Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre III/Ch. III

CHAPITRE III


Ce qui se passa à Tinian après le départ du Centurion.


La tempête, qui chassa le Centurion en Mer, grondoit tellement, que ni le Commandeur, ni aucun de ceux qui étoient à terre, ne purent entendre les coups de Canon, qui devoient servir de signal de détresse ; et la lueur continuelle des éclairs avoit empêché qu’on ne vît le feu du Canon. Ainsi, quand à la pointe du jour nos Gens remarquèrent du rivage qu’il n’y avoit plus de Vaisseau, leur consternation fut inexprimable. La plupart, persuadés que le Vaisseau avoit péri, prièrent le Commandeur d’envoyer la Chaloupe, faire le tour de l’Ile pour chercher les débris ; et ceux qui espéroient qu’il étoit sauvé, osoient à peine se flatter, qu’il seroit jamais en état de regagner l’Ile : car le vent étoit toujours à l’Est, et très violent, et ils savoient que nous étions en trop mauvais état et trop mal pourvus de monde, pour pouvoir lutter contre un tems si orageux. Soit que le Centurion eût péri, ou ne pût regagner l’Ile, il n’y avoit, dans l’une et l’autre supposition, aucun moyen, pour nos gens d’en sortir : car ils se trouvoient au moins à six cens lieues de Macao, qui étoit le Port le plus voisin ; et ils n’avoient d’autre Vaisseau que la petite Barque Espagnole, d’environ quinze tonneaux, qu’ils avoient prise en arrivant à Tinian, et qui n’étoit раs capable de contenir le quart de leur monde. Le hazard que quelque Vaisseau ami touchât à l’Ile, et les emmenât, ne pouvoit être compté pour rien, aucun Vaisseau Européen, excepté le nôtre, n’y ayant peut-être jamais mouillé ; et il y auroit eu de la folie à attendre que des accidens pareils à ceux qui nous avoient conduits à Tinian, y feroient de plusieurs siècles, aborder quelque autre Vaisseau. Ainsi il ne leur restoit que la triste attente de passer le reste de leurs jours dans cette Ile, en disant un éternel adieu à leur terre natale, à leurs amis, à leurs familles, et à tous les agrémens qu’ils pouvoient se promettre dans le sein de leur Patrie.

Encore n’étoit-ce pas là ce qu’ils avoient le plus à craindre : car ils devoient naturellement appréhender, que le Gouverneur de Guam, dès qu’il seroit instruit de leur situation, n’envoyât des forces suffisantes pour prendre, et pour les lui amener ; après quoi, le traitement le plus favorable, qu’ils pussent espérer, auroit été d’être détenus Prisonniers le reste de leur vie : car à juger de la conduite du Gouverneur de Guam, par celle que les Espagnols tiennent ordinairement dans ces Contrées lointaines, il les auroit probablement condamnés à une mort honteuse, comme Pirates, leurs commissions se trouvant à bord du Centurion.

Quoique ces cruelles idées fissent certainement impression sur Mr. Anson, il ne laissa pas de conserver son air ferme et tranquille. Ses prémières réflexions avoient roulé sur les moyens de se tirer avec son monde de la situation desespérée où ils se trouvoient. Il communiqua le plan qu’il s’étoit formé à cet égard, à ceux de ses Gens, qui lui paroissoient les plus intelligens, et s’étant convaincu par les conversations qu’il eut avec eux, que la chose étoit praticable, il tâcha d’animer son monde à mettre la main à l’œuvre promtement et avec vigueur. Dans cette vue il leur représenta, qu’il n’y avoit aucune apparence que le Centurion eût péri ; qu’il auroit eu assez bonne opinion de leur habileté en fait de Marine, pour ne pas croire qu’ils se fussent laissés aller à une frayeur aussi chimérique ; que s’ils considéroient avec attention ce qu’un pareil Vaisseau pouvoit supporter, ils avoueroient, qu’il étoit en état de soutenir tout l’effort de la tempête ; que peut-être il reviendroit dans peu de jours ; et que si on le revoyoit pas, la supposition la moins favorable, qu’on pouvoit faire, seroit, qu’il avoit été jetté sous le vent de l’Ile assez loin pour ne pouvoir pas la regagner, ce qui l’obligeroit à prendre la route de Macao sur la Côte de la Chine. Il leur dit ensuite que comme il falloit se préparer à tout évènement, il avoit, dans la dernière supposition, songé à un moyen de les tirer de l’Ile, et de rejoindre à Macao le Centurion ; que ce moyen étoit de haler la Barque Espagnole à terre, de la scier en deux, et de l’allonger de douze pieds, ce qui en feroit un Bâtiment de près de quarante tonneaux, et capable de les transporter tous à la Chine ; qu’il avoit consulté les Charpentiers, qui étoient convenus que la chose étoit très faisable, et qu’il ne falloit que les efforts réunis de ceux à qui il parloit. Il ajouta, que pour ce qui le concernoit, il prétendoit partager le travail avec eux, et qu’il n’exigeoit de quel d’entre eux que ce fût, rien, que lui commandeur ne fût prêt à faire. En terminant son discours, il leur fit sentir de quelle importance il étoit de ne point perdre de tems ; et que pour être mieux préparés à tout évènement, il falloit commencer l’ouvrage sur le champ, et tenir pour certain, que le Centurion ne pouvoit pas revenir ; parce que, quand même il reviendroit, ce que Mr. Anson ne croyoit guère possible, quoiqu’il ne marquât point ce qu’il pensoit là-dessus, le pis du pis seroit d’avoir travaillé inutilement durant quelques jours ; au-lieu, que si le Vaisseau ne reparoissoit pas, leur situation, et la saison de l’année, exigeoient d’eux tout l’empressement et toute l’activité possibles.

