Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/10

La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 147-159).

Chapitre VIII

FORMOSE — LES PHILIPPINES


Formose — Pescadores — Philippines — ManilleBilibid — Antipolo.


12 janvier — Formant un ovale de deux cent quatre par quatre-vingt-dix-sept milles, l’île de Formose est située dans l’océan Pacifique à quatre-vingt-dix milles de la côte de Chine. Sa position géographique est 21°-45′ à 25°-38′ latitude nord et 120° à 122°-6′-15″ longitude est de Greenwich. Sa superficie est de quatorze mille milles ; soixante-trois îles l’entourent. À la pointe sud s’élève le cap Garambi à deux cent vingt-cinq milles du groupe des Philippines et à trois cents milles de Manille.

Le détroit de Formose, dont les courants capricieux et rapides sont la terreur des marins, sépare l’île de Formose de la Chine. Pratiquement impassable lorsque souffle la mousson du sud-ouest, les navigateurs nous disent qu’à cette époque ses flots rugissent comme des démons et s’élèvent à des hauteurs prodigieuses. Des chaussées sous-marines relient l’île à Fochow et à Kyu-Shu. Il y a sur la hauteur des côtes des phares et des postes de télégraphie sans fil. Formose est d’un charme et d’une beauté incomparables. Sa population de trois millions et demi d’habitants est aussi intéressante, mais d’une autre façon : la plupart sont cannibales, un mélange de civilisation et de barbarie.

Les Japonais occupent cette île depuis dix ans ; ils n’ont encore réussi qu’à maîtriser une bien infime partie de la population. Peu d’étrangers s’y aventurent, mais ceux qui ont cette audace se font accompagner de guides armés jusqu’aux dents, et encore ne sont-ils pas assurés que les parties les plus charnues de leur individu ne seront pas grillées à la broche et croquées à belles dents par les aborigènes de ce doux pays.

Je ne puis m’expliquer cette barbarie à côté des vieilles civilisations de l’Orient, particulièrement de la Chine et du Japon. Ce que j’écris n’est pas de la fantaisie ; les auteurs les plus accrédités affirment la chose et deux passagers qui en ont tenté l’aventure, confirment ces terribles récits.

Au moment où je trace ces lignes, je scrute les rivages escarpés, à trois milles de ce séjour inhospitalier, et je prie le commandant Nelson de n’y pas aborder. Si le malheur veut que nous fassions naufrage, que ce soit un peu plus loin ! Le gouvernement japonais dépense beaucoup d’argent pour se rendre maître de cette terre si riche des dons de la nature, et la civiliser. Les trésors les plus précieux sont toujours gardés par des dragons ; les mines d’or, d’argent, de cuivre, de soufre, de charbon y sont d’une grande richesse. Le riz et la canne à sucre y croissent en abondance. Son climat est celui des tropiques, mais très variable, en raison des altitudes. Ceci s’explique aussi par le caprice des vents et des courants de la mer, berceau des nuages qui versent la pluie au gré de Borée.

Les fleurs parfument l’air en toutes saisons ; les papillons, d’une grande beauté, ont l’envergure des colombes. Il est bon de noter que les moustiques et leurs congénères sont très occupés à l’année, jour et nuit, sans trêve ni repos. Apportez vos moustiquaires.

La flotte des pêcheurs se chiffre à plusieurs milliers. La côte de l’est que nous longeons à cinq ou six milles de distance est très escarpée ; elle rappelle la Gaspésie. À l’intérieur, des pics altiers, couverts de neige, percent la nue. Le plus orgueilleux est le Mont Morrisson, 13 075 pieds ; c’est le plus élevé de l’empire du Japon. Le suivent de près : le mont Sylvia, 12 522 pieds ; le Tauhasen, 10 797 ; le Taiseusu, 10 800 ; le Gokna, 11 209 ; le Hakku, 10 539 ; le Kansan, 12 100, et vingt autres du même calibre.

C’est sur les versants de ces montagnes qu’habitent les cannibales. Certains endroits sont entourés de clôtures de fer barbelé et gardés par les troupes. Les forêts vierges couvrent les monts d’où rugissent les torrents qui arrosent les plaines et causent des ravages terribles à l’époque des crues.

