Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/20

La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 311-333).

Chapitre I

ISMAÏLIA — CANA


En route pour la Palestine — Ismaïlia — El-Kantara — Jaffa — Ludd — Jérusalem — Bethléem — La mer Morte — Jéricho — Le Jourdain — Haïfa — Le Carmel — Atlitt — La Galilée — Nazareth — Le lac de Tibériade — Capharnaüm — Magdala — Cana.


Partis du Caire à 6 heures 15 p.m., par l’express de Jérusalem, nous passons par Ismaïlia et El-Kantara que nous avons vues deux fois déjà : la première lorsque nous avons remonté le canal de Suez à bord du Cordillère, la seconde en chemin de fer de Port-Saïd au Caire. À dix heures p.m., le train stoppe ; c’est la traverse du canal sur un pont flottant et tournant. Formalités des passeports : deux officiers anglais installés à une petite table sur le quai de la gare examinent à la belle étoile nos papiers qu’ils recouvrent de nouveaux hiéroglyphes. Nous marchons quelques cents pieds dans le sable jusqu’à la cheville avant d’atteindre le train qui attend dans le désert. La nuit est tout étoilée ; il fait un peu froid, à désirer un paletot léger. C’est un saut de thermomètre assez raide depuis le Caire où il faisait 92° à midi et où soufflait le khamsin, vent brûlant qui vient du désert. Excellent compartiment et bons lits. Nous filons vers la Sainte Sion que nous atteindrons à midi, demain.

6 mai — Notre projet d’aller prendre le bateau à Jaffa, pour la Syrie et la Turquie, reçoit un rude coup. La dépêche suivante que nous lisons dans la Gazette Égyptienne n’est pas rassurante :

Jérusalem, 2 mai — (Minuit) — « Un communiqué officiel dit qu’un groupe de Juifs communistes ont, le 1er mai, fait du tapage dans une assemblée ouvrière de la banlieue israélite de Jaffa. Les turbulents ont été repoussés dans le quartier arabe et juif d’où ils étaient venus. Les événements qui s’ensuivirent immédiatement après ne sont pas encore tout à fait connus, mais l’on sait qu’au cours d’une bagarre entre eux, nombre de Juifs et quelques Arabes ont été tués. Le gouvernement du district réquisitionna les troupes, et une compagnie du régiment du duc de Wellington, ainsi que cinquante R.F.A. furent envoyés de Ludd. Subséquemment, deux chars blindés furent expédiés de Jérusalem. À leur arrivée, les troubles cessèrent et la ville fut tranquille pendant la nuit.

« Les bagarres ont recommencé ce matin et plusieurs Juifs et Arabes ont été tués ; un autre corps de troupes et de sergents de ville, ainsi que deux chars blindés ont été dépêchés sur les lieux. À la première nouvelle de l’émeute, M. Deedes, secrétaire civil, se rendit à Jaffa, et les officiers du gouvernement, assistés des principaux notables juifs et arabes, parcoururent les quartiers où les troubles avaient éclaté et réussirent à calmer la population. La ville est maintenant apaisée depuis quelques heures. Il est regrettable que quarante personnes environ, dont trente Juifs et dix Arabes, aient été tuées, et que cent quarante-deux Juifs et trente-sept Arabes aient été transportés à l’hôpital d’où vingt autres Juifs et vingt autres Arabes furent renvoyés, après y avoir été pansés. Quelques boutiques ont été pillées. On croit que les troupes n’ont pas eu à faire feu et n’ont subi aucune perte. Il y a eu soixante-six arrestations et d’autres poursuites vont être intentées dans certains cas. La paix règne dans le reste du pays. Une enquête est commencée.

Jérusalem, 3 mai — Un autre communiqué dit : « Les troubles menaçant de se renouveler à Jaffa, la loi martiale a été proclamée à onze heures du matin, comme mesure de prudence. La situation est, dit-on, des plus calme aujourd’hui, et l’on ne rapporte que de petits soulèvements sporadiques dans les quartiers extérieurs. À midi, la tranquillité régnait à Nazareth, Haïfa, Gaza et Naplous. »

À moins que les esprits ne se calment, nous devrons retrancher Jaffa de notre itinéraire et ne prendre le bateau qu’à Haïfa ou Beyrouth. Ces troubles sont, par le temps qui court, assez fréquents en Palestine et n’ont aucun caractère grave au point de vue général. S’ils n’offrent peu ou point de danger pour le voyageur étranger, ils sont toutefois de nature à lui causer des retards et des ennuis.

À Ludd, notre wagon-lits est détaché du train de Jaffa et attaché à celui qui doit nous conduire à Jérusalem, à travers montagnes, vallées et lits de torrents à sec. C’est ici qu’est le camp Allenby. On voit des tentes de soldats, des canons, du matériel de guerre partout. Plusieurs soldats sont montés avec nous du Caire ; vu les troubles de Jaffa, il se fait un peu de mobilisation.

Au sable d’hier soir ont succédé la verdure, les vergers, les moissons qui ondulent à la brise rafraîchissante, brise que nous avons perdue dans la baie de Manille, le 14 janvier dernier, et que nous n’avons retrouvée que sur la mer Rouge. On voit des oliviers, des orangers et de superbes vignobles.

Nous montons, montons ; la voie sinueuse suit le fond des vallées ou s’accroche aux flancs des montagnes. Partout des pâtres et des troupeaux de chèvres et de moutons. À l’heure ponctuelle de l’horaire nous sommes en gare et, un quart d’heure plus tard, nous entrons dans la Ville sainte, par la porte de Jaffa où le général Allenby est entré avec ses troupes après avoir défait les Turcs. Notre hôtel est en face de la forteresse, la tour de David.

Notre première visite est au Saint-Sépulcre. Nous le découvrons à mi-montagne, après avoir cherché dans les couloirs obscurs, partie découverts, partie voûtés d’énormes pierres, que sont les rues de Jérusalem. La rue montante conduit à un parvis carré d’une centaine de pieds de côté, qui devait être recouvert d’un portique, autrefois, comme l’indiquent les socles de colonnes brisées qui marquent le pavé.

