Voyage aux volcans de la France centrale/02

Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 81-96).
Deuxième livraison

Pacage dans le nord du Cantal. — Dessin de Jules Laurens.


VOYAGE AUX VOLCANS DE LA FRANCE CENTRALE.


PAR M. FERDINAND DE LANOYE[1].


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


III


Une ville du quinzième siècle (suite). — Un descendant de Gaston Phébus. — Monuments de Salers. — Ce que l’on voit du haut de sa promenade. — Le Puy Violent. — Burons et troupeaux. — La forêt du Falgoux. — Le Roc du Merle. — Le Puy-Mary. — Le bois Noir et la vallée de l’Aspre. — L’Auze et le plateau d’Anglards. — Version salersoise de la bataille des Champs catalauniques.

Décidément, fatigués comme nous l’étions, nous arrivions mal dans l’Hôtel des Étrangers ; on y festinait au premier étage ; on dansait au second ; où pouvait-on se reposer ?

Nous prîmes le parti d’aller chercher en ville la solution de ce problème, en comptant un peu sur un de ces hasards favorables qui ne nous avaient pas encore fait défaut.

Le parcours d’une ruche moyen âge, enfermant à peine treize cents habitants, ne peut prendre beaucoup de temps. Au bout d’un quart d’heure, nous avions visité l’église, monument du quinzième et du seizième siècle, dans lequel un saint sépulcre, ornement remarquable, en stuc, de la bonne époque italienne, et un tableau attribué à Ribeira, font vivement regretter la parcimonie fâcheuse du jour, filtrant péniblement à travers des ogives trop étroites et trop espacées. À quelques pas de là, passant sous la voûte de la tour de l’Horloge, vestige bien conservé de l’ancienne enceinte de la ville, nous avions contemplé avec une satisfaction sans réserve l’épaisseur et la verdure intense d’un pacage couvrant l’emplacement de l’ancien château de Pestels qui, pendant les siècles de la féodalité, domina et menaça Salers ; en revenant sur nos pas, nous nous étions arrêtés devant l’hospice actuel, l’antique demeure de Pierre Lizet, premier président au Parlement de Paris, au temps où la noble Chambre brûlait les premiers et les meilleurs représentants de la réforme et de la pensée libre, Louis Berquin et Étienne Dolet ! — Après avoir pénétré un peu plus loin, sur la place centrale de la ville, nous nous reposions accoudés à la vasque d’une fontaine qui en fait le principal ornement et jaillit du basalte en quatre jets abondants, à neuf cent cinquante mètres du niveau de la mer, lorsque la Providence, que nous attendions, nous apparut sous la forme d’une vieille femme, ne portant sur sa coiffe, contrairement aux us des montagnardes, ni serre-malice ni chapeau de paille. La digne personne s’approcha discrètement pour nous demander si nous n’étions pas les Parisiens annoncés à son maître, M. de T…, le grand éleveur de Salers, par M. E. T., le célèbre agronome de la Charente. Sur notre réponse affirmative, elle ajouta : « Votre appartement est prêt et le couvert est mis ; donnez-vous la peine d’entrer. » Pouvions-nous mieux faire que d’accepter ? Quelques secondes après, notre guide, nous ayant fait franchir un seuil de tourelle et un escalier gothique, nous installa confortablement dans un salon, garni de bons meubles modernes et d’antiques portraits de famille, remontant par des mestres de camps de la guerre de Hanovre, des chefs d’escadres et des généraux de Louis XIV, des membres du Parlement et des consuls de Salers, jusqu’à une princesse de Foix, petite-fille de Gaston Phébus.

Je n’aurais nullement été surpris, sous l’influence des visions qu’évoquaient en moi les êtres et les choses de Salers, de voir le maître du logis m’apparaître avec un haut-de-chausses à bouffantes, un pourpoint tailladé et des talons rouges, suivant la mode des raffinés de la cour de Henri II. Il n’en fut rien et M. de T. vint à nous précipitamment, mais en tenue des plus simples, en veste de chasse, un petit feutre mou à la main, et ne gardant du costume obligé de son aristocratique lignée qu’une paire d’éperons d’argent que, dit-on, il ne quitte jamais, mais dont l’emploi est assez justifié par les chevauchées journalières auxquelles l’oblige la surveillance de ses pâturages éloignés et de ses immenses troupeaux. À l’imitation sans doute aussi de quelque contemporain de Michel de l’Hospital, peut-être bien de ce président de Vernyes, qui fut ami et conseiller du Béarnais, M. de T. entretient soigneusement une magnifique barbe, égalant en volume et en blancheur celle qu’Ary Scheffer a donnée à son célèbre Larmoyeur ; seule analogie, du reste, qu’on puisse constater entre notre hôte et ce mélancolique personnage. Franc campagnard par le genre de vie et le milieu où il est renfermé, M. de T. serait en tout lieu, par l’éducation, l’instruction, l’aménité et les habitudes hospitalières, le type du parfait gentleman. C’est à son accueil bienveillant, à sa complaisance empressée, que je dois d’avoir pu visiter utilement le nord du Cantal, et d’y avoir glané en quelques jours plus fructueusement que je ne l’aurais fait sans lui en plusieurs semaines.

Quelques instants devant s’écouler encore avant le dîner, il me proposa, tout d’abord, d’en profiter pour compléter l’exploration que j’avais ébauchée de Salers. « Si humble qu’elle soit aujourd’hui, me dit-il, notre ville offre encore un type assez original des cités du moyen âge, et, quoique bien déchue de la force et de l’énergie dont elle fit preuve au quatorzième siècle contre les Anglais et les routiers, puis encore plus tard contre les protestants et les ligueurs, — ce qui lui valut le nom de ville pucelle, — elle conserve encore, sous les rides de l’âge, la dignité de ses souvenirs. »

Après nous avoir introduits dans plusieurs maisons dont les appartements voûtés sont ornés de nervures et de fleurons à épanouir le cœur d’un antiquaire, il nous conduisit dans le quartier de Barrouze, au midi de la ville. C’est une rue moins étroite, plus rectiligne que les autres, plantée récemment de quelques arbres dans sa partie la plus large et bordée de constructions plus ruinées qu’ailleurs ; les unes gothiques, à portes et fenêtres ogivales, les autres romanes, ayant des ouvertures en arc surbaissé avec moulures et colonnettes ; le tout aboutit à une terrasse dressée à pic sur les plaines voisines. Un épais mur d’appui l’isole du précipice, une ou deux douzaines de tilleuls plantés en quinconce l’ombragent : c’est la promenade de Salers.

Le paysage qu’elle domine est d’une incomparable beauté. Directement au-dessous s’allonge le bassin de la Maronne, excavé en berceau verdoyant, diapré de prairies, de vergers, d’eaux vives et de hameaux. Un peu à gauche s’échelonnent, jusqu’à quinze cent quatre vingt-quatorze mètres de hauteur absolue, les croupes arrondies du Puy Violent, couvertes de pâturages et tachetées de burons et de troupeaux, tandis que, directement en face, s’ouvrent, comme des avenues conduisant au cœur même des montagnes, le double vallon de Malrieu et de Vielmur, toujours retentissant du bruit des cascades, et la romantique vallée de l’Aspre où la bourgade de Fontanges, une des plus belles du haut pays, étale de loin, aux regards enchantés, ses promenades, son église, ses riantes habitations et, sur un gros rocher envahi par le lierre et la mousse, les ruines de son château historique.