Les Pescadores, groupe de vingt-une îles, sont à droite de Formose. Elles tiennent leur nom du mot espagnol pescadores, pécheurs. Population peu importante. Tout près, à notre gauche, les îles Botel-Tabago : douze mille habitants. C’est de cette île, que le tabac, tabago en espagnol, tient son nom. C’est à Makoung, le chef-lieu de ces îles, que mourut l’amiral Courbet (1885) après sa célèbre expédition de Formose. Les forêts de Formose sont renommées pour leurs énormes camphriers, bois prétendu incorruptible et très recherché par les Chinois et les Japonais pour l’ébénisterie, la menuiserie, la charpente. Ces colonnes de temple, ces statues de Bouddha, que nous avons admirées au Japon et en Chine, sont faites de ce bois précieux. On croit que quelques-uns de ces arbres ont plus de quinze cents ans d’existence ; ils ont deux cents pieds de hauteur et mesurent jusqu’à soixante pieds de circonférence. Toutes les essences précieuses et odoriférantes des tropiques y abondent. La faune est celle des tropiques : tigres, ours, antilopes, bœufs musqués, singes, carabaos, sangliers, les oiseaux aux plus riches plumages et les serpents les plus venimeux, dont le cobra-capella, le serpent à lunettes qui ne le cède en rien à son cousin des Indes. La pie, ô le bel oiseau ! jase ici, au Japon, en Chine, comme rare créature de village.

Ces îles furent découvertes et occupées au seizième siècle (1590), alternativement par les Portugais, les Espagnols, les Hollandais qui les perdirent un siècle plus tard ; les Chinois s’en emparèrent à leur tour. Les Français, les Anglais, les Américains y firent des expéditions ; finalement, les Japonais en eurent la maîtrise, en 1895, par le traité de Shimonoseki. À force de patience, de tact, d’argent, de sacrifices de vies, le Japon a réussi à civiliser une partie de Formose ; il lutte encore contre la barbarie. Ce nom de Formose lui fut donné par des découvreurs portugais qui trouvèrent l’île si belle qu’ils l’appelèrent : ilha formosa, la belle île.

À 10 heures a. m., nous passons en face de l’île de Samasana, à dix-huit milles à l’est de Formose. Nous traversons le tropique du Cancer pour la seconde fois ; la première fois ce fut à l’ouest du groupe des îles Hawaii. La chaleur se fait sentir ; nous trouvons nos vêtements d’hiver un peu lourds ; demain il faudra se vêtir comme en juillet au Canada, et nous sommes au 12 janvier !

L’hiver se résume pour nous à deux jours de neige : l’un en Corée, l’autre à Shanghaï, et encore, sur le haut du jour, il n’en restait aucune trace. Il a fait froid en Corée, en Mandchourie et en Chine. Ces pays ne se préparent pas pour des hivers si courts ; les maisons en général n’ont pas de portes ni de fenêtres bien ajustées comme les nôtres ; on se contente d’un hibashi ou d’un foyer ; même au grand hôtel Astor, à Shanghaï, nous nous chauffions au foyer.

La course, à midi aujourd’hui, est de deux cent soixante-quinze milles ; notre position est longitude 121°-40′-E ; latitude 23°-13′-0″-N. Nous touchons au tropique du Cancer ; nous sommes à plus de six cents milles au sud de Shanghaï.

La vapeur pour le chauffage des cabines est fermée. Dans la salle à manger, les éventails électriques ronronnent. La transition du froid désagréable à la délicieuse chaleur est plutôt brusque ; elle est la bienvenue quand même.

13 janvier — Course : deux cent soixante milles, longitude 120°-12′-E ; latitude 19°-01′-N. Nous avons traversé le tropique, hier, à 11 heures a.m ; il coupe l’île de Formose à peu près au centre. La chaleur augmente ; les toilettes légères et les fourrures d’été apparaissent. Summer furs !!! Les hommes moins snobs, mais plus sages sont en soie pongée, drill, duck, palm beach et kaki.

Tout est au blanc, jusqu’à l’habit pour le dîner ; c’est rafraîchissant et confortable. Gardez vos fourrures, mesdames ; nous ne vous les envions pas.

Des requins, des marsouins et nos petits amis les poissons volants s’ébattent tout autour. À 11 heures a.m., nous découvrons, à bâbord, la pointe de Luçon, l’une des îles du groupe des Philippines sur laquelle est située Manille, la capitale. Nous y serons, demain à 4 heures p.m.

