yun-nan et du Tong-king, le Cambodge et le Lin-y payèrent encore le tribut à la Chine[85].

À partir de ce moment, les annales chinoises restent muettes pendant trois siècles sur l’histoire du Cambodge. On sait qu’à la fin de la dynastie des Thang, de nombreuses rébellions ébranlèrent l’empire chinois et interrompirent les communications habituelles avec les pays étrangers. Cet état de troubles et de guerres civiles se prolongea sous les cinq petites dynasties, jusqu’à l’avènement des Song.

Les relations établies par les Thang avec les contrées du midi avaient propagé sans aucun doute les connaissances astronomiques et le calendrier chinois, et c’est là peut-être l’origine de l’ère appelée Cholla socrach, qui est aujourd’hui la seule employée à Siam, au Laos et en Birmanie, et qui commence à l’an 638. Cassini a démontré en effet que le point de départ de cette ère était purement astronomique[86]. Le 21 mars 638, la nouvelle lune coïncida avec l’entrée du soleil dans le premier signe du zodiaque et produisit une éclipse importante.

L’introduction de cette nouvelle ère en Indo-Chine est attribuée par les annales siamoises au libérateur de la race Thaï, le légendaire Phra Ruang. Sa naissance avait été prédite par Bouddha, et des récits merveilleux entourent son origine[87]. Il était fils d’Aphajakha Mouni, roi d’Haripounxai et de la reine des Nagas, et il naquit l’an 950 de Bouddha, suivant certaines traditions qui le font régner ainsi avant l’ère même qu’il devait fonder ; suivant d’autres, qui sont plus vraisemblables, il aurait vécu vers 1500 de l’ère bouddhique, c’est-à-dire dans la dernière moitié du dixième siècle.

À ce moment, le pays des Sajam était sous la domination du Cambodge et lui payait tribut ; Phra Ruang s’affranchit de cette tutelle et régna à Satxanalai ou Sangkhalok, ville qu’il avait fondée sur la branche la plus orientale du Menam. Les annales siamoises ajoutent que les caractères khmers, usités jusque-là par les Thaï, furent, à partir de cette époque, employés uniquement à l’écriture des livres sacrés, et que Phra Ruang inventa les caractères vulgaires qui sont aujourd’hui en usage à Siam. Nous verrons plus loin que cette invention est plus moderne et doit être attribuée à un autre prince.

Le royaume fondé par Phra Ruang paraît n’avoir eu qu’une existence éphémère. Son fils Soucharat fut vaincu par le roi laotien de Xieng Sen, Thamma Trai Pidok, qui bâtit la ville de Phitsanoulok et établit ses deux fils, l’un roi de Lophaboury, l’autre roi de Xieng Hai. Mais cette prédominance des Laotiens à Lophaboury ne devait pas durer bien longtemps et le royaume d’Angcor allait recouvrer, sous le règne de Phnhea Krek, sa prépondérance passée. De nombreuses légendes se rapportent à l’avènement de ce prince au trône. La capitale du Cambodge était bien déchue de son ancienne splendeur depuis que s’était élevée à côté des Khmers la puissance rivale des Thai, et tout le monde était dans l’attente d’un grand roi qui rendrait à Angcor son ancien éclat. À cette époque, régnait au Cambodge le roi Khotabong, qui avait succédé à son père Khotama Thevarat. Les astrologues de la cour lui prédirent qu’il naîtrait sous son règne un saint qui s’emparerait du trône. Selon l’usage suivi en pareille circonstance, Khotabong fit brûler tous les enfants nouveau-nés. Phnhea Krek sortit de cette épreuve vivant, mais estropié. Il fut guéri par Prea En[88]. Arrivé à l’âge d’homme, il monta sur le trône en prenant le titre de Prea Sin Thop Amarin. Il épousa, dit-on, une princesse de l’ancienne famille royale. Il essaya d’introduire au Cambodge une nouvelle ère ; mais ses efforts restèrent inutiles. Le roi Khotabong se retira avec sa famille, ses serviteurs et la partie du peuple qui lui resta fidèle, dans le nord de la vallée du Menam et y fonda les villes de Phichit et Pixai. Quelques traditions attribuent à Phnhea Krek la construction de Ta Prohm et de Takeo. La pagode de Pnom Rachey est contemporaine de son règne ou même un peu antérieure, si l’inscription qui s’y trouve (Voy. p. 93) a été exactement traduite. Dans ce monument, on ne retrouve plus de trace du culte brahmanique et le bouddhisme y triomphe complètement des religions rivales. Mais, en même temps, l’art architectural des Khmers, dont la construction d’Angcor Wat avait marqué l’apogée, s’y montre en pleine décadence.

Les Siamois donnent une large place à Phaya Krek dans leurs légendes, et il semble que ce prince ait réuni de nouveau sous sa domination les populations de la vallée du Menam et celles du Cambodge[89].

Depuis quelque temps déjà, les marchands arabes pénétraient dans les mers de Chine et, à partir du dixième siècle, on trouve dans les écrivains de cette nation quelques détails sur la partie de l’Indo-Chine qui nous occupe. Mais, à l’exception du pays de Senf qui a été reconnu de bonne heure pour être le Tsiampa, les mentions des autres royaumes de la péninsule faites par ces écrivains sont passées jusqu’à présent inaperçues, ou ont été rapportées par les commentateurs à des régions portant des noms à peu près semblables. Sous les diverses appellations de Comr, Comor, Comar, Comayr, Kamen, les ouvrages arabes désignent des contrées différentes, parmi lesquelles il faut savoir quelquefois reconnaître le Cambodge. Ainsi, toutes les probabilités géographiques et historiques se réunissent pour faire identifier avec le Cambodge, et non avec la région du cap Comorin, ce pays de Comar, dont le roi, d’après Massoudi, rencontra une fin si tragique. Ce prince avait eu l’imprudence de témoigner tout haut son désir de voir la tête du Maharaja, roi de Zabedj, exposée dans un plat devant lui. Ce dernier, l’ayant appris, réunit une flotte de mille vaisseaux, remonta le fleuve qui conduisait à la capitale du roi de Comar, et fit subir à son ennemi le supplice que celui-ci lui avait réservé. À partir de ce moment, les rois de Comar se prosternaient tous les matins dans la direction du Zabedj, en proclamant la grandeur du Maharaja.

Rien de plus invraisemblable, étant donnés les moyens de l’époque, qu’une guerre entre Java ou Sumatra et un point quelconque de la péninsule indienne ; rien de plus facile au contraire et de plus conforme à la jalousie qui devait exister entre deux pays voisins et puissants que l’expédition racontée par Massoudi, si on lui donne le Cambodge pour objectif. L’auteur arabe cite, en parlant du peuple de Comar, un trait de mœurs, l’usage du cure-dents, déjà indiqué dans la légende de Prea Thong[90]. Peut-être l’exécution du roi de Comar est-elle un de ces faits d’armes qui ont rendu légendaire le souvenir de Panji, ce souverain de Java qui a été surnommé le Charlemagne de l’Est [91].

Une remarque analogue à la précédente doit s’appliquer peut-être au mot Zabedj lui-même, dont la ressemblance avec Cambodja a pu occasionner des méprises. Massoudi semble indiquer qu’au commencement du dixième siècle de notre ère le Zabedj et le Senf obéissaient au même souverain. Abou-Dolaf, cité par Reinaud, dit que, vers 940, le roi de Senf dominait sur les contrées environnantes[92]. Il nous paraît probable que Zabedj désigne ici le Cambodge, et non Java.

Albirouny, qui écrivait moins d’un siècle après, dit que Comayr est le nom d’un peuple aux oreilles percées dont la couleur tire vers le blanc[93], qui est petit de taille, ressemble pour la figure aux Turks, et professe la religion des Indiens. Enfin Edrisi, dont la géographie date du milieu du douzième siècle, mentionne les relations de langage et de commerce qui existaient entre l’archipel d’Asie et la côte d’Afrique, et Ibn-zaid ajoute que les Malais, nommés pour la première fois par Edrisi, ne sont qu’une fraction de la grande nation des Comr, qui, sortie du plateau de la Tartarie, est venue peupler les îles. Il y aurait lieu sans aucun doute de revenir sur les interprétations qui ont été faites de quelques-uns de ces passages ; on pourrait en déduire peut-être quelques indications ethnologiques d’une portée réelle.

Pendant tout le dixième et le onzième siècles, le royaume de Senf — le Tchen-tching des auteurs chinois, et le Lam-ap des Annamites — fut en lutte avec ceux-ci, et il est assez facile de retrouver dans leurs annales les faits principaux de son histoire[94].

Le Cambodge resta étranger aux guerres soutenues par son remuant voisin. D’après quelques traditions, il était engagé alors dans une lutte contre le roi Anauratha, qui régna à Pagan au commencement du onzième siècle[95]. C’est sans doute cette guerre qui a donné lieu à la tradition relative à une invasion birmane, tradition que nous avons rapportée plus haut (Voy. p. 100).

Quelques auteurs ont cru trouver une allusion au royaume du Cambodge dans certains passages des livres singalais lui, vers la même époque, mentionnent les rapports des rois de Ceylan avec plusieurs souverains du continent. Wijaya-Bahou, qui délivra l’île du joug des Malabars, y trouva le bouddhisme dans un tel état de décadence qu’il dut envoyer une ambassade à Anouradha, roi d’Aramana, pour en obtenir un certain nombre de prêtres[96]. Turnour fait d’Anouradha un roi d’Arakan ; mais, un peu plus loin, il fait aussi du roi d’Aramana le roi du Cambodge[97] ; Upham[98] semble faire d’Aramana la ville d’Aramaradise, sur la côte du Coromandel, et Tennent[99] place ce point entre Arakan et Siam. Turnour nomme fréquemment ce dernier royaume, qui serait venu en aide à Wijaya-Bahou et dont l’ambassadeur aurait eu la prééminence à sa cour sur tous les envoyés des souverains étrangers ; mais, dans les parties traduites des livres singalais, le nom de Siam ne se trouve nulle part d’une façon reconnaissable, et j’ignore sur quoi se base l’identification de Turnour. Il est plus que probable que les Thaï, établis dans la vallée moyenne et inférieure, du Menam, reconnaissaient à ce moment la suprématie du Cambodge.

Prakrama, fils et successeur de Wijaya (1153-1186), fit la guerre au roi d’Aramana et le vainquit (1169)[100]. Son neveu (1186) écrivit au souverain de ce même État une lettre en pali pour le prier d’envoyer à Ceylan des prêtres pieux et instruits qui pussent décider sur quelques points controversés de leur foi commune.

Aramana, qui est la seule désignation géographique qui apparaisse dans les parties traduites des ouvrages singalais qui m’ont été accessibles, est sans doute encore le royaume de Pagan dont le nom pali est Arimaddana ; Anauratha et Anouradha sont identiques, et le Cambodia de Turnour est le Kamboza birman situé entre l’Iraouady et la Salouen, qui, de l’ancienne domination d’Angcor, avait passé sous celle de Pagan. D’après Mason, une mission fut envoyée en 1171 de Birmanie à Ceylan, et dix ans après, cinq prêtres très-versés dans la littérature birmane se rendirent de Ceylan à Pagan. Parmi eux se trouvait un Cambodgien[101]. Il est probable que les faits mis par Turnour au compte de Siam doivent être appliqués au Cambodge, et il est intéressant de constater la suprématie religieuse exercée du dixième au douzième siècle par la péninsule indo-chinoise sur tous les pays bouddhistes. « À l’époque des Quatre Senas, dit Taranatha, la moitié du clergé rassemblé dans le Magadha appartenait au pays Koki. Comme par suite de cela le Mahajana (grand véhicule ou école du Nord) s’était très-répandu, le Mahajana et le Hinajana (petit véhicule ou école du Sud) ne purent plus se distinguer l’un de l’autre… Lorsque le Magadha fut conquis par les Turuschkas (musulmans), les savants du Madhjadeca allèrent pour la plupart dans ces contrées, où la religion fit des progrès considérables, alors que dans le Magadha elle devint comme éteinte[102]. »

À partir de Phnhea Krek, les traditions indigènes ou siamoises ne nous apprennent rien sur le Cambodge, si ce n’est qu’au bout de trois générations la race de ce roi s’éteignit. C’est donc une autre dynastie que la sienne qui renoua pendant les années Tching-ho et Hiouen-ho (1116-1123) les relations interrompues avec la Chine. En 1128, il y avait un résident chinois à la cour de Cambodge. À cette époque, disent les historiens des Song, on voyait dans ce royaume une tour en cuivre entourée de vingt-quatre tourelles pareillement en cuivre, aux entrées de laquelle étaient placés huit éléphants de même métal, pesant chacun 4,000 livres. Retrouvons-nous ici une mention du Baion ?

La domination du Cambodge ne s’étendait plus sur la côte occidentale de la presqu’île de Malaca, car nous voyons, à la fin du onzième siècle, Aloung-tsithou[103], roi de Pagan, occupé à réprimer une révolte à Ténassérim ; son petit-fils, Narapathi-tsithou, visita Tavoy vers la fin du douzième siècle ou au commencement du treizième. Pendant les années Tching-youen (1153-56), le Cambodge fit de nouveau la guerre au Tsiampa, et soumit complètement ce royaume. C’est à partir de ce moment que le Tchin-la prend dans les auteurs chinois le nom de Tchen-la[104]. En 1201, un nouveau roi monta sur le trône du Cambodge et renouvela les hommages à la cour de Chine. Il régna vingt ans.

La domination du Cambodge sur le Tsiampa ne fut pas de très-longue durée. En 1278, l’empereur Khoubilaï, qui venait d’achever la conquête de la Chine, s’efforça d’établir sa domination sur toute l’Indo-Chine ; il envoya un émissaire à Tchen-tching pour demander au roi de ce pays de se reconnaître son vassal. Mais, en 1282, Lou-ti, fils du roi tsiam-pois, fit saisir et emprisonner tous les fonctionnaires chinois qu’avait envoyés Khoubilaï, et celui-ci engagea avec Tchen-tching une guerre qui ne fut pas toujours heureuse[105].

En 1296, Khoubilaï envoya aussi un ambassadeur au Cambodge ; c’est celui dont le récit, traduit par A. Rémusat, a été si souvent cité dans le cours de ce travail. Ce récit nous montre le Cambodge dans un état de richesse remarquable. En dehors de la secte des lettrés, le peuple y est partagé entre deux cultes : celui de Fo et celui des Tao-sse. Le bouddhisme est la religion du plus grand nombre ; c’est toujours la religion officielle ; car, quand le roi sort, on porte devant lui une statue de Fo. Le brahmanisme et la coutume hindoue de brûler les corps ont disparu ; du culte des serpents il ne reste que des souvenirs qui se traduisent en légendes. « Plusieurs personnes d’un rang distingué, dit l’ambassadeur chinois, m’ont raconté qu’anciennement, il y avait, dans la tour d’Or du palais du roi, une fée sous la forme d’un serpent à neuf têtes, laquelle était la protectrice du royaume ; sous le règne de l’un des rois du pays, cette fée prenait chaque nuit la figure d’une femme et venait trouver le prince ;… si la fée restait une nuit sans paraître, c’était un signe de la mort prochaine du roi ; si le roi de son côté manquait au rendez-vous, on pouvait être sûr qu’il y aurait un incendie ou quelque autre calamité[106]. » Nous retrouvons là sans doute une lointaine réminiscence de Ye-lieou ou Nang Nakh.

Malgré la splendeur des monuments et les pompes de la cour royale, le Cambodge, au point de vue politique, parait un peu déchu. Des guerres récentes avec les Siamois l’ont dépeuplé, et il semble qu’il ait été, peu d’années auparavant, tributaire du roi de Cochinchine. Celui-ci exigeait une once de fiel humain comme impôt[107]. L’inscription de Sokhotay, qui est contemporaine de l’époque à laquelle nous sommes arrivés et qui est le

plus ancien document épigraphique de l’histoire siamoise[108], nous apprend que le prince
qui régnait en 1283-1292 dans cette ancienne métropole des Thai, se nommait Phra Ram

Kamheng, et que son royaume s’étendait depuis Muong Phe et Muong Nan au nord, jusqu’à Petchaboury et les bords de la mer au sud, et des rives du Mékong à l’est, au pays de Xot et de Rangkapadi (le Pégou) et aux rivages de l’Océan à l’ouest. Ce roi, après avoir aidé son père Sinitharathija à vaincre le roi du pays de Xot nommé Samxon, après être resté ensuite le fidèle sujet de son frère aîné, monta sur le trône à la mort de celui-ci et fixa l’alphabet à employer par les Thaï. C’est sans doute Phra Ram Kamheng qui venait de faire la guerre au Cambodge au moment du passage de l’ambassadeur chinois. Les Mons ou Pégouans paraissent avoir contribué aussi à ruiner par de fréquentes incursions les établissements des Cambodgiens dans le sud de la vallée du Menam. Nous croirions volontiers que Phra Ram Kamheng est de race Thai-niai, et qu’il est le même que le prince appelé Renya men Yea dans les annales de Labong, qui fonda la ville de Xieng Mai en 1293. La tribu laotienne, qui est devenue les Thaï noi ou les Siamois d’aujourd’hui, formait à ce moment un petit royaume distinct sur la branche occidentale du Menam, et ce fut elle qui, un demi-siècle après, s’avança dans le sud et fonda la ville d’Ayuthia à l’emplacement même où, d’après certaines traditions, se serait élevée la ville cambodgienne de Lovec[109].