Le sanctuaire du Saint-Sépulcre n’est que le quart et peut-être la huitième partie de ce que fut, autrefois, la basilique qui enveloppait tout le Golgotha. Les ennemis du Christ, les mahométans surtout, l’ont démolie en grande partie. Ce qu’il en reste remonte à sainte Hélène qui éleva deux chapelles, la première à l’endroit de l’invention de la Vraie Croix, et l’autre à l’endroit plus élevé, mais contigu au premier, où furent trouvés les clous du Crucifiement. Le mausolée, petite chapelle qui recouvre le tombeau, est aussi de sainte Hélène. Le corps principal et les annexes remontent aux Croisades.

À droite de l’entrée, entre deux autels, recouvert d’une lame dorée mobile, on voit dans le rocher le trou où fut plantée la Croix. Les tombeaux vides de Godefroy de Bouillon et de Beaudoin Ier sont dans la grotte au pied du Calvaire.

Si Babel fut la confusion des langues, le tombeau du Sauveur est bien la confusion des cultes. Quatre d’entre eux y célèbrent leurs offices en même temps, dans leur langue et dans leur rite particuliers ; ce sont les Grecs schismatiques, les Arméniens, les Coptes et les Latins, ces derniers catholiques romains. Pendant que les uns chantent leurs psaumes, les autres, les Grecs surtout, hurlent leurs cantiques. Chacun se bat autour de Son tombeau, et le soldat de Mahomet, assis à la porte, l’infidèle, se tient là pour rétablir la paix parmi ces fidèles. Chacun se réclame de Lui et ne veut rien céder au voisin. Ô Christ ! que devient donc ton divin enseignement : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » ?

Nous parcourons les différentes chapelles pendant que les Grecs chantent leur office dans la nef centrale. A quatre heures : procession par les catholiques et Chemin


L’Église du Saint-Sépulcre, Jérusalem.


La Mosquée d’Omar, Jérusalem

de la Croix ; cierge à la main, nous y prenons part, et

terminons l’exercice au sommet du Golgotha, au pied de la Croix.


« O Crux ! ave, spes unica ! »


À la faveur d’un pèlerinage venu du Caire, la colonne de la flagellation fut sortie de sa châsse et exposée à la vénération des pèlerins, après l’office de la sainte Vierge et le salut dans la chapelle des Franciscains, au Saint-Sépulcre. Partout, au plafond et aux murs, des ex-voto en or, en argent, en pierres précieuses, donnés par les riches, les puissants, les souverains de tous les pays et de tous les siècles ; mais les murs sont délabrés, les peintures et les décors en lambeaux. Le désaccord entre les différentes croyances est la cause de ce pitoyable état de choses. Chacun veut décorer dans l’esprit et le style de son culte, et personne ne peut s’entendre. Pendant ce temps-là, l’église qui devrait être la mieux tenue de toutes est la plus négligée.

7 mai — Sur le parcours vers la mosquée d’Omar, la plus belle après Sainte-Sophie de Constantinople, nous faisons, en sens inverse, la Voie Douloureuse à partir de la station où Simon le Cyrénéen se chargea de la croix de Jésus. Voici Notre-Dame du Spasme, la forteresse Antonia, la prison du Christ, l’arc de l’Ecce Homo qui traverse au-dessus de la rue et sous lequel nous passons ; des inscriptions indiquent le Prétoire où le Christ fut jugé par Pilate et chargé de sa Croix.

De la porte Sainte-Étienne on aperçoit le mont des Oliviers ; à droite : une chapelle grecque à l’endroit où le premier martyr fut lapidé ; un peu plus bas, à gauche, du côté du torrent du Cédron : le tombeau de la Vierge, de Joseph, de Joachim et d’Anne. À notre grand regret, nous ne pouvons le visiter, il est fermé aujourd’hui. Un vieux moine espagnol nous conduit à la grotte de l’Agonie dans le jardin de Gethsémanie ; à deux pas de là, il indique, à l’entrée, l’endroit du baiser de Judas, et où Pierre, de son épée, trancha l’oreille au soldat romain.

Nous commençons la montée du Jardin des Oliviers, en laissant sur notre gauche la magnifique église russe aux huit coupoles dorées en forme de bulbes, dédiée à sainte Marie-Madeleine et sise au milieu d’un beau verger entouré d’un haut mur. Elle fut érigée, en 1888, par l’empereur de Russie, Alexandre III. Tout près, une inscription murale indique l’endroit où Jésus pleura sur Jérusalem. Nous montons toujours par une route enserrée entre deux hauts murs. Au sommet du mont, domine la Fondation de l’impératrice allemande, Augusta-Victoria, sorte de sanatorium dirigé par les chevaliers de Saint-Jean. Enfin, au point suprême, apparaît la chapelle de l’Ascension, maintenant dans l’enceinte d’une mosquée qui renferme la pierre sur laquelle Jésus posa, pour la dernière fois, le pied sur la terre avant de retourner vers son Père. Du haut du minaret nous apercevons au loin la mer Morte, là-bas, au pied de la chaîne des Mohabites.

Nous redescendons par la même route, embrassant du regard la vallée de Josaphat, le torrent du Cédron et la vallée de l’Hinnon. Devant nous s’étend dans toute sa longueur le mur d’enceinte de Jérusalem ; du côté de l’est, c’est le mur de Salomon, d’Hérode, des Croisés et des Turcs. La porte Dorée est murée ; et la porte Saint-Etienne est la seule par laquelle on puisse, de ce côté, pénétrer dans la ville. Nous y repassons, et revenons à notre hôtel par la partie de la Voie Douloureuse que nous avons d’abord parcourue. Nous tentons d’entrer dans l’église de Notre-Dame du Spasme, l’endroit où les trois Marie ont vu passer le Christ s’en allant au supplice, mais elle est fermée. Matinée bien remplie.