14 janvier — La course est intéressante aujourd’hui : deux cent quatre-vingt-quatorze milles ; pour notre tortue de bateau, c’est d’une rapidité de vertige. Ne dégoisons pas ; on est si bien dans sa carapace glauque ; le Venezuela est peint en vert ; il se confond avec l’océan. Latitude 14°-26′-30″-N. ; longitude 120°-25′-45″-E. : en pleine zone torride.

Un paquebot rapide ferait en deux jours la distance qui nous sépare de l’équateur. Il fait chaud, plus chaud qu’hier ; nous nous habituons peu à peu. Sous les tropiques, cette région qui s’étend vingt-deux degrés et quelques minutes au sud et autant au nord de l’équateur, les jours sont égaux. Le soleil s’éveille à six heures ; il s’endort à six heures, tous les jours de l’année. Il y a bien la variante pour sa promenade graduelle du tropique du Cancer au tropique du Capricorne qu’il touche en juin et décembre respectivement, mais cette différence en plus ou en moins ne dépasse pas une demi-heure, de sorte qu’à midi, il tombe à pic sur notre tête et nous brûle impitoyablement. Ce n’est pas l’épée de Damoclès ; c’est tout de même un javelot contre la chute duquel il est bon de se protéger.

À 11 heures a.m., à l’entrée de la baie de Manille, nous contournons le cap Marivelès et l’île Corregidor, le Gibraltar des Philippines.

À 3 heures 30, nous mettons pied à terre. Cinq minutes plus tard, nous nous allongeons sous les bananiers et les palmiers de l’Hôtel Manila, au parc de la Luneta, immense tapis vert, parsemé de fleurs.

C’est sur les eaux paisibles de cette immense baie que la flotte américaine, commandée par l’amiral Dewey, défit la flotte espagnole, en 1898, et conquit les Philippines aux États-Unis. À tribord se dressent, redoutables, les fortifications de l’île Corregidor. Manille, la capitale, cinq cent mille habitants, est située au fond de la baie, à trente milles de son embouchure. À l’entrée, les côtes sont très élevées et couronnées de montagnes de trois à quatre mille pieds, aux flancs couverts de forêts touffues, d’un vert qui rappelle celui de l’Irlande sur les collines du Loch Foyne. Sur la ligne de l’horizon se dessinent nettement le fort Santiago : un rectangle à toiture en déclin, et son poste d’observation à trois ponts : un bastion semi-circulaire. Plus de trois mille îles forment le groupe des Philippines, entre le 5° et le 22° latitude nord, le 177° et 127° longitude est, borné à l’est par l’océan Pacifique, à l’ouest par la mer de Chine. Sa superficie est de cent vingt mille milles carrés. Du groupe des îles Sulu, on aperçoit la côte de Bornéo. Les deux plus grandes îles de cet archipel sont Luçon et Mindanao. De ces trois mille îles, environ quatre cents sont habitées. Les monts les plus élevés sont : l’Apo, le Pulog, le Mayon, plus de neuf mille pieds. Une dizaine de volcans sont en activité ; le Taal, le plus rapproché de la capitale, est d’accès facile.

L’année ne comporte que deux saisons : la sèche et la pluvieuse ; la première, de novembre à mai, la seconde, de juin à octobre. Les mois les plus froids — il vaudrait mieux dire les moins chauds — sont : décembre, janvier et février ; les plus ardents : avril et mai. Des rivières et des lacs pittoresques arrosent montagnes et vallées ; ne mentionnons que Cagayan, Pampanza, Agno, Pasig, Lagima, dans Luçon ; et Cotabato, Agusan et Lanao, dans Mindanao. La végétation, très luxuriante, comme partout sous les tropiques, comprend le riz, le maïs, la canne à sucre, l’abaca, le coco, la banane, le mango, le papaya, le chicco, le cacao, le café, les épices et le fameux tabac. Les essences forestières sont aussi celles des pays du soleil brûlant ; à noter particulièrement l’acajou que l’on utilise comme le pin ou l’épinette, chez nous.

