Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre II/Ch. XIII

CHAPITRE XIII


Ce que nous fimes à Chéquétan, et sur la Côte voisine jusqu’à notre départ pour l ’Asie.


Le lendemain de notre arrivée dans le Port de Chéquétan, nous envoyames quatre-vingts-dix hommes à terre. Quarante furent envoyés en Parti comme je l’ai rapporté ci-dessus, et les cinquante autres furent postés près de l’Aiguade, pour la sureté de ceux qui devoient y travailler. Nous achevames de décharger le Carmelo et le Carmin ; au moins nous en tirames l’Indigo, 1e Cacao et la Cochenille, et quelques Ferrailles pour servir de Lest. C’étoit tout ce que nous avions dessein d’en sauver quoique ce ne fût pas la dixième partie de leur Cargaison. Il fut aussi résolu, après mûre délibération, de se défaire de la Prise du Tryal, aussi bien que ces deux autres Bâtimens, dont le sort étoit déja décidé. La Prise du Tryal, à la Vérité, étoit un bon Vaisseau, et en bon état ; mais nous n’avions pas sur toute l’Escadre assez de Monde, pour former l’Equipage d’un Vaisseau du quatrième rang ; et si nous partagions nos Gens sur trois Bâtimens, ils n’auroient pas suffi à la maneuvre, sur-tout dans les Mers orageuses de la Chine, où nous comptions d’arriver dans le tems du changement des Moussons. C’est ce qui détermina le Commandeur à condamner la Prise du Tryal, et à se servir de son Equipage, pour renforcer celui du Gloucester. On transporta donc tout ce qu’il y avoit de Provisions sur la Prise du Tryal, à bord des autres Vaisseaux, et l’on fit les préparatifs nécessaires pour détruire ce Bâtiment, aussi bien que le Carmelo et le Carmin. Quoiqu’on fît toute la diligence possible, la difficulté de faire de l’Eau, les réparations nécessaires à nos Agrés, et d’autres soins indispensables, nous donnèrent tant d’occupations, qu’il étoit tout près de la fin d’Avril, avant que nous fussions en état de partir.

Durant notre séjour en cet endroit, il nous arriva un accident, qui procura à nos amis en Angleterre le plaisir de recevoir de nos nouvelles, et d’apprendre que nous n’avions pas péri, comme ils avoient lieu de le croire. J’ai dit dans le Chapitre précédent qu’il n’y avoit qu’un seul chemin à travers les Bois, qui alloit du Port de Chéquétan, dans l’intérieur du Païs, Ce chemin passoit auprès de la source d’Eau douce, et comme c’étoit la seule avenue par où les Espagnols pussent venir nous inquiéter, nous avions abattu plusieurs grands Arbres, au delà de la source, et les avions fait tomber à travers le chemin. Nous tenions toujours une Garde à cette barricade, et outre cela nos Gens, qui étoient occupés à emplir nos Futailles, avoient ordre d’avoir leurs armes prêtes auprès d’eux, et en cas d’alarme, de se rendre d’abord à ce Poste. Quoique ces précautions fussent prises sur-tout contre une attaque subite de la Cavalerie des Ennemis, elles étoient encore utiles à un autre égard, non moins important : c’est qu’elles empêchoient nos Gens de s’écarter seuls dans la campagne, et de tomber entre les mains des Espagnols, qui avoient surement bonne envie d’en attraper quelqu’un, pour tâcher d’en tirer quelques lumières, touchant nos desseins pour l’avenir. Pour parer à cet inconvénient, on donna des ordres très sévères aux Sentinelles, de ne laisser passer cette barricade à personne : cependant, malgré toutes ces attentions, un certain Louis Léger disparut. C’étoit le Cuisinier du Commandeur, et comme il étoit François et soupçonné d’être Catholique, nous nous figurames qu’il avoit déserté pour nous trahir, et pour apprendre à l’Ennemi ce qu’il pouvoit savoir de notre état et de nos desseins. Il n’en étoit pourtant rien : nous sçumes depuis qu’il avoit été surpris par quelques Indiens qui le menèrent prisonnier à Acapulco, d’où il fut transféré à Méxique, et au delà à la Vera-Crux, où on le fit embarquer pour l’Espagne, Le Vaisseau où il étoit, fut obligé par quelque accident de relâcher à Lisbonne, où Léger trouva moyen de débarquer, et le Consul Anglois lui procura l’occasion de repasser en Angleterre. Il y porta les premières nouvelles sûres de ce qui nous étoit arrivé, jusqu’au moment qu’il nous quitta. La manière dont il fut pris est telle, suivant ce qu’il a raconté. Il erroit dans le Bois, en cherchant des Limons pour la table de son Maitre, à quelque distance de la Barricade, qu’il avoit voulu passer, mais dont on l’avoit repoussé avec menaces ; lorsqu’il fut surpris par quatre Indiens, qui le dépouillèrent, nud comme la main, et le menèrent en cet état à Аcapulсо, exposé à toute l’ardeur d’un Soleil brulant. Il fut assez maltraité à Méxique et pendant toute sa prison, il éprouva les effets de la haine des Espagnols, pour tous ceux qui vont les troubler dans la paisible possession des Côtes de la Mer du Sud. Le sort de cet Homme fut bien triste ; аprès tout ce qu’il avoit souffert, comme les autres dans notre voyage, et les rigueurs de sa captivité, le malheur l’attendoit encore en Angleterre. Des amis de Mr. Апson eurent soin à son arrivée de lui procurer les moyens de se tirer de la misère ou il étoit, mais il ne jouit guère des effets de leurs bontés ; il fut tué dans une sotte querelle de nuit dont on n’a jamais pu savoir la cause au juste.