Avant de faire l’ascension du mont des Oliviers où, dit-on, se trouvent encore des oliviers qu’aurait vus le Christ, nous avons visité les mosquées d’Omar et d’Aksa, toutes deux bâties sur l’emplacement du temple de Salomon, rasé, en l’an 70, par l’empereur Titus qui accomplit ainsi la prophétie : De ce temple il ne restera pas pierre sur pierre. Les deux mosquées sont très belles. Dans la première on voit le rocher du Sacrifice ; au-dessous se


Le Tombeau d’Absalon

trouve la grotte ; des inscriptions aux quatre coins indiquent

les endroits où prièrent Isaïe, Moïse, David et Mahomet. Dans un enfoncement de la paroi du roc, on montre la hauteur de la taille du Prophète, le fondateur de l’Islam.

Nous errons à l’aventure dans le dédale des rues étroites et voûtées de la ville. Nous entrons à l’église du Saint-Sauveur où nous assistons quelques instants aux exercices du mois de Marie ; magnifique église moderne, située dans une ruelle étroite, comme sont, du reste, la plupart des églises de Jérusalem. Il faut être chercheur expert pour les découvrir. Le soir, du balcon de notre chambre, nous regardons par la porte de Jaffa, entre la tour de l’Horloge, donnée à la ville par le Kaiser, lors de sa visite il y a quelque quinze ans, et la forteresse, la tour de David, le soleil descendre avec majesté derrière les montagnes de la Judée.

8 mai — Lever tard, c’est le jour du Seigneur, le jour du repos. Le kodak en bandoulière, nous reprenons la Voie Douloureuse, Tarik-Sitti-Maryam, et la porte Saint-Étienne, Bab-Sitti-Maryam, pour une nouvelle excursion dans la vallée de Josaphat, cette fois du côté du sud-est.

Au tombeau de la Vierge, nous tournons à droite, laissant sur la gauche le jardin de Gethsémani. Nous traversons le pont inférieur du Cédron et nous sommes bientôt au tombeau d’Absalon. C’est à cet endroit que nous choisissons la place où nous nous assoirons lors du jugement dernier. Il est bon de s’y prendre d’avance — get in early to avoid the rush. — C’est de bonne précaution, car elle n’est pas grande la vallée de Josaphat, et il y aura foule, dit-on. Nous prenons des photos qui nous serviront de carte d’identification sur nos passeports éternels.

Le tombeau d’Absalon est tout d’une pièce, taillé dans le roc haut de quarante-cinq pieds par vingt de côté. Il servit de chapelle chrétienne autrefois. Un peu plus loin, dans une grotte fermée par un portique à colonnes, se trouve le tombeau de saint Jacques. La pyramide de Zacharie, monolithe de trente par seize pieds de côté, s’élève à quelques pas plus loin.

Continuons au sud. Voici, à mi-montagne, le village de Siloé avec ses nombreuses grottes sépulcrales, sa léproserie, son couvent de Bénédictins, son tombeau de la famille de Pharaon, ses voleurs (?) et son mont du Scandale, ainsi nommé à cause des autels que le roi Salomon y érigea aux faux dieux ; dans le fond de la vallée, la fontaine de la Vierge. Selon une pieuse légende, la Vierge venait y puiser de l’eau et y laver les langes de Jésus. D’autres prétendent que cette source est celle de Gichon où les compagnons de David proclamèrent Salomon roi de Judée.

La piscine de Siloé est au-dessous de la fontaine de la Vierge. Il nous est arrivé ici une drôle d’aventure. Comme nous hésitions à préciser la petite construction où se trouvait la piscine, deux amours de petites filles turques s’amenèrent à nous. Au moyen du geste qu’esquisse une personne qui puise de l’eau et boit, je fus compris par ces poupées brunes qui nous conduisirent à la tête d’un profond escalier. Mais, à cet endroit, elles s’arrêtèrent ; et, nous indiquant le trou noir, béant, à trente pieds plus bas, elles se frottèrent les bras, la poitrine et le ventre, gestes que nous ne fûmes pas lents à deviner, car un clapotement sinistre se fit entendre au fond de la grotte et un turc velu en sortit, dans le costume d’un faune. Nous comprîmes, alors tout à fait, le geste significatif de nos deux aimables cicerones. Elles nous prévenaient qu’un homme, leur père probablement, était à s’y rafraîchir et y laissait ses sueurs que boivent les gens de la ville trop difficiles et particuliers pour s’abreuver de l’eau de l’aqueduc. L’eau de la piscine de Siloé dit-on se vend en bouteille comme l’eau de Vichy. Nous trempons, en passant, le doigt dans la fontaine de Jacob.

Le faubourg de Sion est situé au nord, sur l’escarpement du mont du Mauvais-Conseil où Caïphe avait sa maison de campagne. C’est là qu’il devisa avec les Juifs sur les moyens à prendre pour faire mourir Jésus. À côté : la grotte des Apôtres où ils se réfugièrent durant la Passion ; aussi, Hakeldama, le champ du sang, où Judas vendit son Maître pour la somme que l’on sait.

Nous remontons la colline jusqu’au mur de la ville où nous pénétrons par la porte des Maugrebins.

En passant, nous allons de nouveau à la Muraille des Lamentations des Juifs, derrière les sales maisons des Maugrebins. Cette muraille est de cent cinquante pieds par cinquante-cinq de hauteur. Les neuf premier rangs des assises sont en blocs énormes posés à sec. Les Juifs pleurent, entre les crevasses et les interstices, les malheurs de Jérusalem et font des vœux pour le retour de la gloire de Sion, gloire dont les rayons semblent poindre depuis la victoire d’Allenby et le mouvement sioniste qui a pour but de réunir tous les Hébreux dans la Terre promise.

