Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre III/Ch. I

LVIRE III

CHAPITRE I


Traversée depuis la Côte du Méxique jusqu’aux Iles des Larrons.


En quittant la Côte d’Amérique le б de Mai 1742, nous portames au S. O. dans l’intention de gagner les vents alisés qui viennent du N. E., et qui, suivant les Journaux des Navigateurs qui nous ont précédés, devoient se faire sentir à la distance de soixante et dix ou quatre-vingts lieues de terre. Nous avions encore une autre raison pour diriger поtrе cours vers le Sud, qui étoit de gagner le 13 ou le 14 degré de Latitude Septentrionale : ce parallèle étant celui qu’on suit ordinairement dans la Mer Pacifique, et par conséquent celui où l’on peut naviger avec le moins de risque. Au bout de deux jours nous nous trouvames assez au Sud, et à une distance de terre plus grande, que nous n’avions cru être nécessaire pour faire route à l’aide des vents alisés, mais nous fumes à cet égard tout-à-fait trompés dans notre attente ; car le vent resta toujours à l’Ouest, ou du moins fut variable. Comme c’étoit pour nous une chose de la dernière importance de trouver les vents alisés, nous gagnames encore plus au Sud, mais assez longtems inutilement : desorte qu’il s’écoula sept semaines entières, depuis que nous eumes quitté la Côte, avant que nous sentissions soufler comme il faut le vent que nous cherchions. Nous nous étions imaginés que, durant cet intervalle de tems, nous pourrions presque gagner les Côtes les plus Orientales de l’Asie : mais les vents avoient été si contraires, ou si peu constans, que nous n’avions fait que le quart du chemin. Cet article seul auroit pu suffire pour nous décourager ; mais ce n’étoit là que la moindre partie de nos maux. Nos deux Vaisseaux se trouvoient en très mauvais état. A peine avions-nous été quelques jours en Mer, qu’on découvrit au Mât de misaine du Сenturion, une fente qui pouvoit avoir vingt et six pouces de circonférence, et au moins, quatre pouces de profondeur. Nos Charpentiers n’eurent pas plutôt fortifié ce Mât de Jumelles, que le Gloucester fit un signal de détresse. Nous apprimes qu’il avoit une dangereuse fente à son grand Mât, douze pieds au-dessous des barres de Hune, desorte que ce Mât ne pouvoit plus porter de voile. Tout bien examiné, les Charpentiers trouvèrent le Mât entièrement pourri, et jugèrent qu’il falloit le couper aussi bas qu’il paroissoit endommagé ; desorte qu’il n’en restoit plus qu’un tronçon, où l’on pouvoit ajuster le Mât de Hune. Ces fâcheux accidens allongèrent notre Voyage, et nous donnèrent pour l’avenir des craintes, qui n’étoient que trop fondées : car quand nous quittames la Côte de Méxique, le Scorbut avoit déja commencé à se manifester, parmi nos Equipages, quoique depuis notre départ de l’Ile de Juan Fernandez jusqu’alors ils eussent jouï d’une parfaite santé. Nous avions, par une triste expérience, trop bien appris à connoître cette maladie, pour репser qu’il y eût aucun autre moyen qu’un promt trajet pour sauver la plupart de nos Gens : et comme, après avoir été près de sept semaines en Mer, nous ne pouvions pas nous flatter d’être plus près des vents alisés, que quand nous avions mis à la voile, nous devions naturellement supposer que notre Voyage serait trois fois plus long, que nous ne l’avions cru au commencement ; et par conséquent nous ne pouvions nous attendre qu’à mourir du Scorbut, ou à périr avec notre Vaisseau, faute de monde роur le gouverner. Il y avoit, à la vérité, parmi nous quelques personnes, qui aimoient à croire, que dans ce Climat chaud, si différent de celui, où nous nous étions trouvés en doublant le Cap Horn, cette maladie perdroit beaucoup de sa force ; à cause qu’on suppose ordinairement, que dans ce passage la malignité du Scorbut vient principalement de la rigueur du tems. Mais la violence de ce mal, dans notre situation présente, nous convainquit bientôt de la fausseté de cette supposition, aussi-bien que de celle de plusieurs autres opinions reçues au sujet de la cause et de la nature de cette cruelle maladie.