Quoiqu’il nе se présentât à notre vue point d’Ennemis pendant que nous fumes à Chéquétan, nous aperçumes qu’ils nous environnoient par des Partis postés dans les Bois, tout autour de nous. Nous voyions leurs Feux, qui formoient un cercle dont nous étions le centre ; et peu avant notre départ, ces Feux redoublèrent, ce qui nous fit juger qu’ils avoient reçu des renforts considérables.

Vers la fin d’Avril, nos trois Prises se trouvèrent déchargées, et nos provisions d’Eau et de Bois à bord, en un mot nous eumes fini tout ce qui nous retenoit dans ce Port. Ainsi le 27 de ce mois, la Prise du Tryal, le Carmélo et le Carmin qu’on avoit résolu de détruire, furent échoués sur le rivage, et on mit une une bonne quantité de matières combustibles dans leurs Œuvres hautes. Le lendemain matin, le Centurion et le Gloucester levèrent l’ancre ; mais comme il y avoit peu de Vent, et même qu’il ne nous étoit pas favorable, nous fumes obligés de sortir du Port, en remorquant ces deux Vaisseaux. dès qu’ils eurent gagné la Mer, on renvoya une Chaloupe pour mettre le feu à nos trois Prises ; ce qui fut exécuté. On laissa une pirogue, fixée par un grapin au milieu du Port dans laquelle étoit une bouteille, bien bouchée, qui renfermoit une Lettre pour Mr. Hughes, Commandant du Canot, qui étoit resté à croiser devant Acapulco, lorsque nous quittames cette station. A cette occasion, il est à propos que je m’étende plus que je n’ai fait sur les raisons, qui portèrent le Сommandeur à laisser le Canot devant ce Port.

Lorsque nous fumes contrains de gagner le Port à Chéquétan, pour y faire du Bois et de l’Eau, Mr. Anson fit attention que notre séjour en cet endroit ne seroit pas longtems ignoré à Acapu1со ; et il espéra qu’en nous voyant occupés dans cet endroit, les Espagnols pourroient se déterminer à faire partir le Galion, d’autant plus que Chéquétanest fort éloigné de la Route de ce Vaisseau : en conséquence de ces réflexions, il laissa le Canot vis-à-vis du Port d’Acapulco, avec ordre d’y croiser, pendant vingt-quatre jours ; et en cas que l’Officier qui le commandoit, vît le Galion mettre à la voile, il devoit venir en toute diligence à Chéquétan en donner avis au Commandeur. Le Centurion étoit surement meilleur Voilier que le Galion, et Mr. Anson étoit bien résolu de partir d’abord après cet avis reçu, et de suivre ce dernier Vaisseau à travers tout le vaste océan Pacifique. Il étoit très probable que nous l’aurions joint, puisque nous aurions suivi le même parallèle. Mais ce qui étoit au moins certain, c’est que nous aurions gagné avant lui, le Cap Espiritu Santo, dans l’Ile de Samal ; et comme c’est la prémière Terre qu’il vient reconnoître à son retour aux Philippines, nous étions sûrs en y croisant quelques jours à cette hauteur, de l’y voir arriver. Ce projet étoit très beau, mais le Viceroi de Méxique le fit avorter en retenant le Galion toute l’année à Acapulco.