En parcourant les environs de l’hôtel, nous entrons, par aventure, sous un porche magnifique et dans un jardin où, au milieu de la verdure et des fleurs, se dresse le buste fier du cardinal Lavigerie, à côté d’une église romaine du quatrième siècle. Ce n’est rien moins que l’église Sainte-Anne, érigée sur la maison où la Vierge naquit. Nous descendons dans la maison dont on voit encore un pan de mur, qui est le roc. Dans le jardin est la Fontaine probatique, la fontaine où Jésus guérit le paralytique. Des pèlerins en remontent avec des bouteilles d’eau sous le bras. Il y a toujours des paralytiques, mais Jésus en chair et en os ne passe pas comme autrefois. Pour le voir, il faut les yeux de la foi et de la foi bien vive. Cette église est française et tenue par les Pères Blancs d’Afrique.

9 mai — De bonne heure, le matin, je me dirige au Saint-Sépulcre où nous faisons nos Pâques qui étaient restées… en chemin.

Les lieux saints sont déserts. Durant la guerre, peu, pour ne pas dire point de pèlerins sont venus. Les troubles actuels ne sont pas de nature à attirer les foules. Il y a à peine une dizaine de jours, il y a eu rixe, à la porte de Jaffa, entre sept à huit cents Turcs musulmans qui se dirigeaient vers la mosquée d’Omar et les troupes anglaises qui voulaient leur interdire l’entrée de la ville en aussi grand nombre, craignant le massacre des Juifs que les Turcs ne se gênent pas d’occire : le sentiment contre les Juifs est très hostile. Je doute fort de la réussite du mouvement sioniste. L’Angleterre, qui favorise cette nouvelle odyssée vers la Terre promise, me paraît s’être mis une fâcheuse affaire sur les bras. À la porte de Jaffa, il y a un camp militaire et, près de notre hôtel, des casernes remplies de soldats britanniques.

À 10 heures nous partons, en auto, pour la mer Morte et le Jourdain, trajet de vingt-cinq milles, à travers des montagnes arides et complètement déboisées. De Jérusalem, perchée à trois mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée, nous descendons quatre mille pieds. La mer Morte, la vallée où elle se déploie, et le Jourdain sont à mille pieds plus bas que le niveau de la mer. Nous y arrivons en deux heures. Il fait très chaud en cette dépression du sol, au fond de cette lugubre vallée où furent englouties Sodome et Gomorrhe. L’eau de la mer Morte est saturée de sel dans la proportion de vingt-sept et demi pour cent ; au goût, elle brûle la langue. Elle est cependant assez claire. Les petits poissons qui s’y laissent entraîner par le courant du Jourdain y meurent et s’y conservent. On n’a qu’à les recueillir, flottants, et les manger après les avoir dessalés.

Le Jourdain n’est pas propre ; c’est une rivière boueuse aux bords verdoyants. Une famille russe, accompagnée d’un pope grec, assiste à une cérémonie religieuse sur la berge. À la semaine de Pâques, les Russes viennent ici en pèlerinage. Leur prêtre plonge la croix dans l’eau et les fidèles, en robe blanche, se jettent pieusement dans cette onde boueuse. Nous revenons par Jéricho que Moïse a dû apercevoir quand, du sommet de la chaîne des Moabites, il contemplait la Terre promise, et aussi le Christ du haut du mont de la Quarantaine, lorsqu’il jeûna quarante jours durant et fut


Le Mont de la Quarantaine — La Plaine de Jéricho.


Le Tombeau de Lazare,
La Maison de Marthe et Marie, Béthanie.

tenté par Lucifer. Il peut se faire aussi que ce soit de ce

côté que se dirigeait la femme de Loth, lorsqu’elle fut changée en statue de sel : terrible châtiment réservé aux femmes trop curieuses de l’époque. Si cette coutume revenait, le prix du sel fléchirait bien sûr.

Le long de la route, des campements de Bédouins et de nomades. En traversant Béthanie, nous saluons les ruines de la maison de Marthe et Marie et le tombeau de Lazare. Après sa résurrection, Lazare émigra en France avec Marie-Madeleine et devint le premier évêque de Marseille où ses cendres reposeront sans doute en paix jusqu’à sa seconde résurrection, au jour du jugement dernier. Marie-Madeleine vécut et mourut en Provence. Le Père Lacordaire a publié ses vertus dans un livre admirable. Un peu avant d’arriver aux portes d’Hérode et de Damas, on nous indique les tombeaux des Rois, les carrières où Salomon prit les matériaux pour construire le temple. Un nouveau calvaire est vénéré sur une hauteur par une secte protestante.

10 mai — Entre la porte de Sion et la porte de Jaffa, l’angle ouest du mur renferme la forteresse, la tour de David. C’est un carré presque régulier de hautes murailles formées de pierres de tous les siècles. Ces murs ont été, à plusieurs reprises, démolis et rebâtis sans ordre, sans souci de la forme et de la symétrie. Un minaret domine le carré auquel la tour de David proprement dite a donné son nom. C’est là que l’on voit le tombeau de David, la salle du Cénacle, le tribunal et la maison de Caïphe, la cellule où Jésus fut détenu durant les procédures devant le Grand Prêtre, la niche où il se lava les mains, l’endroit de la flagellation et celui où Saint-Pierre renia son Maître en causant avec les servantes. Une chapelle arménienne renferme les tombeaux des saints Jacques le Majeur et le Mineur, de saint Macaire et de plusieurs autres saints.

Le tombeau de David et la salle du Cénacle sont entre les mains de Turcs qui habitent le soubassement avec leurs familles. Deux colonnes supportent la voûte en ogives, blanchie à la chaux comme les murs. Une pierre marque l’endroit où se trouvait le siège de Jésus pendant la Cène, le dernier et suprême repas. C’est aussi la salle de la Pentecôte.