Ces remontrances produisirent leur effet, qui néanmoins ne fut pas d’abord aussi puissant que Mr. Anson auroit pu l’espérer. A la vérité, il leur releva le courage, en leur montrant la possibilité de sortir de l’Ile : bonheur, dont ils n’avoient point eu jusqu’alors la moindre idée ; mais par cela même qu’ils se voyoient cette ressource, ils commencèrent à trouver leur situation moins effraiante, et à se_flatter que le retour du Centurion les dispenseroit de l’exécution du plan de Mr. Anson, qu’ils prévoyoient devoir être un grand et pénible ouvrage. Ces considérations empêchèrent pendant quelques jours, qu’ils ne missent tous la main à l’œuvre de bon cœur ; mais à la fin, étant généralement convaincus de l’impossibilité du retour du Vaisseau, tous entreprirent avec ardeur la tâche qui leur avoit été assignée, et y mirent toute l’industrie et l’application que le Commandeur pouvoit désirer, se trouvant ponctuellement à la pointe du jour au lieu du rendez-vous, d’où chacun se rendoit à l’епdroit qui lui étoit marqué, et y travailloit jusqu’à l’entrée de la nuit.

Qu’il me soit permis d’interrompre ici un moment le fil de ma narration, pour rapporter un incident, qui causa, pendant quelque tems, plus d’inquiétude à Mr. Anson que n’avoient fait tous nos désastres passés. Peu de jours après que le Vaisseau eut été jetté en mer, quelques-uns des nôtres, qui étoient sur le rivage, crièrent, une voile. Ce cri répandit une joie générale, chacun supposant, que c’étoit notre Vaisseau qui revenoit ; mais un instant après on apperçut une seconde voile, ce qui détruisit entièrement l’еsрéгаnсе, que nos Gens venoient de concevoir, et les mit dans l’embaras de deviner ce que pouvoient être ces deux voiles. Le Commandeur les examina soigneusement avec sa Lunette d’approche, et remarqua que c’étoient deux Chaloupes. A cette vue, il ne put s’empêcher de croire, que le Centurion étoit allé à fond, et que ceux qui s’en étoient pu sauver, revenoient avec les deux Chaloupes de ce Vaisseau. Cette soudaine et cruelle idée agit si puissamment sur lui, que, pour cacher son émotion, il fut obligé de se retirer, sans dire mot à personne, dans sa Tente, où il passa de bien tristes momens, dans la ferme persuasion que le Vaissеаu étoit perdu, et qu’il falloit absolument renoncer à la flatteuse attente de se signaler par quelque Expédition glorieuse.

Mais ces accablantes réflexions cessèrent de le tourmenter, quand il s’apperçut, que les deux prétendues Chaloupes, qu’il voyoit dans l’éloignement, étoient des Pros Indien. Comme il remarqua que ces Pros dirigeoient leur cours vers le rivage, il ordonna qu’on ôtât tout ce qui auroit pu leur donner le moindre soupçon, et fit cacher ses Gens dans des Haliers, afin de s’assurer des Indiens, dès qu’ils seroient arrivés à terre : après que les Pros, furent avancés jusqu’à un quart de mille de terre, ils s’arrêtèrent tout court, et étant restés immobiles durant près de deux heures, ils portèrent au Sud. Mais revenons à l’exécution du dessein d’allonger la Barque.

