Voyage d’exploration en Indo-Chine/Essai historique sur le nord de l’Indo-Chine


CANAPÉ D’UNE PAGODE.


XX

ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. — ORIGINE COMMUNE DES ANNAMITES ET DES LAOTIENS. — ROYAUMES FONDÉS PAR LES TRIBUS PE-YOUE. — HISTOIRE DU ROYAUME DE NAN-TCHAO OU DU YUN-NAN. — ROYAUMES DE VIEN CHAN, XIENG MAI ET XIENG HONG. — SITUATION POLITIQUE ACTUELLE DE LA CONTRÉE.


Ce chapitre résume les renseignements historiques que j’ai pu réunir sur les populations du nord de l’Indo-Chine. Quelques-uns sont absolument nouveaux et proviennent, soit de recherches malheureusement trop hâtives et trop incomplètes, dans les sources chinoises, soit de chroniques laotiennes, écrites, en langue thai et en caractères latins, par M. de Lagrée, sous la dictée de son interprète. Je n’ai pu le plus souvent en saisir que le sens général. Une partie de ces récits reproduisent les manuscrits que possèdent les pagodes ; d’autres ont été faits de mémoire par les prêtres qui, chez les Thai comme chez toutes les nations bouddhistes, sont les dépositaires des traditions historiques. La destruction des livres, réitérée à chaque révolution ou à chaque guerre, a singulièrement diminué cet héritage entre leurs mains. Les légendes bouddhistes ont contribué à faire oublier aux Thai leurs véritables origines en substituant de bonne heure à leurs traditions particulières, des traditions et des souvenirs venus de l’Inde. Alors que chez leurs voisins et leurs parents, les Chinois et les Annamites, la recherche de la vérité historique et l’amour du passé sont poussés jusqu’à la passion, les Thai, devenus fervents sectateurs de Bouddha, se complaisent dans les exagérations ridicules, les récits merveilleux et sans valeur que leur ont apportés les missionnaires d’Açoka. Les vicissitudes d’un cheveu de Cakya-mouni tiennent plus de place dans leur imagination que l’histoire de leurs pères, et leur étonnement est grand que l’on songe à s’informer de choses que leurs vieillards n’ont point vues. Les chroniques modernes, qui ont la prétention de se substituer aujourd’hui aux anciennes chroniques disparues[1], sont loin de mériter une entière confiance. Je ne donnerai ici que les faits qui m’auront paru présenter un caractère sérieux d’authenticité ou les légendes consacrées par l’assentiment général.

La race thaï est une des dernières venues en Indo-Chine. Comme pour les Annamites, il ne faut pas remonter bien haut dans l’histoire pour la trouver établie beaucoup au nord du territoire qu’elle occupe aujourd’hui[2]. Les tribus détachées du tronc commun, telles que les Khamtis, les Pou ons, les Akoms, qui habitent les vallées supérieures de l’Iraouady et du Brahmapoutre ; les Pa-y, qui sont disséminés sur les frontières chinoises du Tong-king et les bords du Kin-cha kiang, semblent n’être que des flots retardataires des invasions d’émigrants qui se sont dirigés vers le sud, à plusieurs époques dont la dernière est à peine éloignée de nous de cinq ou six siècles. Les déductions ethnographiques et même philologiques[3], la comparaison attentive de l’histoire chinoise, des chroniques tong-kinoises et des quelques souvenirs que conservent encore les Thaï sur leur passé, conduisent à admettre qu’ils faisaient partie jadis des tribus appelées Pe-youe par les Chinois, Ba Viel par les Annamites, qui ont occupé jusqu’au commencement de notre ère toute la partie de la Chine située au sud du Yang-tse kiang.

Les livres annamites racontent que « après le déluge, l’empereur Nghien (Yao) ordonna à la famille Hi d’aller prendre le gouvernement du Nam-giao (Nan-kiao)[4]. Ce pays était au midi et comprenait les tribus Ba Viet dont Au Viet, Man Viet, Lac Viet[5] étaient les principales et qui formaient ensemble le Nam-viet (Nan-youe). Dès avant les Han, on appelait Nam-viet, les cinq montagnes de Ngu-linh (Ou-linh) qui sont Cao so’n, Hue so’n, Hoanh so’n, Thai so’n, Hon so’n. »

D’après les mêmes autorités[6], le premier roi des Ba Viet fut un nommé Loc-tuc, fils cadet d’un empereur de Chine et d’une fille Ba Viet que l’empereur avait rencontrée dans une excursion à la mer du midi. Loc-tuc prit en montant sur le trône le nom de Kinh-dreuong et fut le chef de la dynastie, connue dans les annales annamites sous le nom de Hong-ban. Elle aurait régné depuis les temps de Yu jusqu’au iiie siècle avant notre ère. Kinh-dreuong donna à son royaume le nom de Xich-qui[7]. Il eut de la fille du chef de Dong-dinh, appelée Than-long[8], un fils qui s’appela Lac-lung, « renard, dragon ». Celui-ci épousa Au-cu, fille de De-lai. Je laisse ici parler la chronique annamite. — « Au-cu accoucha de cent œufs qui produisirent chacun un garçon. Lac-lung dit alors à sa femme : Je suis de la race des dragons, et vous êtes de celle des immortels. L’eau et le feu se font la guerre et l’on ne peut les réunir. Il quitta ensuite sa femme et alla avec cinquante de ses fils vers la mer ; les cinquante autres restèrent avec Au-cu dans les montagnes. Les premiers prirent le nom de Thuy-tinh, « familles des eaux » ; les seconds, de So’n-tinh, « familles des montagnes »[9]. Hung, l’aîné de tous, fut roi. » — Il établit sa capitale à Phong-chan[10]. Son royaume, qu’il appela Van-lang, avait pour limites au nord le lac Dong-dinh, à l’est la mer, à l’ouest Ba-thuc ou le territoire actuel de Cao-bang, au sud le royaume de Ho-ton (?). Il était divisé en quinze préfectures. Le chef civil de chaque district était appelé Lac-han, le chef militaire, Lac-tu’o’ng, le juge Bo-chanh. Le fils du roi avait le titre de Quan-lang, sa fille, celui de Mi-nang. Ces derniers titres sont encore portés par les chefs et leurs filles dans les Muongs ou provinces laotiennes qui dépendent du Tong-king.

Les So’n-tinh paraissent avoir formé un royaume à part au sud-ouest du Tong-king, dans la région montagneuse qui avoisine le Nghe-an. Les Thuy-tinh choisirent Ba-thue ou Cao-bang pour leur capitale. Au bout de dix-huit générations, le roi de Van-long, nommé Ly-the, n’avait qu’une fille qui fut recherchée en mariage par le roi de Ba-thue et celui des So’n-tinh. Ce fut celui-ci qui l’emporta, et il en résulta une guerre acharnée entre les deux rivaux, guerre dans laquelle le roi de Ba-thue fut vaincu.

Un peu plus tard, un roi de Ba-thue, nommé Yen-dreuong, qui régna de 257 à 207 avant Jésus-Christ, fit la conquête du royaume de Van-long, le réunit à ses États et donna à son empire le nom d’Au-lac. Sa capitale était à Ou-tcheouf ou dans le Kiang-si. Il jeta sur les frontières du Viet-thuong (Youe-tchang) les fondements d’une forteresse qui avait dix mille pieds d’étendue. Elle s’appela Lao-thanh « parce qu’elle avait la forme de la coquille lao ». On la désigna aussi sous les noms de Tu’-long, « les quatre dragons », et de Con-hon, « le grand monticule », à cause de la hauteur prodigieuse de ses murailles.

Elle était destinée sans doute à préserver le royaume d’Au-lac des invasions des So’n-tinh.

L’empereur de Chine[11] fut jaloux de la puissance de Yen-dreuong et des richesses du pays des Youe. Il forma une armée « de tous les vagabonds, de tous les marchands, de tous les gens qui ne trouvaient pas à se marier », et en donna le commandement au général Do-thuy. Celui-ci fut tué après avoir remporté quelques succès. Il fut remplacé par les généraux Gin-ngao et Tchao-to[12]. Le premier succomba à une maladie. Le second résolut de profiter des guerres qui amenèrent la chute de la dynastie Thsin et l’avènement des Han pour se rendre indépendant dans le sud de l’empire. Il offrit la paix au roi Yen-dreuong, qui lui céda tous les territoires situés au nord du fleuve Thien-duc. Le fils de Tchao-to entra dans les gardes de Yen-dreuong et épousa sa fille Mi-chan. Peu de temps après, Tchao-to, fort du concours des deux époux, jeta le masque et détrôna Yen-dreuong qui s’enfuit à Canton (207 av. J.-C.)[13]. Tchao-to s’empara l’année suivante du Lin-y et de la région que les auteurs annamites désignent sous le nom de Tuong-quan, dans les montagnes du sud-ouest[14]. Il prit le titre de Ou-ouang, et rendit à ses états leur ancien nom de Nan-youe. En 197, il nomma deux chefs : « l’un, seigneur de Giao-chi ; l’autre, seigneur de Cu’u-chan, deux territoires qui étaient notre vrai An-nam[15] », disent les annales Tong-kinoises. En 185, il fit la guerre au roi de Tru’o’ng-sha, que soutenait l’impératrice Lin-heou. À la mort de celle-ci (179), Tchao-to fit une incursion dans la province chinoise du Hou-nan. L’empereur Hiao-ouen-té lui envoya le lettré Lou-kia, qui lui rappela que les tombeaux de ses pères reposaient sur la terre de Chine, et qui lui offrit la confirmation de ses titres, s’il consentait à se reconnaître vassal de l’empire. Tchao-to accepta et, à partir de ce moment, la paix régna sur les deux frontières.

Tchao-to mourut en 136, après un règne de 71 ans. Son petit-fils, Tchao-hou, lui succéda.

Le roi des Min-youe (Fo-kien) lui fit la guerre. Tchao-hou fut secouru par les Chinois qui avaient à se plaindre des excursions qu’avaient faites les Min-youe dans le Tche-kiang, deux ans auparavant. Malgré les remontrances du prince de Hoai-nam, l’empereur Hiao-wou-ti envoya une armée contre le roi des Min-youe ; celui-ci fut livré par son frère, mis à mort et son royaume réuni à l’empire chinois. L’adresse du prince de Hoai-nam à Hiao-wou-ti est reproduite en entier dans les annales annamites et l’on y trouve quelques indications intéressantes. « Les peuples de Youe, dit cette adresse, se rasent les cheveux et se tatouent le corps. Ils sont légers et changeants, faibles et peu industrieux. Le pays qu’ils habitent est plein de forêts impénétrables, remplies de serpents et de tigres ; les pluies continuelles et les chaleurs de l’été y engendrent des maladies mortelles. »

L’empereur Hiao-wou-ti, encouragé par ce premier succès, acheva, en 130, la conquête du pays du Ye-lang et de Ye-yu, comprenant le nord et l’est du Yun-nan, et la partie ouest de Kouy-tcheou. En 139, il s’était emparé des villes de Kouang-nan, Kouang-si, Yun-ne et Li-kiang. C’est de cette époque que date l’établissement de la province de Kien-ouei, dont les villes actuelles de Kia-ting et de Siu-tcheou fou formaient à peu près le centre ; de celle de Tsang-ko, qui comprenait le sud-est du Yun-nan et l’ouest du Kouy-tcheou, jusqu’à la ville de Lin-ngan au sud, et de Li-ping à l’ouest ; de celle d’Y-tcheou qui s’étendait de Ta-ly à Tchin-kiang.