Dans l’après-midi, promenade en voiture de place à Bethléem. Nous procédons par la vallée d’Hinnom. À gauche : le mont du Mauvais-Conseil ; au sud d’Ouéli d’Abou Tôr, se découpe sur l’horizon l’arbre auquel Judas se serait pendu. Nous passons devant le tombeau de Rachel, dans un excellent état de conservation. Le joli village, dans la montagne à droite, est Boit-Djala, village chrétien. Dans la plaine, les oliviers croissent en abondance. Voici, bâtie sur deux collines, Bethléem avec ses onze mille habitants. Il y a deux Bethléem : l’ancienne et la moderne. C’est l’ancienne qui nous intéresse ; c’est là que se trouve l’église de la Nativité. La grande église de la Nativité, élevée sur le lieu de la naissance de Jésus-Christ, est située dans la partie est de la petite ville ; elle appartient aux Grecs, aux Latins et aux Arméniens.

J’extrais du Manuel du Voyageur ce qui suit ; « Constantin le Grand fit élever ici une basilique qui serait encore dans son ensemble, l’édifice actuel, ce qui semble prouver l’unité de style ainsi que l’absence des caractères particuliers aux édifices plus récents de Justinien. En 1010, cette église échappa miraculeusement à la destruction musulmane par Hakin. Les Francs trouvèrent l’édifice intact… Beaudoin y fut couronné roi de Jérusalem, le jour de Noël 1101… Elle fut complètement restaurée et embellie du temps même des Croisades ; l’empereur Manuel Comnène (1143-1180) en décora les murs de mosaïques dorées. L’édifice avait un toit en plomb qu’on restaura en 1482. Édouard IV d’Angleterre donna le métal nécessaire et Philippe de Bourgogne, le bois de sapin. Vers la fin du XVIIème siècle, les Turcs employèrent le plomb de la toiture à faire des balles. En 1672, les Grecs profitèrent d’une restauration de l’église, pour s’en emparer. Les Latins, qui avaient été longtemps dépossédés de leur part à la


Bethléem.


La Chapelle de la Grotte de la Nativité, Bethléem.

jouissance de la basilique, recouvrèrent ce droit en 1852, grâce à l’intervention de Napoléon III. »

« Deux escaliers conduisent à la chapelle de la Nativité, située sous le chœur et éclairée de trente-deux lampes. Le sol est couvert de plaques de marbre, de même que les parois qui sont en maçonnerie. Dans la niche de l’est se voit sous l’autel une étoile d’argent dans le sol, avec l’inscription : « Hic de Virgine Maria Jesus Christus natus est » . Autour de cette niche brûlent quinze lampes dont six appartiennent aux Grecs, cinq aux Arméniens et quatre aux Latins. Presque en face, il y a trois degrés par où l’on descend dans la chapelle de la Crèche. La Crèche où, suivant la tradition, fut déposé l’enfant Jésus, est de marbre blanc dans le fond et brun à la partie antérieure ; il s’y trouve une représentation en cire de l’enfant Jésus. Dans la même chapelle, à l’est, se dresse l’autel de l’adoration des Mages. On suit maintenant la galerie à l’ouest ; à son extrémité, à droite, est l’endroit d’où jaillit, dit-on, une source pour la Sainte Famille. D’après une tradition qui date du quinzième siècle, l’étoile qui conduisit les Mages serait tombée dans ce puits où les vierges seules peuvent la voir. » Là aussi se trouvent la chapelle des Innocents, la chapelle de Saint-Joseph, les tombeaux de saint Eusèbe de Crémone, de saint Jérôme, de sainte Paule, de sainte Eustachie, la maison de saint Jérôme où il aurait traduit la Bible, traduction connue sous le nom de la Vulgate. À l’est de Bethléem : le champ de Booz, celui des Bergers à qui fut annoncée par les anges la naissance de Jésus ; sur la route : le puits des Mages.

Nous rentrons à Jérusalem par le même chemin. Il fait froid comme en mai chez nous. Chaque hiver, à Jérusalem, il tombe un peu de neige.

11 mai — Dans la matinée, visa de nos passeports pour la Syrie, Chypre, Rhodes, Smyrne et Constantinople. Nous refaisons la Via Dolorosa et entrons dans le beau couvent des Dames de Sion où les religieuses nous font voir le Prétoire, l’Arc de triomphe, la partie de l’Arc de l’Ecce Homo qui est enclavé dans les murs du couvent. Sur le pavé du Prétoire, on distingue des jeux de hasard dessinés sur les dalles du parquet par les soldats romains. Il y a là une chapelle magnifique dont l’autel s’élève au centre de l’Arc de triomphe romain. Dans le parloir un superbe tableau d’Alexandre Alleaume représente le Père Ratisbonne, ayant à ses pieds un garçonnet et une fillette arabes d’Alger. Le coloris, les costumes, les poses, la couleur locale sont d’un réalisme merveilleux.

Au retour nous visitons, à la VIème station, la maison de sainte Véronique, et parcourons la ville jusqu’à la porte Saint-Etienne, que nous franchissons pour revoir le tombeau de la Vierge, fermé lors de notre première visite. Cette fois, on l’ouvre pour nous. Quarante-neuf marches descendent à une chapelle souterraine, érigée par Mélissende, avant 1161, l’année de sa mort. Elle était la fille de Baudouin II, roi de Jérusalem. C’est ici où la Vierge fut enterrée par les Apôtres et reposa jusqu’à son Assomption. La porte d’entrée est à côté du couloir de la Grotte de l’Agonie. Cette chapelle, en forme de croix latine, est à plus de cinquante pieds au-dessous du niveau du sol. Elle mesure quatre-vingt-dix pieds de longueur et vingt pieds de largeur. Elle est enrichie de superbes tableaux en or et argent massif, de grandes dimensions, dont quelques-uns sont évalués à plusieurs centaines de mille dollars, et de peintures anciennes et nouvelles. Sont là aussi les tombeaux de sainte Anne, saint Joachim et saint Joseph.

Dernière visite au Saint-Sépulcre. Remarquée la disposition imposante de la chapelle intérieure qui renferme le Tombeau ; cette chapelle se compose de deux parties principales. Dans la première, celle de l’Ange, les fidèles peuvent s’agenouiller et entendre la messe qui se dit dans l’autre partie, celle où se trouve le Tombeau. Il y a là tout juste place pour le célébrant qui y entre en se courbant. Quinze lampes de grand prix brûlent dans la chapelle de l’Ange, dont cinq appartiennent aux Latins, cinq aux Grecs, quatre aux Arméniens, et une aux Coptes.