Le roi qui régnait à Angcor, à la fin du treizième siècle, était le gendre de son prédécesseur. Celui-ci aimait tendrement sa fille et lui laissa dérober le Prea khan ou l’épée royale, à la garde de laquelle sont affectés les Bakou[110] ; le fils du roi, qui se trouvait ainsi frustré de la succession, voulut lever des troupes ; mais son beau-frère, en ayant été prévenu, lui fit couper les doigts des pieds, et le fit empoisonner ensuite. Nous trouvons mentionné dans le récit de l’ambassadeur chinois l’usage des Cambodgiens de prendre comme esclaves les habitants des montagnes. L’inscription de Sokothay constate que les Thaï faisaient la guerre aux tribus sauvages dans le même but.

C’est vers la fin du treizième siècle (1276), que le royaume malais de Malaca fut converti au mahométisme, et que ce nouveau culte commença à se répandre dans les îles de la Sonde, et probablement dans le Tsiampa[111].

Quelques années avant la fondation d’Ayuthia par les Thai, nous sommes enfin en possession de chroniques indigènes[112] établissant d’une façon à peu près continue la succession des rois du Cambodge jusqu’à nos jours. Nous entrons dans l’histoire des temps modernes et de la décadence des Khmers.


§ 6. Résumé historique des temps modernes.


En 1346, le roi Prea Nipean Bat règne à Angcor. La tradition rapportée par Pallegoix, qui fait du fondateur d’Ayuthia un roi cambodgien, n’a aucune vraisemblance, puisque les chroniques khmers nous montrent en 1352 le roi de Siam, Phaya Uthong, qui avait pris le titre de Phra Rama Thibodi, assiégeant Angcor deux ans après avoir fondé Ayuthia, et détrônant le roi cambodgien Prea Lompong Reachea, fils de Prea Nipean Bat.

La fondation d’Ayuthia n’est sans doute que la conséquence des progrès incessants accomplis par les Siamois dans leur mouvement de conquête vers le sud, et une tradition fait venir Phaya Uthong de Tcha-liang, ville située par 16° de latitude nord et 97° de longitude environ. Ce prince était le sixième d’une dynastie qui avait réuni les peuples de Xieng Hai et de Kampheng Phet pour fonder cette nouvelle ville. Il en fut chassé après six ans de règne par une peste terrible et il émigra plus au sud, où il fonda Ayuthia en 1350. Phaya Uthong paraît avoir été un grand conquérant. Si on en croit les annales siamoises, sa domination se serait étendue sur toute la presqu’île de Malaca, jusqu’à Martaban et Moulmein, et n’était limitée, au nord de la vallée du Menam, que par Xieng Mai et Lakhon où régnaient les descendants de Phra Ram Kamheng. Le nom de Java figure dans la liste des royaumes qui relevaient de Phaya Uthong[113] ; il désigne ici une partie de l’île de Sumatra, probablement le royaume de Pasey. Il faut rabattre beaucoup d’ailleurs de cette énumération de princes tributaires. Les chroniques malaises mentionnent, en 1340, une guerre entre le roi de Siam et le roi de Malaca, mais font périr le premier les armes à la main[114] ; les souvenirs javanais placent également à la même époque l’invasion par une armée cambodgienne du royaume de Majapahit, invasion qui aurait été victorieusement repoussée par Damar-woulan, beau-frère du roi Angka-wijaya[115]. Cette invasion doit être attribuée probablement aux Siamois, qui avaient succédé au Cambodge déchu dans la prépondérance de la péninsule. Ces quelques expéditions lointaines ont suffi aux historiens siamois pour leur faire inscrire comme tributaires tous les pays qui avaient été inquiétés un instant par les armées de ce peuple vaniteux. Nous croirions volontiers que Phaya Uthong est le prince à la cour duquel se rendit Ibn Batoutah en quittant Sumatra, et que ce voyageur arabe désigne sous le nom de sultan de Moul Java[116].

Phra Rama Thibodi, après s’être emparé d’Angcor, y établit successivement trois de ses fils comme souverains. Leur domination parait avoir duré de 1352 à 1358, et, pendant cette période, les Siamois emmenèrent plus de 90,000 Cambodgiens captifs. À la mort de Phra Rama Thibodi, survenue en 1369, le Cambodge avait recouvré son indépendance. Quelques années après, le roi siamois Phra Borommaraxa vint de nouveau assiéger Angcor. Au bout d’un siège de sept mois, la ville fut prise, le roi du Cambodge fut tué, et son fils s’enfuit chez les Annamites (1373). Borommaraxa établit son fils roi à Angcor sous le nom de Phra Chao Ento Reachea ; mais celui-ci fut assassiné l’année même de son avènement par des émissaires du prince royal cambodgien qui, avec l’aide des Annamites, que nous voyons intervenir pour la première fois dans les affaires du Cambodge, revint régner à Angcor. En 1384, le roi du Cambodge, profilant de ce que le roi de Siam, Phra Rame Souen[117], était engagé dans une guerre contre Xieng Mai, porta à son tour la guerre chez les Thai, pilla les villes de Chonbury et Chantaboury, et ramena 6,000 captifs. Mais Phra Rame Souen exerça de terribles représailles ; il s’empara d’Angcor l’année suivante et n’y laissa que 5,000 habitants. Le roi du Cambodge s’enfuit, et son fils fut fait prisonnier. Un général siamois, nommé Xainerong, fut laissé avec 5,000 hommes pour garder le pays. Le roi du Cambodge paraît avoir invoqué de nouveau l’aide des Annamites pour remonter sur le trône. En 1388, le roi du Cambodge abandonna sa capitale, trop exposée aux incursions siamoises, et fixa sa résidence à Basan ou Boribun, puis à Pnom Penh[118]. Le règne de ce prince, qui portait les titres de Prea Reachea Angca Prea Borom Reachea Thireach Reamea Typhdey, est un des plus longs de l’histoire khmer, et le Cambodge paraît jouir d’une grande tranquillité jusqu’en 1437. C’est peut-être pendant cette période que fut élevée la pyramide de Pnom Penh.

D’après les historiens des Ming, les relations officielles entre le Cambodge et la Chine furent, à cette époque, d’une activité remarquable ; mais les noms des rois cambodgiens sont peu reconnaissables dans les transcriptions chinoises, et il est difficile d’établir des identifications qui permettraient de résoudre les quelques difficultés chronologiques que présente le détail des événements de cette partie de l’histoire khmer. En 1383, des officiers chinois furent envoyés au Cambodge avec le pouvoir d’examiner les voyageurs chinois qui s’y trouvaient, et l’empereur Tai-tsou fit remettre de riches présents au souverain cambodgien, qu’il avait sans doute intérêt à ménager. Celui-ci lui envoya en retour cinquante-neuf éléphants et 60,000 livres de parfums. En 1404, un ambassadeur chinois se rendit de nouveau au Cambodge pour réclamer l’arrestation de trois soldats chinois qui avaient déserté, et le roi, n’ayant pu les trouver, envoya comme otages trois de ses sujets que l’empereur de Chine fît généreusement remettre en liberté[119]. En 1408, les envoyés cambodgiens, en apportant le tribut à la cour des Ming, se plaignirent vivement des incursions continuelles des habitants de Tchen-tching et demandèrent à être escortés à leur retour. L’empereur leur donna un officier pour les reconduire et pour porter au roi de ce pays l’ordre de cesser les hostilités[120]. Les hommages du Cambodge se succédèrent sans interruption jusqu’en 1435.

Prea Borom Reachea Thireach abdiqua à la fin de son règne (1433), suivant une coutume très-fréquente chez les souverains bouddhistes de l’Indo-Chine. À la mort de son successeur Prea Noreay (1437), le siège du gouvernement fut placé de nouveau à Angcor ; mais de grandes dissensions s’élevèrent entre les membres de la famille royale, et, pendant près d’un siècle, l’histoire du Cambodge n’est pleine que de révoltes et de guerres civiles, que Siam sut entretenir avec adresse et qui hâtèrent la décomposition de ce royaume, resté jusque-là riche et puissant malgré son amoindrissement territorial. Dès le début de cette période, eut lieu l’abandon définitif d’Angcor, et la capitale du Cambodge fut tantôt Basan, tantôt Pnom Penh[121]. En 1516, monta enfin sur le trône un roi énergique et habile, Prea ang Chan, qui releva un moment sa patrie affaiblie. À son avènement, une moitié du royaume était gouvernée par un mandarin rebelle qui régnait à Basan ; il le vainquit, pacifia le Cambodge et transporta sa résidence de Pothisat ou Pursat à Lovec (1528). C’est de ce moment que date la splendeur de cette ville, dont on peut voir encore les ruines au nord d’Oudong, sur la rive droite du bras du Grand Lac. Elle a trois enceintes, à l’intérieur desquelles on retrouve de nombreux vestiges de pagodes. C’est Prea ang Chan qui fit construire le plus important de ces sanctuaires, celui que l’on nomme Traleng keng ou à quatre faces, parce qu’il contenait une statue colossale de Bouddha à quatre faces, à laquelle l’imagination du peuple attribuait un pouvoir surnaturel. Auprès d’elle étaient les fameuses statues de Prea Kou, le dieu Taureau, et de Prea Keo, le Bouddha en pierre précieuse : nous n’insisterons pas ici sur toutes les légendes qui se rapportent à ces idoles et qui ont été déjà commentées dans d’autres ouvrages[122]. Outre la construction de Traleng Keng, on doit encore à Prea ang Chan la restauration du sanctuaire de Prea reach trop, que l’on peut visiter aujourd’hui à quelques kilomètres au sud-est d’Oudong. Une des filles de ce prince avait épousé le roi de Vien Chan : bouddhiste aussi fervente que son père, elle provoqua la réédification de plusieurs monuments religieux du Laos, entre autres le Tât de Peunom.

En 1530, le roi du Cambodge s’empara de la ville siamoise de Prachim, et en fit les habitants captifs. Mais, deux ans après, le roi de Siam Phra Maha Chakra entra avec une armée dans le Cambodge et força Ang Chan à lui livrer ses fils en otage. L’un d’eux fut fait par le vainqueur roi de Sangkhalok. Ang Chan ne tarda pas à réparer cet échec ; en 1540, il vainquit les Siamois aux environs d’Angcor ; en 1557, profitant de la guerre que le roi du Pegou faisait à Siam, il ravagea ce royaume, et mit le siège, mais sans succès, devant Ayuthia ; il s’en vengea en pillant la ville de Chantaboury, dont il emmena les habitants en esclavage ; en 1560, il envoya une armée, sous les ordres d’un général chinois, nommé Chantu, mettre le siège devant Petchaboury ; mais Chantu se


vue de pnom penh.


laissa séduire par les offres du roi de Siam et trahit le roi du Cambodge. Celui-ci fit, en 1562, une nouvelle incursion dans le royaume de Siam[123], s’empara de Petchaboury et d’un grand nombre de captifs ; l’année suivante, une autre tentative d’invasion fut repoussée avec perte par Phra Chao Naret, fils du roi de Siam et gouverneur de Phitsanoulok, et le roi du Cambodge cessa, à partir de ce moment, toute hostilité contre le royaume de Siam.

Ang Chan termina en 1566, à l’âge de 81 ans, son long et glorieux règne. Sous ce prince, en 1553, les premiers missionnaires catholiques pénétrèrent au Cambodge ; ils étaient portugais et se nommaient Luis Cardoso et Juan Madeira. Ils furent suivis en 1560 par Gaspard da Cruz[124]. Le commerce, pendant cette période, commença à reprendre beaucoup d’activité ; c’était par l’embouchure du fleuve postérieur qu’entraient et sortaient les navires. Là se trouvait le port appelé Bassac par les Cambodgiens et les écrivains européens du seizième siècle, et dont le nom annamite actuel est Ba-tac.

Le fils aîné d’Ang Chan, Prea Borom Reachea, lui succéda ; il adopta, au début de son règne, une politique exclusivement pacifique, et envoya successivement deux ambassades au roi de Siam et à son fils Naret pour les assurer de son alliance. Il leur fournit en 1568 une armée auxiliaire composée de 10,000 hommes, 100 éléphants et 300 chevaux, pour les assister dans la lutte qu’ils soutenaient contre le Pégou et le royaume de Xieng Mai. Mais une injure faite par Naret au frère de Prea Borom Beachea, à qui avait été donné le commandement de cette armée de secours, réveilla les rancunes un instant assoupies. Le roi du Cambodge envahit en 1570 le Siam, et s’empara de Prachim et du pays de Reach Sema (Korat)[125] ; il fut aussi heureux l’année suivante contre les Laotiens, qu’il défit sur terre à Preasop, dans la province de Compong Soai, et dont les barques de guerre furent détruites par la flottille cambodgienne aux environs de Stung Treng. Prea Borom Reachea mourut en 1576. C’est sous son règne que les ruines d’Angcor furent visitées par les Portugais et les Espagnols. Les descriptions qu’ils en ont laissées les représentent dans un état complet d’abandon. Un grand nombre d’aventuriers, non-seulement européens, mais encore malais, japonais, annamites, chinois, paraissent jouer à ce moment un rôle actif au Cambodge. Il semble que la race indigène n’ait plus en elle assez de ressort pour subsister politiquement et qu’elle soit obligée de recourir à une activité étrangère.

Prea Borom Reachea fut remplacé par son fils Prea Sotha, qui prit le même titre que son père. Au bout de neuf ans de règne, Prea Sotha associa à la couronne ses deux fils Prea Chey Chesda et Chau phnhea Ton. Mais la prospérité dont le Cambodge jouissait depuis près de trois quarts de siècle touchait à sa fin : le roi de Siam, Phra chao Naret, après avoir secoué le joug des Pégouans et établi solidement son autorité, songea à se venger des humiliations que le Cambodge avait fait subir à sa patrie sous le règne de Prea ang Chan. D’après les annales siamoises, il envahit ce royaume en 1581, à la tête d’une armée de 100,000 hommes, s’empara de Pursat et de Battambang et mit le siège devant Lovec, mais il fut obligé de se retirer au bout de trois mois, En 1585, il revint avec des forces encore plus considérables, attaqua le Cambodge par terre et par mer, battit l’armée cambodgienne qui était commandée par le frère du roi, et s’empara de Lovec à la faveur d’une révolte suscitée par un des neveux du roi du Cambodge. Ce dernier événement, d’après la chronique cambodgienne et les témoignages européens, doit être rapporté à l’année 1593 et non à 1585. Naret avait fait le serment de se laver les pieds dans le sang de son ennemi, et, d’après les annales siamoises, il tint rigoureusement parole. La chronique cambodgienne dit que le roi, devant l’invasion siamoise et la révolte de son neveu, s’enfuit au Laos avec ses fils[126] et les historiens espagnols, qui mentionnent le concours prêté par le gouverneur des Philippines au roi légitime du Cambodge, ne font aucune allusion à l’acte barbare attribué au prince siamois. Le frère du roi cambodgien, nommé Prea Srey Sorpor, qui était obbojureach ou « second roi » et se trouvait à Lovec au moment de la prise de cette ville, fut emmené à Siam avec sa femme Prea Reachea Tapi, et ses deux fils, dont l’aîné, Prea Chey Chesda, avait quinze ans, et le plus jeune, Prea Outey, en avait quatre[127].

Prea Ream Chung Prey, le neveu révolté du roi fugitif, résida à Sistor, ville importante située près de la rive gauche du grand fleuve, en amont de Pnom Penh, et réussit en 1595 à chasser les Siamois du royaume. Mais il fut tué à son tour par Blas Ruiz, Espagnol attaché depuis longtemps à la fortune du roi légitime, qui l’attaqua avec une poignée d’hommes dans son palais (14 mai 1596), et ramena sur le trône, non Prea Rorom Reachea, qui était mort en exil avec son fils aîné, mais son plus jeune fils Chau phnhea Ton, qui prit le titre qu’avaient porté ses deux prédécesseurs. Ce prince fut assassiné trois ans après, à l’âge de 21 ans, par un Malais et un Cham. Après deux années de troubles et de guerres civiles, les Siamois placèrent sur le trône du Cambodge Prea Srey Sorpor[128]. Celui-ci abdiqua en 1618 en faveur de son fils aîné Prea Chey Chesda, qui semble avoir secoué le joug siamois et repoussé avec succès deux tentatives d’invasion. Il fit également une expédition chez les tribus sauvages qui habitent la vallée du Se Cong, dans le but de découvrir les gisements aurifères très-abondants que ces tribus auraient eus en leur pouvoir. Cette expédition fut malheureuse, et la plupart de ceux qui la composaient périrent de maladie. Prea Chey Chesda mourut en 1627, et son fils lui succéda sous le nom de Prea Srey Thomea. Ce prince paraît avoir résidé auprès de la pagode de Pnom Bachey[129]. Il soutint une guerre heureuse contre les Siamois. Mandelslo constate que le Cambodge disposait à ce moment d’une armée de 25 à 30,000 hommes[130]. Les relations commerciales avec les Européens commençaient à devenir fort actives. C’est l’époque des voyages d’Hagenaar et de Wusthof.