Le royaume de Nan-youe ne tarda pas à succomber à son tour. En l’an 111-110 avant Jésus-Christ, quatre armées chinoises l’envahirent par quatre routes différentes. Les généraux Lou-pou-te et Yang-pou investirent la capitale et brûlèrent un des faubourgs ; le roi essaya de s’enfuir et fut pris. Tout le pays fut soumis et partagé en neuf districts. Ceux de Kiao-tchi, Kieou-tchin et Fi-nan furent laissés au gouvernement de leurs chefs annamites. Il est intéressant de citer les noms des six autres pour faire connaître la situation exacte du royaume de Nan-youe. Ce sont : Nan-haï (Nan-hai en annamite), qui est le département actuel de Canton ; Tsang-ou (Thu’o’ng-ngo), département de Ou-tcheou dans le Kouang-si ; Yo-lin (Uat-lam), département de Tsin-tcheou ; Ho-pou (Hap-pho), département de Lien-tcheou dans le Kouang-tong ; Tan-eul (Chan-nhai), département de Kiong-tcheou dans l’île d’Haï-nan ; et Tchu-yai (Thiem-nhi), département de Tan-tcheou dans la même île[16]. Ainsi finit le royaume fondé par Yen-dreuong. Les So’n-tinh paraissent à ce moment les seuls descendants de Kinh-dreuong qui conservèrent leur indépendance.

Là ne s’arrêtèrent pas les conquêtes de Hiao-wou-ti. L’angle sud-ouest de la province de Yun-nan était occupé par la principauté de Tien, qui s’étendait jusqu’à la ville de Nan-ning, presque sur les bords du lac de Yun-nan, et qui était tributaire elle-même d’un grand royaume appelé Ma-mo. Dans la même région, se trouvait le royaume de Lao-chin. Le général chinois Kon-tchang fit, en 108, la conquête de ces trois États. Le royaume de Tien conserva ses chefs naturels et prit le nom de province de Tcheou-kiun.

Il faut reconnaître, sans doute, dans le pays de Tien et dans celui de Lao-chin, des principautés laotiennes fondées par des émigrants appartenant aux tribus Pe-youe. Le royaume de Ma-mo est peut-être un empire d’origine tibétaine ; peut-être aussi faut-il y voir une création des races autochtones que nous retrouvons aujourd’hui disséminées à l’ouest du Cambodge, sous le nom de Kouys, de Mou-tse et de Khos. (Voy. ci-dessus, p. 376.)

La première année de notre ère, des députés du royaume de Youe-tchong, situé au sud du Kiao-tchi, vinrent apporter encore des faisans blancs à l’empereur de Chine[17].

En 39 (A. D.) deux sœurs annamites, nommées Trung-trac et Nhi, appelèrent à l’indépendance une partie des populations de l’ancien royaume de Nan-youe. À leur voix, le Kiao-tchi, le Fi-nan, le Ho-pou, le Kieou-tchin se soulevèrent, et Trung-trac se fit proclamer reine à Mi-ling. Ce fut le fameux général Ma-yuen qui dompta cette rébellion, un instant menaçante. Il fit élever, au sud du Kiao-tchi et aux confins de l’empire des Han, une colonne en bronze comme trophée de sa victoire. À partir de cette époque jusqu’à la chute des Thang, les Annamites, malgré quelques nouvelles tentatives de rébellion, furent gouvernés par la Chine[18] !

En 76, l’empereur Hiao-ming-ti ajouta aux frontières sud-ouest de l’empire le territoire de Yun-tchang, de Ta-ly, de Ho-kin et de Yao-tcheou[19].

À la fin de la dynastie des Han, l’empire chinois se fractionna en trois royaumes : la famille des Han ne conserva que les provinces du Cheu-si, du Se-tchouen et d’Y-tcheou. L’empereur Heou-tchou donna au prince Tchu-kouo-leang, que son père avait nommé régent de l’empire, le gouvernement de cette dernière province, dont Yun-nan était la capitale. Le gouverneur dépossédé, qui se nommait Yong-cai, appela à son aide le prince de Ou, qui régnait sur la partie méridionale de l’empire et dont la capitale était Nankin, et souleva la province de Tsang-ko. Tchu-kouo-leang vainquit Yong-cai et le fit mourir. Il eut à combattre en même temps une rébellion plus dangereuse encore, celle d’un chef, nommé Mong-ho, qui se mit à la tête des populations jadis soumises par Hiao-wou-ti. Il réussit à le faire prisonnier dans un combat. Mong-ho se plaignait d’avoir été vaincu par des embûches et non à la suite d’un combat loyal. Tchu-kouo-leang le remit en liberté et lui offrit de nouveau la lutte. Sept fois Mong-ho combattit et sept fois il fut vaincu et pris vivant par son adversaire. S’inclinant enfin devant une supériorité qu’il attribuait à un pouvoir surnaturel, il jura fidélité à l’empereur et fut institué gouverneur d’une partie des pays conquis. La province d’Y-tcheou prit le nom de Kien-ning et fut partagée en deux parties, appelées Siang-ko et Tsin-kou (A. D. 224). C’est à partir de ce moment, dit le Yuen kien louy han, que cette région couverte de forêts désertes et impraticables, commença à être défrichée, que des maisons y furent construites, que la culture du ver à soie y fut introduite. Les populations qui l’habitaient se divisaient en un grand nombre de tribus, de mœurs et d’appellations différentes[20]. La mémoire de Tchu-kouo-leang a été conservée au Yunnan, où il est connu sous le nom de Kong-ming. On voit encore aujourd’hui dans le sud-est de Tchao-tcheou une colonne de fer érigée en son honneur.

La colonisation chinoise, en s’avançant graduellement vers le sud-ouest, chassait peu à peu devant elle les populations d’humeur trop indépendante pour supporter le joug ou d’un caractère trop sauvage pour se plier à la civilisation. Les races autochthones restaient dans les montagnes où elles trouvaient un refuge assuré contre les envahisseurs ; les races d’origine mongole se retiraient devant leur aînée en civilisation et allaient fonder plus loin de nouveaux royaumes. C’est dans la période comprise entre le troisième siècle et la chute de la dynastie des Thang que prirent naissance la plupart des principautés laotiennes du nord de l’Indo-Chine ; mais il y avait déjà longtemps sans doute que les premiers pionniers de la race thai s’étaient avancés dans cette région où ils avaient subi tout d’abord la domination des indigènes.

Nous allons énumérer rapidement les traditions qui se rapportent à cette première et obscure période.

Autrefois, disent les Laotiens du Nord, tout le pays de Xieng Tong, Xieng Hong et Muong Lem était une vaste plaine au centre de laquelle brillait un lac. Le pays était occupé par les sauvages, qui formaient autour du lac sept royaumes. Phya Ngam était leur chef, avec environ 4 ou 500,000 hommes sous ses ordres. Il y avait des Thai à Xieng Tong, à Muong Lem, à Xieng Sen, Xieng Hong et à l’est du Nam Khong ; mais ils étaient soumis aux sauvages qui étaient de beaucoup les plus nombreux. Le prince d’Alévy (Xieng Hong) avait quatre fils ; il les réunit et leur dit : «Les Khas sont nos maîtres. Il est honteux de subir leur joug. Que faut-il faire pour conquérir notre indépendance ? » Sonanta Satrou Kouman, son deuxième fils, lui répondit : « Donnez-moi cinq cents hommes, et je vous promets de vous délivrer. » Les cinq cents hommes lui furent accordés, il se rendit auprès de Phya Ngam et lui offrit ses services. Le prince kha l’accueillit avec bienveillance et l’autorisa à s’établir dans le pays. Sonanta Satrou Kouman loua alors des sauvages et fit construire une enceinte fortifiée, qui prit le nom de Xieng Chang. Phya Ngam se lia d’amitié avec lui et venait quelquefois le visiter.

« Un jour le prince thai invita Phya Ngam avec toute sa suite à un grand repas. On servit trois espèces de vins, l’un de bonne qualité, l’autre très-enivrant, le troisième empoisonné. On ferma en même temps les portes de la ville et, à la fin du repas, on massacra Phya Ngam et les Khas qui l’accompagnaient. Tout le pays fut soumis. Le roi d’Alévy envoya ses trois autres fils gouverner le Muong Khie, le Muong Sing et le Muong Ham. Le pays, qui s’appelait déjà Yong, fut désigné, à partir de ce moment, sous le nom de Na Yong (na signifie rizière en laotien).

D’après la chronique du Tât de Muong Yong, auquel nous empruntons cette tradition, ce fait aurait eu lieu bien longtemps avant la naissance de Sammono codom.

D’autres récits s’accordent avec les chroniques annamites, pour rattacher aux empereurs de Chine, les premiers princes laotiens : — « Le pays était un grand lac. Maha Rosey vint du nord et fit écouler les eaux ; il planta ensuite un arbre qui produisit les hommes. Quelque temps après les trois fils d’un roi de Chine, nommé Chao faouang, s’établirent à Xieng Hong, Xieng Tong, et Muong Lem. Ils s’appelaient A, Si et Yan. Cette division de la contrée en trois royaumes est attestée par le nom de Sam tao, qui en chinois signifie « les trois parts », donné au plateau qu’habitent les Does. Il est situé, comme nous l’avons vu, entre Xieng Hong et Xieng Tong, au sud de Muong Lem. C’est là que viennent aujourd’hui encore se rencontrer les limites de ces trois principautés. Xieng Hong s’appelait au moment de ce partage Tsén i fa ou Tsen vi foua. » Ce nom est maintenant le titre des gouverneurs indigènes, et il est facile à reconnaître dans la transcription Tche-li-fou, qui est le nom chinois de cette ville. On serait tenté de reconnaître dans Chao fa ouang, le fondateur de la dynastie des Tcheou qui, avant de prendre le titre de Wou ouang, portait le nom de Fa. Il fonda, disent les historiens chinois, le royaume de Youe et celui de Hou, sur les frontières du Se-tchouen[21]. Mais la chronique indigène ne compte que vingt-cinq souverains entre ses fils et le douzième siècle de notre ère. De ces souverains, elle n’a retenu que quelques noms : A Koung, Thau Luong, Thau Reng, Thau Kouva, Thau Ai, Thau Meng Kan, etc. Ces vingt-cinq règnes nous feraient à peine remonter à l’époque où nous sommes arrivés.