C’est un sentiment généralement admis, que de l’eau douce, à suffisance, et toute sorte de provisions fraiches, sont un puissant préservatif contre cette maladie ; mais nous avions de ces sortes de provisions à bord en abondance, tels que Cochons, Volaille, etc. dont nous nous étions pourvus à Paita : outre cela nous prenions tous les jours une grande quantité de Bonites, de Dauphins et d’Albicores ; et le tems variable, qui nous privoit des vents alisés, étoit extrêmement pluvieux ; desorte que dès que quelques-unes de nos Futailles étoient vuides, il ne tenoit qu’à nous de les remplir ; et chaque homme eut cinq pintes d’eau par jour durant la Traversée. Mais malgré cette abondance d’eau, et le Poisson frais, aussi bien que d’autres Mêts non salés, qu’on fournissoit aux Equipages, les Malades ne s’en portèrent pas mieux pour cela. Nous ne nous vimes pas seulement trompés à ces égards ; nous avions pris encore une autre précaution, qui étoit de bien nétoyer nos Vaisseaux, et de tenir les Ecoutilles et les Sabords ouverts, pour faciliter le passage de l’air. Cette précaution est seule capable suivant bien des Gens, d’empêcher le Scorbut de se manifester, ou du moins d’en diminuer considérablement les effets ; cependant nous remarquames vers la fin de notre Traversée, que, quelque peine qu’on eût prise pour tenir nos Vaisseaux nets, et pour y laisser entrer de l’air frais, la maladie avoit continué à attaquer nos Equipages, et n’avoit presque rien perdu de sa malignité.

Qu’on ne s’imagine point que je veuille soutenir, que de la Viande fraiche, abondance d’eau, et une circulation continuelle d’air frais entre les ponts, soient des choses peu importantes : je suis très convaincu au contraire, qu’elles peuvent beaucoup contribuer à la santé ou au rétablissement des Equipages ; et qu’en plusieurs occasions elles sont capables d’empêcher la cruelle maladie dont nous parlons de se manifester. Tout ce que je voulois prouver, est proprement, que dans certains cas cette maladie ne sauroit être, ni prévenue, ni guérie, quelque chose qu’on fasse, et quelque remède qu’on emploie sur Mer. J’ose assurer, que quand elle est arrivée à un certain point, le Malade ne peut être guéri, à moins qu’on ne le porte à terre, ou du moins à une petite distance du rivage. Il sera peut-être difficile d’aquerir jamais une connoissance ехаcte de la cause de ce mal, mais on conçoit aisément en général, qu’il faut un renouvellement continuel d’air frais pour entretenir la vie des Animaux, et que cet air sans perdre son élasticité, ni aucune de celles de ses propriétés, qui nous sont connues, peut être tellement altéré par les vapeurs qui s’élèvent de l’Océan, qu’il en devienne moins propre à conserver la vie à des Animaux terrestres, à moins que ces vapeurs ne soient corrigées par une autre sorte d’exhalaisons, que peut-être la Terre seule est capable de fournir.