Mais de nouvelles dissensions plongèrent le royaume dans une série de guerres civiles et de révolutions qui amenèrent, avec l’intervention des Siamois et des Annamites, la ruine définitive de la puissance cambodgienne. L’oncle de Prea Srey Thomea se révolta contre lui et le renversa du trône. Un fils de ce dernier, auquel les historiens européens donnent le nom de Nac Ciam, s’empara à son tour violemment du pouvoir en assassinant son frère aîné, et fit peser sur tout le royaume une tyrannie insupportable. Ce fut lui qui fit assassiner Regemortes, chef du comptoir hollandais. Il fit d’Oudong la capitale du royaume et embrassa le mahométisme pour s’attacher les Malais et les Javanais, très-nombreux à ce moment au Cambodge, et s’assurer ainsi un appui contre le mécontentement de ses sujets. Les autres princes de la famille royale se liguèrent contre lui, le renversèrent, puis se partagèrent en deux camps dont l’un invoqua le secours des Annamites et l’autre celui des Siamois. Le royaume fut partagé comme jadis en deux parties : l’une, qui avait pour capitale Pram Domlong dans la province de Bien-hoa ; l’autre qui obéissait à Oudong. Ce fut le parti siamois qui l’emporta définitivement en 1690 dans la personne de Chau phnhea Sor, qui luttait depuis onze ans contre les hordes chinoises et chams soulevées contre lui par son compétiteur Non. Comme prix des services rendus au roi du Cambodge, les Siamois paraissent avoir conservé, à partir de ce moment, les provinces cambodgiennes de Sankea, Si Saket, Tchoncan, Souren et Coucan, situées entre Korat et Angcor.

Sous le règne de Chau phnhea Sor, un établissement anglais fut fondé à Poulo Condor (1702) ; mais la partie européenne de la garnison fut massacrée en 1717 par les Macassars qui composaient l’autre partie. Deux Anglais seulement, le docteur Pound et Salomon Lloyd, purent s’échapper dans une barque.

Sor régna dix-neuf ans, puis abdiqua en faveur de son fils Prea Srey Thomea. Celui-ci fut renversé du trône par son cousin Ang Em, qui avait le titre de Prea keo fea ; cette compétition des deux princes amena encore une guerre acharnée entre les Siamois et les Annamites. Ces derniers, vainqueurs sur mer, ne purent réunir sur terre des forces suffisantes pour arrêter les progrès des Siamois, et le Prea keo fea n’obtint de conserver le pouvoir qu’en se soumettant au roi de Siam. Il abdiqua à son tour (1729) en faveur de son fils Prea Sotha ; mais celui-ci ne tarda pas à être renversé par son oncle Prea Srey Thomea, qui fut fait roi à Pnom Penh par les Siamois (1739). Ce prince établit sa cour à Oudong, qui est resté jusqu’en 1866 la capitale du royaume. Il mourut en 1748 et fut remplacé par son fils Ang Snguon, qui prit le titre de Prea Reamea Typdey.

Ang Snguon eut à soutenir une guerre de quatre ans contre les Annamites, qui avaient complètement subjugué les Chams et se servaient d’eux comme d’avant-gardes pour leurs armées d’invasion. Ils avaient dirigé déjà une émigration chinoise dans le delta du Cambodge, et ces émigrants avaient colonisé au profit de la cour de Hué la province de Hatien. La nouvelle guerre coûta au Cambodge le territoire compris entre Saïgon et My-tho. Le roi Prea Reamea Typdey mourut en 1758 ; son oncle fut nommé régent du royaume, et, pour que l’empereur annamite lui accordât l’investiture royale, il lui livra les provinces de Bassac et Preatapeang (appelé aujourd’hui par les Annamites Tra-vinh) ; mais il fut assassiné sur ces entrefaites par son gendre. Le gouverneur annamite de Saïgon, aidé du Chinois Mac-ton, gouverneur de Ha-tien, marcha contre l’usurpateur et rétablit sur le trône le fils de Prea Reamea Typdey, nommé Ang Ton. En échange de ce service, la cour de Hué réclama la province de Vinh-long et l’autorisation d’élever des citadelles à Sadec et à Chaudoc.

Ang Ton prit le titre de Prea ang Preatha Somdach Outey Reachea.

À leur tour, les Siamois voulurent disputer au roi du Cambodge la couronne qu’il venait d’acheter si chèrement aux Annamites. En 1769, Phaya Tak, qui venait de repousser l’invasion birmane, voulut exiger de Ang Ton le tribut, et sur son refus, il lui suscita un compétiteur, Ang Non, auquel il donna l’appui d’une armée siamoise. Celle-ci fut battue par les Cambodgiens (1770). Mais, deux ans après, le roi de Siam revint avec 20,000 hommes assiéger Ha-tien, s’en empara et marcha sur Pnom Penh, où il établit Ang Non. Cette ville fut reprise l’année suivante par les Annamites : Phaya Tak fut obligé de se retirer à Ha-tien, et Ang Non à Kompot. Mais, en 1774, éclata la fameuse révolte des Tay-son, qui mit la dynastie royale annamite à deux doigts de sa perte. Ang Tong abdiqua en faveur de son frère Ang Van. Celui-ci prit le titre de Prea Ream Reachea Typdey, refusa de se reconnaître vassal d’An-nam, et reprit My-tho et Vinh-long. Il était d’un naturel emporté et sanguinaire, et son plus jeune frère Ang Than, qui était troisième roi, ayant voulu s’opposer à ses volontés, fut assassiné par ses ordres. Ang Ton en éprouva une telle frayeur qu’il mourut de maladie huit jours après. En 1780, le roi annamite Nguyen-anh, connu plus tard sous le nom de Gia-long, ayant pu rétablir son autorité dans la province de Gia-dinh (Saïgon), fit la guerre à Ang Van, contre lequel les Cambodgiens s’étaient soulevés. Ang Van fut battu et mis à mort par ses propres sujets que ses cruautés avaient exaspérés. On proclama roi à sa place Ang Eng, fils de Ang Ton, qui n’était âgé que de huit ans, et dont un mandarin, nommé Mo, fut nommé régent.

Comme on devait s’y attendre, les Siamois ne tardèrent pas à envahir le Cambodge ; mais, sur ces entrefaites, une révolte renversa Phaya Tak du trône, et les deux généraux qui commandaient l’armée siamoise se hâtèrent de retourner à Bankok pour s’y faire proclamer rois. Les Annamites, accourus à la rencontre des envahisseurs, restèrent maîtres du pays jusqu’au Grand Lac (1783). En 1784, un mandarin nommé Bien, serviteur du roi Prea Ream (Ang Van), revint de Siam où il s’était caché, mit à mort le régent Mo et prit sa place. Mais il ne tarda pas à être chassé par une révolte fomentée par un Malais, et il s’enfuit de nouveau à Bankok, emmenant le jeune Ang Eng. L’année suivante, la révolte fut comprimée ; Ang Eng fut ramené au Cambodge. Le mandarin Thang fut nommé régent à la place de Bien, et celui-ci reçut, en récompense de ses services passés, le gouvernement des provinces de Battambang et d’Angcor. Peu après, Gia-long lui-même dut se réfugier à Bankok et implorer l’aide du roi de Siam ; mais l’armée siamoise qui lui fut donnée pour le ramener à Saïgon fut battue par les Tay-son, et ce fut avec ses seules ressources et le concours des officiers français qui s’étaient attachés à sa fortune, que Gia-long parvint à reconquérir son trône. En 1790, les six provinces du delta du Cambodge, celles qui appartiennent aujourd’hui à la France, étaient pacifiées et reconnaissaient son autorité.

En définitive, c’était le Cambodge qui avait payé les frais de toutes ces guerres désastreuses. Il se trouvait réduit à ce moment aux provinces qui entourent le Grand Lac et à la partie de la vallée du grand fleuve comprise entre les cataractes de Khong et Pnom Penh. Vis-à-vis de Siam, ce n’était plus qu’un royaume tributaire qui, en toute occasion, devait prendre le mot d’ordre de son suzerain, et fournir à la première invitation des corvées de travailleurs et des troupes auxiliaires.

Ce ne fut qu’en 1795 que Ang Eng, qui avait pris le titre de Prea bat Borom Bapit, etc., obtint du roi de Siam qu’on lui rendît sa mère, sa femme et ses fils restés jusque-là en otage à Bankok. Il est utile de donner ici le nom de ceux des fils de ce prince qui vécurent et jouèrent plus tard un rôle politique : l’aîné était Ang Chan, né en 1791 ; après lui vinrent Ang Snguon (1794), de la même mère qu’Ang Chan ; Ang Em, d’une autre mère ; Ang Duong, de la même mère qu’Ang Chan (1796) et père du roi actuel.

Ang Eng fit rédiger la chronique royale du Cambodge depuis 1316 jusqu’en 1739. Il mourut en 1797, âgé de vingt-quatre ans. Le Chaufea ou « premier ministre », nommé Ten, exerça l’autorité royale pendant la minorité d’Ang Chan. D’après les instructions du roi de Siam, il envoya un corps auxiliaire de troupes à Gia-long qui étouffait à ce moment les derniers restes de l’insurrection des Tay-son dans la province de Qui-nhon. En 1805, Ten conduisit Ang Chan, qui avait quinze ans, prêter serment de fidélité à son puissant suzerain à Siam, et il mourut l’année suivante à Bankok. Ang Chan fut couronné roi du Cambodge sous les titres habituels de Prea reachea angca, etc. La même année, il épousa Tip, fille de Bien, gouverneur des provinces de Battambang et d’Angcor, qui avait le titre de Chau phnhea apphey thbès, et qui avait reçu, du roi de Siam, celui de Hua muong. Quatre ans après, Ang Snguon et Ang Em reçurent du roi de Siam les titres d’obbojureach et d’obbarach[131].

Ang Chan, malgré sa jeunesse, parut résolu à faire sortir l’autorité royale de l’humiliante tutelle où la tenaient depuis quarante ans les grands mandarins du Cambodge, et, sous prétexte de rébellion, il fit mettre à mort le kralahom nommé Muong et le chakrey[132] nommé Ben, à leur retour de Bankok, où ils avaient été faire donner aux frères du roi l’investiture de leurs titres (1810). Cette exécution fit réfléchir les gouverneurs qui s’étaient rendus à peu près indépendants dans le gouvernement de leurs provinces. Bien fortifia Battambang et l’okhna Dechu Ming souleva la grande province de Compong Soai contre l’autorité royale. Ang Chan s’adressa à la cour de Hué pour l’aider à réprimer cette révolte ; sur ces entrefaites, l’obbojureach, Ang Snguon, se retira à Pursat, y rassembla ses partisans, et fit demander à Siam l’autorisation de prendre les provinces de Trang et de Khlong. Siam envoya une armée pour soutenir ses prétentions, et les Annamites, de leur côté, se mirent en devoir de protéger Ang Chan. Celui-ci fut forcé de se retirer quelque temps à Saïgon (1812) devant l’armée siamoise et cambodgienne commandée par son frère. L’influence annamite prévalut cependant ; Ang Chan fut ramené à Pnom Penh cette même année par l’eunuque Ta-quan, délégué de Gialong. Mais cette tentative d’émancipation du joug siamois coûta cher au Cambodge. L’okhna Dechu Ming, chassé de la province de Compong Soai, s’était réfugié dans celle de Tonly Repou, située plus au nord, et l’avait livrée aux Siamois, ainsi que la petite province frontière de Mulu Prey, pour obtenir leur protection contre la colère d’Ang Chan ; Bien, à la mort duquel Battambang et Angcor devaient revenir à la couronne, mourut pendant la guerre suscitée par Ang Snguon, et les Siamois conservèrent, au mépris des traités, ces deux provinces qui les placent au cœur même du royaume et que Bien n’avait jamais gouvernées qu’à titre de vassal du Cambodge.

Ang Snguon se retira à Bankok où il mourut en 1823.

Ce ne furent pas les seules guerres qui troublèrent le long règne d’Ang Chan. En 1818, un bonze se disant inspiré, nommé Ke, souleva la province de Ba Phnom ; cette rébellion fut comprimée avec l’aide des Annamites. En 1830, le gouverneur de Pursat se révolta à son tour et réclama l’aide des Siamois. Ceux-ci se hâtèrent de profiter d’une occasion qui pouvait leur procurer la conquête des provinces de Pursat et de Compong Soai, devenues, après celles de Battambang et d’Angcor, l’objet de leur convoitise. Le fameux général siamois, connu sous le nom de Bodin et célèbre déjà par sa répression de l’insurrection laotienne et la prise de Vien Chan en 1828, envahit le Cambodge en 1831, et vainquit l’armée royale. Ang Chan fut obligé de se réfugier à Vinh-long. Ses deux frères, Ang Em et Ang Duong, passèrent naturellement du côté des Siamois. Ceux-ci essayèrent de descendre le fleuve pour achever l’entière conquête du royaume ; mais, sur ce terrain naval, les Annamites firent sentir au Bodin leur écrasante supériorité. Les Siamois durent se retirer devant le retour offensif ordonné par Minh-mang, qui avait succédé en 1820 à son père Gia-long, et Ang Chan fut de nouveau replacé sur le trône. Il mourut au commencement de l’année suivante. Les Annamites donnèrent la couronne à sa seconde fille, Ang Mey, et le Cambodge fut effectivement gouverné par un grand fonctionnaire annamite nommé Tru’ong-minh-giang, qui résida à Pnom Penh.

Cette domination étrangère, exercée sans ménagements et avec une dureté toujours croissante, ne tarda pas à irriter profondément les populations, dont on changeait brusquement tous les usages, et auxquelles on imposait sans transition le système administratif annamite. La construction par corvées d’une route destinée à relier Pnom Penh à Ponteay Meas combla la mesure du mécontentement. La province de Compong Som se souleva à l’instigation de deux frères, l’okhna Chey et l’okhna Chu (1834), et les Siamois en profitèrent pour faire une incursion dans le Cambodge d’où ils ramenèrent un assez grand nombre de prisonniers annamites. Cette révolte était à peine comprimée, que la province de Compong Soai se souleva à son tour (1837). Le roi de Siam avait préposé Ang Em au gouvernement de la province de Battambang et Ang Duong à celui d’Angcorborey, et ces deux princes n’attendaient qu’une occasion favorable pour rentrer au Cambodge. Tru’ong-minh-giang, dont l’activité et l’énergie grandissaient avec les circonstances, fit proposer secrètement à Ang Em la royauté du Cambodge, en lui dénonçant en même temps une prétendue conspiration de son frère Ang Duong. Ang Em fit rappeler Ang Duong à Bankok, puis il s’avança vers Pursat, où le gouverneur annamite le reçut avec distinction et le fit escorter jusqu’à Pnom Penh. Mais là, Tru’ong-minh-giang, jetant le masque, le fit mettre en cage et l’envoya à Hué.

Malheureusement, la domination annamite continuait à s’affirmer par des actes de violence et d’irréligion qui devaient profondément blesser un peuple aussi fervent que le peuple cambodgien. Son orgueil souffrait de l’atteinte que recevait le prestige de la famille royale des procédés de Tru’ong-minh-giang. On accusait ce dernier de vouloir emmener à Saïgon Ang Mey dont il avait fait sa maîtresse et les trois autres filles d’Ang Chan. L’emprisonnement de l’une d’elles, dont la mère avait eu le tort de se rendre à Bankok, parut un sacrilège. L’attachement des Cambodgiens à leurs chefs héréditaires est sincère et profond, et ce sentiment a été surtout exploité par les Siamois, qui ont toujours eu soin de garder comme otage ou de conquérir à leurs intérêts un membre de la famille royale. En 1840, tous les mandarins cambodgiens se décidèrent à envoyer une lettre au roi de Siam pour lui demander d’envoyer Ang Duong gouverner le Cambodge. Ce fut encore le Bodin qui fut chargé d’opérer cette restauration. Il vint mettre le siège devant Pursat, que rendit sans combattre le gouverneur annamite. Le Bodin l’épargna lui et ses soldats, trouvant sans doute plus politique d’arriver au but qu’il se proposait par un accord amiable avec la cour de Hué, que par l’emploi de la force ouverte. Mais, sur ces entrefaites, Minh-mang mourut et fut remplacé par le faible Thieou-tri. Les Siamois réussirent à chasser les Annamites de Pnom Penh, et Ang Duong fut fait roi du Cambodge (1841). Tru’ong-minh-giang se suicida à Chaudoc, après avoir fait mettre à mort la reine Ang Mey. Ang Em, frère d’Ang Duong, mourut l’année suivante chez les Annamites, laissant un fils nommé Ang Phim, qui devint le prétendant de la cour de Hué.