Si l’on considère combien nos Gens étoient mal pourvus de tout ce qui leur étoit nécessaire pour exécuter ce dessein, on aura lieu d’être convaincu, qu’indépendamment de plusieurs autres articles aussi importans, la seule entreprise d’allonger la Barque étoit accompagnée de grandes difficultés. Ces difficultés auroient été beaucoup moindres dans un endroit pourvu des matériaux et des instrumens nécessaires ; mais quelques-uns de ces instrumens devoient encore être fabriqués, et plusieurs des matériaux manquoient absolument ; et il ne falloit pas un médiocre degré d’industrie pour suppléer à tout cela. Quand le corps de la Barque auroit été achevé, ce n’auroit été là qu’un seul article ; et il en restoit encore plusieurs autres de la même importance : il falloit pourvoir la Barque d’Agrés, l’avitailler, et enfin lui faire parcourir un espace de six ou sept cens lieues, dans des Mers, où aucun de nous n’avoit jamais passé. Quelques-uns de ces articles étoient accompagnés de difficultés assez grandes pour rendre l’exécution de l’entreprise impossible, et tous les efforts de nos Gens inutiles, sans divers accidens favorables et inattendus. Je vais donner un détail abrégé du tout.

Par un très grand bonheur les Charpentiers, tant du Gloucester que du Tryal, étoient à terre avec leurs Caisses d’instrumens, quand le Vaisseau fut jetté en mer. Le Forgeron s’y trouvait pareillement, et avoit avec lui sa forge et quelques outils, mais ses soufflets étoient restés à bord, desorte qu’il ne lui étoit point possible de travailler, et sans lui il n’y avoit rien à faire. Le premier soin de nos Gens fût de fabriquer une paire de soufflets. Il leur manquoit cependant du cuir ; mais ils y suppléèrent par des peaux, dont ils avoient suffisamment : car ayant trouvé un tonneau de çhaux, que les Indiens ou les Espagnols avoient préparé pour leur usage, ils se servirent de cette chaux pour tanner quelques peaux ; et quoique l’ouvrage dût naturellement n’être pas fort bon, le cuir ne laissa pas de servir, et les soufflets dont le Canon d’une arme à feu étoit le tuyau, n’avoient d’autre défaut que la mauvaise odeur d’un cuir mal préparé.

Pendant que le Forgeron travailloit à son ouvrage, d’autres abattoient des arbres, et en scieoient des planches ; et comme c’étoit là le travail le plus pénible, le Commandeur y mit lui-même la main pour encourager davantage ses Gens. Comme ils n’avoient, ni assez de poulies, ni la quantité nécessaire de cordages pour haler la Barque à terre, on proposa de la mettre sur des rouleaux. La tige des Cocotiers étant fort unie et cylindrique, fut jugée très propre à leur fournir les rouleaux dont ils avoient Ьеsoin. On abatit donc quelques-uns de ces arbres, aux bouts desquels on pratiqua des ouvertures pour recevoir des barres. Dans ce même tems on creusa un bassin sec, ou l’on fit entrer la Barque par un chemin fait exprès depuis la Mer jusqu’au bassin. Tandis que les uns travailloient à allonger la Barque, les autres tuoient des Bœufs, et amassoient toutes sortes de provisions : et quoique naturellement on eût lieu de craindre, que, dans un si grand nombre d’occupations différentes, il ne se mêlât de la négligence et de la confusion, le bon ordre, qui avoit été établi, et l’ardeur, que chacun marquoit à remplir sa tâche, firent néanmoins avancer l’ouvrage à souhait. Je crois que le manque de liqueurs fortes contribua beaucoup à rendre nos Gens d’aussi bonne volonté, Comme ils n’avoient à terre ni vin ni eau de vie, le jus de noix de Coco leur servoit constamment de boisson, et cette boisson, quoique très agréable, n’étoit nullement enivrante.