La Lettre qu’on avoit laissée dans la Pirogue, pour Mr. Hughes, lui donnoit l’ordre de retourner à son poste, devant Acapulco, où il trouveroit Mr. Anson qui l’y attendroit pendant un certain nombre de jours, après quoi on l’avertissoit que le Commandeur iroit vers le Sud, pour y rejoindre le reste de son Escadre. Ce dernier article n’étoit mis que pour induire les Espagnols en erreur, en cas que la Pirogue tombât entre leurs mains, comme il arriva ; mais Mr. Hughes ne pouvoit en être la dupe : il savoit bien que Mr. Anson n’avoit nul dessein de retourner au Pérou, ni d’Escadre à rejoindre.

Dès que nous fumes en pleine Mer, nous sentimes une extrême impatience de nous éloigner de ces Côtes, et de faire route pour la Chine. La mauvaise saison approchoit, et nous ne voyions faire dans les Mers de l’Amérique ; et ce fut pour nous une grande mortificatîon d’être obligés de perdre encore du tems dans ces Quartiers, à courir vers Acapulco, à la quête de notre Canot. 11 y avoit déja près de quinze jours, que le tems qu’il devoit croiser, étoit expiré ; et nous commencions à craindre qu’il n’eût été découvert de la Côte, et que le Gouverneur d’Acapulco ne l’eût envoyé enlever ; ce qui n’auroit pas été difficile, car il n’étoit monté que de six Hommes, Cependant, tout cela n’étoit que conjectures, et dès que nous fumes sortis du Port de Chéquétan, nous rangeames la Côte, en tirant à l’Est роuг aller chercher notre Canot ; et afin qu’il ne nous dépassat point dans l’obscurité, nous amenions nos voiles toutes les nuits, et le Gloucester, dont le cours étoit plus près de la Côte, d’une lieue, portoit un Fanal, que le Canot ne pouvoit manquer de voir, s’il rasoit la terre, comme nous comptions qu’il devoit faire. Par surcroit de précautions, chacun de nos deux Vaisseaux allumoit alternativement deux Feux, chaque demi-heure. Si malgré tout cela, il nous dépassoit, sans nous voir, il devoit trouver dans la Pirogue les directions nécessaires pour nous rejoindre.