Pendant que je contemplais ce grand tableau, dans une admiration muette et comme respectueuse, j’entendis notre hôte demander en souriant à mon fils si Paris possédait une promenade aussi belle que celle-ci. Je ne sais ce qu’allait répondre le jeune homme, mais instantanément je m’écriai : « Non ! »

En ce moment le soleil, touchant aux bornes du couchant, projetait d’obliques rayons sur le paysage, glaçait de tons vermeils les pentes inclinées vers lui, et allongeait progressivement les ombres des revers opposés ; une brise molle s’élevait du fond de la vallée et venait à nous, imprégnée des senteurs vivifiantes des moissons encore en gerbes et de la fraîche fenaison. Elle apportait aussi les vagues murmures qui montent le soir de la terre au ciel, et parmi lesquels l’oreille humaine chercherait en vain à discerner les notes particulières fournies par les clochers rustiques, les foyers de l’homme, les parcs à troupeaux, les ravines rocheuses, lavées par les torrents, et par les profondeurs mystérieuses des grands bois où brame le chevreuil, où l’aigle se repose. Autour de nous aucun ton faux ne grinçait, aucun trait discord ne grimaçait dans cet ensemble harmonieux, et moi, venant à lui comparer le spectacle écœurant que donnent à la même heure, sur les luxueuses promenades des grandes métropoles, la nullité en échasses, et la vanité creuse (pour ne parler ni du vice ni de la honte), je répétai du fond de mon âme : « Non, Monsieur ! Paris, malgré ses bois, ses lacs, ses hippodromes de Vincennes et de Boulogne, peut envier votre terrasse froide et nue, et votre quinconce solitaire. »

Après le dîner, auquel notre hôte s’excusa d’apporter moins d’appétit que nous, par le motif que tout le long du jour il avait présidé le club agricole de Salers, réuni en séance extraordinaire à l’Hôtel des Étrangers, pour y célébrer les noces de son agent, marié le matin même, nous crûmes devoir accepter l’offre qu’il nous fit de terminer notre journée, déjà si bien remplie, par une courte visite à cette réunion joviale, où il avait promis de figurer dans une bourrée avec la jeune épouse. Ceux de mes lecteurs qui ont vu dans le Pré aux Clercs le cérémonial des noces de M. et Mme Giraud, pourront se faire une idée de la présentation qui suivit l’entrée des deux Parisiens dans la salle du bal. Je ne saurais trop du reste témoigner à tous les assistants, braves montagnards, fiers à bon droit de leur pays et empressés de le faire valoir, ma gratitude pour l’accueil chaleureux qu’ils nous firent et pour la complaisance avec laquelle ils se prêtèrent à fournir à l’album de mon fils les éléments assez fidèles de toute cette scène.

Le lendemain, de bonne heure, remontés dans notre petit char à bancs, nous trottinions aussi vite que peuvent permettre le sol rugueux, les angles multipliés et tous les accidents d’une corniche étroite, taillée sur l’arête même du plateau qui limite, au nord, la haute vallée de la Maronne. Cette corniche, dont chaque fonte de neige au printemps et chaque grosse pluie de tempête ou d’orage, écrête, ravine le fragile rebord, et change le plan horizontal en talus incliné sur le précipice, est inscrite sur la carte du département, sous le no 14[2] et devait servir de tête à une route départementale, reliant directement Salers à Murat ; elle n’atteint encore, après bien des années, que les bois du Falgoux ; et, à en juger par les obstacles qu’il y aurait à vaincre pour l’en faire sortir, il est à supposer qu’elle n’ira jamais plus loin. Sur tout son parcours, entre mille et douze cents mètres d’élévation absolue, le refroidissement de l’atmosphère était déjà très-sensible. Bien que nous ne fussions qu’au commencement d’août, une couche blanche, répandue sur le vert tapis de la vallée, où nos regards plongeaient à pic, trahissait le passage d’une gelée précoce pendant la dernière nuit.

Les perturbations que la pluie du jour précédent avait jetées dans l’atmosphère de ces montagnes, se traduisaient en rafales glacées, tombant lourdement des plateaux et des sommets voisins sur chaque angle saillant de la corniche qu’elles balayaient assez violemment pour nous faire regretter tout au moins la légèreté de nos vêtements de voyage.

Mais sur notre droite s’étale un paysage qui nous fait tout oublier. C’est le vallon de la Maronne, décrivant de l’est à l’ouest une courbe mollement arrondie autour de la base septentrionale du Puy Violent. Ce sont bien loin au-dessous de nous les hameaux de Saint-Paul, de Recuset, de Couderc, semés comme des nids d’églogues dans une verdure intense. C’est, à une profondeur plus grande encore, la rivière, recueillant dans un lit rocheux le tribut de mille ruisselets formés dans le gazon des prairies, ou suintant le long des hautes falaises, et franchissant elle-même en cascades bruyantes, les dykes de trachyte noir qui courent encore, comme des racines communes, d’une base à l’autre des montagnes dont l’écartement a formé la vallée ; c’est enfin le contraste complet qu’offrent les deux revers de ce bassin.

Tandis que dans la paroi dont nous suivons la crête, l’œil le moins exercé peut facilement reconnaître la présence de cinq ou six courants épais de basalte, séparés les uns des autres par de simples lits de leurs propres scories et ayant pour base commune un dépôt plus épais encore de conglomérats trachytiques, formant un talus plus ou moins incliné vers les prairies basses, sous lesquelles il se perd ; le versant opposé n’offre aux regards que d’énormes falaises, de même origine ignée, mais échafaudées en gradins gigantesques et revêtues de noires sapinières, depuis la lisière de la vallée jusqu’aux limites des pâturages du Puy Violent, dont ils semblent, pour une face du moins, le glorieux piédestal.

Une section de cette paroi forestière nous est désignée par notre guide, comme le bois aux loups, parce que, inaccessible à l’homme et même aux limiers les mieux dressés, elle offre un repaire sûr à l’ennemi le plus dangereux des troupeaux du Cantal. Au centre de cette zone, une dépression du sol, indiquée par une teinte plus sombre de la végétation, est coupée nettement par une ligne blanche et scintillante, dessinant sur un parcours de plus de mille mètres le passage d’un torrent. Le long d’une pente de 45° à 50° d’inclinaison, il glisse, s’allonge et bondit parmi les troncs séculaires et les rochers moussus, jusqu’au point où atteignant la plus basse assise des couches basaltiques, il s’étale en large nappe sur une noire tablette de cette roche, et se précipite d’un bond de dix-huit à vingt mètres, dans un beau bassin ovale, dont le trop plein s’épanche vers la Maronne en onde cristalline, bordée de fleurs et de gazon.

Le département du Cantal renferme un grand nombre de cascades renommées ; celle-ci n’est, je crois, désignée nulle part, et pourtant, ni la chute tant vantée de l’Auze, entre Anglards et Salins, ni même les cataractes de la Rue, connues sous le nom de saut-de-la-Saule, ne m’ont impressionné comme ce torrent ignoré de la côte de Saint-Paul.

La supériorité que j’ai cru lui reconnaître sur les scènes naturelles de même ordre visitées par nous peu après, était, m’objectera-t-on peut-être, le résultat passager de la sécheresse presque sans exemple qui tarissait alors la plupart des cours d’eau du Cantal, et dont son origine sur le revers le mieux abrité du Puy Violent, la masse la plus spongieuse de tout le groupe, le garantissait tout particulièrement. J’admettrais volontiers cette explication, si je pouvais rattacher à la même cause le charme fascinateur qui après bien des jours, bien des mois écoulés, fait revivre dans ma mémoire tous les détails du tableau ; mais non, je puis l’attester, ce charme réside surtout dans l’ensemble harmonieux du paysage parcouru, avivé par le torrent et d’où s’exhale tout ce que possèdent de plus attrayant, la grâce souriante de la vallée, l’ombre sauvage des couverts, vierges des pas de l’homme, et la solennité de hautes cimes.