J’ajouterai à ce que je viens de dire au sujet de cette maladie, que notre Chirurgien, qui attribuoit à la rigueur du Climat le Scorbut dont nos Equipages furent si cruellement maltraités durant le tems que nous employames à doubler le Cap Horn, n’oublia rien dans les circonstances présentes, pour guérir, ou du moins pour soulager nos Malades, mais avoua à la fin, qu’il y perdoit absolument ses soins et ses peines. Cet aveu détermina le Commandeur à essayer deux remèdes, dont on avoit beaucoup parlé immédiatement avant son départ d’Angleterre, savoir les Pilules et les Goutes de Mr. Ward. Quoique les effets de ces remèdes fussent quelquefois, à ce qu’on disoit, très violens, on jugea néanmoins devoir en faire l’essai, la mort de nos Malades paroissant sans cela inévitable. On donna donc un des remèdes, ou tous deux, à diverses personnes, dans tous les degrés de la maladie. Un de ceux, sur qui on faisoit l’essai, commença à saigner violemment du nez. Le Chirurgien l’avoit déjà condamné, et il s’en falloit peu qu’il ne fût à l’agonie ; mais il se trouva bientôt mieux, et sa santé se fortifia ensuite de plus en plus, quoique lentement, jusqu’à ce que nous eussions gagné terre, ce qui arriva environ quinze jours après. Quelques autres sentirent un soulagement, qui ne dura que quelques jours, au bout desquels ce fut précisément la même chose qu’auparavant : cependant, ni ceux-ci, ni ceux des autres, qui ne furent point soulagés, ne se trouvèrent pas plus mal, que s’ils n’avoient rien pris du tout. La propriété la plus remarquable de ce remède, étoit, qu’il agissoit à proportion des forces du Patient ; c’est ce que nous observames presque en tous ceux qui le prirent : desorte, que ceux, qui ne pouvoient plus vivre que deux ou trois jours, n’en étoient presque point affectés ; et, à proportion des progrès que la maladie avoit faits, le remède opéroit par une transpiration insensible, ou comme un vomitif, qui n’avoit rien de violent, ou bien enfin, comme une douce purgation : mais quand un homme, qui avoit encore toutes ses forces, prenoit le remède, tous les mêmes effets étoient produits avec violence, et duroient quelquefois huit heures sans discontinuer. Mais reprenons le fil de notre narration.

J’ai déja dit, que peu de jours après notre départ de la Côte du Мéxique, le grand Mât du Gloucester avoit été coupé presque entièrement ; que nous avions été obligés, de jumeller notre Mât de misaine ; et que, pour comble de malheur, nous n’eumes durant près de sept semaines que des vents contraires ou variables. J’ajouterai ici, que quand nous commençames à sentir soufler le vent alisé, et après qu’il se fut fixé entre le Nord et l’Est, ce vent ne fut presque jamais assez fort pour que le Centurion ne pût porter toutes ses voiles ; de sorte que si nous avions été seuls, nous aurions gagné les Iles des Larrons assez tôt pour sauver la vie à une bonne partie de notre Equipage. Mais faute de grand Mât le Gloucester alloit si pesamment, que nous portions rarement plus que nos voiles de Hune : encore étions-nous obligés d’être en panne de tems en tems ; et je crois que ce Vaisseau, qui essuia de plus divers autres malheurs, nous fit perdre près d’un mois entier. Une chose remarquable dans cette Traversée, c’est qu’il nous arriva rarement de passer plusieurs jours de suite sans voir une grande quantité d’Oiseaux ; ce qui est un signe, qu’il doit y avoir un grand nombre d’Iles, ou du moins de Rochers, dans ces Mers, et cela à une médiocre distance de la route que nous suivions. A la vérité, il y a quelques-unes de ces Iles marquées dans la Carte Espagnole, insérée ci-après. Mais ces volées d’Oiseaux parurent trop souvent, pour qu’il n’y ait pas davantage d’Iles que celles qu’on a découvertes jusqu’à présent ; car la plupart des Oiseaux que nous vimes, étoient de ceux qu’on sait faire leur séjour à terre ; et la manière, aussi-bien que le tems de leur arrivée, donnoient suffisamment à connoître, qu’ils venoient chaque matin de quelque endroit peu éloigné, et qu’ils y retournoient le soir. L’heure de leur venue et celle de leur départ varioient par degrés, ce que nous jugeames ne pouvoir être attribué qu’à notre plus ou moins de distance du lieu où ils faisoient leur séjour.