Si nous interrogeons maintenant les souvenirs des Laotiens du sud de la vallée du fleuve, nous nous trouverons en présence d’une origine certainement plus ancienne et de traditions historiques un peu plus complètes : « Après que Phya Then eut façonné le ciel et la terre, il y eut trois princes nommés Lanseun, Khun Khet et Khon Khan qui fondèrent des muongs et auxquels Phya Then prescrivit de vivre en paix et d’honorer les esprits des morts. Mais les hommes n’écoutèrent point ses ordres. Il fit tomber alors les pluies qui submergèrent un grand nombre d’habitants. Les hommes demandèrent grâce ; Phya Then leur envoya Phya Kun Borom pour les gouverner, et Phya Pitse nu kan (Prea pus nuca, le grand architecte du ciel), pour répandre l’abondance. Kun Borom fonda Muong Then au Tong-king. Il eut sept fils, Kun Lang, Kun Falang, Kun Chousoung, Kun Saifong, Kun Ngou En, Kun Lo Koung, et Kun Chetcheun. Le premier fonda Muong Choa, le second Muong Ho, selon les uns, et Hang Savady selon les autres ; le troisième, Muong Keo (Keo est le nom sous lequel, dans tout le Laos, on désigne les Annamites) ; le quatrième, Muong Zuon ou Muong Yong, selon les uns, et Xieng Mai selon les autres ; le cinquième, Muong Poueun suivant les uns, et suivant les autres Muong Ayathia (Siam) ; le sixième, Muong Phong ou Muong Sai Koun ; le septième, Muong Kham Kheut Kham Muong ou Muong Poueun.

« Khun Lang descendit la vallée du Nam Hou, vainquit les sauvages qui s’opposaient à son passage et dont le chef se nommait Choa. Il eut un fils nommé Kun Choa, qui fut le chef de la famille qui régna sur le Muong de ce nom. Kun Choa eut cinquante successeurs : Kun Soai, Kun Soun…, Kun Norong ou Phya Along, et Phya Alang. Celui-ci n’avait pas le cœur bon et fit la guerre au Muong Tungkho. Trois fois Muong Choa fut détruit sous son règne. »

C’est à partir de ce moment que l’histoire de Muong Choa, dont la capitale fut d’abord Luang Prabang, puis Vien Chan, devient plus détaillée et contient des dates. Nous sommes arrivés au treizième siècle. Il est difficile d’affirmer si le chiffre de cinquante, pour le nombre des prédécesseurs de Phya Alang, doit être pris à la lettre. Il en résulterait que Kun Borom et ses fils auraient vécu vers le septième siècle de notre ère. Les indications chronologiques éparses dans les auteurs chinois et les annales de Labong semblent reculer davantage cette date. Dans tous les cas, nous trouvons ici une affirmation très-nette de la communauté d’origine des Annamites et des Laotiens.

Les mêmes noms ayant été successivement portés par un grand nombre de royaumes indo-chinois, il est difficile de déterminer la situation première des principautés fondées par les fils de Kun Borom. Peut-être, dans Muong Phong, faut-il reconnaître le royaume de Pong, dont parle Pemberton, et qui occupait la partie septentrionale de la vallée de l’iraouady. Il fut absorbé par les Birmans vers le xve siècle de notre ère. Les changements fréquents de résidence des souverains, non moins que la variété d’appellation de leurs capitales, rendent l’histoire de la région comprise entre Xieng Hong et Xieng Mai à peu près inextricable. Dans cet espace, sept ou huit villes se sont successivement disputé la suprématie politique ; c’est là que se sont établis sans doute Kun Saifong, qu’il faudrait peut-être identifier avec le Vasudeva ou le Taka des annales de Labong et Xieng Mai ( Voy. ci-dessus, p. 105, note 1), et Kun Ngou En. Le mot Kun qui est probablement un nom de famille ou de tribu se retrouve dans le royaume de Xieng Tong, dont les habitants s’appellent encore aujourd’hui Kuns. Le Muong Ho, fondé par Kun Falang, est peut-être le royaume de Nan-tchao des historiens chinois, qui comprenait au viiie siècle la plus grande partie du Yun-nan. Cette province est encore désignée aujourd’hui par les Laotiens sous le nom de Muong Ho.

En somme, la première date certaine que l’on puisse relever dans le passé de la race thai est celle de la fondation de Labong en 575. Deux ans après, Zama, fille du roi de Chandrapouri, et veuve du roi du Cambodge, monta sur le trône de cette ville. Chandrapouri, qui est le nom pali de Vien Chon, désigne la capitale du Muong Choa, fondée par le fils aîné de Kun Borom. Après Zama, quarante-cinq princes, dont on ne connaît que le nom, se succédèrent sur le trône de Labong et nous conduisent à la fin du xiiie siècle, donnant ainsi une confirmation remarquable des cinquante règnes qui se seraient écoulés pendant la même période entre Kun Choa et Phya Alang.

C’est à Chandrapouri, c’est-à-dire dans l’ancien royaume de Youe-Tchang ou Lao-tchoua des historiens chinois, que le bouddhisme paraît s’être établi tout d’abord.

Il est probable que cette religion a pénétré dans cette partie de l’Indo-Chine, à la même époque qu’en Chine, c’est-à-dire au premier siècle de notre ère, alors que le brahmanisme était encore prépondérant au Cambodge. De Chandrapouri, le bouddhisme a rayonné dans l’intérieur de la péninsule. Comme nous l’avons vu (Voy. ci-dessus, p. 120), il ne devint qu’au vie siècle la religion dominante du Cambodge ; il s’implanta à la même époque à Xieng Mai et paraît de là avoir gagné les royaumes laotiens de Xieng Sèn et d’Alévy. Au xviie siècle, d’après Wusthof[22], les bonzes de Siam et du Cambodge allaient encore dans le royaume de Vien Chan faire leurs études et recevoir leurs grades ; les plus anciens et les plus célèbres souvenirs bouddhiques de l’Indo-Chine se rapportent tous à cette partie de la vallée du Mékong.

À l’exception du royaume de Nan-tchao, dont il est facile de reconstituer l’histoire d’après les documents chinois déjà traduits, nous n’avons jusqu’au xiiie siècle, sur les royaumes de Xieng Hong, Xieng Tong et Muong Lem, que des légendes vagues ou des indications insuffisantes. Il semble résulter des recherches de M. d’Hervey de Saint-Denis dans Ma-tauan-lin, qu’il existait sous les Han postérieurs, c’est-à-dire vers le xe siècle de notre ère, un royaume important nommé Piao, sur les confins sud-ouest de la Chine. Sa capitale, nommée Yang-tsin, ou Che-li-fo (Tche-li fou ?), renfermait plus de cent temples ; la population du royaume comprenait 298 tribus différentes, professant le bouddhisme ; neuf grandes villes se reconnaissaient tributaires du roi de Piao, dont les domaines avaient trois cents lieues d’étendue de l’ouest à l’est. Le royaume de Piao est peut-être le royaume laotien dont la chronique du Tât de Muong, Yong rapporte la fondation. La conquête laotienne provoqua peut-être l’émigration vers le sud qui a été mentionnée déjà dans l’histoire du Cambodge (Voy. ci-dessus, p. 128-129). Les kouys des environs d’Angcor sont peut-être les parents des kouys que l’on trouve aujourd’hui au nord de Muong Lem, et le royaume de Khomerata serait celui dont Phya Ngam était le roi, et dont la tradition locale conserve vaguement le souvenir sous le nom de royaume des Momphas[23].

L’un des rois laotiens dont le nom se rencontre le plus souvent dans les annales siamoises et les légendes du Laos occidental, Thama Trai Pidok, paraît avoir régné dans la région comprise entre Xieng Hong et Xieng Mai. Il vivait à Xieng Sen, ville dont les ruines ont été mentionnées plus haut (Voy. ci-dessus, p. 363), peu après le temps où Phra Ruang, le prétendu fondateur de l’ère siamoise, venait de construire la ville de Sang Khalok sur la branche orientale du Menam, et de secouer le joug du Cambodge. Le fils de Phra Ruang, Phaya Soucharat, fit fondre des canons et fortifier sa capitale. Bien lui en prit, car le roi de Xieng Sen l’attaqua, et malgré le secours que le roi de Xieng Mai, Phromavadi, prêta à son cousin Phaya Soucharat, celui-ci fut obligé de se soumettre à son adversaire et de lui donner sa fille en mariage. Thama Trai Pidok étendit sa domination sur tout le royaume de Phra Ruang, fonda au sud de Sang Khalok la ville de Phitsa Noulok, et s’avançant beaucoup plus loin encore, établit un de ses fils roi de Lophaboury, à peu de distance de l’emplacement où s’éleva plus tard Ayathia. Un autre de ses fils fut roi à Xieng Hai et lui succéda au trône de Xieng Sen. À partir de ce moment commença entre la race siamoise et la race laotienne une série de guerres qui durèrent sept générations.

Une autre légende, rapportée par Mac Leod, dit que jadis régnait à Xieng Hai un prince qui étendit sa domination à une grande distance et donna en apanage à son fils la ville de Xieng Mai, qui, avant ce moment, s’appelait Muong Lamien, et à sa femme la ville de Xieng Tong ou de Kema Tunka[24]. Les vallées qu’arrosent le Nam Kok et ses nombreux affluents, à peine séparées par de légères ondulations, forment une zone admirable de fertilité et de richesse, bien faite pour devenir le centre d’un puissant royaume.

D’après les historiens chinois, il y avait au viie siècle six principautés laotiennes dans le Yun-nan : la principale était le Muong Che (l’une des anciennes appellations du territoire de Yun-nan). Le premier prince de Muong Che, cité dans les historiens chinois, est Si-nou-lo, qui vint faire hommage à l’empereur Kao-tsoung (A. D. 650-684). Après Si-nou-lo, régnèrent son fils Lo-ching, son petit-fils Ching-lo-pi, et son arrière-petit-fils Pi-lo-ko. Celui-ci soumit les cinq autres muongs laotiens du Yun-nan. Ce fut l’origine du royaume de Nan-tchao. En 738, il gagna par des présents Ouang-yu, gouverneur chinois du Se-tchouen, et obtint de l’empereur le titre de roi. Il donna aux années de son règne le chiffre de Kouey-y, et établit sa cour à Tay-ho-tchiay, ville dont les ruines se voient encore au sud de Ta-ly. En 748, Pi-lo-ko mourut ; son fils Ko-lo-fong lui succéda. En 750, mécontent des exactions commises par le gouverneur du Se-tchouen, il prit les armes, s’empara de Yun-nan et de trente-deux autres villes. Le général chinois Sien-yu-tchong-tong fut envoyé contre lui avec 80,000 hommes. Ko-lo-fong effrayé proposa la paix. Son envoyé fut mis en prison. Ko-lo-fong, forcé de combattre, marcha contre les Chinois et les défit complètement à l’ouest de Tchao-tcheou. Il s’allia au roi de Tou-fan (Tibet oriental), et fit graver sur une table en marbre, que l’on montre encore aux environs de Ta-ly, les raisons qui l’avaient déterminé à prendre les armes. Une nouvelle tentative des Chinois pour faire rentrer dans le devoir leur vassal révolté ne fut pas plus heureuse. Ko-lo-fong battit de nouveau, en 754, le général Li-mi, dont l’armée fut presque entièrement détruite par les maladies.

Ko-lo-fong mourut en 779. Son fils Y-meou-siun, qui avait été élevé par un lettré chinois, renonça à l’alliance tibétaine en voyant les succès que Ouei-kao, gouverneur du Se-tchouen, l’emportait sur les Tou-fan. Non-seulement il reconnut volontairement la suprématie de la Chine (793), mais encore il marcha contre les Tibétains, les battit et s’empara de quinze villes (794). L’empereur Te-tsong lui envoya, en reconnaissance de sa soumission et de ses services, le diplôme qui l’établissait roi de Nan-tchao et le sceau royal. On montre encore au pied des monts Tien-tsang les ruines du temple où Y-meou-siun jura fidélité à l’empereur, entre les mains de son ambassadeur Tsoui-tso-che.