Torrent et cascade (Rive gauche de la Maronne) près Saint-Paul. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

J’ai oublié de noter que la route suivie par nous est si étroite que lorsque deux véhicules quelconques s’y rencontrent, il faut de toute, nécessité que l’un d’eux se dévoue et se range en dehors de la voie, dans quelque anfractuosité de la paroi de gauche, ou sur une saillie de l’arête de droite, au risque d’être broyé sur place dans le premier cas, ou, dans le second, de rouler en lambeaux, bêtes et gens, à quelques centaines de pieds plus bas. À huit ou neuf kilomètres de Salers, le chemin cesse enfin de pendre sur un abîme ; il se détourne peu à peu de la concavité où sourdent les eaux-mères de la Maronne, et franchissant, à treize cents mètres environ de hauteur, le col étroit qui rattache le plateau de Salers au nœud des cimes cantaliennes, il nous transporte sans transition en pleine forêt, sur le versant nord de la vallée du Mars ou de la rivière creuse, comme l’appellent


Un bal de noces à Salers. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

ses riverains. Un changement à vue ne peut être ni plus

rapide ni plus complet sur un théâtre ; au lieu de bondir lourdement sur des blocs rugueux de basalte nu, les roues de notre voiture s’enfoncent profondément dans un humus épais, vrai terreau de jardin ; à la place de la brise glacée, des rafales bruyantes et du jour cru des hauts plateaux, une atmosphère calme, silencieuse et tiède nous environne. Nous aspirons à pleins poumons ses effluves, chargées d’aromes résineux, et nos yeux fatigués plongent avec ivresse dans ses ondes vaporeuses, où les rayons solaires et les couleurs du prisme ne peuvent pénétrer que tamisés pour ainsi dire par les voûtes superposées de plusieurs générations de sapins. Aucun souvenir du passé, me reportant vers la grande Chartreuse, dans les gorges des Vosges ou sur ces gradins du Jura ; aucune image plus récente, puisée dans les sapinières du Mont-Dore, n’égale dans ma mémoire l’impression qu’y a laissée la forêt du Falgoux.

Elle doit, incontestablement, ce caractère à la richesse incomparable d’un sol, où, depuis l’aube de la période actuelle de la création, s’accumule, se décompose et renaît la végétation forestière et où la main de l’homme n’a jamais rien semé. Les hêtres, jusqu’à douze cents mètres d’altitude absolue, les sapins jusqu’à quinze cents y puisent une vigueur incroyable, sans nuire au sous-bois, qui ne croît guère ailleurs sous l’ombre de ces grandes essences, et qui déploie ici une exubérance égale à celle de la futaie. Tandis que les géants de celle-ci, deux et trois fois séculaires, étalent leurs robustes ramures à trente et quarante mètres au-dessus d’épais fourrés, où dominent le coudrier, le framboisier, l’alisier des oiseaux et le sureau à grappes rouges, d’autres fûts plus anciens, morts depuis longtemps, déjà pénétrés à leur base par les germes des générations futures, se tiennent encore debout, au milieu d’inextricables fouillis de viornes, de vignes vierges, de mousses pendantes, de clématites et de lierres énormes, qui font de ces cadavres desséchés des colonnes de verdure et de fleurs.

Ainsi, sur neuf kilomètres au moins de longueur, depuis l’entrée du chemin de Salers jusqu’à la base du Puy Mary, la plus belle des sommités du Cantal, se déroulent les merveilles de la forêt du Falgoux. Au centre de cette immense zone boisée, il est un point, une sorte d’observatoire, d’où l’on peut l’embrasser tout entière. C’est le roc du Merle, énorme tour naturelle, aux assises de basalte tabulaire, ou prismatique, et plongeant ses fondations de lave dans un conglomérat trachytique. C’était le but principal de notre première excursion dans le bassin du Mars. C’est encore vers lui que je dirigerai mes pas de préférence, s’il m’est jamais donné de revoir le Cantal.

Jamais je ne me lasserai de contempler, tout à l’arrière plan du tableau, les pentes pyramidales du Puy Mary, teintées de brun-violet par la distance, et sous nos pieds les cimes pressées des hauts sapins formant une couche d’un vert noirâtre, comme l’Océan contemplé du haut des falaises de l’Armorique, — et vis-à-vis, le constraste offert par le côté droit de la vallée, presque dépourvu de végétation, raviné, bouleversé par les éboulements, mais beau partout de la hardiesse de ses escarpements et de la vivacité des tons de leurs roches mises à nu ; puis le long du thalweg même de la rivière, les nuances plus douces des prairies, des vergers, et le scintillement des eaux et des cascades. L’artiste qui a passé une heure en contemplation sur le roc du Merle, peut, sans aller plus loin, se faire une image assez fidèle des scènes majestueuses des grandes chaînes des montagnes.

En amont du roc du Merle une crête étroite sépare la vallée du Mars d’un amphithéâtre de pâturages, où mille ruisselets, disposés en éventails, forment les sources de la Maronne ; un sentier suit cette crête, et contournant les parois abruptes du Roc des Ombres, franchit le col qui rattache au groupe Cantalien le massif du Puy Violent, véritable presqu’île volcanique, circonscrite entre les bras de la Maronne au nord et de la rivière d’Aspre au midi. Ce dernier cours d’eau, issu des flancs du Puy d’Orcet et des contre-forts du Puy de Chavaroche arrose à sa naissance une forêt non moins sauvage, non moins infréquentée que celle du Falgoux, mais cependant d’un caractère différent. Sa circonférence seule est uniformément boisée ; le centre, incliné au couchant, est semé de blocs basaltiques roulés des hauteurs environnantes, de dykes qui ont jailli à pic du sol déchiré, d’abîmes entr’ouverts sous des rocs surplombant, ou sous d’épais massifs de végétation. « Telle est la forêt du Bois-Noir, » dit M. Durif, « attendant depuis cinq cents ans un chemin ou un peintre, c’est-à-dire quelqu’un qui l’exploite ou qui l’illustre. »

Je m’associe volontiers à une partie des vœux cachés dans cette phrase, mais je suis trop ennemi du bruit de la hache dans les bois pour ne pas répudier l’autre. J’appelle l’artiste et repousse impitoyablement l’exploiteur. Au-dessous du Bois-Noir, non loin de sa lisière, le village de la Bastide offre à l’étude deux phénomènes intéressants à divers titres : une fontaine intermittente donnant des eaux minérales, plus puissantes que connues et fréquentées, et dans une grotte tapissée d’efforescences de sulfate ferrugineux, deux troncs d’arbres fossilisés, debout et témoignant par leur essence qui est incontestablement celle du sapin moderne, qu’à l’époque du courant de lave qui les empâta, la végétation de ces régions ne différait pas de celle d’aujourd’hui.

La rivière d’Aspe au sud, la Siorme au couchant, au nord la vallée du Falgoux et le plateau d’Anglards circonscrivent dans une sorte d’ovale la région des pâturages savoureux où la race bovine du Cantal acquiert son type le plus parfait. Au delà comme au deçà de cet espace étroit, dans les cantons de Riom-ez-Montagnes, de Murat, de Pierrefont, d’Aurillac et de Saint-Cernin, ce type, il est vrai, se maintient encore et prospère, mais c’est aux riches prairies du canton de Salers, aux sucs nourriciers de ses hauts pacages qu’il doit sa célébrité et son nom. C’est là la raison de l’existence et de la prospérité de cette étrange mais bonne petite ville vers laquelle ma pensée se reporte toujours avec plaisir.

