Voyage d’exploration en Indo-Chine/De Compong Luong à Angcor Wat


III


DE COMPONG-LUONG À ANGCOR WAT — NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS CAMBODGIENS OU KHMERS[1].


Quand on pénètre dans le Grand Lac par l’une des nombreuses entrées qui communiquent avec le bras de Compong-luong, le regard reste saisi et attristé de l’aspect que présente cette immense nappe d’eau jaunâtre, qui s’étend à perte de vue dans la direction du Nord-Ouest. Une ligne basse et continue d’arbres rabougris la limite de tous les autres côtés, sans que nulle part on découvre la rive ou que l’on devine une plage où le pied puisse se poser à sec. L’eau se perd avec un clapotis sourd sous les arceaux de ces forêts noyées et inhabitables, et l’on éprouve une sensation d’isolement, une sorte de réminiscence du désert, que la vue de rares barques de pêcheurs, glissant au loin, ou stationnant au milieu des arbres attachées à une branche, suffit à peine à dissiper.

En quelques points des rives, les arbres ont été abattus et l’on aperçoit à leur place avec étonnement des gerbes de riz, régulièrement plantées, élever leurs têtes au-dessus de l’eau et ce champ mobile suivre les variations du niveau du lac, jusqu’à ce que la baisse des eaux permette de venir le récolter à pied sec.

Au Sud, les sommets bleuâtres des petites montagnes de Pursat dominent de saillies à peine sensibles ce monotone horizon de verdure. Pendant un instant bien court, on perd presque complètement tout rivage de vue. Puis le double mamelon du mont Crôm apparaît à l’avant du navire, et vient servir de point de repère pour trouver, au milieu de la ceinture d’arbres qui s’étend comme un voile impénétrable devant celui-ci, l’embouchure étroite de la petite rivière d’Angcor.

C’est devant cette embouchure que la canonnière 27 jeta l’ancre le 22 juin au soir. Il était trop tard pour communiquer avec la terre. Une forte brise d’Ouest soulevait en petites vagues les eaux du lac et imprimait le long des rives un fort mouvement de houle qui se propageait bien avant dans la forêt. L’obscurité permettait à peine de distinguer des deux côtés de l’embouchure de la rivière les rangées multipliées de pieux qui indiquaient l’emplacement d’une grande pêcherie, et quelques lueurs tremblantes s’allumaient déjà dans les petites cabanes, élevées sur pilotis à une certaine hauteur au-dessus de l’eau, qui servaient d’abri aux pêcheurs.

Le lendemain, au point du jour, la Commission se rendit en barque à l’un des établissements provisoires, construits sur les bords de la rivière à quelque distance de son embouchure, pour le séchage du poisson et que l’on se hâtait de démolir avant qu’ils fussent atteints par la crue des eaux. Celle-ci mettait fin en effet à la saison de la pêche, et les indigènes ou les Annamites, encore attardés à cette fructueuse besogne, faisaient leurs préparatifs de départ.

En suivant pendant ce court trajet les capricieux méandres de la rivière, on voit peu à peu les arbres se dégager de l’eau, leurs troncs apparaître, le sol émerger enfin. Les eaux n’étaient cependant pas encore assez hautes pour remonter en embarcation jusqu’à la nouvelle ville d’Angcor, gros bourg appelé aujourd’hui Siemréap par les habitants et où réside le gouverneur de la province. La Commission se résolut à prendre la route de terre, qui est praticable à partir du point d’arrêt des barques aux eaux les plus basses, c’est-à-dire à deux ou trois kilomètres de l’embouchure de la rivière et qui est d’ailleurs beaucoup plus directe. Les moyens de transport, chars et éléphants, demandés au gouverneur d’Angcor, arrivèrent dès le 24 au matin, et nous permirent de continuer notre route ce jour-là même.

Au sortir de la forêt noyée qui couvre les rives du lac, on se trouve au milieu d’une immense plaine cultivée en rizières, et le paysage semble ne différer en rien des monotones aspects auxquels habitue un long séjour en Cochinchine ; mais, à peine a-t-on fait quelques pas, que l’on découvre autour de soi des vestiges de l’antique civilisation Khmer : on est transporté aussitôt en imagination à l’époque lointaine où cette civilisation étendait sur toute l’Indo-Chine méridionale sa puissante influence les lieux que l’on visite, si banals qu’ils puissent être d’ailleurs, revêtent à vos yeux un charme tout particulier.

Ce sont d’abord les restes de l’ancienne chaussée qui conduisait à Angcor la Grande. À l’Ouest de cette chaussée et à peu de distance, au pied même du mont Crôm, on rencontre des traces d’anciennes constructions. Si, guidé par ces débris, on monte jusqu’au faîte de cette petite colline, on découvre un sanctuaire dont l’aspect ne peut manquer d’éveiller la plus vive admiration, surtout au début du voyage, alors que les yeux et l’esprit ne sont point encore rassasiés.



