Voyage aux Indes orientales et à la Chine/Livre IV/04

Pierre-Théophile Barrois, Jean-Luc III Nyon, Jacques-François Froullé Voir et modifier les données sur Wikidata (vol. 2p. 80-89).


CHAPITRE IV.
Des Isles de France et de Bourbon.
modifier

De l'Isle de France.
modifier

L'Isle de France fut autrefois habité par les Hollandais : ils voulurent même y fonder une colonie ; mais les produits ne couvrant point les dépenses, ils se virent forcés de l'abandonner. M. de la Bourdonnais, Gouverneur pour la Compagnie, à l'île de Boubon, crut devoir prendre possession d'un pays qui par sa proximité se trouvoit à la convenance de son Gouvernement. Il envoya des habitans pour le peupler, & dans la suite on en fit le chef-lieu ; mais quelques peines qu'on se soit données, le sol toujours ingrat, ne fournit point à la subsistance du Colon, il faut que sa nourriture annuelle lui vienne des Nations étrangères : le port où l'on peut faire un entrepôt pour l'Inde, est le seul avantage qu'on puisse retirer de cet établissement ; cependant on n'y voit point de mendiant, parce qu'in n'y connoît que deux États, le Maître & l'Esclave. Ses habitans commencent à s'attacher à la culture. On y trouve des cafeteries & des sucreries considérables, de même qu'un indigo supérieur à celui de l'Amérique ; mais sa plante trop sèche dans cette île, en fera bientôt négliger la culture, parce qu'elle ne rend point les frais qu'elle exige : on n'a pas manqué d'en rapporter différentes espèces de Madagascar, de la côte de Coromandel, d'Agra, du Bengale, de la Chine & de l'Amérique, pour les y naturalifer , le fuccès n'en a pas été complet, il paroît qu'elles ont toutes dégénérés, & que refpèce Amériquaine n'étoit pas la bonne, puifque dans tous les eûais elle n'a rendu que la moitié de ce qu'on en retire dans le nouveau continent. M. de Cossigni, l'un des plus zélés cultivateurs de cette contrée, a fait des découvertes très-intéreffantes fur cette matière : elles font confignées dans ton traité de l'Indigoterie.que le Gou- vernement a fait imprimer à l'île de France.

Les Épiceries donnent des efpérances mieux fondées, MM. de. Trémigon & de Coè'tivi, les y portèrent en 17^ & 1771. Ces deux expéditions furent faites par M. Poivre, Intendant des îles de France & de Bourbon, qui ne cherchant qu'à enrichir ces deux colonies, n'épargna rien pour leur procurer cette nou- velle branche de commerce.

On a prétendu jusqu'à ce jour que les épiceries venues à l'île de France perdroient de leur qualité; mais ceux qui ont avancé ces faits, font reconnus pour des perfonnes jaloufes de la gloire que M. Poivre avoit acquife pendant ton administration. Cet Intendant a eu des ennemis, & même en a encore dans la colonie, parce que l'homme utile eft prefque toujours en butre à l'envie , & la viâime de l'ingratitude. Les épi- ceries viennent très-bien à l'île de France , aujourd'hui les gérofliers plantés de graines, font chargés de doux qui ne le cèdent en rien à ceux que les Hollandais nous vendent, & dans peu les Français pourront non-seulement se passer d'eux, mais encore en vendre aux autres Nations. Les muscadiers n'ont pas aussi bien réussi, parce qu'ils sont de nature bisexe , qualité qu'on ne leur connoissoit point, de forte qu'il ne s'en est trouvé que fort peu de femelles dans le nombre de ceux qu'on a rapportés, ce qui ne leur a pas permis de se multiplier aussi promptement que les gérofliers. Ces heureuses tentatives méritent de fixer toute l'attention des Colons ; mais il est à craindre que les Européens qui passent dans cette île , ne les fassent errer de projets en projets, en leur communiquant leurs idées systématiques, & qu'ils n'abandonnent le café, pour planter du coton, qu'ils arracheront ensuite pour planter la canne à sucre, le blé, le maïs ou le manioc. D'ailleurs, ce qui nuira toujours aux progrès de la culture, c'est qu'aucun Européen n'y passe dans le dessein de s'y fixer; on y va pour trois ou quatre ans, pendant lesquels on cherche à s'enrichir, en exposant le peu d'argent qu'on y porte sur les vaisseaux qui vont acheter des hommes à Madagafcar ou à Mozambique, commerce ordinairement lucratif, comme la plupart de ceux qui avilissent la Nature.