Dans la partie nord-ouest de l’ovale que je viens de décrire, l’antiquaire et le romancier peuvent trouver à glaner autant que l’agronome et le botaniste.

Non loin du village d’Anglards, qui se glorifie d’un dolmen sur sa place publique et d’un menhir surmonté d’une croix, dans sa banlieue, un archéologue de Mauriac a voulu obstinément me faire fouler le plus grand champ de bataille de l’histoire ; celui où les derniers des Gallo-Romains unis aux premiers Francs et Visigoths romanisés, brisèrent dans des flots de sang la ligue des hordes sauvages de nomades qui tentèrent sous Attila de remettre la terre entière en pâturages.

Aux citations de tous nos historiens modernes qui placent ce grand fait dans les plaines de Champagne, mon antiquaire opposait un passage vague de Grégoire de Tours mal interprété par quelques moines du moyen âge, et je perdis mon temps à lui demander comment un million d’hommes et de chevaux aurait pu manœuvrer et se heurter entre le Mont-Dore et le Cantal, et comment Attila une fois vaincu, ayant derrière lui la chaîne du Césalier, les précipices et les monts de l’Allier, de la Loire et du Rhône, aurait pu regagner le Rhin, traînant, dans ses milliers de chariots, tout un peuple de non combattants.

« Cette région est l’antre du lion, » disait un jour le maréchal Soult à un cercle d’intimes, « un ennemi peut y pénétrer, mais non en sortir. C’est là qu’après Toulouse, si la paix ne fut venue, je voulais attirer Wellington. »

Cette objection eût pu toucher un militaire, mais un archéologue ne se laisse pas désarçonner pour si peu.

En inclinant un peu au nord-est, derrière les montagnes qui abritent la commune de Saint-Vincent, j’ai visité dans un bois traversé par le Marlhiou, ruisseau descendant du Suc-Rond, des ruines sur lesquelles l’esprit spéculatif du même savant s’est exercé outre mesure. Ce sont des vestiges d’habitations grossièrement bâties en pierres brutes et sans ciment ; une espèce d’enceinte également en pierres brutes, étayée par une sorte de boulevard de terre amoncelée et battue, lui sert de ceinture. On donne à cet ensemble le nom de ville de Cotteughe. L’histoire est muette en ce qui la concerne, mais il en est autrement de la légende. Suivant elle, Cotteughe fut autrefois habitée par les fées, qui y ont laissé des trésors immenses qu’elles viennent souvent rechercher au milieu des débris, témoin un montagnard qui fit, il y a quelques années, la rencontre d’une petite vieille toute décrépite et traînant à grand-peine une énorme marmite de bronze sans doute remplie d’or. Bien que vieille et marmite se soient évanouies à la vue de l’homme, on sait cependant où gisent ces trésors ; au plus épais de la forêt est une vaste dalle portant un anneau bronzé, cette dalle recouvre l’entrée du souterrain où ils sont enfouis, mais des pierres et des buissons la recouvrent, et il n’est donné à personne de la découvrir, sinon le jeudi saint ou le dimanche de Pâques, pendant la célébration de l’office. Ces renseignements n’ont pas suffi jusqu’ici, et la précieuse dalle est toujours à trouver.


IV


La vallée de la Cère. — Études géologiques, philosophiques, historiques et autres.

Quand on s’éloigne d’Aurillac par la route de Murat, il faut contourner par le sud le massif, haut de 800 mètres, qui porte les signaux topographiques de Fontrouge et de Corny, remonter l’étroit vallon de Giou-de-Mamou et redescendre encore une fois vers le sud avant de déboucher dans la vallée de la Cère, un peu en aval du bourg d’Yolet.

Ce trajet de huit kilomètres forme, presque sur tout son parcours, comme une galerie géologique où les révolutions qui ont formé le sol de la contrée étalent clairement toutes leurs phases. Là, sur les assises sédimentaires des primitifs calcaires, se succèdent, dans un ordre méthodique, les épaisses couches de sable et de cailloux roulés par les eaux de l’ancien lac, les tufs poreux provenant des premières émissions volcaniques, les conglomérats et les brèches, formés de fragments de roches éruptives, puis enfin les dyckes et les traînées de trachytes compacts ; chacun de ces courants de matières en fusion ayant labouré, relevé et retourné l’assise inférieure comme le soc de la charrue fait de la glèbe après la moisson. Par-dessus tous ces dépôts, ou bouillonnèrent à leurs heures la vie à ses premiers essais et les forces brutes de la nature, s’étend comme un linceul une nappe immense de basalte.

Lourd monument funéraire pour les espèces organisées qu’il recouvre ! Empâtés dans les calcaires inférieurs, on peut reconnaître de petits coquillages du genre helix pour la plupart et dont les analogues vivants se retrouvent encore dans les eaux des contrées méridionales. Dans les couches de sables et de silex mises à nu le long des parois de la route, j’ai recueilli de petites planorbes rappelant, par la taille et la forme, celles de nos marais actuels, et dont la main du temps n’a pas encore fait disparaître le test nacré. Dans des lits d’argile, j’ai encore remarqué quelques empreintes de plantes paludéennes et de feuilles, appartenant à la flore de l’époque actuelle, et c’est tout. Puis on débouche sur les bords de la Cère, où tout change d’aspect dans le paysage et d’impressions dans l’âme du voyageur. « C’est la reine de nos vallées, » disent les habitants du Cantal, et ils ont raison, si ce mot, emprunté à la langue du vieux monde, signifie encore pour eux la meilleure et la plus belle ; car tout ce qui frappe ou séduit le regard, charme ou élève l’intelligence dans les autres dépressions de ce massif volcanique, se retrouve dans celle-ci, lié, fondu en un éblouissant et harmonieux faisceau.

« Quand on y arrive après avoir traversé la montagne, » me disait plus tard un citadin de Clermont, « on croit rentrer dans la Limagne. »

Ce terme de comparaison est pour un natif du Puy de Dôme le superlatif de l’éloge ; mais il manque de justesse, comme en manquerait un parallèle artistique entre l’immense composition où le Véronèse a représenté les Noces de Cana, et la ravissante petite toile où Léonard de Vinci a renfermé sa Joconde. L’un et l’autre tableau sont des chefs-d’œuvre du génie de l’homme, mais on ne peut les comparer ; il en est de même de la Limagne et de la vallée de la Cère, — deux chefs-d’œuvre de Dieu.

Je les ai vues l’une et l’autre, à bien peu de jours d’intervalle, par le même beau temps et la même atmosphère sans nuages, et j’ai senti en quoi elles diffèrent. Dans les grands horizons, les larges plaines, les riches cultures de la première, la vie bouillonne à flots pressés, et se produit en manifestations multiples et puissantes, comme dans le tableau du Véronèse ; dans le cadre étroit de la seconde, elle ondule pour ainsi dire en vagues contenues et limpides, et se borne à sourire ; mais de ce sourire fascinateur, éternel, inénarrable que le grand Léonard a fait rayonner dans les yeux et sur les lèvres de sa mystérieuse Madone.