En continuant la route de terre jusqu’à Siemréap, on passe à peu de distance d’une haute tour en ruines qui domine encore la plaine. C’est le sanctuaire d’Athvéa. La citadelle de Siemréap, construite il y a une quarantaine d’années, s’offre ensuite aux regards. Tous les matériaux dont ses murs sont formés, ont été tirés des ruines voisines auxquelles on devient de plus en plus impatient d’arriver. Le chemin sablonneux qui passe devant cette forteresse s’enfonce bientôt, toujours dans la direction du nord, sous une jeune et belle forêt, bien différente de la forêt marécageuse des bords du lac. Après un trajet de trois kilomètres environ, on arrive à la terrasse qui précède Angcor Wat[2] ou « la pagode d’Angcor », le monument le plus important et le mieux conservé de toutes les ruines.

Ce fut ce dernier édifice que choisit la Commission, comme centre de ses travaux et comme lieu d’habitation et de ralliement pendant ses excursions aux ruines voisines. Elle s’installa dans les cases en bambous construites au pied de la façade principale, et destinées au logement des pieux pèlerins qui viennent visiter cet antique sanctuaire.

Une chaussée en pierre, à moitié enfouie sous le sol de la forêt, relie Angcor Wat à la porte sud de l’antique ville d’Angcor thom ou « Angcor la Grande », située à trois kilomètres, dans la direction du nord. Sur la gauche de cette chaussée s’élève le mont Bakheng, dont le sommet était couronné autrefois de constructions considérables. L’enceinte d’Angcor Thom, les monuments disséminés au dedans et au dehors de la ville dans un assez faible rayon, constituent la partie la plus considérable de tout ce magnifique groupe de ruines, dont il serait difficile peut-être de retrouver ailleurs l’analogue.

Enfin, une autre chaussée qui part de la porte est d’Angcor Thom pour se diriger vers le fleuve, conduit également à un grand nombre d’autres édifices échelonnés dans cette direction.

Ce dernier trajet avait été accompli par le commandant de Lagrée en mars 1866.

Nous allons suivre l’ordre de cet itinéraire pour faire connaître les différents monuments compris dans ce faible espace.

Mais, avant d’entrer dans la description détaillée de chacun d’eux, il est nécessaire, pour éviter les répétitions, d’exposer les lois générales qui semblent avoir présidé à leur construction. Nous allons donc indiquer d’abord les matériaux employés et leur appareillage, le mode de construction des murs et des voûtes, les procédés décoratifs particuliers à cette architecture, et nous chercherons à arriver ainsi à une classification générale de tous les monuments que nous avons à décrire. Il ne restera plus ensuite qu’à rapporter chacun d’eux à la catégorie qui lui convient et à noter les particularités qui le distinguent. Sa description y gagnera en brièveté et en clarté.

Matériaux. — Les matériaux employés dans la construction des édifices khmers sont :

1o une pierre formée de concrétions ferrugineuses, connue en Cochinchine sous le nom de pierre de Bien-hoa. Les Cambodgiens lui donnent le nom de bai kriem « riz grillé » en raison de sa couleur et de son apparence agglutinée. Elle est extrêmement répandue dans toute la vallée du fleuve.

À trente kilomètres dans l’est d’Angcor, aux approches du village de Ben, elle apparaît à fleur du sol, et forme dans cette direction des bancs énormes de dix à quinze kilomètres d’étendue. Elle offre de nombreuses variétés tant sous le rapport du mode d’agglomération que sous celui de la couleur. En général, les constructeurs semblent avoir préféré les pierres à couleur jaunâtre et à gros gravier. Le Bai kriem est employé à la construction des chaussées, des murs d’enceinte des édifices grossiers, et sert comme remplissage intérieur dans les substructions et dans les grands massifs des monuments principaux.

2o Le grès. — Les grès gris ou légèrement rosés, en usage dans l’ancienne architecture cambodgienne, sont d’un grain fin qui les rend susceptibles d’un poli parfait. Comme tous les grès, ils sont tendres à la taille en carrière et durcissent à l’air, mais pas assez pour résister à l’action alternative de la pluie et de la sécheresse, qui les effrite à la longue et quelquefois les effeuille en lames minces.

Le grès porte au Cambodge le nom de thma phâc, qui signifie « pierre de boue ». Cette appellation, qui serait d’ailleurs assez bien appropriée à ce genre de pierre, a, aux yeux des habitants actuels, une signification et une portée précise qu’elle n’avait, sans doute, pas autrefois. C’est une idée très-répandue dans tout le peuple, et chez presque tous les grands, que dans les monuments de l’ancien Cambodge les matériaux étaient façonnés de toutes pièces avec de la terre et de l’eau, et moulés à l’état liquide suivant les formes assignées par le grand architecte du ciel Prea Pus Nuca, délégué de Prea En (le dieu Indra), le roi des génies.

Aux environs immédiats d’Angcor, aucun gisement de grès n’a encore été découvert, et jusqu’à plus amples recherches, c’est encore vers l’est, au village de Ben et un peu au delà du point signalé pour le gisement du bai kriem, qu’il faut aller chercher les carrières les plus voisines.

Là, au pied d’une petite chaîne de montagnes dont la plus rapprochée porte le nom de Pnom Coulèn, le sous-sol est entièrement formé d’un beau grès apte aux constructions.

Un torrent, profond et rapide au temps des pluies, presque à sec au printemps, creuse son lit dans ce banc de roches, et l’on y découvre à chaque pas des traces du travail de l’homme : des blocs entaillés à pic, des fûts de colonnes ébauchés, des dalles déjà équarries.