Le vent alisé resta favorable, sans la moindre variation, depuis la fin de Juin vers la fin de Juillet. Mais le 26 de ce mois, que nous étions suivant notre estime, environ à trois cens lieues des Iles des Larrons, le vent tourna à l’Ouest, et ne revint à l’Est qu’au bout de quatre jours. Ce fâcheux contretems nous fit perdre tout-à-coup l’espérance de sortir bientôt de peine ; d’autant plus qu’il fut accompagné d’un nouveau malheur pour le Gloucester : car durant un de ces quatre jours, il fit un calme tout plat, et les Vaisseaux essuièrent de si violens roulis, que le Chouquet du Mât de misaine du Gloucester se fendit, et que son Mât de Hune non seulement tomba de côté, mais cassa aussi la vergue de misaine au racage. Comme il étoit impossible au Gloucester de porter des voiles de quelque tems, nous fumes obligés, dès que le vent commença à fraichir, de le prendre à la toue, et une vingtaine des plus sains et des plus vigoureux de nos Gens, quelque besoin que nous en eussions, passèrent à bord de ce Vaisseau, et travaillèrent pendant huit ou dix jours à réparer le dommage qu’il venoit de recevoir. Mais quelque desagréables que ces accidens pussent nous paroitre, nous devions en éprouver de bien plus tristes encore.

A peine le Gloucester étoit-il réparé, que nous essuiames une tempête, venant de l’Ouest, qui nous obligea de mettre à la cape. Au commencement de cette tempête, il se fit à notre Vaisseau une ouverture, par laquelle l’eau entra en si grande quantité, que tout notre monde, et les Officiers mêmes, furent dans la nécessité de tenir continuellement les pompes en action : et le jour suivant nous eumes le chagrin de voir de nouveau à bas le Mât de Hune du Gloucester. Un instant après, le même malheur arriva à son grand hunier qui lui tenoit lieu de grand Mât depuis que le dernier avoit été coupé. Ce malheur nous parut absolument sans remède : car nous savions que l’Equipage du Gloucester étoit si foible, qu’il ne pouvoit se passer de notre secours ; et le nombre de nos Malades se trоuvoit tellement augmenté, et ceux d’entre nous, qui se portoient bien, étoient si fatigués du travail des pompes, qu’il y avoit à notre égard une impossibilité absolue de les secourir. D’ailleurs, nous ignorions encore une partie des maux du Gloucester, et de l’état déplorable de son Equipage ; car quand la tempête, qui, tant qu’elle dura, nous ôta toute communication avec ce Vaisseau, commença à se calmer, le Gloucester nous joignit ; et le Capitaine Mitchel apprit au Commandeur, qu’outre la perte de ses Mâts, ce qui étoit tout ce que nous pouvions voir, il avoit sept pieds d’eau dans son Vaisseau, quoique ses Officiers et tout l’Equipage n’eussent pas discontinué de pomper depuis vingt-quatre heures. Cette dernière particularité formoit avec tout le reste une aggravation de maux, et exigeoit une promte assistance, que le Capitaine Mitchel demanda instamment au Commandeur : mais la foiblesse de notre Monde, et le soin de notre propre conservation, furent cause que Mr. Anson ne put lui accorder ce qu’il souhaitoit. Tout ce que nous pumes faire, fut d’envoyer notre Chaloupe à bord pour prendre d’exactes informations de l’état du Vaisseau ; et l’on ne tarda guère à comprendre, que la seule ressource qui restât pour sauver l’Equipage du Gloucester et le nôtre, étoit de recevoir cet Equipage à notre bord, et de détruire le Vaisseau.