Le Tombeau de la Vierge, Jérusalem.


L’Église de la Nativité, Bethléem.

Au-dessus de la porte, des cadres en argent massif

représentent la Résurrection et l’ange gardant le Sépulcre. Le plafond disparaît sous le nombre de lampes d’or et d’argent suspendues. Le sarcophage même est invisible, étant recouvert de marbre blanc, usé par les baisers des fidèles et des infidèles. Malgré la dégradation et l’incurie dans laquelle cette immense basilique est tenue, l’ensemble n’en est pas moins imposant et inspire le respect religieux et le recueillement.

12 mai — Départ à 11 heures a.m., pour Haïfa d’où nous partirons le 16 ou 17 par le Campidoglio, de la ligne Lloyd-Triestino. Nous verrons Beyrouth, Alexandrette, Chypre, Rhodes, la mer Égée, Smyrne, Tripoli, les Dardanelles, la mer de Marmara, le Bosphore, et serons à Constantinople vers le 29 ou 30 mai.

Nous quittons Jérusalem avec regret, malgré le mauvais hôtel qui porte le nom pompeux de Grand New Hotel. Trois noms qui sont trois exagérations : — il n’est ni grand, ni new, ni même hôtel convenable. Mais la ville est si intéressante, si riche en ruines et en souvenirs ! Jérusalem est d’une propreté discutable. Il peut se faire qu’elle bénéficie de la comparaison que nous faisons naturellement depuis notre passage à travers la Chine, la Birmanie, et surtout les Indes. Depuis l’occupation par les Anglais, les choses ont bien changé et pour le mieux : la Palestine se réveille et se modernise. Je vois une moissonneuse mécanique dans un champ d’orge. La serpe et la faucille disparaîtraient-elles ?

Jérusalem n’a pas de système d’éclairage. Chacun entre chez soi, le soir, à l’heure des ténèbres et n’en sort plus. S’il vous faut sortir la nuit, faites-vous escorter d’une lanterne et d’un gendarme, si vous le désirez. La police est bien faite et offre bonne garantie. Le résident anglais est sir Herbert Samuels. Sa demeure officielle est ce bel édifice : une école confisquée aux Allemands. Ces bons Sauerkrauts doivent regretter amèrement leur folle équipée, en songeant aux beaux établissements qu’ils avaient en Palestine, dans tout l’Orient et qu’ils ont sottement perdus. Ils étaient ici pratiquement rois et maîtres. Ils contrôlaient tout : éducation, commerce, navigation, chemins de fer. Si j’en juge par le nombre de monuments religieux érigés par le kaiser et ses sujets, le rêve de l’empereur d’Allemagne de devenir Pope des Huns était en bonne voie de réalisation.

Comme je faisais les cent pas à la gare de Jérusalem, en attendant le départ du train, un militaire m’aborde et me présente sa carte qui se lit : Capt. G… A… Don’t you know me ? me demanda-t-il, voyant mon air perplexe. « Non, » lui répondis-je. Alors il m’enlève sa carte des mains et écrit avec son stylographe les mots suivants, au-dessous de son nom : World Famous Cowboy, Calgary, Canada.

Pour un Canadien qui s’annonce, en voilà un qui n’est pas manchot, me dis-je à moi-même. Confus, j’avouai mon ignorance complète de ce fameux personnage, de son… encore plus fameuse et surtout très modeste personnalité. Il est certain maintenant que je le connaîtrai et ne l’oublierai pas de sitôt. À bord du train, un officier à qui je fais part de cet incident drolatique, me dit bien connaître cette célébrité ; il est de sa division. Il n’est pas Canadien : il est Américain. Alors, tout s’explique.

La voie redescend les monts de la Samarie jusqu’à Ludd, au camp Allenby où nous avons changé de train en venant d’Égypte. Autre correspondance pour Haïfa. C’est une voie nouvelle : les gares ne sont pas même construites. La région traversée est basse, marécageuse et très fertile ; c’est une plaine entre la mer et les montagnes. À un endroit, le sable de la mer poudroie sous le vent et envahit graduellement la plaine. Il fait bon revoir la mer que nous côtoyons depuis trois heures. La plaine est en culture ; on fait la moisson. Au flanc des montagnes, des villages, des petites villes, tous bâtis dans ce même style que j’appelle biblique. On voit beaucoup de vieux matériel de guerre ; à Kitron-Jacob une centaine de gros camions automobiles boches se rouillent dans les champs.

Vers 5 heures p.m., notre attention est attirée par des ruines superbes soit d’un couvent immense, d’un château, d’une forteresse ou d’une ville, sur un magnifique promontoire qui s’avance dans la Méditerranée. Pour complément de décor, le soleil descend sur l’azur de la mer et dore de ses feux les créneaux, les arcades, les ogives et les portiques délabrés. Ce sont les ruines d’Atlit, célèbre au temps des Croisades sous le nom de Castellum Peregrinorum, le Château des Pèlerins. Ce fut, au treizième siècle, le siège principal de l’ordre des Templiers ; il fut détruit, en 1291, par le terrible sultan Mélik-el-Achraf. Cette ruine et le village avoisinant sont maintenant la propriété de M. de Rothschild de Paris, qui, en 1907, y fonda une colonie juive. Les ruines m’intéressent plus que la colonie. Un peu plus loin, Tantoura, connue sous le nom de Dôr dans la Bible, les ruines de Césarée, construite par Hérode en l’honneur de César Auguste. On y voit des traces de Vespasien, de Titus, de saint Paul, saint Pierre, saint Philippe, de Beaudoin Ier, d’Origène, d’Eusèbe, des Croisades, du sultan Bibars qui la détruisit, en 1265, et du sultan Djez-Pacha qui en exploita honteusement les ruines, exploitation qui s’exerçait avant la guerre et s’exerce encore, dit-on.