Pendant une existence plus chargée d’agitations que de jours, j’ai traversé, étudié bien des contrées renommées pour leur beauté ; en bien ! s’il m’était donné de choisir la dernière station de mon pèlerinage, c’est ici, sur les bords de la Cère, que je voudrais m’arrêter pour attendre l’heure du grand sommeil.


Intérieur d’un Buron et fabrication du fromage (territoire de Salers). — Dessin de Jules Laurens.

Il semble que nulle part la mort ne peut sceller des paupières fatiguées et figer le sang dans un cœur désenchanté, plus doucement qu’au fond de ce long couloir excavé en berceau, dont les profondes concavités et l’exubérante végétation mettent une sourdine, pour ainsi dire, à toutes les voix de la création ; à celles qui roulent et grondent avec les vents sous les sapins des hautes cimes, ou qui tonnent, de roc en roc, avec les cascades dans l’ombre des ravins, comme à celles qui chantent, soupirent ou bourdonnent autour des habitations de l’homme, sous les ombrages soleillés des vergers et dans les grandes herbes des prairies !

Il semble aussi que nulle part Alceste

…Cherchant sur cette terre un endroit écarté,
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté,

ne le trouverait mieux que dans les replis de cette ombreuse vallée où devraient difficilement pénétrer les bruits du dehors et les clameurs du siècle.

Erreur et illusion ! S’il y a, sur la surface de notre planète, un grain de sable qui ne soit pas imprégné du sang et des larmes de l’homme, un écho qui n’ait pas retenti de ses gémissements, ne les cherchez pas dans ce poétique milieu que parcourt et féconde la Cère.

Sans remonter plus haut que les premiers siècles de notre histoire, Gallo-Romains et Visigoths, Francs et Sarrasins, Normands et Hongrois, pirates et bandits, venus de tous les points de l’horizon, s’y sont heurtés et entre-égorgés. Puis est venue la féodalité, installant sur tous les promontoires de la vallée ses aires de vautours dont, pendant une autre série de siècles, Français et Anglais, soldats du roi et routiers, calvinistes et ligueurs se sont disputé la possession avec rage, et toujours, aux dépens du repos, du pain, de l’honneur et de la vie des paisibles pâtres et laboureurs indigènes.

Ce que ces conflits et les oppressions qui en découlaient entassèrent de griefs et de ressentiments dans ces couches inférieures de l’ordre social, l’histoire de la Révolution pourrait le dire ; car quelques-uns des plus aveugles, des plus implacables exécuteurs de ses vengeances sortirent de cet Eden de la Cère. Pour ne citer qu’un nom, Carrier — Carrier de Nantes — naquit dans cette bourgade d’Yolet dont je viens de contempler à l’instant les sites élyséens.


Entrée du bois Mary vis-à-vis le Falgoux. — Dessin de Jules Laurens.

…Hélas ! quatre cents ans auparavant, dans ce même berceau de fleurs, d’ombre et de verdure, un homme était né, admirablement doué de cœur, d’intelligence et poussant jusqu’aux dernières limites le sentiment de la nature et l’intuition de l’avenir. Ballotté toute sa vie entre ces deux facultés, devançant de bien haut son siècle, par la poésie de l’une et les aspirations de l’autre, il n’aurait pourtant laissé qu’une mémoire légendaire parmi ses compatriotes, — la trace d’une voix criant dans le désert, — si les événements dont nos pères ont été acteurs ou témoins, n’étaient venus donner à quelques-uns de ses écrits une prophétique consécration. J’ai déjà nommé Jean de la Roquetaillade, à propos du passé d’Aurillac ; nous ne pouvons nous éloigner d’Yolet, qui le vit naître, sans évoquer un instant cette étrange et sympathique figure.

Il me semble le voir, jeune clerc échappé aux écoles d’Aurillac, aspirant à pleins poumons l’atmosphère de ses montagnes natales et courant, tête rasée, pieds nus et les reins ceints de la bure des Cordeliers, des prairies aux hautes cimes, des bords gazouillant de la rivière au fond des grands bois silencieux ; s’arrêtant plus volontiers parmi les pâtres de la Cère et les orpailleurs de la Jordanne, pour leur parler de leurs industries et des secrets qui pouvaient les améliorer, que dans les manoirs et les moutiers, où cependant sa faconde et son savoir en toutes choses le rendaient toujours le bien-venu. Mais dès lors, mendiant et priant, rigidement austère pour lui-même et pour les puissants du siècle, il ne s’amollissait que pour le peuple, qui se prit à le regarder comme la personnification incarnée de ses désirs et de ses souffrances…, et Dieu sait quelles étaient celles-ci, alors que régnaient Philippe et Jean de Valois, — au lendemain de Crécy et à la veille de Poitiers !… Dès lors aussi il devint impossible au disciple de saint François de s’abstraire dans l’étude et la contemplation. En vain demandait-il à l’alchimie et à la poursuite du grand arcane (cette faiblesse de tous les sublimes rêveurs du moyen âge) les moyens non de s’enrichir, mais de s’élever plus haut, toujours plus haut en vertu et en savoir ; en vain, plongeant dans l’infini de la création, espérait-il puiser le calme et le repos dans une communion intime avec la nature, prêtant l’oreille aux harmonies les plus vagues de la nuit, recueillant la rosée sur les herbes endormies, appelant les fleurs ses amies, — les oiseaux du ciel ses frères, — les étoiles ses confidentes, et demandant aux hirondelles émigrant en automne : « Ô mes sœurs, où allez vous ? » Les clameurs lointaines et continues d’une époque de violences et de misères le ramenaient forcément aux réalités de la vie pratique, et le rejetaient haletant, aigri et indigné dans la cellule de son couvent. Là, il s’élevait en plaintes véhémentes contre l’orgueilleuse impéritie des princes de la terre, contre les richesses et les scandales du haut clergé, la tyrannie et la corruption de l’aristocratie féodale, et ces griefs il les répandait du haut de la chaire dans un public avide, et les propageait au loin par ses écrits. À ceux qui lui conseillaient la prudence, il répondait : « J’ai mon siècle à punir et l’humanité à venger. »

Puis après une série de prédictions menaçantes, presque toujours réalisées par l’inepte perversité de ses adversaires, l’audacieux réformateur lança dans le public, sous le titre de Vade mecum in tribulatione[3], un pamphlet qui lui valut une détention perpétuelle dans les prisons d’Avignon où trônait alors la papauté.

Il s’y trouvait à l’époque où l’historien Froissart visita cette résidence.

« … En ce temps, dit l’insouciant chroniqueur, y avait, en la cité d’Avignon, un frère mineur, plein de grande clergie et de grand entendement, lequel s’appelait frère Jean de la Roquetaillade, et que le pape Innocent VI faisait tenir en prison au chatel de Bagnoles, pour les grandes merveilles qu’il disait, et devaient avenir mêmement et principalement sur les prélats et princes de la sainte Église, pour les superfluités et le grand orgueil qu’ils démènent, et aussi sur le royaume de France et sur les grands de la chrétienté pour les oppressions qu’ils font sur le commun peuple. Et voulait, ledit frère Jean, toutes ses paroles prouver par l’Apocalypse, desquelles moult en disait qui fortes estaient à croire. Les preuves véritables dont il s’armait, le sauvèrent de non être ars plusieurs fois, et aussi y avait aulcuns cardinaux qui en avaient pitié, et ne le grevaient pas plus que ils pouvaient…, et si le laissèrent vivre tant qu’il put durer. »

Voici, traduites fidèlement du latin du moine d’Yolet, quelques-unes de ces paroles, si mal sonnantes aux oreilles de la société officielle du quatorzième siècle :