Notre Chaloupe revint bientôt avec un fidèle détail du triste état du Gloucester, signé de tous les Officiers. Il parut par ce détail, que la voie d’eau étoit venue de ce que l’Etambord branloit à chaque roulis du Vaisseau, et qu’il y avoit deux Baux de rompus, au pont, vers le milieu du Vaisseau. Malheurs, à aucun desquels il n’étoit possible de remédier en Mer, suivant le rapport des Charpentiers. Les Officiers et le reste de l’Equipage avoient pompé sans discontinuer pendant vingt et quatre heures et s’étoient vus enfin dans la nécessité de s’arrêter, ayant dans le Vaisseau jusqu’à sept pieds d’eau, desorte que leurs Futailles en étoient couvertes, et qu’il n’y avoit plus moyen d’y prendre ni vivres ni eau douce. Les seuls Mâts qui restassent en place, étoient celui de Misaine, celui d’Artimon, et le Hunier d’Artimon, et ils n’en avoient pas un seul de rechange à employer pour ceux qui étoient perdus : les Courbâtons et les Jumelles du Vaisseau ne tenoient plus en divers endroits, et tous les hauts du Vaisseau étoient en si mauvais état, qu’on devoit s’attendre à tout moment à voir le demi-pont s’enfoncer : enfin l’Equipage étoit considérablement diminué, ne consistant plus qu’en soixante et dix-sept hommes, dix-huit garçons et deux prisonniers ; de ce nombre, il n’y avoit que seize hommes et onze garçons en état de venir sur le demi-pont, et de ceux-là même il y en avoit plusieurs très foibles.

Dès que le Commandeur eut lu ce rapport, il ordonna qu’on pourvût l’Equipage du Gloucester d’eau et de vivres, et envoya en même tems à bord son propre Charpentier, pour réitérer l’examen. Cet homme déclara à son retour, que le détail, qu’on avoit remis à Mr. Anson, étoit conforme à la plus exacte vérité. Ainsi l’impossibilité de conserver plus longtems le Gloucester fit prendre la résolution au Commandeur de sauver au moins l’Equipage de ce Vaisseau. Il n’y avoit pas d’autre parti à prendre : tous nos efforts pouvoient à peine suffire à franchir notre propre Vaisseau, et nous avions nous-mêmes besoin de secours, bien loin d’en pouvoir donner. Comme il faisoit alors peu de vent, Mr. Anson ordonna au Capitaine Mitchel d’envoyer son Monde à bord du Centurion, sans perdre de tems, et de faire tirer de son Vaisseau les provisions qui seroient à la main, aussi longtems qu’on pourroit empêcher le Gloucester d’aller à fond. Et comme notre voie d’eau n’exigeoit pas les mêmes soins, pendant que le tems restoit favorable, nous envoyames nos Chaloupes avec tout le monde, dont nous n’avions pas absolument besoin, pour aider le Capitaine Mitchel.

Nous mimes deux jours entiers à transporter à notre bord l’Equipage du Gloucester et les vivres, qui étoient le plus à portée. Le Commandeur auroit fort souhaité qu’on eût pu en tirer deux cables et un ancre, mais le Vaisseau étoit si agité, et le monde si épuisé de fatigue, que la chose se trouva impossible ; ce ne fut même qu’avec des peines infinies qu’on fît passer à bord du Centurion l’argent que le Gloucester avoit aquis dans la Mer du Sud ; mais les marchandises de prix, dont la valeur montoit à plusieurs milliers de livres sterling, et qui appartenoient principalement au Centurion, furent perdues. Toutes les provisions qu’on sauva, se réduisoient à cinq tonneaux de farine, dont trois étoient gâtées par l’eau de la mer. Les Malades, dont le nombre montoit presque à soixante-dix, furent transportés dans la Chaloupe avec tout le soin, que les circonstances purent permettre ; cependant trois ou quatre hommes moururent dans le tems qu’on les hissoit pour les faire entrer dans le Centurion, Ce ne fut que le soir du 15 d’Aout qu’on acheva de tirer du Gloucester tout ce qu’on pouvoit en sauver. Le fond de cale étoit plein d’eau, et suivant toutes les apparences le Vaisseau devoit bientôt être englouti dans la mer ; cependant comme, au jugement des Charpentiers, il auroit pu flotter encore sur l’eau quelques jours, à cause que le tems étoit calme, et la mer assez unie, on y mit le feu, car nous ignorions à quelle distance nous pouvions être de l’Ile de Guam, qui étoit au pouvoir de nos Ennemis ; et le corps d’un pareil Vaisseau n’auroit pas été pour eux un méprisable butin. Le Gloucester bruloit déja quand le Capitaine Mitchel et les Officiers le quittèrent pour se rendre à bord du Centurion ; et nous nous en éloignames aussitôt, non sans crainte que si ce Vaisseau sautoit à une petite distance de nous, l’ébranlement causé par le coup n’endommageat nos agrés ; mais il brula toute la nuit, et à mesure que la flamme gagna les pièces de Canon, nous entendimes les décharges, Vers les six heures du matin, le Vaisseau qui se trouvoit alors environ à quatre lieu de nous, sauta en l’air. Le coup ne nous parut pas violent ; mais nous vimes une noire colomne de fumée s’élever à une hauteur considérable.