Le Dimanche, 2 de Mai, parvenus à trois lieues d’Acapulco, et n’appercevant pas notre Canot, nous ne doutames plus de sa perte. Outre la compassion que nous ne pouvions manquer d’avoir pour nos Compagnons condamnés peut-être à la plus dure captivité, nous y étions fort intéressés pour nous-mêmes, et c’étoit une perte que nous ne pouvions trop regretter : dans la disette d’Hommes où nous étions réduits, nous nous voyions privés d’un Officier et de six Matelots, la fleur de nos Equipages, et tous sept choisis sur tous les autres, pour ce poste hazardeux. Il n’y avoit pas un d’eux, qui ne fût d’un courage à l’épreuve, et aussi bon Marin qu’homme qui mit jamais le pied sur un Tillac. Dans la persuasion où nous étions qu’ils avoient été pris et emmenés à Acapulco, comme nous avions à bord plusieurs Prisonniers Espagnols et Indiens, et un bon nombre de Nègres malades, qui ne pouvoient servir à la maneuvre, Mr. Anson espéra de pouvoir négocier un échange. Il écrivit une Lettre au Gouverneur d’Acapulco, pour lui offrir de rendre tous ses Prisonniers, pour les sept Hommes pris dans le Canot. Cette Lettre partit l’après-midi, et fut portée par un Officier Espagnols qui nous avoit paru honnête-homme, et à qui nous donnames, pour faire sa commission, une Barque équipée de six de nos Prisonniers, qui aussi bien que l’Officier promirent sur leur parole d’honneur de nous apporter réponse. L’Officier fut aussi chargé d’une Requête, signée de tous les Prisonniers, qui y supplioient le Gouverneur de consentir à la condition, proposée pour leur liberté. Le nombre de ces Prisonniers, dont il y en avoit même quelques-uns, qui étoient des personnes de distinction, nous fit espérer une réponse favorable, et nous croisames toute la nuit dans l’attente de la recevoir, au terme marqué, c’est-à-dire, le lendemain Lundi. Mais ce jour-là, et le Mardi, nous dérivames trop loin de là Côte, pour pouvoir recevoir réponse, et le Mercredi matin, nous nous trouvames à quatorze lieues du Port. Comme le vent étoit devenu favorable, nous forçames de Voiles, comptant de regagner le Port, en peu d’heures. Sur ces entrefaites, la Sentinelle, qui étoit au haut du Mât, cria qu’il voyoit une Chaloupe sous voile, fort loin au Sud-Est. Nous crumes que ce seroit la réponse du Gouverneur, qu’on nous rapportoit, et nous cinglames de ce coté ; mais lorsque nous vinmes à portée de discerner ce que c’étoit, nous eumes le plaisir de reconnoître notre Canot. Nous nous imaginames d’abord, que le Gouverneur d’Acapulco nous renvoyoit nos Gens, comme il les avoit pris ; mais lorsqu’ils furent plus près de nous, et que nous pumes distinguer la maigreur et la pâleur de leurs visages, la longueur de leurs barbes, et la foiblesse de leurs voix, nous fumes convaincus qu’ils avoient éprouvés des misères, plus cruelles même que celles des Prisons du Méxique. Il fallut les aider à entrer dans le Vaisseau : on les mit d’abord dans des lits, et au bout de quelque tems, que le repos et la bonne nourriture leur eurent rendu assez de forces, ils nous firent le récit de leurs avantures. Ils avoient toujours tenu la Mer depuis qu’ils nous avoient quittés, c’est-à-dire, pendant six semaines. Après avoir fini le tems qu’ils devoient croiser devant Acapulco comme ils portoient vers l’Ouest, pour nous rejoindre, un Courant violent, les avoit jettés à l’Est, malgré tous leurs efforts, et l’eau venant à leur manquer, ils avoient été contraints de ranger la Côte, vers l’Est, pour chercher un lieu de débarquement, où ils pussent faire de l’eau. Dans cette extrémité, ils coururent quatre-vingts lieues sous le vent, et trouvèrent que la Mer brisoit tellement sur toute cette Côte, qu’il étoit absolument impossible d’y aborder. Ils passèrent plusieurs jours dans cette terrible situation, sans eau, dans un Climat d’une chaleur insupportable, et n’ayant d’autre moyen pour s’empêcher de mourir de soif, que de succer le sang des Tortues, qu’ils prenoient : tant qu’enfin ils s’étoient déja abandonnés au désespoir, et ne s’attendoient plus qu’à la plus cruelle de toutes les morts, lorsqu’ils furent subitement délivrés de ce péril par des pluye des plus abondantes. Ils étendirent leurs voiles horizontalement, et y mirent des boulets au milieu, pour leur faire prendre la figure d’un entonnoir, et par ce moyen ils eurent assez d’eau, pour en remplir leurs Futailles. Ils portèrent après cela vers l’Ouest, pour nous chercher, et furent si favorisés par les courans qu’ils nous rejoignirent en moins de cinquante heures, à compter du moment qu’ils tournèrent vers l’Ouest, après une absence de quarante-trois jours. Ce retour peut être regardé comme une espèce de miracle, quand on considère ce que c’est qu’un Canot d’un Vaisseau de soixante pièces, c’est-à-dire, un petit Bâtiment de vingt et deux pieds de long et non ponté, exposé pendant six semaines à tant de dangers dans la grande Mer, et vis-à-vis d’une Côte impratiquable et très dangereuse.

A propos de cette navigation de notre Canot, je ne puis m’empêcher de remarquer le peu de fond qu’on peut faire sur les Auteurs qui nous ont donné le récit des Avantures des Flibustiers. Nos Gens ne trouvèrent pas un seul endroit, où ils pussent aborder, en quatre-vingt lieues de Côtes à l’Est d’Acapulco, et ces Auteurs n’ont pas eu honte de placer des Ports et des Aiguades dans cette étendue, sans s’embarasser s’ils exposoient à périr de soif, ceux qui auroient la facilité de s’en fier à leur parole.