« Aulcuns me disent : « Pourquoi vous limiter à un lustre ou deux, au lieu de pénétrer au delà pour nous faire connaître ce qui doit advenir longtemps après que nous serons trépassés et raidis… » — D’autres m’accusent de peu de sapience, parce que j’hésite à m’enfoncer plus avant dans les choses futures. — Si je ne le fais, pauvres imprudents qui me blâmez, c’est à la seule fin de ne pas troubler la faiblesse de votre entendement, car vous pensez que ce qui est présentement, éternellement sera. Les moines s’imaginent qu’ils prélèveront toujours la dîme sur les vilains, gent taillable et corvéable à merci. Les baillis et les viguiers croyent qu’ils s’engraisseront toujours aux dépens des pauvres plaideurs. Les bannerets et châtelains sont convaincus qu’ils jouiront à tout jamais des droits d’ost, de ban, champart, mainmorte, quint et requint, lods et censives, forage et pulvérage, et autres que je ne saurais énumérer. Les gens d’armes, routiers, soudarts et malandrins pensent qu’ils pourront toujours vivre sur le commun et manger les bonnes oies du manant. Mais si, non content de me tenir clos et emprisonné autour de l’an mil quatre centième, j’abordais les siècles plus éloignés, vous seriez tous esbahis et tremblants. Vous verriez la forme et la substance de toutes choses complétement changées ; non point en ce qu’on n’aura plus ni jacquettes, ni hennins, ni sambucques pontificales ; non point en ce qu’on ne mangera plus de paons farcis, de héroneaux à la sauce et des poires à l’hypocras ; mais changées de telle sorte que rien n’en restera. Les belles abbayes qui nourrissent l’orgueil de tant de religieux seront détruites ou habitées par les vilains, et les beaux ordres de la chrétienté finiront misérablement. Les seigneurs qui possèdent aujourd’hui les droits de haute et de basse justice, de fourches et d’échelles, s’estimeront trop heureux s’ils peuvent sauver leur col de la hart. Quant aux maltotiers et maîtres d’hôtels, ils verront pareillement leurs priviléges tomber avec les droits d’aubaine, de régale et d’hébergement. De même les gens de métiers et de corporations verront disparaître leurs jurandes et maîtrises, et il n’y aura plus de statuts pour aucun. Que dirai-je du roi, notre sire ? Sa couronne tombera, sera mise en lambeaux, et un jour adviendra où sera réalisée cette parole de l’Écriture : Les premiers seront les derniers ! »

L’histoire a-t-elle eu souvent à enregistrer une prophétie aussi précise que celle-ci et aussi bien réalisée à sa lointaine échéance ? Quand on songe que ces Paroles d’un Croyant du quatorzième siècle, ont été formulées au lendemain du meurtre d’Étienne Marcel, alors que les premiers fauteurs d’un gouvernement libre en France, tombaient sous la hache de la réaction monarchique et que les chevaux des nobles hommes d’armes piétinaient, jusqu’au ventre, dans le sang de Jacques Bonhomme, on se sent pris d’admiration pour une foi aussi indomptable dans la justice de Dieu et pour la prescience qui en indique, de si loin, l’heure imprescriptible.

Ce n’est pas qu’au fond de sa prison, le pauvre frère Jean n’eût aussi ses moments de doute et de découragement, surtout quand un rayon de soleil, un soupir de la brise à travers ses barreaux, un coin du ciel bleu, furtivement entrevu, ramenaient sa pensée aux libres et chers horizons de la Cère et de la Jordanne. On a conservé de lui des invocations touchantes, aux nuages passagers, aux vents d’automne, aux murmures lointains qui pénétraient du dehors dans son isolement. « Que ne puis-je flotter comme vous dans l’espace ! » disait-il aux premiers ; « Emportez-moi dans vos rafales ? » criait-il aux seconds ; mais les troisièmes le ramenaient à la réalité, et il soupirait : « Vous êtes les rumeurs et les voix de la vie ; mais vous ne contenez aucun message pour moi. Qui, dans le monde, pense encore à un pauvre être souffrant et persécuté pour la justice, hors toi, mon père qui es aux cieux ? »


Les champs catalauniques de l’Auvergne. (voy. p. 87) — Dessin de Jules Laurens.

Brisé par la nostalgie, si funeste surtout aux montagnards, vieux avant le temps et pressentant sa dernière heure, Roquetaillade implora en vain de ses persécuteurs la faveur d’aller mourir dans sa vallée natale. Tout ce qu’il put obtenir fut d’échanger l’étroit emprisonnement qu’il subissait à Avignon contre la réclusion dans un couvent de Villefranche près de Lyon.

C’est là, qu’à peine âgé de cinquante ans, il exhala sa dernière pensée et son âme, — comme il l’avait prédit longtemps l’avance, — au coup de minuit, dans un beau clair de lune. À la même époque son homonyme, Jean, roi de France, Jean de Poitiers et de Brétigny, mourait à Londres, d’indigestion, après « de grandes réjouissances et récréations, » dit l’historien du temps, « en dîners, en soupers et en autres manières[4]. »

Tout en réfléchissant à la douloureuse destinée de ce moine, prophète et martyr des idées de la France nouvelle et dont l’histoire écrite de notre patrie n’a pas encore honoré la mémoire de la plus simple mention, nous avions dépassé le bourg de Polminhac, dominé au nord par les ruines du château de Pestel ; nous avions vu s’allonger sur notre droite la double guirlande de métairies, d’usines, de villas, qui remonte la Cère, en témoignant de la population agglomérée et de la richesse de ses rives, pendant que sur notre gauche nous pouvions mesurer le profil escarpé des crêtes de basalte qui donnent à ce côté de la vallée et surtout aux environs de Vic-les-Bains un cachet tout particulier.

Vic-les-Bains ou Vic-en-Carladez est une curieuse petite ville de deux mille âmes, divisée en deux parties, qui répondent à deux époques de fondations différentes : la ville haute échafaude ses constructions moyen âge, qui rappellent les habitations de Salers, le long de l’étroit et profond ravin de l’Iradiot, torrent enfoncé dans les montagnes qui séparent la Jordanne de la Cère. La ville basse, ou neuve, espace largement sur les bords de la route d’Aurillac et le long des allées qui conduisent à la source d’eau minérale qui recommande aujourd’hui la localité aux étrangers, de riantes habitations, dont quelques-unes sont de véritables villas, dont les parcs, les boulingrins et les points de vue seraient vainement enviés par les plus brillantes demeures des environs de Paris.


Le Puy Mary vu du roc du Merle. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Vue de Vic-les-Bains. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

L’établissement minéral de Vic renferme quatre sources qui jaillissent à quelques minutes de la ville, sur la rive gauche de la Cère, dans la plus riche partie de la vallée. Leurs eaux carbonatées chlorurées et légèrement ferrugineuses, furent très-appréciées des premiers maîtres de la Gaule, ainsi que le prouve l’exhumation, autour de ces sources, de nombreux débris d’antiquités gallo-romaines, et de médailles de l’époque impériale écoulée entre Auguste et Constantin. Abandonnées ensuite pendant l’ère des invasions barbares et recouvertes peu à peu d’un dépôt de travertin, elles sont restées perdues et ignorées jusqu’au commencement du dix-septième siècle, époque où elles furent retrouvées par hasard, ou plutôt par la persistance des troupeaux à lécher les concrétions calcaires qui les retenaient captives.