Après Y-meou-siun, régnèrent Suen-ko-kuen, qui mourut en 809, et Kuen-long-tching. Celui-ci, prince cruel et débauché, fut assassiné par un grand de sa cour, et remplacé par son frère Kuen-ly (816).

L’habile politique et la fermeté militaire d’Ouei-kao, gouverneur du Se-tchouen, avaient pacifié tout le sud de l’empire. Les fils des princes de Nan-tchao et des principaux du royaume étaient, par ses ordres, élevés avec soin à Tchen-tou. Ouei-kao préparait ainsi par la civilisation la conquête de ces régions lointaines. Ses successeurs furent moins prévoyants. À sa mort, survenue en 805, le nombre des étudiants de Nan-tchao fut diminué ; la discipline cessa d’être maintenue sur les frontières de l’empire ; des soldats chinois firent des incursions sur le territoire de Nan-tchao. Le roi de ce pays, nommé Fong-yeou, exerça, en 858, des représailles dans le Se-tchouen. Son fils Tsieou-long, qui monta sur le trône l’année suivante, ne recevant pas l’investiture de la cour de Pékin, et ayant quelques sujets de plaintes contre les agissements du gouverneur du Se-tchouen, prit les armes, ravagea cette province, et, en 862, entra dans le Ngan-nan, dont il ne fut repoussé qu’avec peine par le général Tsai-si. L’année suivante, profitant de ce que le gouvernement chinois avait retiré les troupes de secours qui avaient été envoyées à Tsai-si, Tsieou-long vint assiéger Kiao-tcheou, capitale du Tong-king. Après une résistance héroïque de deux mois, Tsai-si sortit de la ville à la tête d’une poignée d’hommes, et ne trouvant pas de barques sur le fleuve pour opérer sa retraite, se précipita dans ses eaux plutôt que de se rendre. Tout le Tong-king fut soumis à Tsieou-long. En 864, il alla faire le siège de Youe-tcheou. L’armée impériale, commandée par Kang-tching-hiun, le força à se retirer. Il revint à Yun-nan. En 866, le général chinois Kao-pien reprit Kiao-tcheou et battit dans plusieurs rencontres le roi de Nan-tchao. Celui-ci traita alors avec l’empereur, et la paix fut momentanément rétablie.

En 869, un envoyé de Tsieou-long fut mis à mort par le gouverneur de la ville chinoise de Ting-pien, ennemi personnel du roi de Nan-tchao. Celui-ci envahit immédiatement le Se-tchouen, s’empara de Kia-ting, Ya-tcheou et de plusieurs autres villes, et arriva le 24 février 870 devant Tchen-tou, capitale de la province. Un assaut donné le 6 mars suivant fut repoussé, et dix-sept jours après, l’arrivée d’une armée de secours, commandée par Song-ouey, força Tsieou-long à lever le siège. Il se retira sans être poursuivi.

En 874, il fit une autre incursion dans le Se-tchouen et assiégea Ya-tcheou. Mais le général Kao-pien, envoyé à sa rencontre, le repoussa victorieusement jusqu’au delà du fleuve Ta-lou, dont il fit fortifier les rives pour prévenir de nouvelles invasions. Nommé gouverneur du Se-tchouen, et sachant que les bonzes étaient en honneur auprès du roi de Nan-tchao, il lui envoya un prêtre nommé King-sien pour l’assurer de son désir de faire la paix (877). Le roi, qui d’ordinaire recevait assis les envoyés chinois, se leva à la vue du prêtre et consentit à entrer en négociations. Ce ne fut cependant qu’en 881 que Fa, fils de Tsieou-long, se reconnut vassal de l’empire. Il épousa une princesse chinoise et mourut en 885. Son fils Chun-hoa lui succéda.

Les royaumes tributaires de la Chine profitèrent des troubles qui marquèrent la fin de la dynastie des Thang pour s’émanciper, et on ne trouve à partir de cette époque, dans les auteurs chinois, aucune indication historique sur le royaume de Nan-tchao ou du Yun-nan. Vers 908, le roi de ce pays paraît avoir épousé la fille du prince de Canton, qui était à ce moment presque indépendant de l’empire.

Ce n’est qu’après l’avènement de la dynastie mongole, qu’il est question de nouveau dans les livres chinois de la contrée qui nous occupe. La province de Yun-nan était divisée entre plusieurs princes indépendants. L’un d’eux, héritier sans doute des princes de Nan-tchao, régnait à Ta-ly, lorsque, en 1253, Khoubilaï Khan résolut de soumettre toute la province. Le premier royaume qu’il rencontra sur les bords du Kin-cha kiang et qu’il conquit, fut celui des Moussouman[25]. Il faut sans doute reconnaître ici un pays mosso ; on sait que la race de ce nom habite aujourd’hui la région comprise entre Li-kiang et Oue-si. La première de ces deux villes ne fut fondée qu’après la conquête mongole. Ta-ly, où régnait le roi Toan-se, fut pris sans coup férir. Toan-se fut maintenu en possession du trône. Le pays des Tou-fan fut plus difficile à soumettre, et les généraux indigènes Siun tato et Yn tali se défendirent longtemps contre le général tartare Ou-leang-ho-tai. Celui-ci, après les avoir vaincus, incorpora leurs troupes dans son armée et s’en servit comme d’une avant-garde pour soumettre les peuplades voisines des Pe man, des Ou man, des Koue man et les royaumes de Lolo et d’Ape (1255). Il est difficile de donner une identification précise de tous ces noms ; ils désignent quelques-unes des tribus d’origine si variée et si complexe qui habitent les bords de la Salouen, du Cambodge et du Mékong entre les 24e et 30e degrés de latitude.

En 1300, sur les conseils du ministre Ouen-tcé, l’empereur Timour-han ou Tching-tsong, entreprit de soumettre le royaume de Pa-pe si fou. Cette expédition commandée par le général Lieou-chin, paraît avoir été malheureuse et les populations du Yun-nan furent soumises à des impôts exorbitants pour nourrir l’armée chinoise. Chen-tsieï, femme d’un Tou-se, ou chef indigène du pays de Choui-si, leva l’étendard de la rébellion ; les Miao-tse, les Lao-tse et autres peuples de ces quartiers, dit le Toung kien kang mou[26], se joignirent à elle, et le vice-roi du Yun-nan, qui était un des fils de Khoubilaï Khan, dut se joindre à Lieou-chin pour comprimer cette révolte.

En même temps, les troupes que l’empereur avait envoyées en Birmanie furent attaquées à leur retour dans le pays de Kin-tchi, et beaucoup de soldats furent massacrés. Le général mongol Tchaour, envoyé pour rétablir l’ordre, fut battu par les Kin-tchi et leurs alliés. Lieou-chin fut vaincu par Song-long-tsi, chef des rebelles du Yun-nan, et perdit une grande partie de son armée et tous ses bagages (1302). Pour faire face à cette multiple rébellion, il fallut faire marcher les troupes du Se-tchouen, du Yun-nan et du Hou-kouang. Lieou-koue-kie fut mis à leur tête. En même temps, une seconde armée fut rassemblée sous les ordres de Yesou-tair. Le mal, en effet, faisait des progrès rapides : les tribus Ou-san, Ou-mong (aujourd’hui pays de Tchao-tong), Tong-tchouen, Mang, Ou-ting, Oue-tcheou, Po-ngan, s’étaient jointes à Chen-tsieï et à Song-long-tsi. Lieou-koue-kie battit une première fois les rebelles (1303), puis une seconde fois à Mete-tchuen, où l’héroïne Chen-tsieï fut prise et exécutée. Song-long-tsi fut livré par un de ses neveux. La mort de ces deux chefs mit fin à la guerre. Le général chinois Lieou-chin fut condamné à mort pour avoir occasionné cette révolte.

En 1309, le royaume de Pa-pe si fou et les barbares du grand et du petit Tche-li firent des incursions sur les frontières de l’empire ; le général Suon-tchiroue, envoyé contre eux, se laissa corrompre, et ses troupes qui s’étaient débandées pour piller, furent mises en déroute.

En 1311, année de l’avènement de l’empereur Gin-tsong, Pa-pe si fou et Tche-li envoyèrent des éléphants privés en signe d’hommage.

On voit, par l’énumération des populations qui prirent part à la révolte de Chen-tsieï, que les parties même les plus septentrionales du Yun-nan, Ou-ting, Tchao-tong et Tong-tchouen, étaient habitées à ce moment par des races particulières, incomplètement assimilées par la civilisation chinoise. Ces races ont gardé jusqu’à nos jours leur physionomie, et on les désigne encore par des noms spéciaux. On dit les Tong-tchouen jen, les Che-pin jen, pour distinguer les habitants de ces villes des Chinois proprement dits. Ces populations mixtes conservent, malgré leur mélange avec les Chinois, un sentiment d’indépendance qui contre-balance partout dans le Yun-nan l’influence des fonctionnaires du gouvernement central. Ceux-ci sont obligés à de grands ménagements, et Pékin a dû concéder à certains districts de la province une certaine autonomie et les franchises municipales les plus grandes. Quelques villes, telles qu’Ho-mi tcheou, se gouvernent elles-mêmes par un conseil dont les membres sont nommés par les habitants[27].

La situation géographique des royaumes de Kin-tchi, de Pa-pe si fou, du grand et du petit Tche-li, que nous voyons résister aux armées tartares et arrêter les Yuen dans leurs conquêtes au sud-ouest de la Chine, est assez facile à déterminer. Les Kin-tchi occupaient probablement le territoire de la ville chinoise de Yun-tchang, dont le premier établissement remonte à l’époque des Ming. Au point de vue ethnique, il faut rattacher sans doute les populations Kin-tchi au rameau Ka-khyen et Sing-pho. Peut-être faut-il voir dans ce royaume un débris de l’empire de Ma-mo, dont j’ai signalé l’existence au premier siècle de notre ère.