L'habitant n'emploie jamais ses bénéfices à l'amélioration des terres ; les esclaves ne travaillent que nonchalamment; que peut-on attendre d'un malheureux qu'on force à grands coups de fouets de rapporter l'intérêt de ce qu'il coûte ? J'ai connu des maîtres humains & compadflans, qui ne les maltraitant point,adoucinbient leur fervitude, mais ils font en très-petit nombre. Les autres exercent fur leurs Nègres une tyrannie cruelle & révoltante. L'efclave après avoir travaillé toute la journée, fe voit obligé de chercher fa nourriture dans les bois, & ne vit que de racines malfaifantes. Ils meurent de misère & de mauvais traitement , fans exciter le moindre fentiment de commiféradon ; aussi ne laissent-ils pas échapper l'occasion de briser leurs fers, pour aller chercher dans les forêts l'indépendance & la misère. Toutes les ressources de l'industrie ne peuvent rien sur l'île de France, elle sera toujours ingrate envers ceux qui l'habitent, ils ne parviendront jamais à s'y procurer une vie commode, car sans compter les ravages produits par les ouragans, ils ont encore à lutter contre des légions de rats & d'oifeaux deftrudeurs ; le tarin & le gros bec de Java qu'on avoit d'abord apportés comme des efpèces curieuses, & que l'on confervoit précieufement dans des cages, se sont aujourd'hui tellement multipliés, qu'ils dévorent presque toutes les récoltes. Pour les écarter des champs ensemencés, on est obligé d'y mettre plusieurs noirs en sentinelle, qui ne cessent de crier & de frapper des mains. Les rats y sont en si grande quantité, que souvent ils dévorent un champ de maïs dans une seule nuit ; ils mangent aussi les fruits, & détruisent les jeunes arbres par leurs racines. Ce fut, dit-on, la cause pour laquelle les Hollandais abandonnèrent cette île.

Ces animaux pernicieux ont fixé l'attention du Gouvernement, chaque habitant est obligé d'en détruire une certaine quantité suivant le nombre de noirs qu'il posséde, & d'envoyer au bureau de la Police les têtes des oiseaux & les queues des rats qu'il a tués. Mais toutes ces précautions sont inutiles. Il est impoffible qu'on parvienne à s'en délivrer, à moins que de gros oifeaux de proie & des détachemens de foldats ne conipirent enmême-tems contre eux; c'eft de cette manière qu'on détruinc autrefois les fauterelles, dont le nombre étoit iï prodigieux, que lorfqu'un nuage de ces infeftes fe repofoit fur un champ de nz, de blé ou de maïs, il n'en reftoit aucune trace,les mardns, efpèces de merles apportés de l'Inde, firent leur nourriture de cet infecte, & le Gouvernement acheva de les détruire, mais l'homme qui n'envisage que le mal présent, s'est lassé de voir son bienfaiteur, & malgré toutes les défenses, on tue tous les jours beaucoup de martins.

L'île de France fût & fera toujours funeste aux établissemens que les Français auront dans l'Inde. On croit qu'elle est le centre de leur commerce, & que les troupes qu'on y entrepose peuvent en tems de guerre donner un prompt secours à nos comptoirs ; mais on sait qu'il faut quatre mois pour porter les nouvelles & les ordres à l'île de France : quelque diligence qu'on mette dans les opérations antérieures à l'embarquement, il s'en écoule encore huit autres, aussi ce n'est qu'après une année que toutes les escadres envoyées dans l'Inde, font parvenues à leur destination. Les Anglais au contraire ont les nouvelles en soixante-dix jours ; maîtres de l'Inde, ils s'y trouvent avec des forces considérables, & chassent entièrement les Français avant même qu'on toit instruit de la guerre à l'île de France. Pour se soutenir dans cette riche contrée, il faut nécessairement un port à la côte de Malabar, d'où nos escadres puissent observer en tout tems celles des ennemis : on fait que deux fois on n'a dû la perte de Pondichéry qu'à l'abandon des escadres qui quittèrent la côte de Coromandel pour revenir à l'île de France.