En 1845, les Annamites, profitant d’une révolte de quelques mandarins, parmi lesquels étaient le chacrey Mey et le bavarach Ros, prirent l’offensive, chassèrent les Cambodgiens de Pnom Penh et remontèrent le bras du lac jusqu’à Compong Tchenang, en refoulant devant eux les troupes siamoises accourues avec le Bodin au secours d’Ang Duong. Ils investirent Oudong où celui-ci s’était réfugié avec le général siamois, et, après plusieurs engagements indécis, le Bodin proposa la paix. Les pourparlers durèrent près d’une année : on se rendit de part et d’autre les prisonniers et les otages. Ang Phim, le neveu et le compétiteur d’Ang Duong, fut envoyé à Bankok, où il mourut peu après dans un état d’aliénation mentale. On détruisit les fortifications de Oudong et celles de Pnom Penh, et Ang Duong reçut la double investiture de l’empereur d’An-nam et du roi de Siam (1846). L’année suivante, on coupa les cheveux à Ang Chrelang, fils aîné d’Ang Duong, on lui fit revêtir, suivant l’usage, la robe de bonze et on lui donna le nom de Prea Ang Reachea Vodey. Ce prince, qui est le roi actuel du Cambodge, était né à Angcorborey en 1834. Sa mère s’appelait Ben et était fille de l’okhna Sauphea Typhdey[133]. Au bout de quatre mois, il quitta la pagode qui lui avait été assignée et fut envoyé à Rankok. Le roi avait eu également de deux femmes différentes deux fils appelés, l’un Ang Sor (1841), l’autre Ang Phim (1842), et trois filles, Ang Tremal (1831), Ang Ou (1833), et Ang Complang (1849). Ang Duong décerna les plus grands honneurs au prêtre qui avait instruit son fils aîné. Il le fit chef suprême des bonzes et ordonna qu’on se servît, pour lui répondre, des formules employées pour le roi.

Ang Duong se montra à plusieurs égards souverain intelligent et actif ; il favorisa la reprise des relations commerciales avec les Européens, fit frapper des monnaies d’argent, portant d’un côté les tours ou Preasat du royaume, de l’autre l’image de l’oiseau Hans. La date y était inscrite dans les trois ères : l’ère de Bouddha, l’ère de Salivahana et la petite ère. Celle-ci commençait déjà à prévaloir, sous l’influence de la domination siamoise : elle est aujourd’hui la seule employée dans les pièces officielles. Ang Duong fit construire aussi la belle chaussée plantée d’arbres, qui relie Oudong à Compong Luong, et Peam Chomnu à Pnom Penh, et élever une citadelle auprès de sa capitale (1849). Au point de vue politique, il essaya d’établir dans son royaume l’unité d’administration en supprimant la dépendance où se trouvaient certains gouverneurs de province vis-à-vis d’autres gouverneurs d’un rang plus élevé, et en les faisant tous relever au même titre de la couronne. Il s’attacha à rendre purement honorifique la suprématie traditionnelle exercée par les grands fonctionnaires sur telle ou telle partie du royaume qui était considérée autrefois comme un apanage de leur charge. Il supprima le titre de Somdach prea angkeo, ou de « chef de tous les mandarins », qui avait été donné jusque-là à un prince de la famille royale et dont le possesseur s’était presque toujours servi pour fomenter des guerres civiles.


pagode nouvellement construite à compong luong.


Il s’efforça en un mot de fortifier l’autorité royale et d’affaiblir les rouages de ce système féodal qui est la base de l’organisation cambodgienne, et dans lequel on retrouve le génie de cette race orgueilleuse, le souvenir de son ancienne division en tribus, l’une des causes les plus puissantes de sa rapide décadence. L’abondance revint dans le pays, qui souffrait depuis si longtemps des querelles de ses princes. Jamais le riz, disent les Cambodgiens, n’a été aussi bon marché et le peuple aussi à son aise que sous Ang Duong. Celui-ci aimait et protégeait les savants et les religieux, et prescrivit des règles uniformes pour l’emploi des caractères. Il releva toutes les pagodes d’Oudong et de Pnom Penh et en fit construire de nouvelles.

En 1847, le roi de Siam, sur la demande d’Ang Duong, avait donné à l’aîné de ses fils l’investiture d’Obbarach et au second celle de Prea keo fea. Les deux princes ne purent cependant quitter Bankok et retourner auprès de leur père qu’en 1858.

En 1849, mourut, à l’âge de 77 ans, le fameux général Bodin[134]. Ang Duong, qui lui devait la couronne, lui fit élever une statue dans une pagode d’Oudong et envoya à Bankok une grande quantité d’étoffes de soie pour la cérémonie des funérailles.

L’influence siamoise paraissait en ce moment absolument prépondérante à Oudong, où résidait un mandarin siamois chargé de communiquer à Ang Duong les volontés de Bankok. L’empereur Tu-duc avait rendu au Cambodge Kompot et Compong Som, qui avaient été occupés par les Annamites jusqu’en 1848. La guerre dans laquelle ce souverain se trouvait engagé avec la France paraissait devoir éloigner toute chance de nouvelle intervention dans les affaires du Cambodge. Les intrigues et les menaces siamoises avaient empêché Ang Duong de recevoir un envoyé français, M. de Montigny, qui s’était arrêté en 1855 à Kompot dans le but de faire un traité de commerce avec le Cambodge. Ce petit royaume, ne pouvant plus trouver nulle part un point d’appui contre la pression siamoise, semblait sur le point de disparaître comme État indépendant.

En 1858, un Malais nommé Tuon-lim, s’étant soulevé et ayant entraîné dans sa rébellion tous les Chams du royaume, se réfugia avec ses principaux complices à Chaudoc, auprès des Annamites. L’année suivante, Ang Duong réclama les coupables ; les Annamites non-seulement refusèrent de les livrer, mais leur fournirent des soldats. Les hostilités commencèrent immédiatement sur toute l’étendue des frontières des deux pays. Ang Duong mit le gouverneur de Peam, nommé Kep, à la tête de ses troupes, et celui-ci refoula les Annamites et les Malais dans le Trang du Sud. Ang Duong mourut à ce moment (1860). L’année précédente, il s’était rendu à Kompot où il avait accueilli avec bienveillance le voyageur français Mouhot.

L’obbarach succéda à son père et prit le titre de Prea Noroudam, dont les Européens ont fait Norodon ; mais ses frères fomentèrent contre lui une révolte qui le força à s’enfuir à Bankok. Les Siamois vinrent à son aide, et il put revenir à Oudong en février 1862. Ang Sor, le chef de la rébellion, se réfugia à Saïgon, et une demande d’extradition fut adressée à l’amiral Bonard par le gouvernement de Bankok. L’amiral la repoussa dans le but de protester contre l’ingérence siamoise dans les affaires du Cambodge, et de réserver l’entière liberté d’action de la France. En 1864, éclata une nouvelle rébellion : un mandarin cambodgien, nommé Asoa, qui se prétendait fils de Ang Em, et par conséquent cousin de Noroudam, réunit les anciens rebelles d’Ang Sor, les Malais et quelques Annamites, mit à mort Kep, qui s’était maintenu jusqu’à ce moment dans le Trang du Sud, s’empara de Kompot qu’il pilla, et marcha sur Pnom Penh. Il fut repoussé, mais il se maintint quelque temps en possession de la province de Trang. Un autre agitateur, connu sous le nom de Pou Kombo, se disant fils de Ang Chan et d’une concubine, se fit également quelques partisans dans le pays.

À ce moment, la France était déjà intervenue au Cambodge ; depuis l’année précédente, un officier d’un rare mérite, celui dont le nom est inscrit en tête de cet ouvrage, le commandant de Lagrée, résidait au Cambodge et par ses utiles informations avait guidé le gouverneur de la colonie, l’amiral La Grandière, dans les négociations qu’il avait été nécessaire de nouer avec Siam pour l’amener à renoncer à son action sur le Cambodge. Il n’y avait pas d’avenir possible pour nos possessions de Cochinchine, si l’accès de la vallée du grand fleuve nous restait fermée. Or, entre des mains siamoises, le Cambodge ne pouvait être et n’était en effet qu’une barrière et un isolant empêchant tous les produits du Laos d’arriver à Saïgon, pour les rejeter sur Bankok. Nous ne pouvions tolérer qu’une influence commerciale aussi contraire pût s’exercer à Pnom Penh, aux frontières mêmes de notre colonie. C’était déjà bien assez que la moitié du delta du fleuve restât entre les mains des Annamites et servît d’asile aux pirates et aux chefs de bandes qui, à l’instigation de la cour de Hué, cherchaient à fomenter la révolte dans nos possessions.

Telle fut la nécessité d’où sortit le protectorat du Cambodge. Après avoir tour à tour employé la ruse et la menace auprès de Noroudam pour l’empêcher de se livrer à la France, après nous avoir même dénié le droit de traiter avec un prince qu’on affectait de tenir à Bankok pour un simple gouverneur de province, l’influence siamoise dut céder à l’ascendant que le commandant de Lagrée sut exercer sur l’esprit de Noroudam. Le général siamois Chao Koun Darat, se reconnaissant impuissant à contre-balancer l’action française, quitta Oudong, et son gouvernement se résigna à envoyer pour la cérémonie du couronnement les insignes royaux du Cambodge qui étaient restés jusques-là à Bankok. Le roi de Siam se refusa cependant à reconnaître officiellement le protectorat du Cambodge par la France, dans l’espérance d’obtenir la ratification définitive de la prise de possession des provinces de Battambang et d’Angcor, qu’aucune pièce écrite, qu’aucun titre officiel n’avaient légitimée jusqu’à ce moment.

Ce fut le 3 juin 1864, qu’eut lieu le couronnement de Noroudam en présence d’un envoyé siamois et du chef d’état-major de l’amiral La Grandière, M. le capitaine de frégate Desmoulins[135]. À partir de ce moment, il n’y eut plus de mandarin siamois à la cour du Cambodge ; un résident français fut placé à Compong Luong pour servir d’intermédiaire entre le roi et le gouverneur de Cochinchine. Le frère du roi, le Prea keo fea, dut résider à Saïgon sous la surveillance de l’autorité française, afin d’éviter toute tentative nouvelle de guerre civile. Pou Kombo fut également interné dans la même ville. Malheureusement, une imprudence permit à Pou Kombo de s’évader au mois d’avril 1866, et une rébellion nouvelle allait agiter le pays, rébellion dont la commission d’exploration française devait ressentir le contre-coup.

    donner des proportions monumentales, n’auraient pu suffire à une telle destination. Il est plus probable qu’il s’agissait de temples ou d’autres édifices construits à l’époque de la domination cambodgienne. (Cf. Crawfurd, History of the indian archipelago, t. II, p. 337. Barros, Décad.)

    cycle duodénaire pour la désignation des années permet à cet égard une vérification qui n’est pas sans valeur. En comparant les noms d’années cités dans la chronique cambodgienne, à partir de 1346, et ceux que contient l’inscription de Sokothay, on les trouve en parfaite coïncidence ; une seule date, celle de 1205, est rapportée à l’année du Cheval, alors qu’elle devrait, d’après la chronique cambodgienne, porter le nom d’année de la Chèvre. Il est facile de reconnaître là une méprise du traducteur, les mots indigènes qui signifient dans ce cas cheval et chèvre, momi et morne, étant presque identiques. Le docteur Bastian a commis une erreur de même nature dans la traduction de l’inscription d’Angcor Wat (J. A. S. B., t. XXXVI, 1re part., p. 76), qui porte la date de 1633, correspondant à 1701 A. D., en indiquant le Dragon au lieu du Serpent pour le nom de l’année. On éviterait ces confusions, en donnant, sans les traduire, les noms indigènes des années (voyez ci-dessus, p. 93, note 2). Il est intéressant de constater qu’au xiiie siècle les Siamois se servaient encore de l’ère et du calendrier cambodgiens. On trouve dès cette époque les noms d’années chinois et cambodgiens en parfaite coïncidence.

  1. Journal des Savants, août 1861, p. 458.
  2. Cette indication d’individus de race blanche égarés au milieu des populations du Sud de l’Indo-Chine, est répétée dans un grand nombre de récits. La plus curieuse et la plus ancienne, qui est, je crois, inédite, est celle que l’on trouve dans les historiens des Thang ; ils mentionnent l’envoi à l’empereur Tai-thsoung par le roi du Fou-nan, de deux hommes blancs qui avaient été pris dans l’ouest du royaume au milieu de montagnes élevées (Pien y tien, k. 97, fos 17-18).
  3. Les Siamois, à qui sont soumis aujourd’hui une partie des Kouys du Cambodge, ne les considèrent pas non plus comme des sauvages, et j’ai trouvé un Kouy installé comme gouverneur à Sankea, chef-lieu de l’une des provinces cambodgiennes passées aujourd’hui sous la domination de Siam.
  4. Indraprastha « plaine d’Indra », nom de Delhy, qui a été, comme beaucoup d’autres, transporté de bonne heure à l’est du Gange. Ptolémée (liv. VII, chap. II), place entre les monts Bepyrrhus et Dabussæ, une peuplade qu’il nomme Indaprathæ. M. Vivien de Saint-Martin (Étude sur la géographie grecque et latine de l’Inde, p. 345), estime que ce nom désigne un établissement brahmanique, qu’il place dans la vallée de l’Assam. La géographie de Ptolémée, à l’est du Gange, paraît encore trop incertaine, malgré les progrès que lui ont fait faire les recherches du savant géographe, pour qu’on ne puisse pas se demander si les Indaprathæ de Ptolémée ne désignent pas le Cambodge.
  5. Le Dr Bastian rapporte, d’après les chroniques siamoises d’Enthapatabouri, une autre version de cette légende, que je vais résumer en conservant l’orthographe siamoise des noms propres : La reine de Khomeratthani mit au monde Ketumala d’une façon miraculeuse qui fit soupçonner sa vertu. Elle fut chassée de la cour avec son enfant. Indra les abrita tous deux dans une caverne au pays du Khok-Thalok, bâtit pour l’enfant une ville splendide, puis, sous la forme d’un éléphant blanc, attira le peuple de Khomerat à la nouvelle cité, qui prit le nom d’Inthapat-maha-nakhon. Le roi Ketumala n’ayant pas d’héritier, Indra lui en envoya un de sa descendance, que Ketumala trouva dans le calice d’une fleur de lotus, et qu’il adopta sous le nom de Pathumma-surivong. C’est ce dernier prince qui épousa Nang Nakh, et qui, avec l’aide de son beau-père, Phaya Nakh, construisit une nouvelle ville, Nakhon-tom. À la mort de Ketumala, Pathumma donna la ville d’Inthapat à Buddhaghosa pour en faire un monastère, et elle prit le nom de Phra Nakhon Vat. Tous les royaumes voisins envoyèrent un tribut au roi de Nakhon-tom ; la ville de Sukothay envoya de l’eau, celle de Taleing des étoffes de soie, celle de Lavo du poisson séché, etc. (Die Vœlker des œstlichen Asien, t. I, p. 438-439.)

    J’ignore sur quelle autorité ou quelle tradition s’appuie Gutzlaff quand il dit (J. R. G. S., t. XIX, p. 406) que la fondation du royaume de Cambodge coïncide avec l’introduction du bouddhisme et remonte au iie siècle de notre ère. Nous verrons que l’origine de ce royaume est beaucoup plus ancienne.