Le royaume de Pa-pe si fou et ceux du grand et du petit Tche-li sont des principautés thai, dont Muong Yong, Xieng Hong et Muong La (Se-mao) étaient probablement les capitales. Dans un manuscrit du P. Amyot, déposé à la Bibliothèque nationale[28], il est donné un vocabulaire des langues pa-pe et pe-y ou pa-y, qui ne peut laisser aucun doute sur l’origine laotienne de ces deux peuples. On y trouve une traduction d’un grand nombre de noms géographiques chinois, qui permet de précieuses identifications. C’est ainsi que l’on constate que le royaume de Pa-pe était appelé par les Pe-y, Muong Yong ; les Kin-tchi recevaient d’eux le nom d’Ouan-tchang. Ta-ly était désigné sous le nom de Muong Koue ; Nan-tien, sous celui de Muong Ly ; Yun-nan, sous celui de Muong Tche ; Pékin, sous celui de Tai Tou, et Nankin, sous celui de Nan Tai. Quant à la contrée appelée par les Chinois Lao-tchoua, les Pe-y et les Pa-pe la nomment Muong Tcha ou Muong Tchoa. On retrouve ici l’ancien nom du royaume de Lan Sang ou de Vien Chan. Le pays de Tche-li est Muong Le ou Muong Lo. Il est facile de reconnaître dans cette transcription légèrement altérée, comme quelques-unes des précédentes, par la prononciation chinoise, Muong La, nom laotien de la ville de Se-mao. Un document chinois, que j’ai copié lors de notre passage à Pou-eul, constate que sous les Yuen, cette ville faisait partie du pays de Tche-li. Il est probable qu’il s’étendait jusqu’à la vallée de la branche orientale du fleuve du Tong-king. Le nom de Pa-pien kiang, que donnent les Chinois à la rivière qui vient de King-tong, est peut-être une réminiscence du nom des Pa-pe, désignation ethnique chinoise qui paraît s’être appliquée à tous les Thai compris entre Xieng Mai et Muong La. Les spécimens d’écriture pa-pe donnés par le P. Amyot indiquent que leur civilisation leur est venue du royaume de Vien Chan et du Cambodge. Les Pa-y, au contraire, tout en parlant exactement la même langue, semblent avoir emprunté leur écriture aux Tibétains[29]. D’après le vocabulaire déjà cité, leur nom chinois de Pe-y répondrait, dans leur propre langue, au mot Lieou-tai[30]. Il doit désigner l’un des muongs disséminés dans les vallées du Nam Hou et du Long Coi, peut-être Muong Hou tai. Le territoire de la ville de Yuen-kiang, qui fut fondée par les Yuen, à l’époque où nous sommes arrivés, appartenait aux Pa-y et s’appelait Muong Choung ; Muong Ya était dans le voisinage. Nous avons vu dans le chapitre précédent que cette région est aujourd’hui encore presque exclusivement peuplée par les Pa-y.

Dès 1292, d’après une chronique de Xieng Hong, le tribut que le royaume de Tche-li devait payer à l’empereur fut fixé aux objets suivants : une cymbale et six fleurs en or, une cymbale et six fleurs en argent, chacune du poids de six ticaux ; un cierge doré pesant deux livres, quatre pièces de soie, vingt blocs de sel, un cheval du prix de six hongs. On devait donner en outre à l’officier chargé de recevoir ces objets, six hongs d’argent.

En 1319, malgré les créations administratives des Yuen dans la province du Yun-nan, les peuples de cette province parurent si difficiles à gouverner que la cour de Pékin résolut de les laisser eux-mêmes nommer leurs chefs. Cette sage résolution ne fut pas sans doute mise à exécution, car en 1330 une révolte formidable agita de nouveau le Yun-nan. Elle fut vaincue par le général mongol Kie-he, et à partir de ce moment le pouvoir des princes mongols paraît s’établir solidement dans cette province. Elle fut la dernière de l’empire à reconnaître l’autorité des Ming, quand ceux-ci réussirent à chasser la dynastie des Yuen. En 1381, Hong-wou, premier empereur des Ming, envoya Fou-yeou-te avec une armée de 300,000 hommes conquérir le Yun-nan, qui obéissait au prince mongol Patchalaourmi. Talina, généralissime des troupes du Yun-nan, fut battu à Kiu-tsing, par Lan-yu et Mou-yn, lieutenants de Fou-yeou-te. À la nouvelle de cette défaite, Patchalaourmi, sa famille et son ministre Ta-ti-lon se précipitèrent dans le lac de Yun-nan. Peu de jours après, l’armée chinoise entrait dans cette ville où elle ne commit aucun désordre. L’année suivante (1382), Fou-yeou-te eut encore à combattre les peuples d’Ou-san, Tong-tchouen et Man-pou. Il en fit un grand carnage, et leurs territoires furent réunis à la province du Se-tchouen. La conquête du Yun-nan fut complétée en 1383 par la paix de Li-kiang[31].

En 1409, deux chefs du Yun-nan et du Kouang-si, Kien-teng et Tchin-ki-lo profitant de ce que la garde du Tong-king, qui venait d’être conquis par les Chinois, absorbait la plus grande partie des troupes chargées de garder le sud de l’empire, prirent les armes et Kien-ting se proclama empereur. Ce soulèvement ne fut apaisé qu’en 1415, après l’exécution des deux instigateurs de la révolte.

En 1438, une nouvelle guerre, à laquelle les Kin-tchi prirent part, désola l’ouest du Yun-nan. Un indigène, que les historiens chinois désignent sous le nom de Sse-gin, prit le titre de Fo-fa, qui était, d’après le Toung kien kang mou, celui des rois du Yun-nan, et obtint plusieurs succès sur les armées chinoises. Après des fortunes diverses, il fut obligé, en 1448, de se réfugier auprès du roi de Birmanie ; il se suicida en apprenant que son hôte voulait le livrer à ses ennemis.

À partir de ce moment, l’apaisement paraît se faire sur les frontières sud-ouest de l’empire et le Yun-nan se résigner à la domination chinoise. Au moment des guerres qui amenèrent la chute de la dynastie Ming, quelques troubles passagers se produisirent encore (1623). En 1658, Khang-hi donna le gouvernement de cette province au célèbre Ou-san-kouei qui avait favorisé la venue de la dynastie tartare. Ce fut le dernier gouverneur qui eut le titre de roi et qui jouit d’une complète indépendance. En 1659, il réussit à atteindre et à tuer le dernier prince Ming qui était revenu de Birmanie dans l’espoir de soulever le Yun-nan[32].

Ou-san-kouei était un habile administrateur ; il sut conquérir l’affection des populations et ne tarda pas à exciter les soupçons de la cour. Khang-hi lui envoya, en 1672, l’ordre de venir à Pékin. Blessé d’une semblable défiance, Ou-san-kouei reprit l’habit chinois et proscrivit le calendrier de la dynastie Tat-sing. Le Kouy-tcheou, le Se-tchouen et le Hou-kouang se déclarèrent en sa faveur. Khang-hi soumit ces provinces, mais n’osa troubler Ou-san-kouei dans la tranquille possession du Yun-nan. Ce ne fut qu’à sa mort, arrivée en 1679, qu’une armée tartare marcha sur Yun-nan, défit dans trois combats successifs les troupes indigènes et s’empara de la ville. Le fils de Ou-san-kouei se pendit de désespoir et la soumission de la province fut définitive.

Ou-san-kouei a laissé de profonds souvenirs dans l’esprit des populations. On voit encore dans le nord-est de la ville, sur le sommet d’une petite hauteur, une pagode construite pendant son règne et que l’on désigne sous le nom de Pagode du roi Ou. Elle est entièrement construite en cuivre, depuis les colonnes des parvis jusqu’aux tuiles du toit. Malgré la valeur intrinsèque de ces matériaux, malgré les guerres civiles et les pénuries effroyables du trésor, elle a été, jusqu’à présent, respectée par tous les partis. Le sentiment religieux, à peu près inconnu des Chinois, n’entre pour rien dans cette préservation presque miraculeuse de la pagode du roi Ou : il faut en rapporter tout l’honneur à ce respect profond des traditions et des ancêtres, qui consacre immortelle, en Chine, la mémoire des hommes de bien.

La dernière lutte que les Chinois eurent à soutenir pour contenir les populations indisciplinées qui, sous le nom de Man-tse et de Miao-tse, habitent certaines montagnes du Kouy-tcheou et les bords du Kin-cha kiang, entre le Yun-nan et le Se-tchouen, ne remonte qu’en 1775. À cette époque, les Miao-tse de cette dernière zone étaient divisés en deux royaumes, désignés sous le nom de grand Kin-tchouen et petit Kin-tchouen. La capitale du grand Kin-tchouen s’appelait Lo-ou-ouei, et Sonom ou Sourvin y régnait ; le petit Kin-tchouen avait Maino pour chef-lieu, et Seng-ko-fang pour roi. Le général mandchou Akoui s’empara de ces deux villes, malgré une résistance désespérée. Aujourd’hui, ces intraitables montagnards ont profité des troubles du Yun-nan et de l’affaiblissement de l’autorité chinoise pour recommencer leurs incursions ; leur présence rend toute circulation impossible sur les rives du fleuve Bleu entre Mong-kou et Ping-chan.

Revenons maintenant aux populations thai du centre de l’Indo-Chine. Nous avons vu que sous le règne de Phya Alang, cinquantième successeur du fondateur du royaume, Muong Choa fut détruit trois fois. Les mandarins chassèrent Phya Alang qui avait le cœur mauvais et le remplacèrent par un prince nommé Camphong. La chronique ne dit point si Camphong appartenait à la famille de Kun Borom. Son fils, Pi Fa, devint amoureux d’une femme de son père nommée Nang Senom, et Camphong le chassa de ses États. Pi Fa se réfugia au Cambodge avec son fils aîné, nommé Fa Ngom[33], et y vécut dans un couvent. Quand Fa Ngom fut arrivé à l’âge d’homme, le roi du Cambodge, nommé Phya Kathalat dans les chroniques laotiennes[34], reconnaissant en lui de grandes qualités, lui donna sa fille en mariage. Fa Ngom retourna au Laos, et y mena pendant plusieurs années une vie d’aventures qui en fait le héros de nombreuses légendes. Soutenu par Thau Kamyang, jeune prince qu’il avait aidé à reconquérir son trône[35], il marcha enfin à la rencontre de son grand-père, qu’il vainquit dans plusieurs combats. Camphong s’étrangla de désespoir, et Fa Ngom, reconnu roi de Lan Sang, par le Séna, prit le titre de Phya Luong Thorani Si Sathana Korna Houta. Il régna à Xieng Dong Xieng Tong, lieu situé au nord de Nong Kay, à peu de distance de l’emplacement actuel de Vien Chan. Cet événement eut lieu en 711 de l’ère Cholla soccrach, suivant les uns, en 715 suivant les autres (A. D. 1349 ou 1353). Le règne de Fa Ngom fut agité par de nombreuses guerres avec les pays voisins. En 1373, le royaume de Vien Chan était arrivé à un haut degré de splendeur. Le dénombrement que l’on fit à ce moment constata l’existence de plus de 300,000 chefs de maison, sans compter les esclaves et les sauvages. Fa Ngom mourut en 1374. Son successeur prit le titre de Phya Sam Sen Thai, Trey Pouvana Tati, etc. Il eut six fils ; l’un d’eux épousa une princesse de Siam, et un autre une princesse de Xieng Mai. Sam Sen Thai mourut en 1416. Son second fils, nommé Lamcamdeng, lui succéda et régna deux ans. À sa mort, une fille de Sam Sen Thai, débauchée et cruelle, fomenta la guerre civile dans le royaume. Un grand nombre de rois se succédèrent en quelques années sur le trône de Vien Chan, et périrent tous de mort violente. Les mandarins se concertèrent à la fin pour mettre à mort la princesse cause de tous ces crimes, et un jeune fils de Sam Sen Thai, nommé Pempeo, sorte de Joas échappé par miracle, fut élevé au trône de Lan Sang en 1435[36].