Si l’on traverse le torrent pour se rapprocher du pied de la montagne, il devient évident que l’on est arrivé aux carrières mêmes : sur une étendue de plusieurs kilomètres, se dressent des blocs énormes au pied desquels sont creusées de profondes excavations. Partout les traces du fer restent visibles, et l’on peut étudier sur les fragments à demi détachés et restés sur place les procédés d’exploitation employés. Quelques instruments retrouvés çà et là, dont les habitants peuvent encore expliquer l’usage, viennent compléter et éclairer ces indices.

On reconnaît ainsi comment s’y prenaient les ouvriers pour obtenir ces magnifiques parallélépipèdes de pierre que l’on trouve dans les monuments khmers. Deux lignes


Commission d’exploration du Mékong
M. Garnier.     M. Delaporte.     M. Joubert.     M. Thorel.     M. de Carné.     M. de Lagrée.

parallèles étaient tracées aux extrémités du bloc à détacher ; suivant chacune d’elles on creusait normalement une série de trous de deux ou trois centimètres de diamètre et d’une profondeur à peu près égale ; à l’aide de ciseaux en fer, à quatre faces de pointe et d’une longueur variant de trente centimètres à un mètre, on faisait sauter la matière intermédiaire, et on régularisait l’entaille ; puis on perçait de nouvelles séries de trous, jusqu’à obtenir des canaux ou tranchées de dix à quinze centimètres de large, que l’on poussait jusqu’à la séparation complète de la pierre.

À peu de distance des carrières, aboutit une grande chaussée en terres levées qui conduit à Angcor. Les pierres extraites suivaient sans doute cette voie. Mais ces carrières ne sont point les seules que contienne la montagne : à Ben, la chaussée fait retour vers le nord-est, et les habitants signalent de nouveaux centres d’exploitation dans cette direction. Plus loin dans l’est, près de Méléa, le grès affleure également le sol.

Toutes ces carrières seraient intéressantes à visiter, et il serait bon de rechercher surtout celles qui ont fourni les matériaux d’une finesse extrême que l’on trouve à l’intérieur de certains monuments. Peut-être, nous le répétons, en est-il de plus voisines de la pagode et de la ville d’Angcor que celles que nous venons de signaler. Mais le point essentiel à établir était celui-ci, qu’à trente ou quarante kilomètres des ruines, on rencontre le grès en masses énormes, et que les traces de l’ancienne exploitation sont assez considérables en ce point pour qu’on puisse admettre que la majeure partie des matériaux employés en a été extraite. Cette affirmation peut être étendue aux autres monuments disséminés dans le reste du royaume. Quand le grès a été employé dans leur construction, on est certain de le rencontrer dans leur voisinage à une distance qui n’excède jamais dix lieues.

3o Les briques cuites. — Ce genre de matériaux semble, à Angcor même, appartenir à une époque postérieure à celle des grands monuments. On rencontre, çà et là, de petits sanctuaires et de petits édifices d’ordre tout à fait secondaire, qui en sont construits ; mais partout où ils sont juxtaposés aux constructions en grès, ils paraissent de superfétation, et l’on s’aperçoit bien vite que leur adjonction n’avait pas été prévue dans le plan primitif. La brique ne semble donc avoir remplacé la pierre que quand la fatigue et l’affaissement ont eu gagné les architectes et les ouvriers. L’emplacement d’Angcor n’est pas du reste favorable à sa fabrication. La terre à brique y est assez rare et de mauvaise qualité.

Dans d’autres parties du Cambodge, où sans doute la pierre manquait, il en était autrement. On y retrouve des tours et d’autres constructions importantes, bâties en belles briques de trente-cinq centimètres de long sur vingt centimètres de large, richement ornementées sous le rapport architectural, d’un moulage excessivement soigné et permettant un assemblage irréprochable. Leur fabrication est peut-être là contemporaine des grandes époques.

Ce ne serait d’ailleurs que par des études plus complètes et plus minutieuses que l’on pourra arriver, sur ces différents points, à des conclusions absolues.

Murs. — Quelle que fût leur destination, les murs étaient formés de blocs rectangulaires ou cubiques assemblés sans ciment. Le choix de la pierre, sa grosseur, la précision de l’appareillage variaient avec l’importance de la construction. On employait autant que possible des blocs de dimensions uniformes, dont les joints étaient régulièrement alternés. Pour le grès, qu’on semblait tenir à honneur de laisser en gros blocs, les dimensions variaient parfois beaucoup, et l’on trouve des pièces de remplissage dans les murs des plus beaux édifices. Les trois dimensions des pierres de Bien-hoa en usage dans ce genre de construction sont en moyenne quatre-vingt-dix, cinquante et quarante centimètres. On peut en rencontrer dont la longueur atteint et dépasse même deux mètres vingt centimètres. Quant au grès, les blocs de deux mètres sur quatre-vingts et cinquante centimètres, ne sont pas rares. Quelques-uns atteignent trois mètres cinquante centimètres de longueur, sur un mètre et un mètre vingt dans les deux autres dimensions.

Ici se présente le problème mécanique du transport et de l’élévation, souvent à des hauteurs considérables, de masses dont le poids dépassait parfois 4,000 kilogrammes. Ce problème ne peut encore se résoudre d’une manière satisfaisante. Il faut se contenter pour le moment de signaler les trous ronds ou carrés que présentent presque toutes les pierres employées. Ces trous, répartis sur chacune d’elles en un ou plusieurs groupes d’une disposition assez irrégulière, sont espacés de dix à quinze centimètres : leur diamètre est de deux centimètres, et leur profondeur moyenne de trois.