Si l'on avoit entretenu dans l'Inde les troupes qn'on a jusquà ce jour envoyées dans cette île, quoique mieux nourries & mieux habillées, elles auroient infiniment moins coûté ; d'ailleurs elles s'y seroient trouvé portées & aclimatées dans les momens utiles ; & si avec leur secours les Français n'avoient pas fait des conquêtes, du moins auroient-elles pu conserver leurs établissemens, & faire respecter leur pavillon. Je sens bien que l'Officier chargé de commander à l'île de France, prétendra toujours, qu'il est essentiel d'y laisser des troupes nombreuses en cas de rupture prochaine : il est de sa grandeur d'avoir beaucoup d'hommes sous son commandement, mais en servant son orgueil, ils deviennent inutiles à leur patrie. Ce n'est pas qu'on doive abandonner cette île: en tems de paix, elle peut servir de magasin à toutes les Nations européennes que le commerce attire dans l'Inde. Mais que d'abus n'y auroit-il pas à réformer avant que le Roi puisse en retirer quelque profit ? Pour y parvenir, il faudroit changer entièrement la forme de l'administration.

Quoique l'île de France n'occupe qu'un point sur la terre, elle est le monument le plus remarquable des bouleversemens que le globe a essuyé. Tout ce qui la compote est mêlé de fer, tout a passé par les flammes; on y trouve même la bouche d'un volcan éteint, & plusieurs grottes profondes.

Le climat eft doux, tempéré, fort égal, point de reptiles venimeux ; on n'y connoît d'animal malfaifant que le fcorpion & le cent-pied, ou fcolopendre.

Cette île étoit autrefois très-saine ; mais depuis qu'on a remué les terres, on y est sujet à la fièvre. Outre cela [comme l'a très-bien obfervé, M. de Coffigni dans son Traité de l'indigoterie] les eaux de rivière contiennent beaucoup de mucilage par la décomposition des végétaux qui y tombent, ce qui produit des obstructions, des flux de sang & des dyssenteries dont on ne guérit qu'avec peine.

L'île de France doit la plupart de ses productions végétales à des voyageurs zélés qui les ont apportées de l'Inde, de la Chine, du cap de Bonne-Efpérance & d'Europe. Les bœufs, de même que la plupart des oiseaux, viennent de Madagascar, & les chevaux de l'île de Bourbon & du Cap. La côte eft fort poissonneuse, elle fournit quantité de coquillages, de madrépores & même du corail ; les légumes y font bons, le cochon excellent ; les petits pois & les ardchaux valent ceux de France ; on commence à y cultiver des pommes de terre qu'on a rap- portées du Cap; les patates y font très-communes; dans cer- tains endroits, les troupeaux réufïiffent bien & font d'un grand revenu ; mais comme on n'envoie à la boucherie que les bœufs malades ou morts d'accident, les habitans du port ne mangent que de mauvaife viande. .

La nourriture des noirs eft le maïs, le manioc, les patates, les cambars 6c les racines de fonge. Les fruits les plus communs font les différentes efpèces de bananes, l'ananas, la goyave, la jam-rofade & la mangue; on y trouve aussi des pêches & des pommes ; mais outre qu'elles n'y font pas communes, elles ne valent pas celles d'Europe à beaucoup près. Certains quartiers produisent encore des raisins & des fraises.

On commence à recueillir quelques autres bons fruits, grâces aux foins de quelques zélés cultivateurs, fur-tout de M. Céré, Directeur du Jardin du Roi, qui a diftribué dans toute File des graines de Litchi, de Longane, de Wampi, d'Avocat, d'Evi ou fruit de Cythère, de Rima ou fruit à pain, de cacao, de gérofle & de mufcade, de Ravenfara, de fandal, &c. M. de Coffigni qui pofféde le plus beau jardin de la colonie, s'eft encore emprené de multiplier, ôc de partager avec les habitans les plantes rares & précieufes qu'il a fait venir à grands frais d'Europe, du Cap, de Batavia, de la Chine & de l'Inde.

