Saillant & Nyon, libraires (p. 107-124).

C’est en 1580 que l’on voit les jésuites admis pour la première fois dans ces fertiles régions, où ils ont depuis fondé, sous le règne de Philippe III, les missions fameuses auxquelles on donne en Europe le nom du Paraguay, et plus à propos en Amérique celui de l’Uruguay, rivière sur laquelle elles sont situées. Elles ont toujours été divisées en peuplades, faibles d’abord et en petit nombre, mais que des progrès successifs ont porté jusqu’à celui de trente-sept ; savoir, vingt-neuf sur la rive droite de l’Uruguay, et huit sur la rive gauche, régies chacune par deux jésuites en habit de l’ordre. Deux motifs qu’il est permis aux souverains d’allier, lorsque l’un ne nuit pas à l’autre, la religion et l’intérêt, avaient fait désirer aux monarques espagnols la conversion de ces Indiens ; en les rendant catholiques on civilisait des hommes sauvages, on se rendait maître d’une contrée vaste et abondante ; c’était ouvrir à la métropole une nouvelle source de richesses et acquérir des adorateurs au vrai Dieu. Les jésuites se chargèrent de remplir ces vues, mais ils représentèrent que, pour faciliter le succès d’une si pénible entreprise il fallait qu’ils fussent indépendants des gouverneurs de la province et que même aucun Espagnol ne pénétrât dans le pays.

Le motif qui fondait cette demande était la crainte que les vices des Européens ne diminuassent la ferveur des néophytes, ne les éloignassent même du christianisme, et que la hauteur espagnole ne leur rendît odieux un joug trop appesanti. La cour d’Espagne, approuvant ces raisons, régla que les missionnaires seraient soustraits à l’autorité des gouverneurs, et que le trésor leur donnerait chaque année soixante mille piastres pour les frais des défrichements, sous la condition qu’à mesure que les peuplades seraient formées et les terres mises en valeur, les Indiens paieraient annuellement au roi une piastre par homme depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à celui de soixante. On exigea aussi que les missionnaires apprissent aux Indiens la langue espagnole ; mais cette clause ne paraît pas avoir été exécutée.

Les jésuites entrèrent dans la carrière avec le courage des martyrs et une patience vraiment angélique. Il fallait l’un et l’autre pour attirer, retenir, plier à l’obéissance et au travail des hommes féroces, inconstants, attachés autant à leur paresse et à leur indépendance.

Les obstacles furent infinis, les difficultés renaissaient à chaque pas ; le zèle triompha de tout, et la douceur des missionnaires amena enfin à leurs pieds ces farouches habitants des bois. En effet, ils les réunirent dans des habitations, leur donnèrent des lois, introduisirent chez eux les arts utiles et agréables ; enfin, d’une nation barbare, sans mœurs et sans religion, ils en firent un peuple doux, policé, exact observateur des cérémonies chrétiennes. Ces Indiens, charmés par l’éloquence persuasive de leurs apôtres, obéissaient volontiers à des hommes qu’ils voyaient se sacrifier à leur bonheur ; de telle façon que, quand ils voulaient se former une idée du roi d’Espagne, ils le représentaient sous l’habit de saint Ignace.

Cependant il y eut contre son autorité un instant de révolte dans l’année 1757. Le roi catholique venait d’échanger avec le Portugal les peuplades des missions situées sur la rive gauche de l’Uruguay contre la colonie du Saint-Sacrement. L’envie d’anéantir la contrebande énorme, dont nous avons parlé plusieurs fois, avait engagé la cour de Madrid à cet échange. L’Uruguay devenait ainsi la limite des possessions respectives des deux couronnes ; on faisait passer sur sa rive droite les Indiens des peuplades cédées, et on les dédommageait en argent du travail de leur déplacement. Mais ces hommes, accoutumés à leurs foyers, ne purent souffrir d’être obligés de quitter des terres en pleine valeur pour en aller défricher de nouvelles. Ils prirent donc les armes : depuis longtemps on leur avait permis d’en avoir pour se défendre contre les incursions des Paulistes, brigands sortis du Brésil et qui s’étaient formés en république vers la fin du XVIe siècle. La révolte éclata sans qu’aucun jésuite parût jamais à la tête des Indiens.

On dit même qu’ils furent retenus par force dans les villages pour y exercer les fonctions du sacerdoce. Le gouverneur général de la province de La Plata, dom Joseph Andonaighi, marcha contre les rebelles, suivi de dom Joachim de Viana, gouverneur de Montevideo.