La moindre réflexion démontre qu’il ne s’agit pas ici, comme le disent les habitants, de préparer une liaison des pierres à l’aide de crampons de fer, ni de couvrir les monuments d’un placage en bois ou en plomb. Les crampons ne s’emploient que dans des circonstances définies, et leurs traces sont faciles à reconnaître partout où ils ont existé. Quant aux placages, ils n’ont certainement pas été appliqués sur les murs les plus insignifiants nu sur les chaussées elles-mêmes, dont les dalles qui portent les traces des ornières creusées par les roues des chars, offrent également les mêmes trous.

D’un autre côté, aucune des pierres que l’on retrouve toutes taillées dans les carrières, ne présente la trace de ces trous. Il est donc peu probable qu’ils aient eu pour objet de faciliter le transport, et ils ne servaient sans doute qu’à la mise en place et à l’élévation des matériaux, en offrant un point d’application à des griffes, à des leviers ou à tout autre instrument.

Les murs isolés avaient une corniche et un couronnement ordinairement dentelé. Ils s’appuyaient sur deux ou trois fortes assises qui en élargissaient considérablement la base.

Les instruments qui servaient à la taille des pierres ne donnaient que peu de netteté aux parties planes, ainsi qu’on peut le voir encore sur un grand nombre de murs ou sous des voûtes inachevées. Il fallait, pour le grès surtout, obtenir le poli des surfaces par le frottement, et l’on arrivait de la sorte à un degré de perfection excessivement remarquable dont nous aurons à citer quelques exemples.

Voûtes[3]. — Aucune des voûtes qui se trouvent dans les monuments khmers étudiés jusqu’à présent ne présente une ouverture supérieure à trois mètres cinquante centimètres. Elles sont construites en encorbellement, c’est-à-dire composées de pierres superposées par assises horizontales, se rapprochant graduellement et se rejoignant d’ordinaire à la cinquième assise. La face intérieure de ces pierres restait à l’état brut, quand la voûte ne devait pas être en vue ou quand elle devait être plafonnée. Dans ce dernier cas, le plafond reposait sur des traverses portant sur les corniches des murs de soutien. Plafond et traverses étaient ordinairement en bois sculpté et doré, et l’on en retrouve des débris qui attestent une grande habileté dans ce genre de travail. Quand, au contraire, la voûte devait, rester en vue, les extrémités intérieures des pierres étaient rabattues de manière à obtenir depuis la naissance jusqu’au sommet de la voûte, une courbe ogivale, composée de segments d’une coupe élégante, dont les surfaces étaient polies avec soin et quelquefois peintes ou dorées. Telle était aussi la construction des voûtes aux premiers âges de la Grèce.

À l’extérieur, les pierres d’assise des voûtes déterminent le toit et leur surface est ondulée, de manière à présenter l’aspect de tuiles. Souvent même cette surface est recouverte de délicates sculptures, destinées à augmenter encore dans ce sens l’illusion du regard.

Les voûtes sont partout employées pour réunir soit deux murs, soit un mur et une colonnade, soit deux colonnades. Nulle part n’apparaît de plafond en pierre.

On trouve aussi des demi-voûtes qui réunissent un mur et une colonnade avancée, ou une première colonnade à une seconde moins élevée, comme on le voit au pourtour de la pagode d’Angcor et du monument de Méléa. Dans ce cas, la demi-voûte a son sommet à mi-distance de l’arête du toit supérieur au sommet du chapiteau des grandes colonnes. Des traverses en pierre réunissent celles-ci aux chapiteaux correspondants des petites. Ces traverses semblent ne pas avoir rempli le but que s’était proposé l’architecte, dans la pensée duquel la colonnade extérieure devait sans doute servir de contre-fort à l’autre. Presque partout, en effet, la petite colonnade tend à s’écarter sous le poids de la voûte, et les traverses tombent par le côté engagé dans les grandes colonnes.

Lorsque deux voûtes s’entre-croisent, leur construction reste la même. Seulement, à chaque angle, une seule pierre forme encoignure et présente une face dans chacune des deux directions.

Les architectes cambodgiens ne connaissaient sans doute aucun autre procédé de construire des voûtes, puisqu’on n’en trouve d’exemple nulle part. Mais c’est certainement à dessein que les murs de leurs galeries étaient aussi rapprochés, car, même avec le procédé qu’ils employaient, il leur eût été facile d’obtenir des voûtes plus larges.

Tours. — Ce qui vient d’être dit des voûtes suffit à faire comprendre le mode de construction des tours. Au-dessus de l’espace ménagé pour le sanctuaire ou pour toute autre convenance, règne une corniche au-dessus de laquelle les pierres s’étagent en se rapprochant par assises horizontales jusqu’au sommet, que recouvre une large pierre.

En général, la surface intérieure de la tour est brute ; elle était dissimulée par un plafond établi sur la corniche inférieure. Dans les tours de peu d’élévation et dans les tours en briques, ce plafond n’a pas existé ; on trouve alors les faces intérieures régularisées en surfaces planes convergentes.