Le Pas de la Cère. — Dessin de Lancelot d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Depuis lors les eaux de Vic ont été l’objet de nombreuses monographies médicales ; la plus curieuse, si non la plus savante, est certainement celle du docteur Jean Mante, contemporain des médecins de Molière. Nous ne pouvons résister au désir d’emprunter quelques passages à ce petit livre, imprimé en 1648, ne serait-ce que pour constater quels étaient dans les provinces reculées de la France le style et l’orthographe des hommes de science, alors que le monde littéraire était déjà régenté par Balzac et Voiture, que s’essayaient Pascal et Sévigné, et qu’à Paris, depuis longtemps, le grand Condé, « avait pleuré aux vers du grand Corneille. »

« … Au pied des montagnes du Cantal, tant renommées parmi notre France pour la fertilité que nature les a douées de bons pacages, dont une infinité de gros bestial est entretenu, rapportant aux habitans et voisins, un indicible profit : et tyrant sur le midy, se présente un vallon de quatre à cinq lues d’estendue, et d’une lue ou environ en largeur, autant fertil en bleds, et orné de si belles prairies qu’autre qui soit en tout le haut Auvergne, lesquelles sont arrosées d’un salubre ruisseau appelé Cère, fort abondant en belles et bones turittes : mais encore sont plus grand ornement est la ville de Vic, les habitans de laquelle sont personnes fort affables, civils et courtois aux estrangers, parmi lesquels y a des gens doctes en jurisprudence pour estre la dite ville le ressortiment des appeaus de tout le Carladois.

« À une promenade de la ville, il y a une fort belle et grande prerie qui avoisine le penchant d’une montagne couverte de bois taillis appelé Sauve-Roque au milieu de laquelle depuis huit ou dix ans on a descouvert une fontaine, laquelle a grands bouillonemens reialist au pied de la montagne de Suroque à la pleine et à l’endroit que le bois taillis finit, fait claire en sa consistance diaphane, froide au boire, et au goust piquante, aigrette, avec quelque degoust un peu facheux au commencement : et le commun du peuple abusant de la distinction du goust l’appeloit la fontaine salée, laquelle aujourd’hui, comme estant la plus grande rareté de ce qui avoisine la ville de Vic, à bon droict on appelle les eaux de Vic.

« Pour sa situation suivant le jugement d’Hyppocrates, au livre auquel il discourt de l’aër, des eaux et des lieux, elle est à sa perfection, estant du costé d’orient, tyrant un peu sur le midy : qu’est la cause pourquoy les beuveurs délicats, qui ne peuvent quitter les délices du lict molet, pour se lever de bon matin sont incommodez du bâle du soleil à leur grand regret.

« Il semble que nature a voulu inviter par la beauté et commodité du lieu un chacun à l’usage de ses eaux, car les promenades de beuveurs, sont si bien a propos qu’il seroit presque impossible avec l’art des meilleurs artisans, de mieux disposer toutes les commodités nécessaires. »

Nous nous bornerons à ces citations, nous gardant bien de suivre le docteur J. Mante dans les détails par trop médicaux dont il accompagne ses descriptions pittoresques. Son époque « bien souvent dans les mots bravant l’honnêteté, » semble avoir ignoré cette délicatesse des nerfs olfactifs qui distingue si éminemment la nôtre. Cette vertu, dit-on, peut survivre à bien d’autres ; c’est possible mais je suis trop heureux d’en constater l’existence vivace parmi mes contemporains, pour que je sois enclin le moins du monde à lui manquer de respect.

Les eaux de Vic attirent chaque été dans cette petite ville quelques centaines de malades et quelques dizaines de mille francs. C’est peu, en regard de leurs qualités au moins égales à celles qui ont rendu si célèbres les sources de Spa, de Marienbad, de Pyrmont, d’Ems et de Bussang. C’est moins encore, en regard de la beauté de la localité, centre charmant, d’où le touriste et le convalescent peuvent rayonner en quelques heures vers des points ou les bassins de la Jordanne, de la haute Cère et la sombre ravine du Goul, recèlent quelques-uns des traits les plus saisissants, les plus franchement pittoresques du sol français.

Aussi les habitants actuels de Vic comptent-ils beaucoup pour développer la renommée de leurs eaux et partant, la fortune de leurs foyers, sur le chemin de fer, déjà en voie d’exécution entre Aurillac et Murat et qui projette déjà, en taches indélébiles, sa levée et ses remblais sur la zone la plus riche de la vallée, et ses maussades tranchées à travers les contre-forts les mieux boisés de la montagne. Hélas ! ce que gagneront ces braves gens à une communication plus rapide et plus multipliée avec les grands centres est fort incertain ; ce qu’ils perdront n’est pas douteux. Les quelques parcelles d’or que laisseront sous leurs toits les visites des oisifs et des aventuriers de Paris et de Londres, compenseront-elles seulement la suie immonde, déposée par la fumée des tenders sur la verdure jusqu’ici immaculée des prés et des ombrages de la Cère ? Je suis heureux de les avoir contemplés avant l’invasion de la mode, toujours suivie de souillures.

Voyez plutôt, hélas ! ce qui a lieu ailleurs, dans d’autres sanctuaires de l’écorce terrestre, annuellement fréquentés par la tourbe du grand et du demi-monde.

« Aussitôt que les baigneurs arrivent, tous ces sentiers, raffermis et déblayés à la hâte, se couvrent de caravanes bruyantes ; le village retentit du son des pianos et des violons ; les prairies s’éraillent d’os de poulets et de bouteilles cassées ; le bruit des tirs au pistolet effarouche les aigles ; chaque pic un peu accessible devient une guinguette où la fashion daigne s’asseoir pour parler turf et spectacle, et l’austère solitude perd irrévocablement, pour les amants de la nature, ses profondes harmonies et sa noblesse immaculée. » (Georges Sand.)

Tout misanthrope que je paraisse, je ne suis pourtant pas disciple si fervent du vieux Timon, que je ne refuse un avis utile à qui en a besoin. Or, si parmi mes bons amis de Paris, que la vapeur et la vogue réunies entraîneront bientôt aux eaux de Vic, se trouvait, d’aventure, quelque invalide des mœurs modernes, quelque blessé du luxe, condamné sans repos ni trêve aux travaux forcés de la plume ou du chiffre, de la bourse ou du rêve, par les dépenses extravagantes de madame son épouse et de mesdemoiselles ses filles, je lui conseillerais discrètement de profiter du voisinage pour essayer avec ces douces et intéressantes créatures, d’une excursion à Notre-Dame de Pailherols, chapelle située sur les bords du Goul, à six kilomètres au plus au sud-est de Vic.

« Fondée en l’an de grâce 1527, » dit un vieil auteur, « il s’était écoulé bien du temps depuis lors et le meilleur y manquait, qui est le pourtraict de celle à laquelle on l’avait dédiée ; d’où un marchand de ce lieu, qui faisait un grand trafic du côté de Figeac, prit occasion d’en acheter un de plâtre de la hauteur d’une coudée, tenant son petit poupon sur les genoux, qu’il fit bénir au révérend évêque de Cahors, et le porta à Pailherols sur son cheval qui était aveugle. Étant arrivé, il s’arrêta contre la chapelle, sous un grand frêne creux et n’en voulut point partir qu’on ne l’eût déchargé de ce saint dépôt, qu’on déposa dans le frêne comme dans une niche, et à l’instant, Dieu, pour récompenser le maître, rendit la vue au cheval. Cette image demeura dans ce vieux arbre jusqu’à ce que la chapelle fut parvenue à sa perfection, où quelques signes des merveilles que Dieu y voulait faire à l’avenir, en l’honneur de sa sainte Mère, commencèrent à paraître ; et ce fut dès lors un miracle qui a duré jusqu’à nous, que cette sainte image n’a jamais pu souffrir la peinture qu’on a plusieurs fois voulu lui appliquer, signifiant par là que celle qu’elle représente a tiré tout son lustre de son bel intérieur et de la plénitude des grâces qu’elle a reçues de Dieu et non de l’artifice des hommes… »

Et voilà pourquoi de tous les pèlerinages auxquels un excellent époux, un bon père de famille peut convier les chers et fragiles petits êtres, sanglés, pomponnés, empanachés, dorés et vernis qui font chaque jour son supplice, je crois qu’il n’en est pas de plus opportun et de plus salutaire que celui de Notre-Dame de Pailherols.