Pempeo résida à Xieng Cang et soutint plusieurs guerres contre les Annamites. Il abdiqua en faveur de son fils Tenkan, qui revint habiter Xieng Dong Xieng Tong. Après lui régnèrent Souvana Phalat (1479-1486), et Lan Senkai (1486-1496), qui résida à Luang Prabang. Thau Somphon (1496-1501), son fils, mourut à quinze ans et un de ses grands-oncles, Vichounlarat, fils de Pempeo, lui succéda (1501-1521) et prit le titre de Pha Pouthisat ; il épousa la fille du roi du Cambodge (Voy. ci-dessus, p. 140). Ce fut un roi conquérant et habile : son royaume s’étendit depuis les cataractes de Khon au sud jusqu’au 21e degré de latitude au nord. Il prit part aux guerres civiles qui désolaient à ce moment le Tong-king[37]. Il paraît avoir réuni Xieng Mai à ses États et choisi cette ville pour sa résidence. Son fils Chao Vora Vangsom fut désigné par les mandarins pour le remplacer à Lan Sang, construisit Tât Luong à Vien Chan, ville qu’il choisit pour résidence. Ses successeurs y élevèrent à l’envi de nombreuses pagodes. L’un d’eux paraît avoir épousé une princesse de Siam. C’est à ce moment que le royaume de Vien Chan se trouva engagé dans les guerres qui désolaient la partie occidentale de la péninsule. Le roi du Pégou s’empara en 1558 de la ville de Xieng Mai et ravagea le Laos[38]. Une tentative des Laotiens contre le Cambodge fut repoussée victorieusement (1571) (Voy. ci-dessus, p. 142). Toutes les principautés thai du nord de l’Indo-Chine subirent sa domination. De grands mouvements de populations eurent lieu à la même époque sur les frontières du Laos. Un nombre considérable de Thai-niai allèrent s’établir à Xieng Tong, pour fuir sans doute la tyrannie des Siamois, qui, à la suite de leurs guerres avec Xieng Mai, en avaient déporté un certain nombre à Phitsanaulok et aux environs d’Ayathia. La suprématie du Pégou ne fut que passagère : elle succomba sous les attaques répétées de Naret, roi de Siam, et de Nyoung Mindarah, roi d’Ava. Ces deux princes se disputèrent les dépouilles de leur ennemi commun, et le Laos du nord devint leur champ de bataille. Naret réclama les principautés thai de Muong Nai et de Tsen Vi dont les Birmans s’étaient emparés en 1592, et s’allia avec les princes de Xieng Mai et de Xieng Sen pour les reprendre. Il mourut pendant cette guerre. Nyoung Mindarah poussa ses conquêtes jusqu’à Vien Chan et ramena du Laos un grand nombre de captifs. Il les dissémina dans le Pégou que trente années de guerre avaient dépeuplé[39]. Au bout de quelque temps, les exilés se révoltèrent, retournèrent dans leur pays et lui rendirent ses rois légitimes. En 1628, la principauté de Xieng Mai redevint un instant indépendante ; mais, deux années après, elle dut subir encore le joug des Pégouans.

Nous sommes arrivés à l’époque où Wusthof et le père Leria séjournèrent à la cour des rois de Vien Chan ; les intéressantes descriptions qu’ils ont laissées permettent de se faire une idée exacte de l’étendue et de la richesse de ce royaume laotien au milieu du dix-septième siècle. Ce fut sa dernière période de prospérité. De 1652 à 1671, de nombreuses guerres civiles ébranlèrent sa puissance. Luang Prabang se sépara définitivement du royaume de Vien Chan pour former une principauté à part. Les disettes et les maladies qui résultèrent de ces luttes intestines diminuèrent la population. De nombreuses colonies d’émigrants se dirigèrent vers le sud où l’affaiblissement de la puissance cambodgienne permettait de faciles établissements. C’est ainsi que Bassac fut fondé en 1712. Les conquêtes d’Alompra, qui délivra la Birmanie retombée encore sous la domination du Pégou, eurent leur contre-coup dans le Laos. Ce malheureux pays, qui avait été désolé en 1760 et en 1769 par une épidémie de variole, fut ravagé, en 1772 par les Birmans, et en 1777 par les Siamois. Ceux-ci détruisirent Bassac, Attopeu, Vien Chan, dont le roi Pha Poutichao dut se cacher dans le sud de la contrée. Les Annamites voulurent à leur tour une part des dépouilles laotiennes. Une armée tong-kinoise s’empara en 1791 de Vien Chan qui se relevait à peine de ses ruines et le roi Pha Poutichao fut tué. Pendant ce temps les principautés thai du Nord préparaient leur sujétion définitive aux Siamois ou aux Birmans par leurs luttes intestines ; Muong Nan et Luang Prabang se faisaient la guerre ; Xieng Mai, après avoir en 1763 recouvré son indépendance, n’avait pas tardé à subir le joug du fils d’Alompra, et le prince Benya Se Ban dut appeler, en 1774, les Siamois à son aide pour chasser les Birmans. C’est depuis ce moment que Muong Nan, Lakon, Laphon et Xieng Mai sont tributaires de Bankok.

Les principautés laotiennes de l’Est et du Sud firent cependant quelques efforts pour se reconstituer : Bassac se releva de ses ruines en 1792 ; Oubôn se fonda à la même époque, et le roi de Vien Chan, aidé par les Annamites, rétablit son autorité sur la rive gauche du fleuve jusqu’à Kemarat. Le prince Pha Visay, qui régnait à Bassac, réprima une révolte des sauvages de la rive gauche du fleuve, et soumit tout le pays jusqu’à Attopeu. La suprématie de Bankok, reconnue officiellement par les princes laotiens, osait d’autant moins s’affirmer d’une façon oppressive que les Annamites élevaient des prétentions tout aussi justifiées à la suzeraineté de la vallée du Cambodge et que les Siamois recueillaient sur les frontières nord de leur empire le fruit de leur modération. Vers 1803, l’oppression birmane avait été si grande sur les principautés thai du Nord, que les chefs de Xieng Tong, Muong Yong, etc., entamèrent des négociations secrètes avec les chefs de Xieng Mai, Laphon et Lakon, qui étaient soumis aux Siamois. Ceux-ci promirent de distribuer des territoires à tous les émigrants qui consentiraient à venir se ranger sous la domination de Bankok, et de faciliter leur départ en attaquant, à un moment donné, les troupes birmanes qui occupaient le territoire de Xieng Tong. Ils s’engagèrent formellement à respecter la liberté et l’autonomie des exilés. En conséquence, le tsoboua, ou roi de Xieng Tong, ses quatre frères, le tsoboua de Muong Yong, et un grand nombre de Laotiens attachés à leur fortune, se révoltèrent contre les Birmans, et vinrent se placer à Xieng Sen, sous la domination siamoise. Celle-ci ne tint aucune de ses promesses. Bankok partagea les émigrants entre les cinq villes de Xieng Mai, Laphon, Lakon, Muong Phe et Muong Nan, et les soumit aux plus lourdes charges. Le plus jeune des frères du tsoboua de Xieng Tong put retourner dans cette ville avec quelques partisans et il y fut proclamé roi. Le souverain actuel de Xieng Tong est son fils aîné.

Mais l’ambition siamoise ne pouvait dormir tant qu’il y avait encore un roi à Vien Chan. En 1825, ce prince, nommé Chao Anu, avait été rendre au roi de Siam ses hommages de prince tributaire. À son retour, des discussions fort vives s’élevèrent entre lui et le mandarin siamois chargé de la surveillance de la frontière. Celui-ci prélevait des droits exorbitants sur le commerce laotien. Chao Anu porta, mais en vain, ses réclamations à Bankok. Il voulut alors faire justice par la force du fonctionnaire prévaricateur. Ce recours aux armes fut présenté comme une révolte ouverte, préméditée depuis longtemps. Tout le Siam s’en émut et se leva en masse contre le dernier royaume laotien. Les provinces voisines, Xieng Mai, Laphon, Lakon, Muong Nan, Muong Phe, durent fournir à elles seules dix-neuf mille combattants, quoique leur population s’élevât à peine à cent cinquante mille âmes. Xieng Mai fut vivement sollicité par le roi Chao Anu de se joindre à lui pour reconquérir l’indépendance de la race laotienne ; mais, après quelques hésitations, le sèna de cette province n’osa prendre sur lui une détermination aussi hardie, et résolut d’obéir aux ordres de Bankok. Il a dû vivement regretter son aveugle soumission, quand, après la destruction de Vien Chan, le gouvernement siamois a encore appesanti son joug sur tout le Laos.

Le Praya Mitop, ou « général siamois » désigné pour conduire cette guerre, se distingua par son habileté et ses violences, et son souvenir exécré fait trembler encore aujourd’hui les populations. Ce fut un écrasement sans merci. Les vaincus étaient entassés dans des hangars auxquels on mettait le feu. Le plus grand nombre de ceux que l’on emmena captifs mourut en route de misère ; le reste fut partagé entre les nobles siamois. Gutzlaff, dans son voyage à Bankok, en 1830, a visité les chefs laotiens qui, s’étant soumis tout d’abord, avaient eu la vie sauve : ils vivaient enfermés dans une pagode bâtie près de la ville, sur les bords du fleuve. Quant au roi de Vien Chan, il fut enfermé dans une cage, où il mourut promptement. Son fils réussit d’abord à s’échapper, mais il fut poursuivi et atteint auprès d’une pagode, du toit de laquelle il se précipita.

Pour prévenir à jamais toute nouvelle tentative de rébellion, la population du royaume fut dispersée, et l’on repeupla le pays à l’aide de Laotiens tirés des provinces de la rive droite du fleuve, entre autres de Sivanaphoum. C’est à ce moment que fut érigé le Muong Nong Kay.

Les Siamois essayèrent de compléter la sujétion de tous les tronçons épars de la race thai en faisant une dernière tentative sur les principautés du Nord. Des rivalités tous les jours plus vives s’étaient élevées entre Maha Say, gouverneur de Muong Phong, province située sur la rive gauche du Mékong, et le roi de Xieng Tong. Maha Say appela les Siamois à son aide, et ceux-ci se hâtèrent d’intervenir dans un débat qui pouvait leur procurer la conquête si ambitionnée par eux de Xieng Tong. Ils firent contre Xieng Tong trois expéditions, la première avec trois mille hommes, la seconde avec dix mille hommes, la dernière avec trente mille hommes ; celle-ci eut lieu en 1854, et se termina par une véritable déroute. Elle était dirigée par le Kromaluong[40], c’est-à-dire par le ministre de la guerre, commandant en chef de toutes les forces militaires de Siam. L’armée siamoise fut concentrée à Muong Nan, et se mit en route sur Xieng Hai, au mois de janvier. En ce point, elle se partagea en deux corps : l’un, sous le commandement de Chao Phayat Yomerat, s’avança directement sur Xieng Tong ; l’autre, sous les ordres du Kromaluong, prit la route que nous avions suivie nous-mêmes, et par Paleo, Muong Yong et Muong You, essaya de tourner Xieng Tong. Mais la population s’était retirée devant les envahisseurs, le riz que l’on n’avait pu emporter avait été brûlé, et dans chaque localité l’armée siamoise ne rencontra que des défenseurs qui se retiraient devant elle, en défendant pied à pied tous les passages des montagnes. Les éléphants et les buffles employés au transport des bagages et des vivres étaient insuffisants, et le Kromaluong dut recourir aux Lus de Xieng Hong pour en obtenir des approvisionnements et des porteurs. Malgré toutes ces difficultés, l’armée siamoise arriva enfin sous les murs de Xieng Tong, le 26 avril. La ville était défendue par trois mille hommes environ de troupes birmanes, sept mille Laotiens et six mille hommes appartenant aux tribus sauvages des environs. Les Siamois ouvrirent un feu de mortiers qui ne causa aucun mal à la ville : on voyait venir de loin les projectiles, et on les évitait. Au bout de vingt et un jours, les assiégeants n’avaient fait aucun progrès ; les pluies arrivaient et menaçaient de rendre toute retraite impossible. Une épidémie décimait les éléphants et les buffles. Le 17 mai, le Kromaluong leva le siège et commença à battre en retraite. Les Siamois furent poursuivis par les sauvages, qui en tuèrent un grand nombre dans les défilés des montagnes ; beaucoup moururent de faim et de misère à Paleo et à Siemlap ; de nombreux trophées restèrent entre les mains des vainqueurs, entre autres un cabriolet à deux roues de provenance européenne, qui appartenait au Kromaluong lui-même et que M. de Lagrée a retrouvé soigneusement conservé à Xieng Tong, un mortier de fabrication anglaise et beaucoup d’armes de tous genres.