À l’extérieur, les tours affectent des formes très-variées, mais paraissent obéir cependant à des lois générales que l’on peut formuler comme il suit.

À la base, la section de la tour est un carré ; au sommet, elle devient un cercle. La transition entre ces deux formes se fait graduellement au moyen de cinq étages. Les angles du carré sont abattus et remplacés par une succession d’angles rentrants et saillants. La partie médiane de chaque face présente une courbure convexe dont le côté du carré reste la corde. Au fur et à mesure que l’on s’élève, cette transformation s’accentue davantage, et la coupe horizontale de la cinquième assise est toujours un cercle parfait. Considérée dans le sens vertical, la forme extérieure de la tour offre une courbure convexe à peu près régulière. Pour dissimuler au regard les raccordements des différents segments dont se compose cette courbe, aux angles de toutes les corniches extérieures sont placées des pierres d’ornement à forme pyramidale et triangulaire. Cette addition donne de la continuité aux lignes générales.

D’après la tradition, les tours se terminaient par une boule et une flèche en métal. Il n’en reste aujourd’hui aucune trace.

Ordinairement la partie centrale de chaque face est occupée par une sorte de tympan sculpté, représentant une scène mythologique. Ces tympans se succèdent, comme les pyramides, d’étage en étage, en diminuant de dimensions et contribuent à donner beaucoup de légèreté et de relief au monument lui-même. Telles sont les tours d’Angcor Wat. D’autres fois, cette partie centrale figure un profil humain, et cette combinaison, à laquelle se prête merveilleusement la double convexité de la tour dans le sens horizontal et dans le sens vertical, produit de grands et beaux effets. Nous citerons comme modèles en ce genre les portes de la ville d’Angcor et les nombreuses tours de Baion.

Colonnes[4]. — Les colonnes employées pour supporter les voûtes et former les galeries sont toujours carrées ; les colonnes rondes ne jouent dans l’architecture khmer qu’un rôle secondaire et purement décoratif.

Les chapiteaux supportent directement l’entablement qui se compose ordinairement d’une face plane et d’une corniche faisant saillie à l’intérieur. La voûte prend naissance au-dessus de cette corniche. Quand la construction est très-élevée, la face plane de l’entablement, qui prend alors des dimensions considérables, est coupée par une seconde corniche intermédiaire. Si la voûte doit être très en vue, l’entablement se couvre de moulures horizontales ou reçoit une frise sculptée.

Les colonnes sont exactement carrées et conservent sur toute leur hauteur le même diamètre. Le chapiteau et la base sont ordinairement de dimensions semblables et d’une ornementation uniforme, en sorte qu’il est indifférent de prendre l’un pour l’autre. Le fût est en général monolithe. Souvent aussi la base manque et est remplacée par de légères sculptures sur les quatre faces du fût prolongé. Chapiteaux et bases rappellent à s’y méprendre le mode grec des plus beaux temps. C’est le même dessin général, et les moulures, les motifs d’ornementation offrent une analogie complète et une perfection d’exécution égale.

Le fût des colonnes est tantôt uni, tantôt orné du haut en bas de séries de dessins uniformes fouillés au ciseau à une très-faible profondeur. Ce sont presque toujours d’interminables rangées de cercles ou de niches dans l’intérieur desquels sont figurés des rosaces ou des personnages en mouvement. Lorsque la colonne a une position spéciale et importante ; par exemple : lorsqu’elle est engagée comme pilastre dans les côtés d’une porte, l’ornementation du fût prend de plus grandes proportions. Le dessin s’agrandit, le ciseau fouille plus profondément la pierre et se complaît en d’admirables arabesques où s’entremêlent les rinceaux, les rosaces, les figures d’animaux et les personnages légendaires. Quoique le temps ait émoussé toutes les arêtes vives et amoindri la délicatesse de ces sculptures, on peut juger encore par ce qui en reste de ce qu’elles devaient être aux premiers jours, et l’on conçoit la plus haute idée de l’habileté et du goût parfait des ouvriers artistes qui les ont exécutées.

Les colonnes carrées sont encore employées aux péristyles des édifices, dans certains porches avancés, en groupes de deux ou de quatre réunies au sommet par des blocs traversiers formant architrave, et surmontés par des massifs ou frontons sculptés.

Comme nous l’avons dit plus haut, les colonnes rondes servent surtout de motifs d’ornementation et rarement de supports véritables. Les terrasses ou belvéders que l’on rencontre, soit isolés, soit à l’entrée des édifices, en comportent ordinairement sur tout leur pourtour. Ces colonnes soutiennent alors une sorte de corniche formant préceinte et surplombant de 80 centimètres environ. Elles ne se détachent qu’à très-petite distance de la paroi verticale de la terrasse qui est ornée dans ce cas de moulures horizontales. On trouve aussi des colonnes rondes disposées d’une façon semblable sous les bas-côtés des galeries, quand celles-ci traversent des cours intérieures au-dessus desquelles elles ont un fort relief. La hauteur des colonnes rondes ne dépasse jamais 2m,50 et est souvent beaucoup moindre. Elles sont entaillées quelquefois, comme à Angcor Wat, dans le sens vertical, de huit profondes cannelures qui leur donnent l’apparence de faisceaux. La base et le chapiteau sont toujours exactement semblables et d’un diamètre un peu plus considérable que le fût auquel ils se raccordent par une série de gorges et de moulures sculptées. Le fût conserve le même diamètre sur toute sa hauteur.