À 5 heures trente nous sommes à Haïfa, qui s’appelle aussi Caïfa. C’est l’ancienne Sycaminum des Romains. Population : trente mille. Tancrède, Saladin, Zahir-O-Mase se la disputèrent tour à tour. Rien d’étonnant qu’elle soit sortie joliment défigurée des rudes mains de ces guerriers. Aussi, n’a-t-elle presque plus rien de son ancienne splendeur ; il lui reste cependant son mont Carmel et son monastère. C’est aujourd’hui une ville moderne ; l’ouverture de la nouvelle ligne de chemin de fer l’a rendue à la vie.

13 mai — Nous sommes allés à Nazareth, aujourd’hui. C’était le but de notre voyage ici. Située dans la montagne, au fond de la belle vallée de Jézérel, Nazareth, En Nasira en arabe, est une florissante petite ville d’une quinzaine de mille habitants. Sur le parcours d’environ vingt-cinq milles, d’Haïfa à Nazareth, nous traversons des vergers d’oliviers, de figuiers, de mûriers, et des champs d’une grande fertilité. À cette saison la plaine, avec ses différentes périodes et ses variétés de cultures, a l’aspect d’un véritable damier à cases de couleurs qui varient à l’infini. Nous visitons la grotte de l’Annonciation, la maison de Marie, l’atelier de Joseph, la synagogue où Jésus fut instruit, le mont de la Frayeur, Tremor, du haut duquel les Juifs voulurent précipiter Jésus enfant, la fontaine de la Vierge. Dans le lointain, la cime du Tabor perce les nues.

J’ai dit que nous avions visité la maison de Marie ; il faut entendre l’endroit, recouvert de marbre, où, dit-on, elle se trouvait ; car, d’après une pieuse tradition, la maison aurait été, en 1291, transportée par les anges à Lorette, près d’Ancône, Italie, pour être soustraite aux profanations des Musulmans.

Nous voyons aussi l’autel, dit de la fuite en Égypte, et l’endroit où passait la cheminée de la maison de Joseph. Quant à l’atelier de Joseph, c’est une caverne à trois étages sur laquelle deux chapelles ont déjà été élevées et détruites. On vient de compléter à peu près la troisième, sobre, jolie. L’eau se puise à la Fontaine, à la fourche du chemin, comme il y a vingt siècles, dans les mêmes costumes, dans des urnes semblables, portées sur des têtes coiffées ou non coiffées de la même façon. Lorsque nous étions à Jérusalem, nous doutions si nous pourrions visiter Nazareth, car il y avait soulèvement ici comme à Jaffa, mais tout est rentré dans le calme. Du reste, à l’entrée de la ville, un détachement de troupes anglaises campe, jusqu’à ce que la population ne laisse aucun doute sur ses bonnes intentions.

Nous rentrons en ville par la même route : la vallée du Kichon où des Juifs polonais, hommes et femmes, refont la route en macadam. Il y a là toute une colonie qui


La Fontaine de la Vierge, Nazareth.


Un Laurier à Jéricho.

vit sous des tentes. Ces femmes, bâties comme des

Hercules et jolies comme des amours, manient la lourde masse d’acier et fendent la pierre à tour des… plus beaux bras qu’on puisse voir. Et c’est pour cette besogne qu’elles ont émigré !… Qu’est-ce que ce doit être en Pologne, alors ?…

Le lac de Tibériade, Capharnaüm, Magdala où naquit Marie-Madeleine, Cana, les noces, sont dans les environs.

14 mai — Pour entrer à Haïfa, la voie ferrée contourne le promontoire du Carmel. Cette chaîne de montagnes se continue jusqu’au Liban, en Syrie. Chênes, amandiers, figuiers, poiriers sauvages et pins y croissent à profusion. Grâce à l’abondance de la rosée, la montagne reste verte pendant toute l’année, ce qui est une exception en Palestine. La faune est représentée par des gazelles, des perdrix et des chevreuils ; le chat sauvage s’y rencontre aussi parfois. Nous faisons l’ascension de la montagne par une pente si douce, que, sans le panorama enchanteur et pittoresque qui s’étale devant nous, nous douterions que nous faisons une montée de cinq cents mètres. Au sommet, un superbe monastère et un établissement surmonté d’un phare. Depuis les temps les plus reculés, le Carmel a été considéré comme la montagne de Dieu. Le miracle d’Élie en a fait l’objet d’une vénération particulière chez les Juifs et les Chrétiens.

Le couvent actuel date de 1828. La pyramide élevée aux soldats de Bonaparte, massacrés par les Turcs, après le siège de Saint-Jean d’Acre, fut détruite lors de la dernière guerre ; elle est maintenant rétablie, mais l’inscription n’a pas été gravée de nouveau.

Le phare a aussi été endommagé ; la lanterne à intermittence ne fonctionne plus ; elle est remplacée par un fanal ordinaire. Une élégante colonne, surmontée de la statue de la Vierge, est au centre de la place entre le phare et le monastère. À l’ouest : le tombeau de saint Simon Stock et une grotte où se serait reposée la Sainte Famille durant la fuite en Égypte.

Je note, de l’excellent ouvrage de M. Monmarché : De Paris à Constantinople, quelques passages sur Saint-Jean d’Acre, Jaffa, les Dardanelles et Constantinople et cette partie du Proche Orient

Partout de Haïfa, mais surtout du sommet du Carmel, on aperçoit Saint-Jean d’Acre de l’autre côté de la baie. Acre est l’ancienne Ptolémaïs de Ptolémée d’Égypte. Elle fut tour à tour la propriété des Phéniciens, des Romains, des Arabes, et des Croisés sous Richard Cœur de Lion et le roi Guy de Lusignan. Ce sont les Chevaliers de Saint-Jean qui lui donnèrent son nom. « Le 20 mars 1799, les Français commencèrent le siège d’Acre, soutenus par les Anglais ; après huit assauts meurtriers, Bonaparte fut contraint de se retirer… En 1832, Ibrahim-Pacha prit la ville qui fut pillée et détruite, mais elle se releva de ses ruines. En 1840, Acre fut bombardée par les flottes anglaise et autrichienne. Ces dévastations réitérées ont fait disparaître presque toute trace des monuments antiques. »

Le récit du massacre par Bonaparte de trois ou quatre mille prisonniers turcs, parce qu’il n’avait pas assez de provisions pour les nourrir, constitue l’une des pages les plus tragiques de l’histoire. Les vieux troupiers eux-mêmes, tout couverts de sang, en frémissaient d’horreur. Il n’y a rien de surprenant que les Turcs aient usé de représailles, et qu’après le départ de Bonaparte, ils aient massacré, au mont Carmel, les infortunés qu’il laissa lâchement derrière lui. Le siège de Saint-Jean d’Acre est une des grandes fautes de Napoléon, comme son expédition d’Égypte, du reste.