La guerre continua dans le royaume de Xieng Hong où, depuis le commencement du siècle, la jalousie des Birmans et des Chinois entretenait des prétentions rivales. Chacun de ces deux pays a toujours eu l’habitude de conserver comme otage quelque membre de la famille royale de Xieng Hong, auquel on fournit, le cas échéant, le moyen de monter sur le trône. En 1846, un frère du roi Chao Phoung, alors régnant, reçut, après un long séjour à la cour d’Ava, le titre d’Ouparaja et certains droits sur les salines de Muong Phong. Ces droits furent une cause de mésintelligence constante entre lui et Maha Say, gouverneur de cette ville ; cependant les deux princes se réunirent pour combattre Chao No Kham, cousin de Chao Phoung et candidat chinois au trône de Chip Song Panna, qui était soutenu par Muong La et une partie des provinces de la rive gauche du Mékong. Chao No Kham obtint d’abord quelques succès, mais il fut définitivement vaincu par Chao Phoung. L’Ouparaja et Maha Say allèrent ensemble à Bankok en 1851 pour provoquer la guerre contre Xieng Tong. Ils se brouillèrent à leur retour. Après l’échec des Siamois, Maha Say, ne pouvant plus compter que sur lui-même, leva une armée et commença les hostilités contre Chao Phoung et son frère. Il s’empara de Muong Ham, tua l’Ouparaja de sa main sous les murs de Xieng Hong qu’il détruisit et marcha sur Muong Tche. Chao Phoung l’attendait avec une armée sur la route. Le combat restait indécis quand Maha Say reçut deux blessures mortelles. Ses troupes se débandèrent et il alla mourir à Muong Houng. La plupart de ses partisans durent se réfugier sur le territoire de Luang Prabang.

En 1863, les Mahométans du Yun-Nan se présentèrent à Xieng Hong, au nombre de deux cent cinquante. Le roi Chao Phoung intimidé envoya des présents au sultan de Ta-ly. Peu après, les Chinois impériaux lui demandèrent son concours, pendant que l’officier mahométan, qui était près de lui, le pressait de se rendre à Ta-ly. Chao Phoung hésita longtemps, finit par se mettre en route et fut assassiné par le chef de son escorte mahométane (1864). Le pays resta plongé dans un affreux désordre, et les Kongs en profitèrent pour venir au nombre de huit cents ravager les environs de Xieng Hong.

En septembre 1866, les Birmans, profitant des embarras du vice-roi du Yun-nan, entre les mains duquel se trouvait le véritable héritier du trône de Xieng Hong, homme de cinquante ans et d’une grande naissance, couronnèrent dans cette ville le roi que nos lecteurs connaissent déjà. Il est le fils de Chao Phoung et d’une femme du peuple de Muong Long. Aux yeux des Lus, ses droits sont infirmés par la basse extraction de sa mère. Il avait revêtu la robe de bonze et vivait dans un couvent à Muong Nay ; les Birmans l’ont envoyé à Xieng Hong, escorté de deux mandarins de Muong Nay, deux mandarins de Xieng Tong, deux mandarins d’Ava, et cent cinquante soldats birmans. Trois mois après, les Chinois envoyèrent deux officiers, Ou ta-loo-ye et Kao ta-loo-ye avec deux cent quarante hommes, pour recevoir le serment d’allégeance du jeune prince. Ils n’en essaieront pas moins de faire prévaloir leur candidat, dès que les circonstances seront plus favorables.

On voit que nous avions passé à Xieng Hong entre deux guerres. Au moment de notre départ, nous avions reçu des nouvelles qui semblaient faire présager une lutte prochaine entre les Kuns et les Birmans. Le roi et le Pou Souc se querellaient au sujet de l’expédition française, et le mandarin birman, mécontent de la trop bienveillante attitude du roi à notre égard, avait recruté un certain nombre de Phongs, pour les joindre aux soldats birmans qui composaient sa garde habituelle. Le roi avait immédiatement fait justice de cette démonstration hostile, en faisant entourer le logement du Pou Souc et en l’y maintenant, lui et sa petite armée, prisonniers. Il avait en même temps envoyé à Ava des mandarins pour accuser le Pou Souc et pour demander à ce qu’il fût puni de mort à Xieng Tong même, ou tout au moins à ce qu’il fût renvoyé à Ava pour être jugé. À l’appui de sa plainte, le roi énumérait les énormes exactions commises par ce fonctionnaire dans l’emploi de sa charge. L’une d’elles mérite d’être citée : elle ne consistait rien moins que dans l’enlèvement de l’argent provenant de l’impôt de Xieng Hong. Cet impôt, qui s’élevait à sept tchoi d’or et à mille tchoi d’argent, était escorté par des mandarins et avait passé par Xieng Tong. Le Pou Souc avait envoyé une troupe d’hommes armés, commandée par son propre frère, pour s’emparer de ce tribut destiné à la cour d’Ava.

De son côté, Xieng Hong veut chercher querelle à Xieng Tong. Pendant les dernières guerres, beaucoup des habitants de Xieng Hong se sont réfugiés dans la principauté voisine ; celle-ci ne consent à les laisser revenir chez eux que moyennant un impôt variant de trois thes à deux tchaps par personne. « Après la fête de la nouvelle lune, disaient les gens de Xieng Hong, nous allons faire aux Kuns une dernière sommation, et si on ne nous écoute pas nous combattrons. »

En résumé, rien n’est moins définitif que la situation des principautés thai du centre de l’Indo-Chine. Les populations aspirent ardemment à un état de choses moins violent, plus régulier et plus stable, et cette aspiration, qui est générale, favorisera singulièrement les tentatives de la puissance européenne qui viendra s’immiscer dans les affaires de la contrée.

Quant aux Laotiens proprement dits, il est difficile de croire que la domination siamoise, si lourde à porter, si destructive de tout essor commercial, soit la destinée définitive de cette race intelligente et douce, à laquelle il n’a manqué, pour arriver à une civilisation plus complète, que des circonstances géographiques plus favorables à son expansion extérieure et des communications plus fréquentes avec le dehors. Luang Prabang est appelé sans aucun doute à devenir le centre autour duquel se grouperont toutes les populations désireuses de recouvrer leur indépendance. Il appartient à la France de protéger et de diriger ce mouvement d’émancipation, qui aura les plus heureux résultats au point de vue de la civilisation et du commerce de ces belles contrées.



  1. Gutzlaff (J. A. G. S., t. XIX, p. 33) signale l’existence d’annales laotiennes remontant au commencement de notre ère. J’ignore sur quoi repose cette assertion qui me paraît être aussi aventurée que beaucoup d’autres allégations du même auteur.
  2. Voy. ci-dessus la note 3 de la page 102 et la note 1 de la page 105. Consultez pour tout ce chapitre les cartes historiques insérées p. 128-9.
  3. Les Laotiens et les Annamites paraissent avoir emprunté le cycle duodénaire des Chinois à une époque peu différente si l’on en juge par la ressemblance des noms des années :
      rat, bœuf, tigre, lièvre, dragon, serpent, cheval, chèvre, singe, coq, chien, porc.
    Cycle laotien, chai, phau, nhi, mao, si, say, snga, met, san, rau, set, cai.
    Cycle annamite, ti, shuu, dran, meo, thin, ti, ngo, mui, than, drau, tuat, hoi.

    J’ai déjà donné le cycle cambodgien p. 93. Il est à remarquer qu’il commence à l’année du bœuf, au lieu de commencer à celle du rat et que les années y sont désignées pour la plupart par un nom d’animal emprunté à la langue vulgaire laotienne ou annamite. Ainsi rong, dragon, et cha, chien, viennent des mots annamites long et cho qui ont la même signification ; voc signifie singe en laotien ; en retouchant le préfixe mo qui veut dire un, de momi, cheval, et mome, chèvre, on retrouve les mots laotiens ma et met. Les Siamois, oublieux du calendrier de leurs aînés laotiens, ont adopté mot à mot le cycle cambodgien, sans doute à cause de la domination qu’ils ont longtemps subie.

    Un grand nombre de mots laotiens et annamites paraissent n’être qu’une modification différente du même mot chinois. Le mot ong qui signifie « chef, seigneur » en annamite, était également usité dans le même sens dans l’ancien royaume de Lan Sang.

  4. P. Legrand de la Liraye (Notes historiques, etc., p. 10). Giao-chi en annamite, ou kiao-tchi en chinois, désigne perpétuellement la nature annamite et signifie « doigts écartés ». Aujourd’hui encore l’un des traits caractéristiques de la race annamite est d’avoir le gros orteil un peu écarté du second. Il est possible cependant que le caractère Kiao n’ait été pris dans cette ancienne désignation que pour sa valeur phonétique et qu’il représente le mot Chao, « seigneur, maître, roi », des Laotiens. C’est probablement ce dernier mot que l’on trouve rendu plus tard par le caractère Tchao (prononcé par les Annamites Trieu ou Tieou) dans le nom des princes de Nan-youé, tels que Tchao-to, Tchao-hou, Tchao-ing, ou dans celui du royaume de Nan-tchao. Les appellations chinoises et annamites du pays occupé par les Pe-youe sont très-nombreuses. Voici celles que l’on trouve dans les historiens annamites : Nhat-nam (Ji-nan en chinois), An-nam (Ngan-nan), Viet-nam (Youe-nan), Van-lang (Ouen-ling ?), Nam-binh (Nan-ping). Giao-chi était l’une des quinze préfectures du royaume de Van-lang et n’a jamais désigné qu’une partie du territoire occupé par les Ba Viet, tandis que presque toutes les dénominations qui précèdent se sont appliquées, à une certaine époque, à toute son étendue. Il faut remarquer aussi que Viet-thuong ou Youe-tchang est synonyme pour les Chinois de Lao-tchoua, nom sous lequel ils désignent le royaume laotien de Luang Prabang et de Vien Chon qui s’appelait jadis Muong Choa, (Biot, Dictionnaire, etc., p. 309.)