L’animal qui attire le plus l’attention est le carabao, la laide mais bonne grosse bête aux cornes énormes qui atteignent jusqu’à six pieds d’envergure, recourbées vers les flancs. On l’utilise sur la ferme et à la ville. Il prend la place du cheval de trait. Sa maigre fourrure le protège mal contre les ardeurs du soleil ; aussi se baigne-t-il souvent dans l’eau claire ou dans la boue ; peu lui chaud pourvu qu’il se rafraîchisse. Il a la peau du rhinocéros, agrémentée de quelques poils flous. Bonne bête qui fournit le labeur et le lait ; traînant sa lourde corpulence sur le pavé asphalté des villes, elle regrette sans doute ses jungles de l’Inde, ses plaines de la Chine méridionale et ses marais de l’Asie, sa mère-patrie.

Nous voyons peu d’oiseaux. Il y a, dit-on, beaucoup de serpents et de lézards ; ces derniers ne se gênent pas ; ils pénètrent jusque dans les habitations. Ils ne sont pas malfaisants ; ils sont plutôt laids, curieux et pour le moins indiscrets, à en croire certains pensionnaires de l’hôtel qui nous font part de leurs impressions à ce sujet. Ils manifestent leur surprise de ce que nous n’en ayons pas encore vu grimper sur les moustiquaires. Nous ne tenons pas absolument à voir le cou allongé, les grandes pattes et la queue serpentine de ces reptiles qui font de l’acrobatie sur les murs au-dessus de nos têtes ou dans les rideaux. Nos lits sont entourés de moustiquaires : protection salutaire contre les petites bêtes à becs pointus et ces sauriens qui escaladent les murs, grimpent au plafond et se laissent quelquefois choir sur le nez du dormeur.

La population des Philippines se chiffre à onze millions distribués sur quatre cents îles. Elle se divise en huit millions de chrétiens, trois cent mille mahométans ; le reste est païen et peu civilisé. La douceur est le caractère distinctif des Philippins. Courtois, hospitaliers, propres, habiles, musiciens, indolents, ils sont bons enfants. La femme occupe une très haute position dans la famille : ce qui assure la dignité des foyers. Nous ne remarquons rien de répréhensible dans leurs mœurs, du moins extérieurement ; les costumes sont décents. Des enfants nus se voient ci et là, mais il fait si chaud que l’on voudrait faire comme eux.

Elle n’est pas jolie du tout, la Philippine, malgré tous ses atours à l’espagnole, sa gorge nue, sa blouse aux grandes ailes de gaze à travers le transparent desquelles s’étirent ses bras noirs et grêles, sa jupe qui traîne sur ses grands pieds nus et maigres, ses sandales à talons de bois, ses dessous de dentelle que laisse voir une jupe de robe retroussée d’un côté jusqu’à la hanche. Elle a l’allure d’un hanneton. Non, elle n’est pas jolie, ni de figure, ni de taille, ni d’allure. En vain, je cherche une femme attrayante, je n’en vois aucune. Au Japon, l’enfant est porté sur le dos ; en Chine, sur le ventre ; aux Philippines, sur la hanche. Comme c’est drôle de voir les pattes du marmot gigoter autour de la taille de la maman, du petit frère ou de la petite sœur qu’il enfourche

Sur le bateau, une famille américaine avait comme bonne d’enfants, un jeune Philippin de vingt ans.

15 janvier — L’Hôtel Manila est immense, et construit pour le climat des tropiques : salons et chambres ventilés par le haut, le bas et les côtés. Les portes et fenêtres extérieures ouvrent en glissoires. Les carreaux des ouvertures sont de nacre, de coquillages qui tamisent agréablement la lumière. Pas un carreau de verre dans les châssis. J’ai fait le calcul approximatif des petits carrés de coquillages des cinq grandes portes d’entrée de la façade principale ; il y en a plus de dix mille. Les planchers sont cirés et luisants comme des miroirs ; il faut surveiller ses pas pour ne pas perdre l’équilibre.

Sur le toit, un roof garden où mille danseurs et danseuses pirouettent à l’aise aux accords d’un grand orchestre dont les trompettes et les trombones résonnent et éclatent maintenant dans le grand pavillon semi-circulaire du côté donnant sur la mer. Les élégants, Philippins et Philippines, y plastronnent avec exubérance, en costume


L’Hôtel Manila à Manille, Philippines.


Femmes des Philippines — Une Caratelle.

national ; l’effet est à la fois pittoresque et original : une symphonie de couleurs éclatantes.