  6. Je pense qu’il faut voir dans le royaume de Khomerat la ville de Xieng Tong, chef-lieu d’une principauté laotienne située entre la Salouen et le Cambodge, par 21° de latitude nord et dont le nom pali est Khemarata. C’est la ville de Kemalatain des anciens géographes.
  7. Toutes les citations directes d’ouvrages chinois que l’on trouvera dans ce qui suit ont été traduites par M. Thomas Ko. Les recherches qu’il avait entreprises sous ma direction à la Bibliothèque Nationale ont été loin d’ailleurs d’être aussi complètes qu’elles auraient pu l’être. Le temps et les ressources m’ont manqué pour les pousser plus avant. Je dois ici remercier spécialement M. Pauthier pour la bienveillance avec laquelle il a mis sa riche bibliothèque chinoise à la disposition de mon lettré.
  8. Le Journal officiel du 12 décembre 1871 annonce que M. le marquis d’Hervey a découvert dans Matouanlin l’histoire du royaume du Cambodge et des ruines d’Angcor. Ce royaume serait désigné par le grand encyclopédiste sous le nom de Piao ; sa capitale s’appellerait Yang-tsin, et ses relations avec la Chine commenceraient en 802. Il ne peut y avoir là qu’une méprise de journaliste. M. d’Hervey est un sinologue trop instruit pour ignorer qu’en 802 le Cambodge était connu des Chinois sous le nom de Tchin-la, et que la description de la ville d’Angcor a déjà été donnée par A. Rémusat, d’après les sources chinoises, il y a plus d’un demi-siècle.
  9. Voy. Hay koue thou tchi, k. 8, fo 6, Pien y tien, k. 97, fo 1 et suivants, d’après les historiens des Tsin, des Tsi et des Liang. Cette description du Fou-nan s’applique donc à l’époque comprise entre 265 et 556 ap. J.-C.
  10. Le Chouy kin tchou tchou tchi, cité par le Pien y tien, indique 4,000 li pour la distance entre Lin-y et Fou-nan et ajoute qu’il y a deux routes, l’une fluviale, l’autre terrestre, pour se rendre d’un de ces royaumes dans l’autre. La route par eau est celle du fleuve Tong-chan.

    On s’accorde aujourd’hui à faire du Lin-y l’une des anciennes dénominations chinoises du Tsiampa, royaume qui occupait, pendant la dernière période de son histoire, la partie méridionale de la Cochinchine. Mais toute identification de cette nature ne peut être absolue qu’au point de vue de la race ou du peuple dont on essaye de fixer l’histoire, et ne doit avoir, au point de vue géographique, qu’une signification restreinte à une époque déterminée. Les différentes invasions mongoles qui ont peuplé la péninsule ne se sont avancées que progressivement vers le sud, et, en remontant aux origines historiques du peuple annamite, par exemple, on le trouverait établi complètement en dehors et au nord du territoire qu’il possède aujourd’hui. C’est pour n’avoir pas tenu compte de ces déplacements que M. de Rosny a été amené à confondre le peuple de Lin-y et les Annamites, et à réunir en une seule deux nations qui se sont fait, pendant plusieurs siècles, la guerre la plus acharnée.

    Le Lin-y doit être cherché, à l’époque où nous place la description chinoise du Fou-nan, dans l’espace compris entre le Cambodge à l’ouest, l’Océan indo-chinois à l’est, le Song Ba au nord, et le 12e degré de latitude au sud. À la même époque, le Ji-nan comprenait la partie occidentale et centrale du Kouang-si. Les noms de ces deux pays, qui tantôt se constituèrent en royaumes indépendants, et tantôt furent gouvernés par des fonctionnaires chinois, se prononcent en annamite Lam-ap et Nhat-nam. On sait que les Annamites n’ont d’autre écriture que l’écriture chinoise, mais qu’ils en lisent différemment les caractères. Mon ami, M. Luro, lieutenant de vaisseau, a bien voulu m’indiquer cette lecture pour chacun des noms géographiques chinois qui avaient chance de se retrouver dans les annales annamites. C’est ainsi que j’ai pu utiliser les traductions et les citations du P. Legrand de la Liraye. (Notes historiques sur la nation annamites, Saigon, 1865. (Cf. Biot. Dictionnaire des noms géographiques de l’empire chinois, p. 64, art. Khing-yuen fou ; E. Cortambert et L. de Rosny, Tableau de la Cochinchine, p. 161 et suiv.) Les distances que l’on trouve dans les auteurs chinois sont comptées entre les villes capitales de chaque royaume, et non d’une frontière à l’autre.

  11. Tien-siun est sans doute un royaume de Sumatra, peut-être Menangeabao, ou du moins le royaume qui l’a historiquement précédé. Les rois tributaires du Fou-nan doivent être cherchés à l’extrémité de la péninsule malaise. Kiao-tcheou est un des noms chinois de la capitale du Tong-king. Thien-tchou désigne l’Inde. J’ignore ce que désignent les noms de Ngan-hi et Kiao-ouay. Le Pien y tien (Historiens des Liang) ajoute ici des renseignements excessivement curieux et intéressants sur le royaume de Pi-kien, situé au milieu de l’Océan, au delà du royaume de Tien-siun, à 8,000 li du Fou-nan.
  12. Wilford faisait du Fou-nan un royaume malais, situé dans une île à l’est de Siam (Asiatic Researches, t. IX, p. 61) ; Pauthier (J. A., août 1839, p. 283) l’identifiait au Pégou et à la Birmanie : peut-être la domination du Fou-nan s’est-elle en effet étendue jusque-là : nous verrons qu’il y a de nombreux rapprochements à faire entre le Pégou et le Cambodge. Bastian, après Lassen (Indische Alterthumskunde, t. IV, p. 414), Stanislas Julien (J. A., août 1847, p. 97), et Wade (Bowring’s Kingdom and people of Siam, t. I, p. 70-72), fait du Fou-nan le royaume de Siam. Cette dernière identification me paraît fausse au point de vue historique, si elle est partiellement exacte au point de vue géographique. Aucune des données fournies par les historiens chinois ne peut se concilier avec les traditions siamoises ; elles cadrent au contraire admirablement avec celles des Cambodgiens.
  13. D’après le Pien y tien (Historiens de la dynastie des Liang), Houen-tien était originaire du royaume de Ki, mais habitait la partie méridionale du royaume de Ye-licou quand il eut la vision rapportée.
  14. Voy. Pallegoix, Description de Siam, t. II, p. 59 et suiv., et Grammatica linguæ thai, p. 158 et suiv.
  15. Je crois qu’il est difficile de faire remonter bien haut l’établissement des Siamois dans la partie inférieure de la vallée du Menam, et que les dates données par Laloubère (Du royaume de Siam, t. I, p. 25-26) sont encore celles qui paraissent les plus vraisemblables. D’après les traditions qui lui furent rapportées, il place au huitième siècle les débuts dans l’histoire du royaume siamois. Il faut à cette époque en chercher la capitale tout à fait au nord de la vallée du Menam, si ce n’est même au delà. Ce ne serait que vers la fin du douzième siècle, que les Thaï auraient commencé à dominer le cours inférieur de cette rivière qui avait appartenu jusque-là au Cambodge, et à refouler les populations autochtones, Karens ou autres, dans les montagnes situées à l’ouest. Il est possible que les Thaï aient trouvé déjà des colonies de brahmanes établies dans le haut de la vallée du Menam (Voy. Bastian, op. cit., 1. I, p. 358) et qu’ils aient adopté leurs traditions. Mais, à l’exception de Kamphoxa Nakhon, aucun fait historique n’autorise à faire remonter bien haut les fondations de villes, attribuées à Bathamarat : la ville d’Haripounxai n’est autre peut-être que Labong ou Laphon à laquelle Mac Leod assigne pour nom pâli Harijungia (p. 78 de son Journal, dans les Parliamentary Papers de 1869), et qui eut pour fondateurs Wathou Daywa (Vasudeva) et Taka (le Sokha Kouman de Pallegoix). Or, les annales de Labong et Xieng Mai rapportent à l’année 575 après J.-C. (1118 de Bouddha), la fondation de cette ville (Richardson, J. A. S. B., t. VI, p. 55).
  16. Tree and serpent’s Worship, p. 48. La région, jadis très-marécageuse, au milieu de laquelle est bâtie la ville d’Angcor a dû pulluler de serpents, et ce fait seul suffirait à expliquer que les indigènes aient fait de ces dangereux animaux l’objet d’un culte, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une importation étrangère. Il semble d’ailleurs, d’après les légendes mêmes rapportées par le Dr Bastian, et sur lesquelles s’appuie M. Fergusson, que l’émigration hindoue est venue détruire au Cambodge le culte du serpent et non l’apporter.
  17. Voici l’indication de quelques-uns de ces passages qui résument à peu près tout ce que cette catégorie d’ouvrages nous apprend sur le Kambodja hindou : Ramayana, ch. vi, cl. 24. « … Cette ville (Ayodhya) était remplie de chevaux semblables aux coursiers d’Indra et nés, ceux-ci dans le Kamboja, ceux-là dans le pays de Vanayou… » Ch. lvi, cl. 2 et 3 « … elle (la vache de Vaçishta), d’un de ses rauques mugissements, produisit les Kambojas étincelants comme le soleil ; les Pahlavas, des javelots à la main, sortirent de son poitrail ; les Yavanas, de ses parties génitales… » (Trad. Gorresio, t. I, p. 35 et 150.)

    Mahabharata, liv. II, vers. 1031-2. « … Le fils d’Indra conquit les Daradas avec les Kambojas et les Dasyus qui demeurent dans la région du N.-E… Saineya, exerçant son pouvoir, convertit la terre en une masse de boue en répandant le sang de milliers de Kambojas, Çakas… le sol était jonché des têtes tondues et barbues des Dasyus. (Muir, Original sanskrit Texts, t. I, p. 179.)

    Il y a encore dans ces deux poëmes de nombreux passages où se trouve le nom de Kamboja ; mais ils n’apprennent rien autre que ce qu’on peut induire des citations précédentes.

    Dans le Vishnou Pourana et le Harivansa, il est dit qu’un des descendants d’Harichandra était sur le point de détruire les Sakas, les Yavanas, les Kambojas, les Paradas et les Pahlavas, quand ceux-ci réclamèrent l’intercession de Vaçishta, qui obtint leur grâce ; mais ils furent déchus de leur caste, durent abandonner leur costume, cesser l’étude des Védas et l’oblation du feu ; en un mot, ils devinrent Mlecchas. (Muir, loc. cit., p. 181, Wilson, Vishnu Purâna (éd. Hall), t. III, p. 294.)

    Dans le Mudra Racshasa, pièce dramatique citée par Wilford (As. Res., t. V, p. 263), Parvateswara, roi du Népaul, énumère les peuples sur l’alliance desquels il peut compter pour aider Chandra Gupta à détrôner le fils de Nanda : ce sont les Yavanas ou Grecs, les Sakas ou Indo-Scythes, les Kambojas, les Kiratas.

  18. Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I (2e édit.), p. 521, 646, t. II, p. 45 ; Muir, loc. cit., p. 177.
  19. Muir (op. cit., t. II, p. 161) cite un passage où Yaska, auteur du Nirukta, commentaire sur un ancien vocabulaire de mots védiques, cherche à prouver que le vieux langage des Védas n’est pas le même que le sanskrit ordinaire : « Savati, comme verbe « aller » n’est employé que dans la langue des Kambojas ; son dérivé Sava « un corps, un cadavre » est en usage chez les Aryas. » Muir ajoute : « Here, it will be observed that pure sanskrit words are referred to as being used in the speech not only of the Aryas, but also of the Kambojas, a people living to the north-west who are distinguished from the Aryas. » Le Mahabhashya ou grand commentaire sur la grammaire de Panini, dit aussi : « Savati, dans le sens d’aller, n’est employé que par les Kambojas ; les Aryas se servent de ce mot dans le sens de changement pour un corps mort. » Quelques indianistes pensent que le passage du Nirukta cité plus haut n’est qu’une interpolation. M. Weber ne partage pas cette opinion et s’appuie sur ce fait que la racine citée par Yaska comme usitée sous sa forme verbale par les Kambojas est d’un usage très-fréquent en zend, langue que l’on assimile généralement à l’ancien bactrien. Le même savant cite comme une autre preuve des rapports qui existèrent anciennement entre les Kambojas et les Aryas, le nom de Kamboja Aupamanyava porté par un des docteurs du Samaveda. Ces renseignements, qui appartiennent à la phase la plus ancienne de la littérature indienne, nous montrent, à l’époque védique, les Kambojas presque sur le même pied que les Aryas dont ils sont les voisins à l’ouest et qu’ils séparent des Iraniens. Le nom de Kamboja était connu dans l’Iran et se retrouve dans plusieurs noms de fleuves et d’hommes, Cambyse par exemple (Kambujiya). Le professeur Roth (Zur Geschichte und Literatur des Weda, p. 67) pense que le passage du Nirukta prouve que la grammaire sanskrite était étudiée chez les Kambojas et que ce ne fut qu’à l’époque post-védique de Manou, du Ramayana et des Pouranas qu’ils furent considérés comme barbares. Cf. Weber, Indische Literatur, 169 ; Indische Studien, t. II, p. 492 ; t. IV, p. 378 ; t. X, p. 67 ; Indische Streifen, t. II, p. 470-492. Muir, loc. cit., p. 369. Roth, Yaska’s Nirukta. Erlaüt. 17-18. M. Müller, Zeitschrift der deutschen morgenl. Gesellschaft, t. VII, p. 373. Panini enseigne dans une règle spéciale que le mot Kamboja peut s’employer seul pour signifier le roi des Kambojas.
  20. Voy. d’Alwis, An introduction to Kachchayana’s Grammar, p. xliv et suiv.
  21. As. Res., t. V, p. 288, t. VI, p. 516. Wilford fait du Kamboja la résidence de Cala Yavana ou Calyun, le Deucalion des Grecs.
  22. Cf. Vivien de Saint-Martin, Académie des Inscriptions, Savants étrangers, t. VI, p. 110 ; Reinaud, Mémoire géographique, historique et scientifique sur l’Inde antérieurement au milieu du xie siècle, p. 77-83 ; Wilson, The rock inscriptions of Kapur di Giri, etc. J. R. A. S. t. XII, p. 189. Cunningham, The Bhilsa topes, 237 ; la carte de M. Vivien de Saint-Martin qui accompagne la Vie et voyages de Hiouen Thsang, trad. Stanislas-Julien, etc., etc.
  23. Lassen (op. cit., t. I, p. 383, n. 2). Les Kambojas sont encore mentionnés dans une inscription trouvée en 1800, à Chitradurg, et remontant à la fin du XIVe siècle. « Lorsque l’armée du roi (de Bisnagar) s’avançait sur les frontières de son royaume, les Tourashcas sentaient leur bouche se dessécher, les Concanas tremblaient pour leur vie ; les Andhras s’enfuyaient consternés dans leurs cavernes, les Kambojas perdaient leur fermeté » (Colebrooke, As. Res., t. IX, p. 429.) Il ne faut voir peut-être dans l’emploi de ces anciennes dénominations qu’une recherche d’archaïsme, habituelle aux brahmanes qui rédigeaient ces inscriptions ; peut-être aussi s’agit-il ici réellement des Kambojas de l’Indo-Chine, qui, comme nous le verrons plus loin, sont mentionnés dans les ouvrages tibétains modernes.
  24. Dans tous les cas, si ce sont des Charaï qui furent offerts à l’empereur de Chine pendant la période tching-kouan des Thang (627-650) (voy. ci-dessus note 1, page 98), cette séparation aurait eu lieu à une époque très-reculée et incompatible avec les dates données par M. Fergusson. Il serait fort intéressant d’acquérir sur l’écriture et l’histoire des Charaï les notions qui nous manquent et qui, seules, peuvent permettre de tirer une conclusion sérieuse de leur présence en Indo-Chine. Le Dr Bastian a rapporté par erreur aux Chams ou Tsiams la tradition de la double royauté de l’eau et du feu (op. cit., 1. I, p. 465). Les recherches, que M. Janneau, inspecteur des affaires indigènes, fait en ce moment sur les lieux mêmes, procureront sans doute la solution de ce curieux problème. Je ne puis m’empêcher d’avoir quelques doutes sur la blancheur des Charaï, entendue au moins dans le sens européen du mot. Comme on le verra plus loin, j’incline à les rattacher à la race océanienne de M. Vivien de Saint-Martin et à en faire les débris du peuple qui fonda le royaume de Lin-y ou de Tsiampa.
  25. « Et, dit-on, rien que la tête, ajoutent les historiens des Liang ; ce qui est d’autant plus étonnant, font-ils remarquer avec naïveté, que la tête n’a jamais passé pour une partie honteuse, tandis que ce que les femmes du Fou-nan laissent voir a toujours semblé aux autres peuples devoir être caché. » (Pien y tien, k. 97, fo 2.) Ce ne doit être là sans doute qu’une réminiscence de ce qui se passait du temps de Ye-lieou.
  26. Les Cambodgiens de nos jours sont très-désintéressés et se prêtent une assistance gratuite et vraiment fraternelle pour tous les grands travaux des champs. L’orgueil indomptable qui caractérise cette race, jadis si puissante, aujourd’hui si dégénérée, se joint ici au sentiment de solidarité pour faire repousser à un Cambodgien tout salaire régulier en échange d’une quantité déterminée de travail. Cette répugnance est si forte qu’il préfère devenir esclave pour dettes que de se mettre aux gages d’un patron, quel qu’il soit.
  27. Les feuilles du palmier d’eau qui sert à recouvrir aujourd’hui toutes les maisons en Cochinchine et au Cambodge.
  28. Il est difficile de désigner plus clairement les divinités brahmaniques.
  29. Pien y tien, k. 97, fo 17.
  30. Chaque grand mandarin cambodgien a un certain nombre de clients qui sont exempts d’impôts et de corvées et que l’on appelle Kon khmuoi ; de plus, chaque Cambodgien a le droit de choisir pour patron tel grand dignitaire de la couronne qui lui convient sans que celui-ci puisse s’y opposer, et il se réfugie auprès de lui quand le gouverneur de la province à laquelle il appartient se montre trop exigeant. On désigne l’ensemble de tous ces vassaux sous le nom de « Komlang de tel ou tel mandarin ». Le roi fait souvent appel à l’influence des fonctionnaires sur leurs Komlang respectifs, quand il veut faire des levées considérables de troupes ou de travailleurs.
  31. Ainsi les mots cambodgiens khmuoi neveu, bong frère aîné, sach sandan parents, sngap bâiller, auxquels on peut ajouter peut-être apouk père et prepon épouse, viennent des mots malais kemen, abang, sanak-soudara (parenté), ngouap, bapa, parampouan (femme en général). À cette première série de mots, j’ajouterai les rapprochements suivants, moins importants sans doute, mais intéressants à d’autres points de vue :

    Cambodgien : Kapal navire, sampan canot, lompeng lance, krebey buffle, meas or, prak argent, trom indigo, kompeng enceinte.