    Youe-tchang a été écrit à tort, Yue-chang dans la note 1 de la page 113. Ce nom a été porté aussi par le royaume de Lin-y, mais seulement, d’après le Ta thsing y thoung tchi, à partir des Thsin, c’est-à-dire du iiie siècle avant notre ère. Le Lin-y est mentionné dans le Thoung kien kang mou comme un royaume distinct de celui de Youe-tchong, vers la fin du xiie siècle avant notre ère, au moment de l’ambassade envoyée par ce dernier pays à l’empereur Tchin-ouong. Les annales annamites (P. Legrand, op. cit., p. 10) disent expressément, que le nom de Viet-thuong (Youe-tchang) était appliqué à cette époque au territoire des Ba Viet. Les faisans qu’apportèrent les envoyés du Youe-tchang abondent dans la région montagneuse qui se trouve à l’est du Tong-king et ne sauraient vivre dans les pays chauds où quelques commentateurs ont placé le pays de Youe-tchang. Quant à la difficulté que l’on pourrait tirer de l’itinéraire maritime suivi par l’ambassade à son retour, il n’y a rien d’extraordinaire à supposer que, pour éviter un chemin par terre dangereux et des forêts impraticables, les envoyés du Youe-tchang aient descendu les côtes de la presqu’île pour remonter ensuite le Cambodge et parvenir en barques dans le Laos. Telle est la route qu’ont suivie au xviiie siècle les missionnaires pour aller du Tong-king dans ce dernier pays, après avoir échoué dans une tentative pour y pénétrer directement (voy. ci-dessus, p. 9).

    Je résumerai cette longue discussion en disant que le royaume de Youe-tchang, qui envoya vers 1109 av. J.-C. une ambassade en Chine, doit être cherché dans la région comprise entre Luang Prabang et le Tong-king, au sud des Kiao-tchi ou Annamites proprement dits, comme l’indique le Thoung kien kang mou ; que ce royaume est celui que les Chinois ont appelé plus tard Lao-tchoua, et qu’il a probablement passé avec le Lin-y, à la fin du iiie siècle avant notre ère, sous la domination du général chinois Tchao-to, dont il va être parlé. La mention faite de l’ambassade de Youe-tchang par les annales annamites, prouve que les Laotiens faisaient partie des tribus Ba Viet, dont ces annales racontent l’histoire. Ce n’est qu’après la dispersion de ces tribus et leur partage définitif en plusieurs royaumes distincts, que les chroniques tong-kinoises se restreignent à l’histoire des Kiao-tchi.

  5. L’orthographe latine de ces noms n’est malheureusement pas suffisante pour retrouver leurs équivalents chinois. Un seul, celui de Man Viet, se retrouve dans celui des Min-youe, dont il est parlé dans l’histoire de Chine de Mialla (t. III, p. 9 et 13) et qui formaient encore au iie siècle avant notre ère un État indépendant dans le Fo-Kien. La configuration montagneuse de cette province a préservé leurs descendants d’une complète absorption par les Chinois, et la race mixte qui l’habite aujourd’hui diffère sensiblement, par la langue et l’aspect physique, des Chinois du reste de l’empire. Les tribus Au et Lac semblent s’être plus particulièrement unies par le mariage de Lac-lung et de Au-cu pour former le royaume de Nan-youe.

    Pour que les chroniques tong-kinoises fussent lues avec fruit et pour qu’on pût les repérer sur les faits bien connus de l’histoire chinoise, il serait nécessaire que tous les noms propres fussent accompagnés des caractères chinois dont ils ne sont que la prononciation défigurée.

  6. Pour toute la suite du récit, comparez à la traduction du P. Legrand, Marini, Delle missioni, etc., et Alex, de Rhodes, Historia Tunkinensis.
  7. Ces mots signifient : « Diable rouge ». Il faut chercher peut-être la raison d’être de cette appellation dans l’habitude de chiquer le bétel, qui est commune aux Laotiens et aux Annamites et qui rend la salive et les lèvres d’un rouge de sang. L’aréquier et le bétel sont encore cultivés aujourd’hui dans la partie chinoise de la vallée du fleuve du Tong-king et ils devaient l’être à cette époque sur les bords du fleuve de Canton qui jouissent d’un climat analogue.
  8. Marini lui donne le nom de Than-lao. Dong-dinh est sans doute la transcription annamite du nom du lac Tong-ting situé sur la rive droite du Yang-tse kiang et dont le territoire, comme on le verra plus loin, limitait au nord le royaume de Van-lang.
  9. Ikchvakou, premier prince de la dynastie solaire qui régna à Ayodhya, eut aussi cent fils dont cinquante régnèrent sur les contrées du nord et cinquante sur celles du sud. La vague ressemblance de ces deux traditions est sans doute purement fortuite.
  10. Le nom chinois correspondant est Foung-tchouen. Il y a aujourd’hui une ville de ce nom près de Outcheou, chef-lieu de département du Kouang-tong. On trouve dans le Dictionnaire de Biot que cette dernière ville était sous les Tcheou (1134-255 av. J.-C.) le pays des Youe du nord. (Consulter la carte générale de l’Indo-Chine et de la Chine centrale, Atlas, Ier partie, pl. I, et le diagramme inséré pages 128-129).
  11. Thsin-chi-hoang-ti, le destructeur des livres et le constructeur de la grande muraille. Il régna de 246 à 209 avant Jésus-Christ.
  12. Là le récit des annales annamites est contrôlé par l’histoire chinoise. (Cf. P. Legrand, op. cit., p. 21 et suiv., et de Mailla, Histoire générale de la Chine, t. II, p. 510 et 543.) Les transcriptions annamites des noms des deux généraux chinois sont Nham-Ngao et Trieu-da. Dans la Notice historique du P. Gaubil sur la Cochinchine, il est dit, page 3, que Tchao-to avait été gouverneur de Canton. Cette notice, qui m’avait échappé au moment de la rédaction de l’Essai historique sur le Cambodge, m’apporte une preuve de plus en faveur de l’identification que j’ai faite du Fou-nan et du Cambodge. Il y est dit, page 7, que l’arrière-petit-fils de Fan guen, roi de Lin-y (voy. ci-dessus, p. 118, n. 3), nommé Fan-ouen-ti, fut tué par Tang-ken-tchun, fils du roi de Fou-nan, « aujourd’hui Cambodge », ajoute le savant missionnaire. Fan-ouen-ti me paraît être le Phan-ho-dat des annales annamites, mais elles attribuent sa mort au gouverneur du Kiao-tchi (A. D. 413). Voy. ci-dessus, p. 119, n. 2.
  13. Voyez dans Marini ou le P. Legrand la légende par laquelle les Tong-kinois expliquent la chute de Yen-dreuong et le touchant récit qu’ils font du repentir et de la mort de sa fille.
  14. Je crois que c’est le pays que les Chinois désignaient autrefois sous le nom de Siang-kiun et qui occupait l’extrémité ouest du territoire de la province de Canton.
  15. Il est possible, par la comparaison des indications fournies par les historiens chinois et les livres annamites, de déterminer exactement la situation de ces deux territoires. Le Kiao-tchi occupait à cette époque toute la partie sud-ouest du Kouang-si depuis Tchin-ngan au nord jusqu’à Se-ming au sud ; le Cu’u-chan (en chinois Kieou-tchin), se trouvait plus à l’est, à l’emplacement du département actuel de Nan-ning. Ti-nan limitait au nord ces deux provinces et s’étendait jusqu’à King-yuen fou.
  16. Consultez Ta thsing y thoung tchi K. 368 f. 1 ; Yuen kien louy han, K. 232, f. 19 ; de Mailla, op. cit., t. 111, p. 13-16, 27-28, 55-57, 66 ; P. Legrand de la Liraye op. cit., p. 30-38 ; pour les identifications des territoires et des noms géographiques le Dictionnaire de Biot, aux noms cités.
  17. De Mailla, op. cit., t. III, p. 225.
  18. P. Legrand de la Liraye, op. cit., t. III, p. 327-330, 471.
  19. Ta thsing y thoung tchi, K. 368 f. 2.
  20. Yuen kien louy han, K. 232 fo 20. De Mailla, op. cit., t IV, p. 92.
  21. Voy. Duhalde, Description de l’empire chinois, t. I, p. 325.
  22. Voy. Bulletin de la Société de Géographie, sept.-oct. 1871, p. 277.
  23. Il faut attendre sans doute avant de se prononcer définitivement à cet égard, que les travaux intéressants commencés par M. d’Hervey de St-Denis soient plus complets et plus précis.
  24. Consultez pour tout ce qui va suivre Gaubil, Mémoires concernant les Chinois, t. XVI, p. 31, 42, 55, 135, 160, 199, 239, 260, 284, 297, 366, etc. ; de Mailla, Histoire générale de la Chine, t. VI, p. 235, 355, 511, etc.
  25. De Mailla, op. cit., t. IX, p. 257 et suiv.
  26. De Mailla, op. cit., t. IX, p. 476.
  27. Cette circonstance est une preuve de plus à l’appui de l’identification faite par M. Yule de cette ville et du pays d’Anin de Marco Polo. (Travels of Marco Polo, t. II, p. 83.) Nous n’avons point été à Ho-mi tcheou et nous n’avons pu constater si le type des habitants se rapprochait de celui des populations Ho-nhi des environs de Ta-lan ; mais il est très-possible que le nom de la ville ne soit que la transcription chinoise du nom de la tribu qui habitait la province d’A-nin.
  28. Il est intitulé Pe-y koan tsuen chou et porte le numéro 986. C’est de là que Klaproth a tiré les renseignements qu’il donne dans son Asia polyglotta, p. 368, 395.
  29. Ce rapprochement avait été fait déjà par M. Yule, Travels of Marco Polo, t. II, p. 81.
  30. Les lettres Si-san et les lettres Pe-y données par le P. Amyot (loc. cit.), offrent la plus grande analogie.
  31. De Mailla, op. cit., t. IX, p. 519, 552, 640 ; t. X, p. 67, 80.
  32. De Mailla, op. cit., t. X, p. 198, 4.31 ; t. XI, p. 65.
  33. Pi Fa avait cinq autres fils nommés Fa Ngoi, Fa Ian, Fa Kamkam, Fa Kam, Fa Keo. Fa Ngoi était né en 1316. Il est à remarquer que Fa paraît être ici le nom de famille déjà porté par les rois de Xieng Hong et du Yun-nan ; son origine remonte peut-être à Chao fa ouang, le fondateur chinois des principautés laotiennes du Nord. Yoy. ci-dessus, p. 472.
  34. Probablement le prédécesseur de Prea Nipean Bat.
  35. Le nom de « Thau » semble indiquer que c’est un prince de Xieng Hong.
  36. Si l’on en croit les chroniques d’Ayathia, un noble siamois aurait occupé, en 1462, le trône de Lan Sang : je ne trouve pas trace de cet événement dans les chroniques laotiennes. Voy. Chinese Repository, t. V, p. 105.
  37. De Mailla, op. cit., t. X, p. 305 et 309.
  38. Chinese Repository, t. VI, p. 269-271.
  39. Martini, Delle missioni, etc., p. 460-461 ; Chinese Repository, t. VII, p. 544. Martini attribue la défaite des Laotiens au manque d’armes à feu.
  40. Voy. dans le Journal de Mac-Leod, Parliamentary Papers pour 1869, p. 72, la succession assez compliquée des différents princes de Xieng Hong depuis le milieu du siècle dernier.