Ainsi périt le Vaisseau de guerre, le Gloucester. Les retardements, que ce Vaisseaux nous avoit causés, n’ayant plus lieu, nous espérions d’autant plus de poursuivre promptement notre voyage, que l’équipage du Gloucester nous procuroit un renfort de monde ; mais nous n’étions pas au bout de nos maux ; nonobstant tout ce que nous avions déja souffert, nous avions encore bien d’autres traverses à essuier. La dernière tempête, qui avoit été si fatale au Gloucester, nous avoit détournés de notre cours, et portés au Nord ; et le Courant, qui avoit la même direction, nous ayant outre cela encore fait avancer environ deux degrés, nous nous trouvames à dix-sept degrés et un quart de Latitude Septentrionale, au lieu de treize et demi, qui étoit le parallèle que nous devions suivre pour gagner l’Ile de Guam : et comme il y avoit eu un calme tout plat quelque jours après que l’orage eut cessé, et que nous ignorions à quelle distance nous étions du Méridien des Iles des Larrons, dont nous croyions n’être pas loin, nous craignimes que le courant nous eût porté sous le vent de ces Iles sans que nous les eussions aperçues. En ce cas, il n’y auroit eu pour nous d’autre parti à prendre, que de diriger notre cours vers quelques-unes des parties Orientales de l’Asie, où, si nous eusssionspu y arriver, nous aurions trouvé la Mousson de l’Est dans toute sa force, desorte qu’il n’auroit pas été possible au meilleur Vaisseau et le mieux pourvu du monde d’y aborder. D’ailleurs cette Côte étant à quatre ou cinq cens lieues d’où nous étions, nous serions péris du Scorbut, longtemps avant que le vent le plus favorable pût nous mener jusque là : car il ne se passoit point de jours que nous ne perdissions huit, dix, et quelquefois douze hommes, et quelques-uns de ceux, qui jusqu’alors s’étoient bien portés, furent tout-à-coup attaqués du même mal, et réduit à garder le branle. Nos Charpentiers profitèrent du calme pour découvrir la voie d’eau, qui, malgré le peu de vent qu’il faisoit, paroissoit devenir plus grande : enfin ils trouvèrent qu’elle étoit dans le Magazin des Canoniers, qui est à l’avant du Vaisseau, sous les de chaque côté de l’Etravé ; mais quoiqu’ils eussent trouvé l’endroit, ils convinrent qu’il n’y avoit absolument pas moyen de boucher l’ouverture, que quand le Vaisseau auroit gagné quelque Port, et qu’eux-mêmes pourraient travailler en dehors. Cependant ils eurent le bonheur d’empêcher l’eau de pénétrer dans le Vaisseau, ce qui fut un grand repos d’esprit pour nous.