    Malais : Kapal, sampan, lemping, kerbau, mas, pirak, tarom, kampong.

    Enfin la plupart des mots pali qui ont passé dans le cambodgien usuel semblent n’y être venus que par l’intermédiaire malais. Tels sont : menus homme en général, kepal tête, rote voiture, ska sucre, mouk visage, sot soie, mokot diadème, krou maître (titre qu’on donne aux magiciens), qui se disent en malais, manusia genre humain, kepala, rota, sakar, mouka, soutra, makouta, gourou. On observe dans ces deux langues, la même altération du sens primitif de la racine mère. Ainsi, kapala ne désigne pas la tête, mais seulement le crâne, en sanskrit ; sutra ne signifie pas soie, mais fil. On pourrait multiplier ces exemples.

  32. Voy. St. Raffles, History of Java, t. I, p. 454. Les Cambodgiens disent cinq-un, cinq-deux… pour six, sept… À partir de trente, le nom de toutes les unités décimales est emprunté au siamois ; cette introduction est de date relativement récente ainsi que celle de quelques mots assez insignifiants d’ailleurs qui sont communs au cambodgien et au siamois ou au laotien, tels que boung marais, hip caisse, etc.
  33. Ainsi les mots cambodgiens thngay jour, chieo aviron, ramer, tong cuivre, sngap bâiller, répondent aux mots annamites ngay, chieo, dông, ngap. Ces deux langues donnent aussi les mêmes noms à un certain nombre d’animaux et d’insectes particuliers à l’Indo-Chine méridionale. Les rapprochements sont peut-être encore plus nombreux entre le talain et le cambodgien ; ces langues placent toutes deux les noms de nombre après le substantif : ainsi, on dit en cambodgien : thma moui, khla buon, « pierre une, tigres quatre » ; en talain : thmom moua, kle paun. Ces ressemblances, qui deviennent plus frappantes encore si on prend les vieux mots cambodgiens au lieu de prendre le cambodgien moderne, tiennent sans doute à de très-anciennes et très-fréquentes communications entre les deux pays et me paraissent une preuve que la domination du Fou-nan s’est étendue jadis sur la région trans-salouen qui porte encore aujourd’hui le nom de Kamboza. Je ne puis qu’indiquer ici ces ressemblances philologiques et l’envoyer pour des comparaisons plus complètes aux vocabulaires qui terminent le second volume de cet ouvrage et surtout aux ouvrages spéciaux. J’ajouterai cependant, pour ceux qui seraient tentés de pousser ces rapprochements plus loin, que le Rév. F. Mason fait dériver le Talain du langage des tribus Hos ou Koles de l’Inde ; nous arrivons ici à une langue polysyllabique et à flexions rudimentaires, qui n’a plus de commun avec le cambodgien que quelques mots venus par l’intermédiaire talain, et une singulière délicatesse d’inflexions dans la prononciation des voyelles. D’après certains auteurs, cette langue serait un dialecte aryen qui se serait substitué de bonne heure à la langue aborigène. Cf. Janneau, Manuel pratique de la langue cambodgienne, p. V, 149 ; Mason, Burmah, its people and natural productions, p. 131 ; Tickell, J. A. S. B. 1840, p. 997, 1063 ; Hodgson, J. A. S. B. 1848, p. 551 et suiv. J. Forsyth, The Highlands of central India, p. 23. Les quelques intéressants vocabulaires réunis par Rastian dans le tome IV de son grand ouvrage sur l’Indo-Chine sont malheureusement entachés de si nombreuses fautes d’impression que leur examen est plus dangereux qu’utile.
  34. Voy. le Ta thsing y thoung tchi, k. 140. Article Tchin-la, A. Rémusat, op. cit., p. 25, etc., etc.
  35. P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 14. J’ignore à quel ouvrage chinois est emprunté ce passage que je ne retrouve pas intégralement dans les citations qui ont été faites par Klaproth, Pauthier, Biot, etc., du Li tai ki sse et du Thoung kien kang mou. D’après ce dernier ouvrage, les ambassadeurs ne venaient pas de Kiao-tchi, mais de Yue-chang-chi, pays situé plus au sud, ce qui justifierait mieux l’itinéraire suivi : « Les ambassadeurs… parvinrent aux bords de la mer, les suivirent depuis les royaumes de Fou-nan et de Lin-y et arrivèrent l’année suivante dans leur pays. » (Klaproth, Lettre sur l’invention de la boussole, p. 80-81.) Le nom de Yue-chang est un des anciens noms du Lin-y (Ta thsing y thoung tchi, k. 440, article Tchen-tching), royaume qui a fini par être absorbé par les Annamites, et cela a pu occasionner une confusion dans la traduction du P. Legrand de la Liraye. Le pays de Yue-chang-chi dont il est ici question a été placé par Klaproth aux environs de la presqu’île de Malacca, par Pauthier sur la côte d’Afrique.
  36. Geschichte des Buddhismus in Indien aus dem Tibetischen übersetzt von A. Schiefner, ch. xxxix, p. 262. Cette histoire a été terminée en 1608 a. d. La description de l’Inde orientale qui y est contenue se rapporte donc à la fin du seizième siècle.
  37. « Auditeurs », représentants de la plus ancienne forme du bouddhisme.
  38. Chhvea est encore le mot qui désigne aujourd’hui les Malais en cambodgien.
  39. Duhalde, Description de la Chine, édition in-folio de 1735, t. I, p. 384.
  40. Le Dr Bastian (op. cit., I, 463) reporte son arrivée beaucoup plus tard, vers 227 de notre ère ; il ajoute même que Houen-tien envoya des ambassadeurs en Chine. J’ignore sur quelle autorité il se fonde. Les premières dates relatives au Fou-nan qui apparaissent dans le Pien y tien se rapportent à l’échange d’ambassades entre ce royaume et la dynastie des Ou, qui a régné sur une partie de la Chine méridionale de 222 à 278 a. d. ; mais à ce moment, d’après les récits chinois, six ou sept générations au moins s’étaient écoulées depuis l’arrivée de Houen-tien.
  41. La Sogdiane ou pays de Samarcande est désignée dans les auteurs chinois sous le nom de Ki-pin.
  42. Le brahmanisme et le bouddhisme se balançaient à peu près à cette époque dans le nord-ouest de l’Inde. Le bouddhisme ne devint prépondérant dans la vallée de Caboul que vers le quatrième ou le cinquième siècle. Vicramaditya, vainqueur de Saca, dont il va être parlé, n’était pas un prince bouddhiste. Si j’admets, d’ailleurs, la possibilité de l’introduction du culte brahmanique au Cambodge, c’est moins en raison des statues de Brahma et des autres dieux du panthéon hindou que l’on retrouve dans les anciens monuments du Cambodge, et auxquels les bouddhistes décernent également un culte, qu’à cause de l’existence bien constatée de cette religion à Java et à Sumatra, dont j’ai indiqué les nombreuses relations avec le Cambodge.
  43. Voyez Atlas, 2e partie, pl. VIII, le dessin d’une des portes d’Angcor Thom.
  44. Voy. St. Raffles, op. cit., t. II, p. 69-73.
  45. Reinaud, Mémoire géographique, etc., sur l’Inde, p. 79. Son interprétation des textes sur lesquels il appuie cette opinion, a été depuis sérieusement contestée.
  46. Les mots Ta ouang sont la traduction littérale du titre de Maharaja que portaient les souverains du Zabedj. Il est curieux de rapprocher ce passage des historiens chinois de la description que fait Massoudi de l’empire du roi des Îles. (Les Prairies d’or, t. I, p. 341-43, traduction Barbier de Meynard et Pavet de Courteille.)
  47. Lib. I, cap. xvii. J’adopte, on le voit, les identifications de Gosselin.
  48. Voyez les raisons, tirées des ressemblances du langage et des traditions, déjà exposées p. 110, 111 et 115. Quand les Portugais s’emparèrent de Malacca, ils trouvèrent dans le voisinage des monuments qu’ils prirent pour les tombeaux des rois de cette ville et qu’ils démolirent pour construire des fortifications. Or il n’y avait eu que huit princes malais ayant régné sur ce point, et leurs tombes, auxquelles il n’était point d’usage de
  49. Tàranâtha’s Geschichte des Buddhismus, etc. (loc. cit.).
  50. Peut-être le même royaume que celui de Ki-lin koue « royaume des coqs et des forêts », qui existait vers le neuvième siècle sur les confins de la Cochinchine et du Tong-king (Voy. Mémoires concernant les Chinois, t. V, p. 427).
  51. Pien y tien, k. 68 traduit par Pauthier loc. cit.), et Ma-touan-lin, traduit par Stan. Julien (loc. cit.).
  52. C’est-à-dire un fonctionnaire de la dynastie qui venait d’être renversée par celle des Tsin.
  53. P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 51. L’estimable auteur ajoute que Pho-nam est probablement Haïnan. On voit que c’est là une erreur.
  54. Le Ta thsing y thoung tchi (k. 440) donne quelques détails sur les origines de cette guerre à l’article Tchentehing : À la fin de la dynastie des Han, le royaume de Lin-y s’était étendu au détriment de ses voisins, sous le long règne d’un grand roi qui mourut sans postérité, et qui désigna, pour lui succéder, un fils de sa sœur nommé Fan-y. Celui-ci mourut en 337, et un de ses serviteurs nommé Fan-ouen s’empara du trône. D’après le récit chinois, Fan-ouen paraît être un simple gardien de troupeaux, originaire de la ville de Si-kiuen bien située dans le Ji-nan ; dévoré d’ambition, il réussit à se fabriquer une épée merveilleuse à l’aide de laquelle il s’empara du trône et porta la guerre chez tous ses voisins. Il réunit une armée considérable et 50,000 éléphants. En l’an 348, il porta la guerre dans le Ji-nan, qu’il réclamait comme lui appartenant. Après sa mort, survenue peu après, son fils continua son œuvre de conquête, mais il fut vaincu par Kieou-tchen-tay-cheou qui conquit la ville de Lin-y. Le nom de Kieou-tchen-tay-cheou qui se prononce en annamite : Cu’u dien thay thu, et signifie « gouverneur général des neuf districts, » n’est sans doute que le titre de Nguyenphu. On retrouverait probablement le même récit dans les annales annamites : Fan-y et Fan-ouen doivent y figurer sous les noms de Phan-dzat et Phan-van. Il me paraît probable que l’épée merveilleuse de Fan-ouen est l’origine de l’arme de même nature conservée aujourd’hui avec soin par les Charaï (voyez la page 108). La grande extension attribuée au royaume de Tchen-tching ou de Lin-y à la fin de la dynastie des Han, c’est-à-dire au moment même des conquêtes des rois du Fou-nan, Fan se-man et Fan-siun, me ferait soupçonner quelque confusion entre le Fou-nan et le Lin-y, réunis sans doute à ce moment (dernière moitié du troisième siècle) sous la même domination. Ce qui me confirmerait dans cette opinion, c’est que le Hay koue thou tchi (loc. cit., historiens des Tsi) dit, comme on le verra plus loin, à propos des plaintes que le roi du Fou nan adressa à l’empereur de Chine, au cinquième siècle, contre le roi du Lin-y, que celui-ci avait été jadis un serviteur du roi du Fou-nan. Il en résulterait que Fan-ouen n’aurait fait que reconquérir l’indépendance du Lin-y, à la mort du neveu du roi conquérant dont parle le Ta thsing y thoung tchi et qui doit être un neveu de Fan-siun.

    C’est à la conquête du Lin-y par le Fou-nan, au troisième siècle, que semble se rapporter l’incident suivant, raconté par le Pien y tien (k. 97) : « D’après le Chouy kin tchou tchou tchi, l’armée du Fou-nan alla attaquer une ville du royaume du Lin-y, située à l’est d’un grand lac. À 6 li des murailles de cette ville, l’eau se dirigeait vers l’ouest avec une grande rapidité, et semblait remonter vers sa source. La hauteur du fleuve augmentait par jour de 6 à 7 pieds et s’était élevée déjà de 16 ou de 17. Au bout de 7 jours cette eau diminua de volume, et la crue quotidienne ne fut plus que de 1 ou 2 pieds. C’est pour cela que ce lac a pris le nom d’eau de l’éléphant. » Il est impossible de ne pas reconnaître ici le phénomène de l’ascension des eaux dans le bras du grand lac, et de l’augmentation périodique du niveau de celui-ci. Ce récit placerait par suite la ville assiégée dans l’espace compris entre Pnom Penh et l’entrée du lac, et ferait supposer qu’à ce moment le Lin-y possédait le delta du fleuve.

  55. Pien y tien, k. 97, fo 8.
  56. L’expédition que nous avons racontée plus haut contre le Lin-y n’avait pas mis fin aux incursions des habitants de ce dernier royaume dans le Kiao-tchi et le Ji-nan. Les annales annamites mentionnent, en 399, une invasion du Nhat-nam (Ji-nan) Cu’u-chan et Giao (Kiao-tchi) par le roi de Lam-ap, du nom de Phan-hodat. En 413, ce prince fut vaincu et mis à mort par Hue-do, gouverneur annamite du Kiao-tchi. En 431, le successeur de Phan-ho-dat, nommé Phan-dzeuong-mai, attaqua le u’u-chan et eut l’audace d’envoyer l’année suivante une ambassade à l’empereur Ouen-ti pour lui demander la préfecture de Giao. En 436, le gouverneur chinois de Giao, nommé Hoa-chi, reçut l’ordre de punir Phan-dzeuong-mai et entra dans ses états à la tête d’une armée. Phan-dzeuong-mai offrit de restituer le butin fait dans le Nhat-nam, en payant 10,000 livres d’or pur et 100,000 livres d’argent ; mais l’événement ayant prouvé que cette offre n’était pas sincère, Hoa-chi s’empara de la citadelle de Khu-lat, où commandait Phu-long, le principal chef de Lam-ap, après avoir battu une armée de secours commandée par Pham-con-sha-dat. Enfin Phan-dzeuong-mai lui-même fut complètement défait « sur la rive des Éléphants. » Je pense qu’il faut reconnaître ici le Song Gianh, qui sépare aujourd’hui le Tong-king de la Cochinchine proprement dite.

    Le savant traducteur des annales annamites, le P. Legrand de la Liraye, fait remarquer avec raison que tous les noms des rois ou des généraux de Lam-ap ne sont ni annamites, ni chinois. (Consultez Notes historiques, etc., p. 52-53.)