Il les défit dans une bataille où il périt plus de deux mille Indiens. Il s’achemina ensuite à la conquête du pays ; et dom Joachim, voyant la terreur qu’une première défaite y avait répandue, se chargea avec six cents hommes de le réduire en entier. En effet, il attaqua la première peuplade, s’en empara sans résistance et, celle-là prise, toutes les autres se soumirent.

Sur ces entrefaites la cour d’Espagne rappela dom Joseph Andonaighi et dom Pedro Cevallos arriva à Buenos Aires pour le remplacer. En même temps Viana reçut ordre d’abandonner les missions et de ramener ses troupes. Il ne fut plus question de l’échange, projeté entre les deux couronnes, et les Portugais, qui avaient marché contre les Indiens avec les Espagnols, revinrent avec eux. C’est dans le temps de cette expédition que s’est répandu en Europe le bruit de l’élection du roi Nicolas, Indien dont en effet les rebelles firent un fantôme de royauté.

Dom Joachim de Viana m’a dit que, quand il eut reçu l’ordre de quitter les missions, une grande partie des Indiens, mécontents de la vie qu’ils menaient, voulaient le suivre. Il s’y opposa, mais il ne put empêcher que sept familles ne l’accompagnassent, et il les établit aux Maldonades où elles donnent aujourd’hui l’exemple de l’industrie et du travail. Je fus surpris de ce qu’il me dit au sujet de ce mécontentement des Indiens. Comment l’accorder avec tout ce que j’avais lu sur la manière dont ils étaient gouvernés ? J’aurais cité les lois des missions, comme le modèle d’une administration faite pour donner aux humains le bonheur et la sagesse.

En effet, quand on se représente de loin et en général ce gouvernement magique fondé par les seules armes spirituelles, et qui n’était lié que par les chaînes de la persuasion, quelle institution plus honorable à l’humanité ! C’est une société qui habite une terre fertile sous un climat fortuné, dont tous les membres sont laborieux et où personne ne travaille pour soi ; les fruits de la culture commune sont rapportés fidèlement dans les magasins publics, d’où l’on distribue à chacun ce qui lui est nécessaire pour sa nourriture, son habillement et l’entretien de son ménage ; l’homme dans la vigueur de l’âge nourrit par son travail l’enfant qui vient de naître ; et lorsque le temps a usé ses forces, il reçoit de ses concitoyens les mêmes services dont il leur a fait l’avance ; les maisons particulières sont commodes, les édifices publics sont beaux ; le culte est uniforme et scrupuleusement suivi ; ce peuple heureux ne connaît ni rangs ni conditions, il est également à l’abri des richesses et de l’indigence. Telles ont dû paraître et telles me paraissaient les missions dans le lointain et l’illusion de la perspective. Mais, en matière de gouvernement, un intervalle immense sépare la théorie de l’administration. J’en fus convaincu par les détails suivants que m’ont faits unanimement cent témoins oculaires.

L’étendue du terrain que renferment les missions peut être de deux cents lieues du nord au sud, de cent cinquante de l’est à l’ouest, et la population y est d’environ trois cent mille âmes, des forêts immenses y offrent des bois de toute espèce, de vastes pâturages y contiennent au moins deux millions de têtes de bestiaux ; de belles rivières vivifient l’intérieur de cette contrée et y appellent partout la circulation et le commerce. Voilà le local, comment y vivait-on ? Le pays était, comme nous l’avons dit, divisé en paroisses, et chaque paroisse régie par deux jésuites, l’un curé, l’autre son vicaire. La dépense totale pour l’entretien des peuplades entraînait peu de frais, les Indiens étant nourris, habillés, logés du travail de leurs mains ; la plus forte dépense allait à l’entretien des églises construites et ornées avec magnificence. Le reste du produit de la terre et tous les bestiaux appartenaient aux jésuites qui, de leur côté, faisaient venir d’Europe les outils des différents métiers, des vitres, des couteaux, des aiguilles à coudre, des images, des chapelets, de la poudre et des fusils. Leur revenu annuel consistait en coton, suifs, cuirs, miel et surtout en maté, plante mieux connue sous le nom d’herbe du Paraguay, dont la compagnie faisait seule le commerce, et dont la consommation est immense dans toutes les Indes espagnoles où elle tient lieu de thé. Les Indiens avaient pour leurs curés une soumission tellement servile que non seulement ils se laissaient punir du fouet à la manière du collège, hommes et femmes, pour les fautes publiques, mais qu’ils venaient eux-mêmes solliciter le châtiment des fautes mentales.