Jusqu’alors nous avions envisagé le calme, qui avoit succédé à l’orage, et qui dura quelques jours, comme un très grand malheur, à cause que les Courans, en nous portant au Nord, nous exposoient au risque de dépasser les Iles des Larrons, dont nous nous croyions peu éloignés. Mais dès que le vent commença à fraichir notre situation devint plus fâcheuse encore ; car venant du S. O. il prenoit par cela même notre Vaisseau par proue ; et quoiqu’il ne tardât guère à se jetter au N. E., il y resta si peu, que ce retour de bonheur ne servit qu’à nous tourmenter. Le 22 d’Aout nous eumes la satisfaction de voir que le Courant étoit changé, et alloit au Sud. Le 23, à la pointe du jour, nous apperçumes deux Iles du côté de l’Ouest. Cette vue répandit une joie sans égale dans tout le Vaisseau, où regnoit auparavant un abattement général, aucun d’entre nous n’osant presque se flatter de revoir jamais terre. La plus prochaine de ces Iles, comme nous le sçumes dans la suite, étoit celle d’Anatacan. Nous la jugeames environ à quinze lieues de nous ; et elle nous parut montueuse, mais de médiocre grandeur. L’autre Ile étoit celle de Serigan, qui avoit plus l’air d’un haut Rocher, que d’un endroit où nous pussions espérer de mouiller. La vue de ces Iles est représentée au haut de la planche ci-jointe. Nous étions dans la dernière impatience de toucher à la première de ces Iles, dans l’espérance d’y trouver un bon ancrage, et d’un séjour propre à rétablir nos Malades. Mais le vent étoit foible, et avec cela si variable tout ce jour, que nous n’en approchames que très lentement. Cependant nous étions le lendemain assez. avancés à l’Ouest pour avoir la connoissance d’une troisième Ile, qui étoit celle de Paxaros, quoiqu’elle ne soit marquée dans la Carte que comme un Rocher. Elle est petite, et nous l’avions dépassée pendant la nuit, sans la voir, environ à la distance d’un mille. Etant, à midi, éloignés à peu prés de quatre milles de l’Ile d’Anatacan, on envoya la Chaloupe pour chercher un bon mouillage, et avoir des informations touchant les productions de l’Ile. Comme notre sort dépendoit de ces deux articles, nous attendimes le retour de la Chaloupe avec la dernière impatience. Car il paroissoit assez visiblement, que les autres Iles ne pouvoient nous être d’aucun secours ; et nous ignorions alors, qu’il y en avoit encore d’autres où nous pouvions aborder. Vers le soir, la Chaloupe revint nous apporter la triste nouvelle, qu’il n’y avoit point d’endroit où un Vaisseau pût ancrer, parce que le fond étoit sale partout, et qu’il n’y avoit qu’un petit endroit, où la Mer eût moins de cinquante brasses de profondeur : qu’à cet endroit elle avoit trente brasses, quoique seulement à un demi-mille du rivage ; et que la Côte étoit escarpée et nullement sûre. Ceux qui avoient navigué la Chaloupe, rapportèrent de plus, qu’ils avoient été à terre, quoique difficilement, à cause de l’impétuosité des houles ; et qu’ils avoient trouvé le terrain partout couvert d’une espèce de Roseaux ; mais qu’ils n’avoient point rencontré d’eau, et qu’ils ne croyoient pas que l’Ile fût habitée, quoique le terroir fût bon, et presque tout couvert de Cocotiers.

L’impossibilité de mouiller à cette Ile produisit un découragement général, qui fut augmenté par un nouveau malheur que nous essuiames la nuit suivante ; car dans le tems que nous avancions avec nos huniers, dans le dessein d’approcher davantage de l’Ile, et d’envoyer notre Chaloupe à terre prendre des Noix de Coco pour nos Malades, le vent commença à soufler de terre par boufées, avec tant de force, que nous nous trouvames bientôt trop au Sud pour ôser détacher la Chaloupe vers la Côte. Le seul parti qui nous restât, afin de conserver le peu de monde que nous avions encore, étoit de hazarder si nous ne pourrions point rencontrer quelqu’une des autres Iles des Larrons, dont nous avions une connoissance trop imparfaite, pour être en droit de nous promettre quelque chose de certain à cet égard. Tout ce que nous en savions étoit, qu’on les place ordinairement à peu près sous le même Méridien ; et comme nous croyions, que celles, que nous avions vues, étoient de leur nombre, nous résolumes de porter au Sud, afin de trouver les autres, s’il étoit possible. Nous partimes donc de l’Ile d’Anatacan, emportant avec nous une crainte trop fondée de mourir du Scorbut, ou de voir périr dans peu notre Vaisseau, faute de monde pour entretenir le mouvement des pompes.