Les Officiers ayant délibéré sur tout ce qu’il faudroit pour équiper la Barque, trouvèrent que les Tentes, qui étoient à terre, et les cordages de réserve que le Centurion y avoit laissés par hazard, pourroient, en y ajoutant les voiles et les agrés de la Barque même suffire tellement quelement pour cette Barque quand elle seroit allongée : et comme ils avoient quantité de suif, ils resolurent de la mêler avec de la chaux, et de suifer la Barque de ce mélange, qu’ils savoient être très propre pour cela. Il paroit par tout ce que je viens de dire, que pour ce qui regarde l’équipement, il ne s’en fallbit guère que tout ne fût assez bien ; mais il restoit un terrible înconvénient, qui étoit la petitesse de ce nouveau Vaisseau malgré tout l’allongement qu’on pouvoit lui donner, il ne devoit pas même être, de quarante tonneaux, ce qui le rendoit incapable de fournir du logement sous le Pont à la moitié de l’Equipage : il étoit outre cela si pesant par le haut, que si nos Gens avoient reçu ordre de venir tous ensemble sur le Pont, la Barque auroit couru grand risque de renverser sur le côté ; mais c’étoit là une difficulté insurmontable, puisqu’il n’étoit pas possible d’aggrandir cette Barque au-delà de ce qui a été dit.

Après qu’on eut réglé ce qui concernoit les agrés et la maneuvre de la Barque, un article essentiel fut d’avoir les provisions nécessaires pour un si long trajet. Ce ne fut pis un médiocre embaras que celui où nos officiers se trouvèrent à cette occasion ; ils n’avoient à terre, ni pain, ni aucune sorte de grain, le fruit à pain, qui nous avoit tenu lieu de l’une et de l’autre, de ces choses durant notre séjour dans l’Ile de Tinian, ne pouvant pas se conserver en Mer. Quoiqu’il ne manquât pas de Bétail en vie, ils n’avoient pas de sel pour saler du Bœuf ; et quand ils en auroient eu, dans un Climat si chaud le sel n’auroit pas pris. A la vérité, il nous restoit encore une petite quantité de Bœuf séché, que nous avions trouvée dans l’Ile en y débarquant ; mais cette provision ne pouvoit nullement suffire pour un voyage de six cens lieues. A la fin, il fut résolu, qu’on prendroit à bord le plus de noix de Coco qu’il se pourroit, de ménager le Bœuf seché en le distribuant avec beaucoup d’épargne, et de suppléer au pain par du ris. Pour avoir ce ris, il s’agissoit quand la Barque seroit achevée, de tenter une expédition contre l’Ile de Rota, où on savoit que les Espagnols avoient de grandes plantations de ris, confiées aux soins des Habitans Indiens. Mais comme cette entreprise ne pouvoit s’exécuter que de force, on examina ce qu’il y avoit de poudre à terre, et il fut trouvé, qu’en rassemblant le tout avec soin, il n’y en auroit que pour quatre-vingts-dix coups de fusil. Ce n’étoit pas un coup pour chaque homme : pauvre ressource pour des Gens, qui devoient se passer, durant un mois, de pain et de tout ce qui pouvoit en tenir lieu, à moins qu’ils ne s’en procurassent par la force des armes.

Il nous reste encore à parler du plus cruel de tous les embaras, qui, sans un concours d’accidens tout-à-fait singuliers, auroit rendu leur départ absolument impossible. Il ne fallut que peu de jours pour régler ce qui avoit rapport à la fabrique et à l’équipement du Vaisseau ; et cela étant fait, il y avoit moyen de calculer à peu près en quel tems le Bâtiment seroit achevé. Les Officiers dévoient naturellement considérer ensuite le cours qu’il falloit suivre., et la terre où il convenoit d’aborder. Ces réflexions les menèrent à la décourageante découverte qu’il n’y avoit dans l’Ile ni Boussole ni Quart de nonante, A la vérité le Commandeur avoit apporté à terre une petite Boussole de poche pour son usage particulier ; mais le Lieutenant Brett l’avoit empruntée pour déterminer la position des Iles voisines ; et cet Officier se trouvoit dans le Centurion : et pour ce qui est d’un Quart de nonante, on ne pouvoit en aucune façon s’attendre à en rencontrer un à terre, où cet instrument n’est d’aucun usage ; desorte qu’on l’avoit laissé dans le Vaisseau.