  57. Hay koue thou tchi, k. 8, fo 7.
  58. Les nombreux points de contact du bouddhisme et de la doctrine de Lao-tse ont pu produire une confusion dans l’esprit de l’écrivain chinois. L’origine hindoue du moine rend vraisemblable que nous avons affaire ici à un bouddhiste.
  59. La ville de Canton portait ce nom sous la dynastie des Ou (222-278) et l’a gardé jusqu’aux Soui (580), époque où elle a pris le nom de Pan-tcheou. (Voy. Biot, Dictionnaire, etc., p. 87.)
  60. C’est à peu près à la même époque, sous le règne du roi Mougallana (495-515), qu’une relique de même nature fut apportée de l’Inde à Anouradhapoura, capitale de Ceylan (Turnour, An epitome of history of Ceylan, p. 29.)
  61. Voy. Turnour, op. cit., introduction, p. LIV ; Hardy, Eastern Monachism, p. 167.
  62. Batavian Transactions, t. XXVI, Mémoire sur les inscriptions de Java et de Sumatra.
  63. A history of ancien sanskrit literature. London, 1859, p. 56.
  64. Je ne me dissimule pas le peu de valeur de toutes ces hypothèses. La traduction du livre de Prea-Ket Méléa et le déchiffrement complet des inscriptions cambodgiennes, pourront seuls jeter quelque lumière sur toutes ces contradictions. On voit que je ne donne pas ici de place à l’opinion de M. Fergusson, qui fait d’Angcor Wat un temple entièrement consacré au culte du serpent. Cette opinion, que j’avais d’abord adoptée, me paraît aujourd’hui, devant les témoignages écrits des Cambodgiens eux-mêmes, devoir être abandonnée. Je ferai remarquer d’ailleurs que si le dragon à tête multiple joue un grand rôle dans l’édifice, si on le trouve répété à chaque corniche, à chaque fronton, sur les chaussées, au faîte des toitures, ce n’est partout qu’un simple motif décoratif, dont les constructeurs ont tiré un parti admirable, qui est sans doute le souvenir d’un culte disparu, mais qui, nulle part, ne semble désigné à l’adoration des fidèles. Dans les sculptures de l’intérieur de l’édifice, ne figurent en aucun endroit le roi et le peuple des Nagas qui, dans le monument d’Amravati, jouent un si grand rôle et tiennent une place presque égale à celle de Bouddha. Enfin, les pièces d’eau si multipliées au Cambodge, qui paraissent à M. Fergusson procéder de la même idée religieuse, ne sont qu’une nécessité locale, signalée comme on l’a vu par les écrivains chinois, quand ils disent que plusieurs familles se réunissent pour creuser une mare, afin d’assurer leur provision d’eau pendant la saison sèche (Cf. Fergusson, Tree and serpent’s Worship, p. 46, et Description of the Amravati tope J. R. A. S., 1866, p. 156). Quand l’éminent indianiste que je cite a émis l’opinion que je contredis, il n’avait qu’une connaissance imparfaite des monuments khmers. Les descriptions et les planches de cet ouvrage lui permettront peut-être, dans la nouvelle édition qu’il prépare de son livre : Tree and serpent’s Worship, de faire des rapprochements que m’interdit mon ignorance en architecture hindoue, et d’arriver à des conclusions plus satisfaisantes que les miennes.
  65. Consultez Yuen kien louy han, k. 234, fo 5 ; Hay koue thou tchi, k. 8, fo 14 ; Ta thsing y thoung tchi, k. 440 ; enfin la Description du Cambodge tirée du Pien y tien par Rémusat, p. 11 et suivantes. Il y a çà et là quelques variantes du sens adopté par ce dernier auteur.
  66. Cette distance est donnée par les historiens des Souy et des Thang. À cette époque, la cour de Chine résidait à Si-ngan fou dans le Chen-si. Les historiens des Thang, cités par le Hay koue thou tchi, placent à l’ouest du Tchin-la la mer Piao nan-pin.
  67. Il y a là évidemment une erreur de chiffres. C’est six jours qu’il faut lire, et non soixante.
  68. Les historiens des Song, postérieurs aux précédents, placent à l’ouest le royaume de Po-kai, au sud Kia lo-hi, à l’est la mer, au nord Tchen-tching (Lin-y). Hoan-tcheou est le pays désigné dans les annales annamites sous le nom de Xu-nghe. Il correspond à la province actuelle de Bo-chinh qui sépare le Tong-king de la Cochinchine proprement dite.
  69. Le choléra est endémique en Cochinchine et au Cambodge et se fait sentir aux mois d’avril et mai.
  70. Le Tchin-la est appelé quelquefois Ki-miei, qui peut venir, comme le pense Bastian, de Kamoi, nom donné aux premiers habitants du sol par les Cambodgiens modernes et qui aujourd’hui signifie « démon, mauvais esprit », dans presque tous les dialectes des tribus sauvages du Cambodge.
  71. C’est le royaume dans lequel M. d’Hervey a cru reconnaître le Cambodge. Voy. p. 102, note 1.
  72. Rémusat a traduit ces mots par « peuplier ». Je préfère laisser le mot chinois. On reconnaît ici l’usage auquel il est fait allusion dans la légende de Prea Thong et l’on en peut conclure une preuve nouvelle de l’identité du Fou-nan et du Tchin-la.
  73. Rémusat a commis ici une méprise évidente en traduisant : « Quand le roi vient à mourir, la reine, sa femme légitime, ne lui succède pas (op. cit., p. 14). » La règle constante qui prévaut encore aujourd’hui au Cambodge, à Siam et au Laos, est l’exclusion du pouvoir de tout enfant né d’une concubine. C’est à cet usage que fait allusion le texte chinois.
  74. Quelques auteurs ont vu dans ces deux syllabes la transcription du mot Kshatrya, qui signifie guerrier, afin de rattacher la dynastie cambodgienne aux Kambojas du nord-ouest de l’Inde qui étaient, comme on l’a vu, des guerriers déchus de leur caste.
  75. Bowring, dans les extraits d’auteurs chinois qu’il a donnés d’après Wade, assimile Siam au Fou-nan, dont le nom se serait changé plus tard en celui de Tchi-thou « terre rouge » qui est bien un des anciens noms de Siam. Je n’ai pas eu à ma disposition les ouvrages chinois traduits par Wade ; mais dans le Pien y tien, les noms de Tchi-thou et de Fou-nan, se trouvent cités dans la même notice comme deux pays différents. Cette identification se heurterait d’ailleurs, comme je l’ai déjà fait remarquer, à ce fait, admis même à Siam, de l’antériorité politique et religieuse du Cambodge. L’éditeur chinois de l’Hay koue thou tchi assimile également le Fou-nan à Siam (k. 8, fo 6) ; mais j’attache moins d’importance aux identifications de la science moderne chinoise qu’à celles des auteurs européens.
  76. Il m’a été impossible de découvrir la moindre analogie entre ces transcriptions chinoises de mots indigènes et les titres usités aujourd’hui au Cambodge.
  77. Il est dit ailleurs : pendant les années Kai-yuen (713-742). C’est sans doute par inadvertance que Rémusat donne pour cette période la date 627-649.
  78. Les annales annamites nous apprennent que cette capitale dont elles prononcent le nom : Ba-la-de hu’u, était située à l’emplacement actuel de Bien-hoa (Cf. P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 79-83). Angcor demeurait donc la capitale du Tchin-la de terre ou Ouen-tan, que Bastian identifie à tort avec Vien Chan.
  79. Traduction Schiefner (loc. cit.).
  80. Rémusat traduit ce passage : « On honora cet ambassadeur du titre de Ko-i-tou-wei (protecteur vraiment patient). » Je ne donne que sous réserves la traduction de mon lettré.
  81. Gaubil, Histoire abrégée de l’astronomie chinoise, p. 75-76 du tome II des Observations mathématiques, astronomiques, etc., tirées des anciens livres chinois, par le P. Souciet. Paris, 1729.
  82. P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 66. Le Lin-y n’avait pas attendu cette époque pour renouveler ses attaques contre le Kiao-tchi. Après la défaite du roi Chan-dzeuong-mai (voy. ci-dessus note 2, p. 119), ce pays resta plus d’un siècle sans rien entreprendre contre ses voisins ; mais, en 543, il porta de nouveau la guerre dans le Ji-nan et fut repoussé par le roi annamite Ly, qui venait de secouer le joug de la Chine. En 605, les Souy, ayant rétabli leur autorité sur les pays du midi, convoitèrent les immenses richesses du Lin-y, et y envoyèrent une flotte et une armée sous les ordres du général Lu’ou-phuong. Celui-ci vainquit le roi Phan-chi et s’empara de sa capitale où se trouvaient 18 statues en or massif représentant les 18 rois ses prédécesseurs. Mais un grand nombre de soldats chinois, et Lu’ou-phuong lui-même, moururent de maladie à la suite de cette expédition.
  83. Bastian traduit ce passage en disant (op. cit., t. I, p. 465) que Pho-mi offrit volontairement le tribut au roi de la partie sud, nommé Titsung, et reçut en échange le titre de second roi, de telle sorte que le Tchin-la d’eau et le Tchin-la de terre furent réunis en 780. Le savant auteur allemand ne cite pas l’ouvrage chinois où il a trouvé cette indication, et, trois pages après, il rapporte sans commentaires le passage de Rémusat qui la contredit.
  84. La date de cet événement n’est point indiquée ; mais, d’après le contexte de Ta thsing y thoung tchi, c’est bien avant la dynastie des Song, qui commença à régner en 960, qu’eut lieu la réunion des deux royaumes.

    Le Lin-y avait réussi, à la fin du huitième siècle, à s’emparer du pays d’Hoan-tcheou ; mais en 808, disent les annales annamites, Truong-chau, gouverneur chinois des contrées du midi, marcha contre le roi de ce pays, le vainquit, fit couper la tête à 30,000 hommes des deux préfectures de Hoan et de Ai, et prit vivants 59 princes de la famille royale. (P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 68.) Le savant traducteur a confondu dans ce passage et dans quelques autres les Siamois avec les habitants du Lin-y, sans doute à cause de la ressemblance de l’appellation annamite vulgaire de ces deux peuples, Xiem et Chiem.

  85. P. Legrand de la Liraye, loc. cit. ; Gaubil, Abrégé de l’histoire de la grande dynastie Tang, t. XVI des Mémoires concernant les Chinois, p. 239. Les Annamites prononcent Vuong-thuc le nom d’Ouang-chi. Le P. Legrand donne 837 pour la date de son gouvernement. J’ai adopté la date de Gaubil.
  86. Voy. son mémoire inséré dans La Loubère, Du royaume de Siam. Paris, 1691, t. II, p. 151. Cf. Souciet, op. cit., t. I, p. 26, t. II, p. 12.
  87. Voy. le détail de ces légendes dans Pallegoix, op. cit., t. II, p. 61, et Bastian, op. cit., t. I, p. 298, 439-442.
  88. Voy. le détail de ces légendes dans Pallegoix, op. cit., etc., t. II, p. 70 ; Bastian, op. cit., t. I, p. 314.
  89. Phnhea Krek et Phra Ruang ont été souvent confondus ensemble par les premiers écrivains qui se sont occupés des traditions siamoises, notamment par Low (Transactions of the Roy. As. Soc, t. III, p. 59). Cf. Lassen, Inditsche Alterthunskunde, t. IV, p. 414 et suiv.
  90. Les prairies d’or (trad. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille), t. I, p. 170-175. M. Yule est, à ma connaissance, le premier commentateur qui ait fait le rapprochement du nom de Comar avec celui de Khmer (Voy., entre autres citations, Cathay and the way thither, p. 519). Le pays de Senf étant reconnu, il était difficile cependant de ne pas identifier avec le pays de Khmer l’île de Comar, placée par Edrisi à trois milles de Senf (traduction Jaubert, t. 1, p. 83). Maury qui, avec un sens géographique remarquable, a su rétablir l’itinéraire des marchands arabes si fort dénaturé par les identifications de Reinaud, ignorait sans doute cette appellation indigène du Cambodge ; sans cela, il n’eût point déclaré que Comar était un pays imaginaire (Bulletin de la Société de géographie, t. V, 1846, p. 231). Il est vrai qu’un peu plus loin il l’assimile à Siam. Le bois d’aloès dont il est si souvent question dans les relations anciennes et que les auteurs arabes nomment Senfi, du nom du pays de Senf, est un des produits du Cambodge où il porte le nom de Kalampeak, mot dont les premiers navigateurs européens ont fait Calambac.
  91. S. Raffles, The History of Java, t. II, p. 90 et suiv. Panji a, dit-on, introduit le kris dans l’archipel d’Asie, et toutes les contrées où cette arme a été en usage auraient reconnu sa suprématie. Le mot kris s’est introduit dans la langue cambodgienne sous la forme kras, ce qui semblerait indiquer que les Khmers ont connu et employé jadis ce singulier poignard. C’est sans doute de cette époque (ixe et xe siècles) que datent les souvenirs conservés au Cambodge de relations fréquentes avec les îles de Java et de Sumatra. Des ouvriers seraient venus de Java travailler aux monuments cambodgiens. Il semble que ce soit là l’une des causes de la décadence de l’ancienne architecture khmer et du caractère nouveau qui se révèle dans la forme de la pyramide de Pnom Penh, la restauration de la tour centrale de Pnom Bachey et quelques monuments de Battambang. Je crois retrouver dans le temple javanais de Mundot des ressemblances notables avec certaines constructions khmers de la décadence. Au point de vue religieux et politique, les relations de Java avec l’Indo-Chine ont dû exercer une influence que le manque d’espace et surtout mon peu de compétence m’empêchent d’étudier ici. Je me contenterai d’indiquer les auteurs qui ont, de près ou de loin, abordé quelques parties de cette étude : Baslian, op. cit., t. I, p. 459 ; Yule, J. A. S. B., 1861, p. 1-15. Les conclusions de cet article intitulé : Ancient Javenese remains me paraissent poser d’une façon très-nette l’un des problèmes à résoudre. Voyez aussi J. R. A. S., novembre 1869, Some account of the Senbyu pagoda.
  92. Massoudi, op. cit., t. I, p. 341-3. Reinaud, introduction de la Géographie d’Aboulféda, p. cdxvi.
  93. Il faut tenir compte, pour l’appréciation de la couleur de ces peuples, de la nationalité de l’écrivain ; l’Arabe au teint foncé doit trouver blanc ce que le Chinois au teint pâle décrira comme brun.
  94. Les Annamites avaient profité des troubles qui marquèrent la fin de la dynastie des Thang pour reconquérir leur indépendance ; mais les chefs indigènes qui remplacèrent les gouverneurs chinois se firent longtemps la guerre entre eux, et le royaume de Lin-y ou de Tchen-tching paraît avoir profité souvent de ces discordes intérieures pour envahir le Tong-king ; en 979, le roi de ce pays, nommé Ba-mi-thue-du’ong-bo-an-tra-loi, fit prendre la mer à plus de mille galères de guerre et les dirigea sur les deux embouchures de Dai-a et Thieu-khang pour aller attaquer la ville de Hoa-lú, capitale de l’An-nam ; un coup de vent dispersa sa flotte et noya ceux qui la montaient. En 981, le successeur du roi Ba-mi, nommé Xa-loi-da-ban-viet-hoan, ayant retenu prisonniers les ambassadeurs annamites, fut attaqué et vaincu par le roi annamite Le-bang. Il dut abandonner sa capitale qui fut détruite et rasée, et il laissa aux mains du vainqueur des trésors immenses, un bonze indien et cent de ses femmes. C’est évidemment cet événement auquel fait allusion le moine chrétien de Nadjran, qui fut envoyé en mission en Chine vers l’an 980, quand il dit que le roi de Loukyn venait à ce moment d’envahir le royaume de Senf et d’en prendre possession (Reinaud, Géographie d’Aboulféda, introduction, p. cdxvi). La coïncidence des dates est très-remarquable et ne saurait, il me semble, laisser de doute que le pays de Loukyn des auteurs arabes ne soit le Tong-king.

    Quarante années s’écoulèrent avant que le royaume de Tchen-tching pût entreprendre de nouveau quelque chose contre ses voisins annamites. En 1020, l’armée de Tchen-tching vint attaquer le Bo-chinh, province qui sépare aujourd’hui la Cochinchine du Tong-king ; elle fut repoussée, et le roi annamite Ly-cong-uan établit le poste militaire de Phan-trai comme limite des deux royaumes ; quelques années après, le roi de Tchen-tching réussit à semparer de Phan-trai. En 1042, une nouvelle guerre est mentionnée entre l’An-nam et le Tchen-tching (Voy. P. Legrand de la Liraye, loc. cit., p. 75-80).