L’excellente musique de la gendarmerie donne des concerts en face de l’hôtel, dans le parc de la Luneta, au pied du monument de José Rigal, élevé à l’endroit même où étaient exécutés les condamnés politiques, du temps que les Philippins étaient vassaux de l’Espagne. Rigal, publiciste sans peur, ne craignit pas de dénoncer les exactions de la Couronne espagnole et d’exciter le peuple à la rébellion. Il dut payer de sa tête, en 1872, et fut exécuté bien jeune : il n’avait pas quarante ans. Ses compatriotes reconnaissants, débarrassés du joug oppresseur de la tyrannie, lui ont élevé ce monument à l’endroit précis où sa tête tomba. Sa gloire vivra aussi longtemps que le peuple philippin dont il est l’idéal et le bon génie.

Ces îles fortunées furent découvertes par le grand navigateur Magellan, en 1521. L’expédition qu’il dirigeait aperçut l’île de Cébu, le 7 avril. Les tribus de l’île étaient alors en guerre avec celles de l’île de Mectan. En reconnaissance du bon accueil du chef de Cébu, Magellan conclut une alliance avec lui et épousa sa cause. Il perdit la vie au moment où il protégeait la retraite de sa petite troupe, poursuivie par l’ennemi vers les caravelles. L’endroit où repose son corps est inconnu.

Privée de son chef, l’expédition continua quand même, sous la direction de Sébastiano del Cano. Après bien des privations, des aventures et des dangers de toutes sortes, elle atteignit Séville. Ce fut le premier voyage autour du monde. Une belle statue de del Cano est au parlement philippin que dirige un jeune homme de trente-cinq ans, Manuel Quézon, président du sénat. Il rêve l’indépendance de son pays. Ses nobles aspirations sont partagées par le gouverneur Porter Harrisson qui vient de résigner son poste à cause de cette politique.

Quarante ans après Magellan, les îles furent visitées par Miguel Lopez de Légaspi qui fonda le premier établissement dans l’île de Cébu. Il était accompagné d’Andrea Urdaneta, de l’Ordre des Augustiniens. Sur la Luneta, un monument commémore cet événement. Depuis Magellan jusqu’à 1908, les Espagnols furent les maîtres absolus des Philippines, qu’ils perdirent lorsque l’amiral Dewey coula leur flotte sur le rivage de Cavite et que les troupes américaines écrasèrent l’armée espagnole à Guadeloupe. Les ruines, près du Fort McKinley, redisent cette histoire.

Au centre de la capitale, est la vieille ville murée, — Intra-muros — très caractéristique, espagnole pure.

Au dehors des murs : la ville moderne, américaine, où la vie espagnole se transforme sous la violente poussée des conquérants qui l’ont envahie par le commerce, par l’éducation, par la politique. La fameuse prison de Bilibid, où trois mille messieurs vivent dans le respect forcé des lois, fait l’orgueil des Américains qui tentent ici l’expérience de la réforme des criminels par des méthodes nouvelles. Outre les travaux usuels et la discipline bien tempérée, il y a l’exercice militaire ; à quatre heures de l’après-midi, chaque jour, grande parade et exercice de callisthénie aux sons d’une fanfare de soixante instruments. La disposition des pavillons et des cours est sur le même modèle qu’à la prison de Montréal : en forme d’étoile ; au centre, pour le public, un amphithéâtre circulaire avec gradins. Moyennant dix sous d’entrée, et un permis d’autant plus facile à obtenir qu’on vous invite à venir l’y prendre, vous pouvez jouir du pénible spectacle de trois mille forçats gesticulant en cadence, l’écuelle d’une main et la casquette-casserole de l’autre, pendant que la fanfare joue La Madelon.

Du sommet de l’amphithéâtre, le directeur dirige la représentation ; à la fin du dernier acte, il commande : « Chapeaux bas, messieurs et dames » ; Hats off, please, et la fanfare attaque le Star Spangled Banner.

Dans l’opinion de certains réformateurs, c’est de cette façon que d’un bandit on fait un honnête homme. La musique adoucit les mœurs ; David pinçait de la harpe et chantait devant Saül ; Josué sonnait de la trompette et les murs de Jéricho s’écroulaient ; les bergers jouaient de la flûte et les fauves venaient lécher leurs pieds ; avec des tambours et des cuivres, Booth a fondé une religion, la Salvation Army. Qui sait ?

Je fais emplette d’un chapeau philippin. N’achetez pas de cigares de Manille à Manille ; ils sont plus chers qu’à Shanghaï et à Hong-Kong, à douze cents milles plus loin. Ce phénomène du prix d’un article plus élevé à l’endroit de fabrication qu’à l’endroit d’écoulement, est caractéristique de l’Orient, un mystère que je ne puis expliquer.