Dans chaque paroisse les Pères élisaient tous les ans des corrégidors et des capitulaires chargés des détails de l’administration. La cérémonie de leur élection se faisait avec pompe le premier jour de l’an dans le parvis de l’église, et se publiait au son des cloches et des instruments de toute espèce. Les élus venaient aux pieds du Père curé recevoir les marques de leur dignité qui ne les exemptait pas d’être fouettés comme les autres.

Leur plus grande distinction était de porter des habits, tandis qu’une chemise de toile de coton composait seule le vêtement du reste des Indiens de l’un et l’autre sexe.

La fête de la paroisse et celle du curé se célébraient aussi par des réjouissances publiques, même par des comédies ; elles ressemblaient sans doute à nos anciennes pièces qu’on nommait mystères. Le curé habitait une maison vaste, proche de l’église elle avait attenant deux corps de logis dans l’un desquels étaient les écoles pour la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture et les ateliers de différents métiers ; l’Italie leur fournissait les maîtres pour les arts, et les Indiens apprennent, dit-on, avec facilité ; l’autre corps de logis contenait un grand nombre de jeunes filles occupées à divers ouvrages sous la garde et l’inspection des vieilles femmes : il se nommait le Guatiguasu ou le séminaire. L’appartement du curé communiquait intérieurement avec ces deux corps de logis.

Ce curé se levait à cinq heures du matin, prenait une heure pour l’oraison mentale, disait sa messe à six heures et demie, on lui baisait la main à sept heures, et l’on faisait alors la distribution publique d’une once de maté par famille. Après sa messe, le curé déjeunait, disait son bréviaire, travaillait avec les corrégidors dont les quatre premiers étaient ses ministres, visitait le séminaire, les écoles et les ateliers ; s’il sortait, c’était à cheval et avec un grand cortège ; il dînait à onze heures seul avec son vicaire, restait en conversation jusqu’à midi, et faisait la sieste jusqu’à deux heures ; il était renfermé dans son intérieur jusqu’ au rosaire, après lequel il y avait conversation jusqu’à sept heures du soir ; alors le curé soupait ; à huit heures il était censé couché.

Le peuple cependant était depuis huit heures du matin distribué aux divers travaux soit de la terre, soit des ateliers, et les corrégidors veillaient au sévère emploi du temps ; les femmes filaient du coton ; on leur en distribuait tous les lundis une certaine quantité qu’il fallait rapporter filé à la fin de la semaine ; à cinq heures et demie du soir on se rassemblait pour réciter le rosaire et baiser encore la main du curé ; ensuite se faisait la distribution d’une once de maté et de quatre livres de bœuf pour chaque ménage qu’on supposait être composé de huit personnes ; on donnait aussi du maïs. Le dimanche on ne travaillait point, l’office divin prenait plus de temps ; ils pouvaient ensuite se livrer à quelques jeux aussi tristes que le reste de leur vie.

On voit par ce détail exact que les Indiens n’avaient en quelque sorte aucune propriété et qu’ils étaient assujettis à une uniformité de travail et de repos cruellement ennuyeuse. Cet ennui, qu’avec raison on dit mortel, suffit pour expliquer ce qu’on nous a dit : qu’ils quittaient la vie sans la regretter, et qu’ils mouraient sans avoir vécu. Quand une fois ils tombaient malades, il était rare qu’ils guérissent ; et lorsqu’on leur demandait alors si de mourir les affligeait, ils répondaient que non, et le répondaient comme des gens qui le pensent. On cessera maintenant d’être surpris de ce que, quand les Espagnols pénétrèrent dans les missions, ce grand peuple administré comme un couvent témoigna le plus grand désir de forcer la clôture. Au reste, les jésuites nous représentaient ces Indiens comme une espèce d’hommes qui ne pouvait jamais atteindre qu’à l’intelligence des enfants ; la vie qu’ils menaient empêchait ces grands enfants d’avoir la gaieté des petits.

La Compagnie s’occupait du soin d’étendre les missions lorsque le contrecoup d’événements passés en Europe vint renverser dans le Nouveau Monde l’ouvrage de tant d’années et de patience. La cour d’Espagne, ayant pris la résolution de chasser les jésuites, voulut que cette opération se fit en même temps dans toute l’étendue de ses vastes domaines. Cevallos fut rappelé de Buenos Aires et don Francisco Bucarelli nommé pour le remplacer. Il partit instruit de la besogne à laquelle on le destinait et prévenu d’en différer l’exécution jusqu’à de nouveaux ordres qu’il ne tarderait pas à recevoir. Le confesseur du roi, le comte d’Aranda et quelques ministres étaient les seuls auxquels fut confié le secret de cette affaire. Bucarelli fit son entrée à Buenos Aires au commencement de 1767.