À deux kilomètres en amont de Vic, le bassin de la Cère se rétrécit ; une traînée de basalte le coupe d’un bord à l’autre, reste d’une ancienne chaussée naturelle qui contenait un lac alpestre dans la partie supérieure de la vallée et qui l’y maintiendrait encore, si une convulsion soudaine du sol, ou l’action lente des eaux (qui pourrait opter hardiment entre ces deux hypothèses) n’avait fendu la coulée volcanique, et entr’ouvert dans sa masse compacte une étroite écluse de plus de cent vingt mètres de profondeur.

On m’avait souvent parlé du Pas de la Cère ; c’est le nom de ce phénomène naturel ; j’en avais lu de nombreuses descriptions, mais ni livres ni discours ne m’en avaient donné une suffisante idée. Lorsque nous l’aperçûmes au fond du vallon, qu’un angle saillant de la route nous permettait d’embrasser tout entier d’un regard, un double cri d’admiration s’échappa de mes lèvres et de celles de mon fils : les hautes et blanches parois de cette autre brèche de Rolland, encadrées et enguirlandées de verdure, nous apparaissaient comme les pylones d’un temple colossal que la main des siècles aurait recouvert et environné d’une exubérante végétation.

« Il nous faut dessiner cette merveille, me dit Henri ; je ne l’ai vue nulle part reproduite par le burin et le crayon, et la photographie n’a pas encore passé par ici. Allons ! » Il avait sauté à terre avant que j’eusse ordonné à notre voiturin de s’arrêter et de nous attendre, et cherchait des yeux un sentier se dirigeant vers le point qu’il voulait atteindre. À défaut de chemin tracé, nous prîmes à travers une prairie fauchée de la veille et qu’un taillis d’aulnes et de hêtres entourait de lignes flexueuses qu’envierait en vain le plus beau parc des environs de Paris. À cette clairière au tapis moelleux et élastique succéda une zone de bois, épais, enchevêtré, dont le sol fortement incliné, dur et glissant, formait la berge même de la Cère en amont de la grande crevasse. Pour atteindre celle-ci, point d’autre chemin que ce talus peu fait pour les pieds et la chaussure d’un Parisien, puis le lit même de la rivière, encombré en cet endroit d’une avalanche de rochers énormes, que sans doute l’ancien lac des montagnes y a amoncelés au moment de sa débâcle, et sur lequel la Cère mugissante se précipite en cataracte aux jours des grandes eaux. Heureusement pour nous, grâce à la sécheresse générale de l’année, elle glissait et bruissait doucement en petits filets entre les angles des blocs entassés. Je parvins donc à les franchir en m’aidant autant des mains que des pieds et guidé par les cris d’appel et de triomphe de mon fils, qui emporté par un enthousiasme bien naturel à son âge, m’avait distancé de bien loin.

Lorsqu’enfin émergeant du sein de ce chaos, je pénétrai dans l’atmosphère calme et solennelle de la grande fissure, je retrouvai Henri déjà installé en face d’elle sur un bloc de rocher et occupé à en esquisser sur son album l’ensemble imposant et les principaux détails. La planche de la page 93, résultat de ses efforts, sera peut-être le souvenir le plus durable que nous ayons rapporté de l’Auvergne.

Si, grâce au savant crayon de notre ami Lancelot et à l’habile burin de M. Laly, nous avons pu offrir au public une représentation assez fidèle d’un des traits les plus caractéristiques de la Haute-Auvergne, je dois avouer qu’il y a dans le Pas de la Cère des détails que ni burin, ni crayon ne peuvent rendre, et que le pinceau de Claude Lorain lui-même serait impuissant à reproduire. C’est l’infinie variété des nuances dans la couleur, des teintes et des tons dans l’ombre et la lumière ; c’est le rapide mélange ou la succession instantanée de tout cela sur les fauves parois des rochers, sur le cristal des eaux, sur le feuillage des bois, à mesure qu’un nuage passe, qu’un souffle d’air descend du haut des monts et que le soleil monte ou s’incline sur l’horizon ; ce sont surtout, pour l’œil projeté sur les profondeurs caverneuses de la Cère, en amont de la grande crevasse, les jeux capricieux de la lumière, tamisée à travers la voûte forestière de la ravine et tombant en poussière irisée, ou en couche vermeille, sur les blocs moussus de la cataracte et sur l’écume scintillante des eaux.

Mieux que des mots impuissants, un fait peut-être peindra le charme fascinateur de ces lieux. Lorsque nous rejoignîmes sur la route notre voiture, que je croyais avoir quittée depuis trois quarts d’heure au plus, je trouvai notre jeune automédon fort inquiet, au milieu d’une troupe de faucheurs et de faneuses qui, leur journée faite, regagnaient leurs foyers à Thiézac ; il délibérait avec ces braves gens sur les moyens à employer pour retrouver, vivants ou morts, deux Parisiens égarés dans les précipices de la Cère. Notre absence avait, en réalité, duré près de quatre heures.


Les Faneurs, types et costumes près de Thiézac. — Dessin de Jules Laurens.

Le soleil, rasant les crêtes basaltiques de la chaîne occidentale de la vallée, projetait déjà leurs longues ombres jusqu’aux pieds des versants opposés, lorsque, après avoir traversé dans toute sa longueur la bourgade de Thiézac, nous vînmes descendre à l’Hôtel de la Tête Noire. Contemplé du haut d’un monticule de formation calcaire et arénacée, qui domine son église au sud-ouest, groupé sur un des flancs du large et profond bassin ovale que dut remplir jadis le lac Alpin qu’a tari la rupture du Pas de la Cère, — avec ses toits rouges, ses maisons blanches, ses vergers aux haies vives, ses proprettes vacheries, échelonnées sur les pentes voisines, Thiézac rappelle au souvenir les plus riants villages de l’Oberland.

F. de Lanoye.

(La suite d La prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 65.
  2. En notant ici ce chiffre, je cède à une recommandation expresse des bons Salersois.
  3. Viens avec moi dans l’affliction. Cet opuscule, cité par Moréri et Bayle, avec un étonnement naturellement moins grand que le nôtre, a été un des premiers produits du moyen âge que l’imprimerie, à ses débuts, ait sauvé de l’oubli. Il en existe plusieurs éditions ; celle que j’ai consultée est de 1701. La notice la plus complète dont la Roquetaillade ait encore été l’objet, est celle que M. Durif d’Aurillac lui a consacrée dans le Dictionnaire statistique du Cantal, vol, V, article Yolet. C’est un vrai mémoire d’érudit, une œuvre pleine de recherches consciencieuses et de faits curieux et je ne puis qu’y renvoyer le lecteur.
  4. Froissart, liv. I, part. II, ch. 140.