Notre navire, le Campidoglio, vient de Jaffa, le port de mer le plus considérable de la Palestine : cinquante mille habitants. C’est l’ancienne Joppé et Japho des Phéniciens et des Juifs. « Un mythe antique raconte que, dans ces parages, Andromède, fille de Céphée et de Cassiopée, fut enchaînée au rocher pour être dévorée par un monstre marin et délivrée par Persée. C’est aussi après s’être embarqué à Joppé que Jonas fut englouti par un poisson. On a montré, jusqu’à bien avant dans le moyen âge, les chaînes d’Andromède et les restes d’ossements d’un énorme poisson… Sous Salomon, elle figure comme un port de Jérusalem. C’est là que le roi Hyram de Tyr fit transporter le bois nécessaire à la construction du Temple… Ce furent les Machabées qui soumirent définitivement Jaffa à la domination juive. La ville fut prise et détruite dans la guerre de Judée, puis rebâtie, et bientôt après détruite de nouveau par Vespasien, parce qu’elle était un repaire de pirates… Le territoire de Joppé passa, en 1126, aux Chevaliers de Saint-Jean ; la ville fut prise par Mélik-el-Adil, frère de Saladin, en 1187, et par Saladin, en 1191 ; reprise par Richard Cœur de Lion, qui en rétablit les fortifications, elle retomba, en 1197, au pouvoir de Melik-el-Adil. En 1799, l’armée française sous les ordres de Kléber la prit d’assaut. »

15 mai — Nous passons le jour à notre chambre, hôtel Nassar, et, de notre balcon, à regarder la vie de la rue. Des processions d’enfants reviennent, couronnes sur la tête, bannières déployées, d’un pèlerinage au Carmel. Les diligences de Nazareth, Tibérias et autres lieux environnants font halte à l’hôtel. Les voyageurs en descendent fourbus par sept à huit heures de cahotement, car c’est le mode usité du voyage à Nazareth. Nous y sommes allés en auto en une demi-journée. La vie de la rue, toujours variée, toujours intéressante en Orient, nous captive.

16 mai — Le Campidoglio a mouillé dans la rade à 6 heures ce matin.

La Palestine, pour les Juifs, c’est Jérusalem, la cité de David, la sainte montagne de Sion, le temple de Salomon, le sanctuaire de Jéhovah, le mur des Lamentations, le pays d’où ils ont été injustement chassés, bannis, la patrie terrestre, la Terre promise enfin. « Pourquoi serions-nous sans patrie, lorsque tous les peuples de la terre en ont une, nous exceptés ? »

Pour les Musulmans, c’est la terre d’Abraham, le Père spirituel, l’ancêtre du Prophète, le rocher du Sacrifice, la mosquée d’Omar sur les ruines du temple de Salomon ! « Pourquoi veut-on nous éloigner de Jésus, que nous vénérons, et de Marie à qui nous rendons le culte qui est dû à la mère du plus grand prophète après Mahomet ? »

Pour les Chrétiens, c’est Bethléem, c’est Nazareth, c’est la Voie Douloureuse, c’est le Golgotha, c’est la Terre trois fois sainte, choisie par le fils du Dieu fait homme pour la rédemption du monde. Voilà pourquoi et comment chacune de ces croyances regarde les deux autres comme des usurpatrices, des profanatrices.

Depuis 70, les Juifs n’ont jamais abandonné leurs prétentions ; mais c’est surtout vers la fin du treizième siècle qu’ils pensèrent sérieusement à rentrer dans leur ancienne patrie. Chacune des croyances qui, de loin ou de près, se réclament du Christ, sollicita tour à tour le protectorat des puissances de l’Occident et de l’Orient. Toutes, à l’exception de celles qui ne reconnaissent que le Taotisme, le Bouddhisme, le Brahmanisme, sous leurs formes variées, en un mot les puissances de l’Extrême Orient qui ignorent le Christianisme comme doctrine, prirent, dans tous les âges, les moyens nécessaires pour protéger leurs sujets, protection qui a subi les variations de prospérité et de fortune des peuples qui l’accordaient. De là des rivalités, des conflits, des persécutions, des guerres sans nombre.

Au moment où la Grande Guerre éclata, les rivalités au sujet des Lieux Saints entre la France, l’Angleterre, l’Italie et la Russie, étaient plutôt pacifiques ; et la Turquie, dans sa torpeur maladive, laissait faire, incapable, du reste, de chasser les infidèles, l’eût-elle voulu.

L’entrée d’Allenby à Jérusalem a changé la face des choses. L’Angleterre exerce maintenant le protectorat et favorise le mouvement sioniste. Ce mouvement, dont le but est de réunir assez de Juifs, en Palestine, pour constituer un peuple et établir un gouvernement, réussira-t-il ? jusqu’où ira-t-il ? Question grosse de problèmes, de conflits de tous genres, et dont les plus prévoyants ne sauraient prédire la solution. Les Juifs ont, en la personne de sir Herbert Samuels, un des leurs, un partisan dévoué.

Pour le moment, l’occupation anglaise a du bon ; la police est ferme et l’ordre qui règne offre toute sécurité au voyageur.