Lorsque dom Pedro Cevallos fut arrivé en Espagne, on expédia au marquis de Bucarelli un paquebot chargé des ordres tant pour cette province que pour le Chili, où ce général devait les faire passer par terre. Ce bâtiment arriva dans la rivière de la Plata au mois de juin 1767 et le gouverneur dépêcha sur-le-champ deux officiers, l’un au vice-roi du Pérou, l’autre au président de l’audience du Chili, avec les paquets de la cour qui les concernaient. Il songea ensuite à répartir ses ordres dans les différents lieux de sa province où il y avait des jésuites, tels que Cordoue, Mendoze, Corrientes, Santa Fe, Salta, Montevideo et le Paraguay. Comme il craignit que, parmi les commandants de ces divers endroits, quelques-uns n’agissent pas avec la promptitude, le secret et l’exactitude que la cour désirait, il leur enjoignit, en leur adressant ses ordres, de ne les ouvrir que le jour qu’il fixait pour l’exécution, et de ne le faire qu’en présence de quelques personnes qu’il nommait : gens qui occupaient dans les mêmes lieux les premiers emplois ecclésiastiques et civils. Cordoue surtout l’intéressait ; c’était dans ces provinces la principale maison des jésuites et la résidence habituelle du provincial.

C’est là qu’ils formaient et qu’ils instruisaient dans la langue et les usages du pays les sujets destinés aux missions et à devenir chefs des peuplades ; on y devait trouver leurs papiers les plus importants. Le marquis de Bucarelli se résolut à y envoyer un officier de confiance qu’il nomma lieutenant du roi de cette place, et que, sous ce prétexte, il fit accompagner d’un détachement de troupes.

Il restait à pourvoir à l’exécution des ordres du roi dans les missions, et c’était le point critique. Faire arrêter les jésuites au milieu des peuplades, on ne savait pas si les Indiens voudraient le souffrir, et il eût fallu soutenir cette exécution violente par un corps de troupes assez nombreux pour parer à tout événement.

D’ailleurs n’était-il pas indispensable, avant que de songer à en retirer les jésuites, d’avoir une autre forme de gouvernement prête à substituer au leur et d’y prévenir ainsi les désordres de l’anarchie ? Le gouvernement se détermina à temporiser et se contenta pour le moment d’écrire dans les missions qu’on lui envoyât sur-le-champ le corrégidor et un cacique de chaque peuplade pour leur communiquer des lettres du roi. Il expédia cet ordre avec la plus grande célérité afin que les Indiens fussent en chemin et hors des réductions avant que la nouvelle de l’expulsion de la Société pût y parvenir. Par ce moyen il remplissait deux vues, l’une de se procurer des otages qui l’assureraient de la fidélité des peuplades lorsqu’il en retirerait les jésuites ; l’autre, de gagner l’affection des principaux Indiens par les bons traitements qu’on leur prodiguerait à Buenos Aires et d’avoir le temps de les instruire du nouvel état dans lequel ils entreraient lorsque, n’étant plus tenus par la lisière, ils jouiraient des mêmes priviléges et de la même propriété que les autres sujets du roi.

Tout avait été concerté avec le plus profond secret et, quoiqu’on eût été surpris de voir arriver un bâtiment d’Espagne sans autres lettres que celles adressées au général, on était fort éloigné d’en soupçonner la cause.

Le moment de l’exécution générale était combiné pour le jour où tous les courriers auraient eu le temps de se rendre à leur destination et le gouverneur attendait cet instant avec impatience, lorsque l’arrivée des deux chambekins du roi, l’Andatu et l’Aventurero, venant de Cadix, faillit à rompre toutes ses mesures. Il avait ordonné au gouverneur de Montevideo, au cas qu’il arrivât quelques bâtiments d’Europe, de ne pas laisser communiquer avec qui que ce fut, avant que de l’en avoir informé ; mais l’un de ces deux chambekins s’étant perdu, comme nous l’avons dit, en entrant dans la rivière, il fallait bien en sauver l’équipage et lui donner les secours que sa situation exigeait. Les deux chambekins étaient sortis d’Espagne depuis que les jésuites y avaient été arrêtés : ainsi on ne pouvait empêcher que cette nouvelle ne se répandît.