Chaussées, Terrasses[5]. — Comme élément important de l’architecture cambodgienne, il faut signaler aussi les chaussées destinées à mettre en communication les différentes parties des édifices et à en préparer l’accès. D’un fort relief au-dessus du sol, ces chaussées sont toujours dallées et revêtues latéralement d’un parement en grès, avec moulures horizontales. Des serpents à tête multiple ou des lions y sont placés de distance en distance, ainsi qu’à l’entrée des escaliers qui y conduisent. Les chaussées s’étoilent souvent sur leur parcours ou à leurs extrémités en petites terrasses et supportent quelquefois des belvéders en forme de croix, comme à Méléa et à Angcor Wat. Les terres nécessaires aux remblais des chaussées proviennent, soit des fossés entourant l’édifice, soit des pièces d’eau que l’on trouve toujours dans l’intérieur de son enceinte.

Principaux motifs d’ornementation[6]. — En outre de l’ensemble décoratif que constituent ces colonnades, ces terrasses, ces animaux de pierre, les sculptures qui ornent les toits et les tours, il faut indiquer encore parmi les principaux motifs d’ornementation les bas-reliefs qui couvrent, soit les murs des galeries, soit les faces latérales des belvédères. Les fausses portes ou portes fermées qui se trouvent sculptées à la base des tours ou aux extrémités des galeries, les statues que contiennent les sanctuaires, les fenêtres, vraies ou fausses, pratiquées dans les murailles.

Nous aurons à citer de beaux exemples des deux premiers genres d’ornementation. Quant aux statues, celles qui étaient en métal ont entièrement disparu et il ne reste plus que des débris mutilés de celles qui étaient en pierre. Elles s’élevaient ordinairement assises, quelquefois droites, sur un large socle, fait d’un seul bloc, dans lequel elles s’encastraient. Elles représentaient tantôt Brahma, tantôt Bouddha, ou d’autres personnages de la mythologie hindoue, tantôt quelques-uns des grands rois de la légende cambodgienne.

La surface supérieure du socle qui supporte les grandes statues est parfois légèrement évidée et présente une rigole. Cette disposition avait sans doute pour but d’assécher les pieds de la statue après les lavages prescrits par les rites, ou après les pluies, quand la statue était en plein air.

La plupart des statues étaient peintes ou dorées ; il en était de même de certaines sculptures, ou de certaines colonnes placées à l’entrée des sanctuaires. À cet effet, la pierre était recouverte d’un vernis noir résineux, qu’emploient encore aujourd’hui les Cambodgiens sous le nom de mereach et qui est fabriqué avec du stick-lac ; sur cette première couche on appliquait le vermillon, puis la dorure, ou la première couleur seulement. Quand les statues devaient être exposées à l’air, on mélangeait au mereach une pâte de cendres, de manière à donner au vernis une épaisseur de 4 à 5 millimètres. Dans les monuments de la décadence ou dans les restaurations faites à une époque relativement moderne, les pierres dont se composent les statues de grande dimension ne représentent plus que grossièrement la forme générale. Elles sont recouvertes d’une épaisse couche de chaux préparée, à laquelle on donne la forme définitive et sur laquelle on applique ensuite la peinture. Mais, dans les monuments de la grande époque khmer, le ciseau du sculpteur s’attaque directement à la pierre, et il n’est pas rare d’y rencontrer des têtes sculptées d’une belle expression. On peut dire cependant, d’une manière générale, que la représentation de la forme humaine n’est pas à la hauteur du reste de l’ornementation, et c’est en ce point surtout que l’art grec se montre supérieur à l’architecture si originale et si puissante que nous essayons de faire connaître ici.

Les fenêtres destinées à éclairer les galeries ou à couper les façades sont de forme très-légèrement rectangulaire, la plus grande dimension restant verticale. Elles sont ornées en général de sept barreaux de pierre délicatement sculptés et arrondis.

Dispositions générales des édifices. — Les monuments ont à peu près tous la forme de rectangles peu allongés, dont les côtés font face aux quatre points cardinaux. Le grand axe est dirigé de l’est à l’ouest ; la façade principale et l’entrée regardent l’est.

Les axes ne partagent pas le rectangle en deux parties égales ; ils sont transportés parallèlement à eux-mêmes d’une certaine quantité, le petit axe vers l’ouest, le grand axe vers le nord. Le nombre des mesures exactes recueillies n’est point assez considérable pour affirmer que ce déplacement se fait suivant une loi certaine et toujours la même. Voici cependant comment on pourrait concevoir cette loi d’après l’étude des quelques édifices dont le plan a pu être reconstitué en entier. Tracez sur le terrain un carré orienté comme il est dit plus haut, menez-en les médianes ; transportez ensuite le côté est vers l’est d’un dixième environ de la longueur primitive du côté du carré ; transportez le côté sud vers le sud d’un quarantième de la même longueur ; le rectangle qui résultera du transport de ces deux côtés, et auquel on conservera pour axes les médianes du carré, donnera exactement la figure d’ensemble d’un monument cambodgien.