16 janvier — Une aventure assez cocasse nous est arrivée ce matin. Nous nous sommes informés, à l’hôtel, des principales églises catholiques de la ville et de l’heure des messes. On nous dirige en caratelle sur la cathédrale, et nous voilà partis. Le cocher nous dépose sur le parvis d’une église antique, du plus pur style espagnol, arborant la croix sur ses tours à coupoles.

Nous entrons ; l’orgue ronfle des airs pieux qui nous semblent orthodoxes ; nous nous agenouillons sur des prie-Dieu bien rembourrés. À peine avions-nous commencé nos dévotions que nous découvrons que nous sommes dans la cathédrale anglicane. Nous déménageons sans tambour ni trompette, en songeant à l’aventure de saint Stanislas de Kostka qui avait commis la même erreur, mais un ange lui apparut et lui apporta la communion tout de même en ce temple hérétique. Comme nous n’avons pas encore atteint le degré de sainteté de saint Stanislas, nous avons pensé que les anges ne se troubleraient pas tant pour nous et nous avons filé sur l’église catholique, apostolique et romaine, cette fois. Ce n’est pourtant pas un problème difficile de trouver une église catholique à Manille ; il y en a tellement que les touristes parient sur leur nombre. Dans la banlieue, il en existe une dont les orgues, vieilles de plus d’un siècle, sont en bambou. Le curé, un Père blanc, a eu l’amabilité de les jouer pour nous ; les sons qui sortent de ces tuyaux champêtres sont d’une douceur de flûtes, de pipeaux. Cette église a nom : Las Epinas ; elle est située sur la route du Fort McKinley que nous visitons ; les ruines du fameux couvent de Guadeloupe, brûlé en 1898, redisent l’histoire de l’invasion américaine.

Nous faisons en auto, à travers champs et montagnes, une randonnée de soixante milles jusqu’au sanctuaire d’Antipolo pour voir dans une niche au-dessus du maître-autel, une statue de la Vierge, étincelante de pierres précieuses évaluées à deux cent cinquante mille dollars. Bien des légendes auréolent cette statue ; de nombreux miracles lui sont attribués.

Nous traversons des villages pittoresques dont les habitations, montées sur des échasses de bambou, sont en feuilles de palmiers et ombragées par les bananiers, les cocotiers et les mangos. C’est une sensation toute délicieuse de filer en auto sous des feuilles d’une telle envergure. Ces plantations, d’un vert qui repose l’œil, forment un décor dont le cinéma pourrait à peine donner une faible reproduction : un rêve !

Voir le soleil se coucher à travers la végétation tropicale, et teindre l’horizon de nuances veloutées, est un spectacle qui dépasse l’imagination et défie toute description : un autre rêve, une féerique symphonie de couleurs !

C’est dimanche ; la population des villages est en habit de fête ; les damoiselles sont parées de leurs plus fines gazes et les damoiseaux, de leurs habits de fête. Il faut voir les sombreros des beautés locales, larges comme des ombrelles, en paille fine, en fibre délicate, couronnés d’une boule rouge écarlate et festonnés de petits glands. Ces Carmen fument, les unes la cigarette, les autres des cigares dont un seul me tiendrait occupé tout un après-dîner.

Des combats de coqs partout ; c’est le sport national. On va aux combats de coqs aux Philippines, comme aux courses de chevaux en Angleterre, aux combats de taureaux en Espagne et aux parties de la crosse et de hockey au Canada. L’arène où se livrent ces combats passionnants est une grande baraque recouverte de feuilles ; on paie à l’entrée ; il y a des sièges réservés, s’il vous plaît.


La Hutte du Paysan aux Philippines.


Un Carabao des Philippines.

Tout le long de la route, nous croisons de fiers hobereaux qui portent des coqs sous leurs bras. Ils vont au champ de combat ou en reviennent, les uns triomphants, leur coq sur le poing ; les autres piteux et penauds : leur coq est mort ! Les braves cocoricos, tombés au champ d’honneur, sont plumés sur la chaussée et la marmite ou le poêlon à frire sont prêts à les recevoir pour le dîner. Les lois, depuis l’occupation américaine, ne permettent ces réjouissances que le samedi soir, les dimanches et les jours de fêtes.