Tandis que nous nous tenions devant l’Entrée du Port d’Acapulco, pour y envoyer la Lettre au Gouverneur et en Attendre la réponse, Mr. Brett saisit cette occasion pour dessiner la vue de cette Entrée, et de la Côte voisine, telle que je la donne ici. On peut la comparer avec 1е Plan de ce Port, dont j’ai déja parlé, et en tirer des idées qui pourront être utiles à l’avenir. Dans cette vue, (a) est la Pointe Occidentale de l’Entrée, et se nomme El Griffo ; elle est situé à 16° 45’ de Latitude : (bc) est une Ile, qui restoit à l’égard du Spectateur au N. vers l’Est, à trois lieues de distance : (d) est la Pointe Orientale de l’Entrée : (e) le Port Marquis : (f) Sierra di Bréa : (h) un Rocher blanc dans le Port : (g) des Echauguettes.

La seule raison qui nous avoit fait revenir, devant Acapulco,pour la seconde fois, étoit la nécessité de chercher notre Canot. Comme, nous l’avions trouvé, et qu’ainsi rien ne nous retenoit plus, le Commandeur,résolut de ne pas perdre un instant ; la mauvaise saison étoit toute prête à commencer sur les Côtes du Méxique, et nous craignions de trouver la Mousson de l’Ouest, en arrivant sur celles de la Chine. Mr. Anson, ne jugea donc pas à propos de retourner vers Acapulco, pour une réponse, dont il n’avoit plus besoin, mais il ne voulut pas priver les Prisonniers de la liberté, qu’il leur avoit donné lieu d’espérer. On les embarqua dans deux Barques, qui nous étoient restées de nos deux Prises ; ceux du Centurions dans l’une, et ceux du Gloucester dans l’autre. On les fournit de Mâts, de Voiles, et de Rames, et comme il pouvoit leur arriver d’être contrariés par les vents, on les pourvut d’eau et de provisions, pour quinze jours. On en relâcha trente-neuf du Centurion et dix-huit du Gloucester, la plupart Espagnols, et le reste Indiens et Nègres malades. Pour renforcer nos Equipages, qui étoient réduits à un beaucoup trop petit nombre, nous gardames les Mulâtres, quelques Nègres des plus vigoureux, et quelques Indiens, mais tous les Espagnols furent relâchés. Nous apprimes depuis que ces Prisonniers arrivèrent heureusement à Acapulco, où ils rendirent justice à l’humanité avec laquelle ils avoient été traités sur nos Vaisseaux ; nous sumes aussi que le Gouverneur, avant leur arrivée, avoit fait une réponse très polie à la Lettre de Mr. Anson, et qu’il l’avoit accompagnée d’un présent des meilleurs rafraichissemens qu’Асарulco pût fournir, qui faisoient la charge de deux Chaloupes. Ces Chaloupes n’ayant pu nous trouver, s’en retournèrent, après avoir jetté toutes ces provisions à la Mer, dans une tempête, où elles coururent grand risque de périr.

Dès que nous fumes débarassés de nos Prisonniers, nous portames au S. O.,dans la vue de nous éloigner de la Côte, et de profiter des Vents alisés, que les Journaux des Navigateurs, qui nous ont précédés, nous disent être dans cet Océan, plus frais et plus constans, que dans tout autre lieu de notre Globe. On ne regarde pas comme une chose extraordinaire de faire la traversée, depuis le Méxique jusqu’aux Côtes orientales de l’Asie en deux mois ; et nous nous flattions d’être en état de faire ce voyage aussi vite qu’aucun de ceux qui nous avoient précédés : desorte que nous comptions de voir en peu de tems les Côtes de la Chine. Sur l’idée qu’on a donnée communément de cette Navigation, nous croyions ne la trouver exposée ni aux mauvais tems, ni à de grandes fatigues, ni aux maladies, et nous l’entreprimes le plus gayement du monde, d’autant plus que nous la regardions comme le commencement du retour vers notre Patrie, que plusieurs d’entre nous s’impatientoient beaucoup de revoir. Nous perdimes donc de vue les Montagnes du Méxique, le 6 de Mai, dans l’espérance de nous trouver au bout de quelques semaines, dans la rivière de Canton, c’est-à-dire, au milieu de plusieurs Vaisseaux Anglois, dans un Port ami, à la vue d’une Ville opulente, remplie d’un Peuple policée et dans l’abondance de toutes les nécessités de la vie et de tout ce qui en fait l’agrément : avantage dont nous étions privés depuis vingt mois.