La loi qui tourne vers l’est la façade principale présente deux exceptions importantes : la pagode d’Angcor et celle d’Athvea, qui toutes deux font face à l’ouest et ont par suite leur grand axe transporté vers le sud au lieu de l’être vers le nord.

Les grands édifices peuvent être classés en deux catégories distinctes :

Les édifices à terrasses superposées et à galeries croisées. Quelques-uns — ce sont les plus beaux — réunissent ces deux modes de construction. Tels sont Angcor Wat, dont les galeries s’étagent, et Baphoun, dont les terrasses supportent des galeries. Ces deux genres de construction n’en restent pas moins très-nettement séparés. Dans tous les cas, terrasses ou galeries conduisent à un sanctuaire central qui est presque toujours une tour.

1o Édifices à terrasses. — Les terrasses, rectangulaires et au nombre de cinq ou de trois, s’étagent en retrait les unes par rapport aux autres. Chacune d’elles est soutenue par une forte muraille en pierre qui présente extérieurement de puissantes moulures horizontales d’un très-grand effet. Le vide intérieur est rempli de terre battue qui supporte l’étage supérieur. On monte au sommet de l’édifice par des escaliers à marches hautes et étroites qui règnent sur les milieux des quatre côtés. Ces escaliers suivent la division en terrasse, et leur largeur décroît à mesure qu’on s’élève, de telle sorte que les lions montés sur des socles qui sont placés d’ordinaire à leurs extrémités se démasquent tous et augmentent ainsi l’effet de perspective. Sur le pourtour de chaque terrasse, et surtout aux angles, on trouve quelquefois des tourelles ou d’autres constructions décoratives. Le plateau supérieur supporte presque toujours des tours en nombre impair. La tour centrale est, dans ce cas, plus élevée que les autres.

2o Édifices à galeries croisées. — Ils se composent essentiellement de trois enceintes rectangulaires formées par des galeries couvertes. Le rectangle intérieur est de tous le moins allongé vers l’est, et contient le sanctuaire ou la tour centrale. Entre ce premier rectangle et le second, l’espace est étroit et occupé en général par un fossé ou par des cours. L’intervalle est beaucoup plus considérable entre le second et le troisième rectangle. C’est sur le milieu des faces de celui-ci, qui est d’un aspect plus monumental que les autres, que s’ouvrent les portes d’entrée. Les trois enceintes sont reliées par des galeries médianes qui partent de la tour centrale et viennent aboutir aux portes. Dans les cours intérieures, s’élèvent sur les faces est, c’est-à-dire du côté où s’allongent les enceintes successives, de petits édicules rectangulaires et voûtés, placés symétriquement par rapport au grand axe de l’édifice, et qui servaient sans doute à renfermer les objets du culte.

Ces dispositions générales peuvent être modifiées de bien des manières. Quelquefois les trois enceintes sont mises en communication sur un plus grand nombre de points, par des galeries parallèles aux galeries médianes ; l’un des rectangles est remplacé par un mur plein ou se trouve même complètement supprimé ; quand la construction est très-considérable, elle se trouve annoncée à grande distance par une quatrième enceinte, autour de laquelle règne un large fossé. En outre de la tour centrale, il y en a souvent d’autres placées symétriquement aux angles des galeries. Enfin, les édicules prennent parfois des dimensions telles qu’ils constituent à eux seuls un monument complet et remarquable. (Voy. le dessin ci-contre.)

Tours ou Preasal. — Après ces deux grandes catégories de monuments, viennent des édifices de moindre importance, tels que les tours ou Preasat, qui, soit isolées, soit groupées en certain nombre, sont entourés d’une enceinte et contiennent un sanctuaire. Aux angles intérieurs de l’enceinte ou en dedans de la façade principale s’élèvent souvent des édicules. Les tours isolées que n’entoure aucune enceinte, et qui forment une catégorie assez nombreuse, paraissent ne pas avoir eu une destination religieuse ; quelques indices feraient supposer que, à l’instar des pyramides que l’on élève encore aujourd’hui en pareille circonstance, elles ont dû contenir la sépulture des rois et des grands personnages[7]. Dans quelques-unes d’entre elles, on retrouve, en effet, un trou profond avec parement en pierre, qui pouvait avoir cette destination ; au-dessus s’élevait sans doute une statue, mais là, comme d’ailleurs dans les tours des grands édifices, non-seulement les statues ont disparu, mais les socles mêmes qui les supportaient ont été bouleversés : les vainqueurs au temps des luttes, les habitants mêmes du pays depuis la décadence, ont recherché avidement les vases d’or et d’argent qui contenaient les restes des morts et les objets précieux qu’on ensevelissait avec eux.

Pagodes ou Wat. — Nous donnerons plus particulièrement ce nom aux ruines que l’on rencontre en grand nombre dans la ville d’Angcor et aux environs et qui ne consistent qu’en une enceinte basse au centre de laquelle se trouve un piédestal et une statue de Bouddha. Tout porte à croire, en effet, que c’étaient là les temples à l’usage du peuple. Au-dessus de la statue, s’élevait probablement une construction en bois destinée à la protéger. Le plus grand nombre de ces idoles a aujourd’hui disparu et celles qui restent en place appartiennent à une époque bien postérieure au monument lui-même. Après l’abandon d’Angcor comme capitale du royaume, la piété des rois et des peuples a dû, en effet, plus d’une fois relever les temples et remplacer les statues détruites pendant les guerres ou les invasions.