Huit jours s’étoient déjà écoulés depuis le départ du Centurion, avant que leur perpléxité à cet égard fût un peu diminuée. A la fin, en fouillant dans une caisse appartenant à la Barque Espagnole, ils trouvèrent une petite Boussole, qui, quoiqu’elle ne valût guère plus que celles, qui servent d’amusette aux Ecoliers, fut pour eux un trésor inestimable. Peu de jours après, ils eurent de nouveau le bonheur de trouver sur le rivage un Quart de nonante, qu’on avoit jetté en Mer parmi des guenilles, qui avoient appartenu à quelques-uns de nos Gens, morts depuis notre arrivée à Tinian. La vue de cet instrument fit un extrême plaisir ; mais en l’examinant, on s’apperçut que les pinnules y manquoient, et qu’ainsi on n’en pouvoit faire aucun usage ; cependant, le bonheur continuant à leur en vouloir, peu de jours après, un de nos Gens ayant, par curiosité, tiré la layette d’une vieille table, que les flots avoient poussée à terre, y trouva quelques pinnules, qui convenoient très bien au Quart de nonante. Cet instrument étant ainsi complet, on examina s’il étoit bon, en s’en servant pour prendre la hauteur connue du lieu, et on eut la satisfaction de voir qu’il déterminoit la Latitude de Tinian avec assez de précision. Tous ces obstacles, qu’on avoit eu bien soin de cacher à nos Gens, pour leur épargner l’idée d’un travail inutile, étant en quelque sorte surmontés, l’ouvrage alloit son train heureusement et avec vigueur. La ferrure nécessaire étoit presque achevée ; les planches et les autres pièces de bois, qui auroient pu servir, quoique nullement sciées suivant les règles de l’art, étoient toutes prêtes ; si-bien que le б d’Octobre, qui étoit le quatorzième jour depuis le départ du Vaisseau, nos Gens halèrent la Barque à terre, et employèrent les deux jours suivans à la scier en deux, en prenant bien garde que la scie ne passât par aucune de ses planches, et les deux parties furent placées à la distance l’une de l’autre qu’il falloit. Tous les matériaux ayant été préparés d’avance, le lendemain, qui étoit le 9 d’Octobre, ils commencèrent à ajuster les pièces requises pour l’allongement, et vers ce tems ils avoient une idée si exacte de ce qui leur restoit à faire, et étoient tellement maîtres de la chose, qu’ils pouvoient marquer exactement quand le tout seroit fini. Aussi le départ fut-il fixé au 5 de Novembre. Mais leurs travaux devoient être terminés plutôt, et plus heureusement ; car l’après-midi de l’11 Octobre, un des Gens de l’Equipage du Gloucester étant sur une hauteur au milieu de l’Ile, appercut le Centurion dans l’éloignement, et courant de toutes ses forces vers l’endroit de débarquement, il vit, en chemin faisant, quelques-uns de ses Camarades, auxquels il cria comme en extase, le Vaisseau, le Vaisseau. Mr. Gordon, Lieutenant de Marine, jugeant par la manière, dont cette nouvelle étoit annoncée, qu’elle devoit être vraie, courut vers l’endroit où le Commandeur et son monde étoient à l’ouvrage, et étant frais et en haleine, devança aisément l’homme du Gloucester, et aborda avant lui Mr. Anson. Celui-ci, à l’ouie d’une nouvelle si heureuse et si peu attendue, jetta à terre sa hache, avec laquelle il travailloit actuellement ; et la joie, qu’il ressentit, altéra en lui, pour la première fois, cette parfaite égalité d’âme qu’il avoit conservée jusqu’alors. Tous ceux, qui se trouvoient avec lui, coururent vers le rivage avec des transports difficiles à imaginer, voulant repaître leurs yeux d’un spectacle si ardemment souhaité, et qu’ils avoient déja compté depuis longtems ne jamais voir. Vers les cinq heures du soir, tout le monde, sans exception, apperçut le Centurion en pleine Mer ; et une Chaloupe, chargée de dix-huit hommes de renfort, et de divers rafraichissemens pour l’Equipage, lui ayant été envoyée, il mouilla heureusement le lendemain après-midi à la Rade, où le Commandeur se rendit aussitôt à bord, et fut reçu avec les acclamations de joie les plus sincères et les plus éclatantes : car on pourra juger par le récit abrégé, que nous allons donner, de nos craintes, aussi bien que des dangers et des fatigues que nous essuiames, durant nos dix-neuf jours d’absence de Tinian, si un Port, des rafraichissemens, du repos, et le plaisir de revoir notre Commandeur, et nos Compagnons de voyage, durent être moins agréables pour nous, que notre retour le fut pour eux.