  95. Cf. Burney, J.A.S.B., t. IV, p. 404 ; Bastian, op. cit., t. I, p. 520 et 537. Un récit laotien, recueilli par M. de Lagrée, confirme ce que l’on sait déjà du zèle d’Anauratha pour la restauration du bouddhisme et lui attribue l’établissement de la petite ère ou Cholla Socrach. D’après ce récit, Anauratha aurait envoyé à Ceylan deux bâtiments chargés de présents magnifiques pour demander une copie des livres sacrés et la célèbre statue de Bouddha, appelée Pha Keo, qui était l’œuvre d’Indra. Pendant le voyage de retour de ces deux bâtiments, une tempête s’éleva et les jeta sur la côte du royaume d’Enthapat. Anauratha se rendit alors au Cambodge sur un cheval ailé et, se donnant comme un simple envoyé du roi des Mans (nom que les Laotiens donnent aux Birmans), il réclama les livres et la statue. Il n’obtint que les livres. Cette version semble infirmée par l’histoire singalaise et par l’histoire birmane. Ce fut au Pégou et non à Ceylan qu’Anauratha s’adressa pour obtenir des prêtres et des livres bouddhistes. Voy. Mason, op. cit., p. 44.
  96. Je vais citer les passages mêmes des livres singalais qui mentionnent cette ambassade : « Le roi Mahaloo Wijayaba, voyant qu’il n’y avait pas cinq prêtres s’acquittant des devoirs de la religion dans toute l’île, envoya cent mille pierres précieuses à son ami Anouradha, roi étranger, pour en obtenir vingt prêtres… (Mahavansi, ch. LX, trad. Upham, t. I, p. 253)… Il n’y avait pas cinq bons teroonancees… le roi appelé Wijaya Bahu Maha rajah envoya des présents splendides en perles et en diamants au roi de la contrée nommée Aramana, pour lui demander que vingt-neuf teroonancees instruits fussent envoyés à Ceylan avec leurs livres. » (Raja Ratnacari, trad. Upham, t. II, p. 85-86.) Le Rajavali (même ouvrage, t. II, p. 252) répète la même chose et porte à vingt le nombre des prêtres envoyés.
  97. Voy. An epitome of the history of Ceylan, p. 39 et 41.
  98. The sacred and historical Books of Ceylan, t. I, Mahavansi, ch. LX, p. 253.
  99. Ceylon, t. I, p. 406, note I.
  100. Je cite comme précédemment les passages mêmes des livres singalais : « Le roi Parackrama Bahoo envoya, la 16e année de son règne, plusieurs expéditions sur le continent… cinq navires se dirigèrent vers Aramana, et jetèrent l’ancre à Koosuma. Les Singalais battirent les ennemis, dont le roi fut tué pendant le combat. Le (commandant en chef des forces du roi Parackrama Bahoo fit le tour de la capitale ennemie, monté sur un éléphant, et proclama que ladite cité était la conquête des troupes du roi de Lanka, et que ses habitants devaient le reconnaître pour leur souverain (Mahavansi, ch. LXXV, trad. Upham, t. I, p. 292-93)… Le roi Sree Parackrama Bahu maha loo maha rajah, irrité de ce que les rois infidèles voulaient abolir la religion de Bouddha…, composa une armée de 125,000 géants qu’il envoya au dehors. Ils firent captifs les rois des contrées appelées Solee Rata et Pawndia Rata ; de là ils s’avancèrent en soumettant tout devant eux jusqu’à la contrée appelée Aramana. Tous ces pays se reconnurent tributaires. » (Rojaratnacari, trad. Upham, t. II, p. 87.) Le Rajavali (même vol., p. 253) reproduit exactement les mêmes détails.
  101. Cf. Mason, op. cit., p. 45 ; Yule, Narrative of a mission to the court of Ava, p. 47-48 (note) et 206.
  102. Schiefner, Geschichte des Buddhismus, etc., p. 255 et 263.
  103. C’est le roi que Crawfurd appelle Alaun-chany-su et qu’il fait monter sur le trône en 1081 Cf. Mason, op. cit., p. 45. C’est sans doute par inadvertance que Bastian attribue cette expédition au roi Anauratha, antérieur de trois règnes à Aloung-tsi-thou (Die Voelker, etc. I, p. 191).
  104. Hay koue thou tchi, k. 8. Historiens des Song et des Ming ; Ta thsing y thoung tchi, k. 440, article Tchin-la. Rémusat, op. cit., p. 22-23, Yuen liien louy han, k. 234.
  105. Voy. les citations du Sou houng kian lou et du Li tai ki sse nien piao faites par Pauthier, dans son édition de Marco Polo (p. 552-554, notes). On y trouvera le résumé de l’histoire de Tchen-tching, de 1278 à 1333. Lisez aussi les quelques curieux détails donnés par le grand voyageur vénitien sur ce même pays qu’il visita vers 1284 (liv. III, chap. V de sa relation).
  106. Rémusat, op. cit., p. 46.
  107. Il serait assez curieux de rechercher l’origine de cette abominable coutume qui n’existe plus qu’à l’état de souvenir légendaire. Le preneur de fiel est le croquemitaine des campagnes cambodgiennes. Voy. Bouillevaux, Voyage dans l’Indo-Chine, p. 241.
  108. Je ne crois pas douteux que ce soit l’ère de Salivahana qui est employée dans cette inscription dont le docteur Bastian a donné une traduction complète dans le tome XXXIV, 1re part., p.27 et suiv., du Journal de la Société asiatique du Bengale. C’était là l’opinion du feu roi de Siam (Bowring, op. cit., t. I, p. 278). L’emploi du
  109. Voy. Chinese repository, t. XX, p. 343, le récit des origines siamoises d’après le feu roi de Siam. Il y a peut-être ici une confusion entre Lophaboury et Ayuthia. La première de ces deux villes est sans doute l’ancienne ville de Lavo ou Lovec que mentionnent les chroniques siamoises.
  110. Les Bakou forment au Cambodge une corporation particulière, à laquelle est confiée aujourd’hui encore la garde de l’épée royale. Ils se disent de la race des brahmanes, dont ils ont conservé quelques usages. Ils portent les cheveux longs et sont exempts d’impôts et de corvée. Leur nom paraît dérivé de Bagoh, appellation vulgaire d’Hangsavadi, l’ancienne capitale du Pégou. J’ai déjà signalé les relations nombreuses qui ont existé entre ce pays et le Cambodge. L’épée royale conservée au Cambodge porte, assez finement gravés, plusieurs sujets tous brahmaniques. Voyez, sur les Bakou, Janneau, op. cit., p. 63, et Bastian, op. cit., t. I, p. 455.
  111. Voy. les traditions rapportées par Baslian au sujet du Tsiampa, t. 1, p. 512 de son ouvrage Die Voelker, etc.
  112. J’ai publié la traduction commentée de ces chroniques dans les numéros du Journal asiatique d’octobre-novembre-décembre 1871 et mai 1872, et je n’en donnerai ici qu’un aperçu rapide.
  113. Cf. Pallegoix, Description, etc., t. II, p. 75 ; Chinese repository, t. XX, p. 345-346.
  114. Crawfurd, History of the Indian archipelago, t. II, p. 484.
  115. St. Raffles, The history of Java. t. II, p. 113.
  116. Cf. Dulaurier, J. A., mars 1847, p. 230 et suiv. ; Yule, Cathay and the way thither, p. 518 ; Maury, loc. cit., p. 230. La citation de Komara parmi les contrées qui dépendent de Moul Java semble coïncider avec la conquête du Cambodge par Phaya Uthong. Voyez aussi, dans une note sur l’histoire des rois de Pasey (Dulaurier, J. A., mars 1847, p. 257), le récit de la guerre soutenue par eux contre les Siamois.
  117. C’était le fils de Phra Rama Thibodi. Après avoir régné un an (1370-71), il avait abdiqué en faveur de Phra Borommaraxa. Il était remonté sur le trône en 1382 en assassinant le fils de celui-ci.
  118. Un examen plus attentif des chroniques siamoise et cambodgienne m’a amené à rectifier le récit que j’avais donné dans le Journal asiatique de cette période de l’histoire cambodgienne. Cf. Chinese repository, t. V, p. 59.
  119. Rémusat attribue les perquisitions ordonnées à ce moment par l’empereur de Chine, aux précautions qu’il était obligé de prendre contre les partisans de la dynastie mongole qu’il venait de renverser.
  120. Voy. Rémusat, op. cit., p. 28-34. Ta thsing y thoung tchi, k. 440, article Tchin-la.
  121. Le récit laotien que j’ai déjà cité (Voy. ci-dessus, p. 134, note 1) dit que quelque temps après la guerre entre le Cambodge et la Birmanie, un roi cambodgien, nommé Senarat, ayant commis de grands crimes, Phhnea Nakh produisit une inondation dans laquelle périrent un grand nombre d’habitants. Ne serait-ce point un accident de cette nature qui aurait contribué à faire déserter la ville d’Angcor ?
  122. Voy. Bastian, op. cit., t. V, p. 418-19.
  123. Chinese repository, t. V, p. 107-8, t. VI, p. 269-70.
  124. Ce religieux s’étend longuement pour justifier son court séjour dans ce royaume, qu’il dit tributaire du roi de Siam, sur les causes qui empêchent la conversion des Cambodgiens. Un siècle plus tard, le P. Chevreuil constate au Cambodge les mêmes difficultés et la même ferveur bouddhique. Cf. Tractado da China (sans pagination), Evora 1569, cap. I, et Relation des missions des évêques français. Paris, 1674, p. 142.
  125. Reach sema ou Nocor Reach sema est indiqué sur la carte de la Loubère sous le nom de Corazema, devenu aujourd’hui par abréviation Korat. Cf. Chinese repository, t. VI, p. 324.
  126. Probablement sur les frontières du Laos, à Stung Treng, où se trouvait une résidence royale et où Wusthof mentionne le séjour vers la fin du xvie siècle d’un roi cambodgien. Cf. le Chinese repository, t. VI, p. 326 et 396 ; Janneau, Manuel pratique de la langue cambodgienne, 2e partie, p. 85, et Fr. Garnier, Chronique royale du Cambodge J. A., 1871, p. 354-355.
  127. Toutes ces désignations de princes ou de princesses sont des titres ou des qualifications honorifiques et non des noms propres. Leur répétition incessante rend l’histoire cambodgienne aussi fatigante que confuse.
  128. Chinese repository, t. VII, p. 543 ; J. A., 1871, p. 360-361.
  129. Voy. Wusthof, Vremde reyde inde coningricken Cambodia ende Louwen. Harlem, 1669, p. 16-17, ou la traduction que j’en ai publiée dans le Bulletin de la Société de géographie, sept.-oct. 1871, p. 252 et 256.
  130. Voyages célèbres et remarquables, etc. Amsterdam, 1727, p. 331.
  131. Ces titres, que l’on traduit ordinairement par les mots de second roi et de troisième roi, sont donnés aux premiers princes de la famille royale et n’impliquent aucune autorité. Ils sont remplacés aujourd’hui par ceux d’Obbarach et de Prea keo fea. L’obbarach (Upa raja en Birmanie) est l’analogue du Youva-Raja ou prince héritier dans l’Inde.
  132. Titres de deux mandarins du premier rang. Le premier est une sorte de ministre de la marine, le second est chargé des éléphants et des transports par terre.
  133. Mandarin de second rang, le premier des juges royaux.
  134. On raconte de ce célèbre Siamois des traits d’énergie extraordinaires. Au moment de la guerre de 1845, des poudres qui avaient été placées sous la cage de l’éléphant qu’il montait s’enflammèrent, et le couvrirent de brûlures. Le roi de Siam, informé de cet accident, lui envoya ses médecins et lui fit dire de revenir à Bankok. Mais le Bodin consentit seulement à interrompre sa marche pendant trois jours ; il se remit ensuite en route malgré d’atroces souffrances et voyagea jour et nuit pour réparer le temps perdu.
  135. Il est intéressant de rapporter ici la pièce qui fut présentée au couronnement par l’envoyé siamois ; on y remarquera la hâte avec laquelle s’y produit la revendication de Battambang et d’Angcor :

    « …Autrefois le Cambodge était indépendant et gouverné par la famille de ses rois. Depuis cinq ou six cents ans, ce royaume a été fréquemment troublé par les dissensions et les guerres. Enfin, il a demandé secours à Siam qui est venu rétablir la paix. On a élevé sur le trône le roi Ang Eng, qui, en reconnaissance, a donné à Siam les provinces de Battambang et d’Angcor. Depuis ce temps, ces deux provinces n’appartiennent plus au Cambodge ; elles sont gouvernées par Siam, ainsi que le Laos jusqu’au grand fleuve. »

    « Plus tard le roi Ang Chan, fils aîné du précédent, a été élevé sur le trône, et il y eut dissensions et luttes entre ce roi et ses frères. Ceux-ci vinrent demander l’appui de Siam. Ang Chan s’enfuit chez les Annamites et demanda à leur roi le nom et le cachet. Il paya tribut aux Annamites et à Siam et gouverna comme son père. »

    « Sous le roi de Siam Nang Clao, les Annamites voulurent emmener dans leur pays les mandarins et le peuple cambodgien. Il y eut de grandes guerres, et le Cambodge demanda l’appui des Siamois. Le peuple et les mandarins demandaient Ang Duong, autre fils de Ang Eng, qui s’était réfugié à Siam. Le roi de Siam envoya Ang Duong et donna des soldats pour combattre les Annamites. Ang Duong n’était pas encore

    ronné. Les Annamites affaiblis rendirent les provinces du Cambodge. De leur côté, les Cambodgiens rendirent

    ce qu’ils avaient pris et la paix fut établie. Le roi d’Annam exigea un tribut triennal. »

    « Le roi de Siam, Nang Clao, établit Ang Duong à Oudong et envoya un mandarin pour le couronner roi du Cambodge. Ang Duong lui envoya un tribut annuel et aussi des indemnités pour les services rendus. »

    « Ang Duong envoya un ambassadeur à la cour de Hué pour porter le tribut, et le roi de Hué lui donna un titre et un cachet. »

    « Ang Duong envoya à Bankok son fils Chea Vodey, pour y apprendre le gouvernement des peuples. Il envoya ensuite son second et son troisième fils. Il demanda, pour Chea Vodey, le titre d’Obbarach, et pour son second fils celui de Prea keo fea, et il voulut les avoir au Cambodge. Il fut fait comme il le demandait. »

    « Ang Duong étant mort, le roi de Siam adressa une lettre à l’Obbarach, pour qu’il gouvernât le Cambodge. L’Obbarach n’a pas encore été couronné. Les autres provinces se sont révoltées contre Oudong. Les peuples étaient partagés et la guerre a eu lieu partout. L’Obbarach, ne pouvant vaincre seul, vint avec ses grands mandarins à Bankok et demanda des soldats au roi de Siam. Celui ci envoya Montrey Sorivong avec des soldats pour ramener Obbarach à Oudong et le rétablir dans son gouvernement. Il envoya aussi Chao Koun Darat et son frère au Cambodge pour apaiser la révolte.

    « Il y a neuf ans, l’empereur des Français a envoyé un ambassadeur à Siam pour faire un traité de commerce et de paix. Les Français ont voulu ensuite faire un traité avec les Annamites, et, sur le refus de ceux-ci, ils ont fait la guerre. Ils ont pris Saïgon et les provinces de l’ouest. Les Annamites ont accepté un traité. »

    « En raison du voisinage du Cambodge, l’amiral français a jugé qu’il y avait lieu de faire un traité avec ce pays pour les avantages du commerce. Il l’a demandé. L’Obbarach et ses mandarins, ainsi que le frère de Chao Koun Darat, ont résolu d’accepter le traité. L’amiral l’a envoyé à Paris, et l’Empereur l’a approuvé et signé. On a reçu à Siam une lettre du ministre de France dans laquelle il est dit que la France veut le bien du Cambodge et continuer à vivre en paix et amitié avec Siam. »

    « L’empereur des Français et le roi de Siam admettent que Ang Chan, l’oncle de l’Obbarach, et Ang Duong, son père, ont reçu la couronne du roi de Siam ; qu’ils ont reçu un titre du roi annamite et payé le tribut des deux côtés ; mais il n’y avait pas amitié entre les Annamites et Siam. »

    « Maintenant Siam et la France sont en paix. Les Français sont devenus maîtres du pays annamite et voisins du Cambodge qui ne paye plus le tribut à Hué. Le roi du Cambodge a demandé que Siam envoyât un mandarin d’un ordre élevé pour le couronner avec un mandarin français. L’empereur des Français et le roi de Siam, qui sont en ce moment en très-bonne amitié, font couronner le roi du Cambodge parce qu’ils sont voisins de ce royaume et désirent qu’il soit tranquille. Le Cambodge est placé entre deux grandes nations. Il est accoutumé à suivre les traditions de Siam. La France est en paix avec Siam. Rien ne peut donc la blesser en cette circonstance. »

    « Le roi de Siam a trouvé cela bien et a fait dire au roi du Cambodge qu’on le couronnerait ainsi qu’il avait été décidé avec l’envoyé français. Il a envoyé les insignes de la royauté, les mêmes que pour son père. Il a désigné à cet effet Montrey Sorivong, frère du Kralahom, qui est de sa propre famille. Ce mandarin a l’habitude des choses politiques. Il a été ambassadeur auprès de la reine Victoria, et, à son retour, il a eu l’honneur de voir l’Empereur. Il est aussi l’ami du roi, qu’il a conduit autrefois jusqu’à Oudong. C’est pour cela qu’il l’a envoyé pour apporter les insignes de la royauté et les présents d’usage… »

    « Le roi demande que les esprits célestes et celui qui, ayant tout pouvoir dans le ciel, a jusqu’à présent protégé Siam et le Cambodge, aide encore et conserve le Cambodge et protège son roi… »

    « Moi qui ai reçu les ordres du roi de Siam (suivent les titres), j’invite le roi Obbarach à recevoir la couronne et tous les insignes de la royauté. Et alors il sera roi du Cambodge pour gouverner les peuples suivant les coutumes et suivant les lois de la religion »