Portes de ville ou d’enceinte. — Ces portes, ordinairement à une et quelquefois à trois ouvertures, sont de véritables monuments ; on pourrait dire : des arcs de triomphe. Elles sont surmontées d’une ou de trois tours et rejointes à l’enceinte par une galerie voûtée qui offrait un logement aux gardes de la porte.



Bassins ou Sra. — Les bassins, les pièces d’eau, les fossés même, avec revêtement en grès ou en pierre de Bien-hoa et escaliers sur les parois, sont excessivement répandus soit dans l’intérieur des édifices, soit le long des grandes voies de communication. La nature du sol et du climat fait vivement apprécier l’importance de ces constructions, et, grâce à elles, Angcor est aujourd’hui renommé pour l’eau abondante et pure que l’on est sûr d’y trouver au plus fort de la saison sèche. Les terres extraites des Sra servaient à élever ces hautes chaussées, dont nous avons déjà rencontré des vestiges, et que les Cambodgiens désignent sous le nom de Khnol.

Routes ou Khnol. — Ces chaussées, moins élégantes que celles que nous avons décrites comme parties intégrantes des monuments cambodgiens, avaient trois ou quatre mètres de hauteur et quarante mètres environ de largeur à la base. C’étaient les seules routes facilement praticables, à l’époque des pluies, dans un pays de plaines qui est presque complètement sous l’eau pendant plusieurs mois de l’année. Elles étaient formées quelquefois de deux assises distinctes en retrait l’une sur l’autre ; de distance en distance, aux points les plus bas, des passages étaient ménagés pour les eaux et les deux parties de la chaussée étaient rejointes par un pont. Les Sra que l’on retrouve sur le parcours de ces routes indiquent sans doute les lieux de halte des marchands et la position des principaux villages : dans leur voisinage on retrouve le plus souvent les ruines d’une petite enceinte ou d’un sanctuaire[8].

Quand une chaussée servait d’enceinte soit à une ville, soit à un grand édifice, elle était moins large ; quelques-unes paraissent avoir été soutenues par des murs de pierre ; d’autres avaient peut-être un mur en couronnement.

Ponts ou Spean. — Le peu de hardiesse des voûtes cambodgiennes se retrouve dans les ponts jetés, soit sur les fossés vis-à-vis de l’entrée des villes ou des grands édifices, soit sur les rivières. Dans ce dernier cas, la faible ouverture des arches, et la masse énorme que présentent les piles, restreint assez le passage offert à l’eau, pour que l’on fût obligé d’agrandir le lit de la rivière en amont et en aval du pont et d’augmenter le nombre des arches, enfin d’en compenser le peu de largeur. La surface verticale que les ponts cambodgiens offrent à l’eau se partage souvent en deux parties à peu près égales, celle des arches et celle des piles. C’est à la quatrième rangée et quelquefois plus tôt, que se rejoignent les assises en encorbellement destinées à former l’arche. Dans les ponts jetés sur les fossés des édifices ou des villes, l’arche est même tout à fait rectangulaire et fermée par une pierre unique. On superpose au-dessus plusieurs plans horizontaux de pierres sur lesquelles on établit le tablier. Des balustres de forme carrée, ou représentant des animaux, ou d’autres sujets de fantaisie, supportent une longue rampe en pierre qui sert de bordure au pont et va se relever aux extrémités sous la forme d’un dragon à tête multiple. Les culées, formées également d’assises horizontales, s’élargissent en amont et en aval du pont par de puissants massifs revêtus de marches en pierre. Le pied des piles est éperonné des deux côtés par un surcroît gradué d’épaisseur.

La largeur moyenne des ponts cambodgiens est d’environ dix mètres. Leurs faces verticales ne reçoivent aucune ornementation, les courants rapides des rivières et les bois qu’elles entraînent au temps des pluies n’en auraient pas permis la conservation ; mais les abords du pont et la balustrade sont souvent l’objet d’une décoration remarquable. Nous aurons à en citer quelques beaux spécimens.





  1. L’étude sur les monuments Khmers contenue dans ce chapitre n’est que la reproduction presque textuelle d’un travail du commandant de Lagrée, retrouvé dans ses notes. Je me suis contenté d’y faire les additions nécessaires pour établir la suite des idées et des faits et d’y introduire les corrections que m’a suggérées la visite des monuments découverts après sa rédaction, toutes modifications que le commandant de Lagrée eût certainement faites lui-même. F. G.
  2. Il serait plus correct d’écrire Vaht. Le v en cambodgien se prononce comme le w anglais.
  3. Voy. Atlas. 1re partie, planche XVIII.
  4. Voy. Atlas, 1re partie, planches XVIII et XIX.
  5. Voy. Atlas, 1re partie, planche XV.
  6. Voir l’Atlas, 1re partie, planches XVIII et XIX
  7. La description du royaume du Cambodge par un voyageur chinois qui l’a visité en 1295 dit, en effet (p. 70) : « Il y a une sépulture avec une tour pour les rois. » (Traduction d’Abel Bémusat. Paris, 1819.)
  8. « Dans chaque village, dit l’historien déjà cité, il y a un temple ou une tour… il y a sur les grands chemins des stations pour ceux qui veulent se reposer » (A. Bémusat, loc. cit., p. 90.)