Quant aux bois, celui d'ébene eft très-commun ; on en trouve même plusieurs espèces, telles que la noire, la blan che, & la marbrée. M. Linné fils vient de déterminer le genre de cet arbre qui n'étoit point connu, & en fait des diofpiros. Dans le tems que nous faifions le commerce de la Chine, le bois d'ébene formoit un objet d'exportation : parmi les autres différentes efpéces de bois, on n'en trouve aucune propre à la conftruâion. Les bois de l'île de France en général font tous trop lourds & travaillent fans ceffe ; celui de Takamaka, le seul qu'on puîné employer dans les cas urgens, donne une refîne dont on fe fert en médecine, connue fous le nom de Takamaque. Le bois de canelle eft celui qu'on emploie le plus généralement en menuiferie : il eft bien marbré , mais il con- tracte une odeur fétide plufieurs mois après qu'on l'a travaillé ; les bois de natte, de pomme & de Takamaka , fervent ordinairement pour les pièces de charpente. M. Aché vient d'en trouver un très-beau qu'on a pris pour une espéce de bois de rofe, mais il ne l'est point.

L'île de France eft très-fertile en gibier; on y trouve des pintades en quantité, des perdrix communes & des pintadées, des tourterelles, des corbigos, deux efpéces de lièvres qui ne ressemblent point à ceux d'Europe : la première efpéce petite , tient autant du lapin que du lièvre ; elle ne terre point, ton corps eft alongé, tes oreilles courtes ôc.fa chair blanche. L'autre est plus grande, mais moins que celle d'Europe ; tes oreilles sont moins longues, ton poil eft liiïe & court; d'ailleurs elle eft très-diftinguée par une tache noire & triangulaire qu'elle porte derrière la tête. Les cerfs commencent à ne plus y être si communs, pour en empêcher la deftmâion totale, le Gouvernement s'eft vu forcé de rendre une ordonnance qui soumet à l'amende tous ceux qui feront convaincus d'en avoir tué.

De l’I∫le de Bourbon.
modifier

L’isle de Bourbon eſt préférable à l’île de France, ſoit par ſon étendue, ſoit par ſes productions : ſes premiers habitans vivoient dans une ſimplicité qui tenoit de l’état de nature, placés sous un ciel ſerein où l’on n’avoit, jamais connu les maladies, ils ſ’occupoient à la culture du café, du blé & de l’indigo ; le débit de ces denrées & l’accroiſſement de leurs troupeaux ſuffiſoient à leur ambition. La préfence des Européens n’avoit pas encore étendu la ſphére de leurs jouiſſances, ni les limites de leurs deſirs ; mais bientôt ils pénétrèrent dans cette contrée avec quantité d’eſclaves : il fallut défricher les montagnes pour ſatiſfaire leur cupidité , les éruptions réitérées du volcan, embraſèrent une partie de l’île : l’air ne fut plus le même, les maladies ſ’y naturaliſèrent & firent des progrès rapides, on envoya les enfans à Paris pour y faire leurs études, ils rapportèrent dans leur patrie les vices de la capitale ; la ſomme des beſoins ſ’étendit en raiſon de la diminution des richeſſes; l’agriculture fut abandonnée à des eſclaves ,& regardée comme un ſoin vil & mépriſable dont le propriétaire auroit rougi de ſe décharger, de manière qu’aujourd’hui cette île à peu de choſe près, eſt au niveau de l’île de France.

Bientôt les productions du ſol ne ſuffiront plus à la ſubſiſtance des habitans, & dans les émigrations prochaînes & inévitables, les Séchelles ne peuvent manquer de devenir une reſſource; ces îles méritent en effet l’attention du Gouvernement, leur poſition avantageuſe pour les vaiſſeaux qui vont dans l’Inde, la bonté de leur terroir, leurs différens ports, où l'on n'a jamais éprouvé de coups de vent, tout doit les faire préférer aux îles de France & de Bourbon.

L'île de Bourbon n'a point de port ; on dit qu'i1 seroit possible d'en faire deux, l'un à la rivière Dabord, & l'autre dans le grand étang du quartier S. Paul ; mais je penee qu'on ne doit jamais l'entreprendre.

Les productions font à-peu-près les mêmes que celles de nie de France ; le café sur-tout est délicieux, on le distingue difficilement de celui de Moka, on en faifoit une exportation coniidérable, mais l'ouragan de 1772 détruisit toutes les caféteries ; alors on changea cette culture en celle du blé & du maïs qu'on verse dans les magasins du Roi ; mais si le Roi retire les troupes de l'île de France, les habitans deviendront misérables.

On voit par ce que Je viens de dire, que ces deux entrepôts ne subsistent qu'aux dépens du commerce de l'Inde, & au détriment des finances du royaume.