Un officier de ces bâtiments fut sur-le-champ envoyé au marquis de Bucarelli et arriva à Buenos Aires le 9 juillet à dix heures du soir. Le gouverneur ne balança pas : il expédia à l’instant à tous les commandants des places un ordre d’ouvrir leurs paquets et d’en exécuter le contenu avec la plus grande célérité. A deux heures après minuit, tous les courriers étaient partis et les deux maisons des jésuites à Buenos Aires investies, au grand étonnement de ces Pères qui croyaient rêver lorsqu’on vint les tirer du sommeil pour les constituer prisonniers et se saisir de leurs papiers. Le lendemain, on publia dans la ville un ban qui décernait peine de mort contre ceux qui entretiendraient commerce avec les jésuites et on y arrêta cinq négociants qui voulaient, dit-on, leur faire passer des avis à Cordoue.

Les ordres du roi s’exécutèrent avec la même facilité dans toutes les villes. Partout les jésuites furent surpris sans avoir eu le moindre indice, et on mit la main sur leurs papiers. On les fit aussitôt partir de leurs différentes maisons, escortés par des détachements de troupes qui avaient ordre de tirer sur ceux qui chercheraient à s’échapper. Mais on n’eut pas besoin d’en venir à cette extrémité. Ils témoignèrent la plus parfaite résignation, s’humiliant sous la main qui les frappait et reconnaissant, disaient-ils, que leurs péchés avaient mérité le châtiment dont Dieu les punissait. Les jésuites de Cordoue, au nombre de plus de cent, arrivèrent à la fin d’août à la Encenada, où se rendirent peu après ceux de Corrientes, de Buenos Aires et de Montevideo. Ils furent aussitôt embarqués et ce premier convoi appareilla, comme nous l’avons déjà dit, à la fin de septembre. Les autres, pendant ce temps, étaient en chemin pour venir à Buenos Aires attendre un nouvel embarquement.

On y vit arriver le 13 septembre tous les corrégidors et un cacique de chaque peuplade, avec quelques Indiens de leur suite. Ils étaient sortis des missions avant qu’on s’y doutât de l’objet qui les faisait mander.

La nouvelle qu’ils en apprirent en chemin leur fit impression, mais ne les empêcha pas de continuer leur route. La seule instruction dont les curés eussent muni au départ leurs chers néophytes avait été de ne rien croire de tout ce que leur débiterait le gouverneur général. “ Préparez-vous, mes enfants, leur avaient-ils dit, à entendre beaucoup de mensonges. ” A leur arrivée, on les amena en droiture au gouvernement, où Je fus présent à leur réception. Ils y entrèrent à cheval au nombre de cent vingt et s’y formèrent en croissant sur deux lignes : un Espagnol, instruit dans la langue des Guaranis, leur servait d’interprète. Le gouverneur parut à un balcon ; il leur fit dire qu’ils étaient les bienvenus, qu’ils allassent se reposer, et qu’il les informerait du jour auquel il aurait résolu de leur signifier les intentions du roi. Il ajouta sommairement qu’il venait les tirer d’esclavage et les mettre en possession de leurs biens dont, jusqu’à présent, ils n’avaient pas joui. Ils répondirent par un cri général, en élevant la main droite vers le ciel et souhaitant mille prospérités au roi et au gouverneur. Ils ne paraissent pas mécontents, mais il était aisé de démêler sur leur visage plus de surprise que de joie. Au sortir du gouvernement, on les conduisit à une maison des jésuites où ils furent logés, nourris et entretenus aux dépens du roi. Le gouverneur, en les faisant venir, avait mandé nommément le fameux cacique Nicolas, mais on écrivit que son grand âge et ses infirmités ne lui permettaient pas de se déplacer.

A mon départ de Buenos Aires, les Indiens n’avaient pas encore été appelés à l’audience du général. Il voulait leur laisser le temps d’apprendre un peu la langue et de connaître la façon de vivre des Espagnols. J’ai plusieurs fois été les voir. Ils m’ont paru d’un naturel indolent, je leur trouvais cet air stupide d’animaux pris au piège. On m’en fit remarquer que l’on disait fort instruits ; mais, comme ils ne parlaient que la langue guarani, je ne fus pas dans le cas d’apprécier le degré de leurs connaissances ; seulement j’entendis jouer du violon un cacique que l’on nous assurait être grand musicien ; il joua une sonate et je crus entendre les sons obligés d’une serinette. Au reste, peu de temps après leur arrivée à Buenos Aires, la nouvelle de l’expulsion des jésuites étant parvenue dans les missions, le marquis de Bucarelli reçut une lettre du provincial qui s’y trouvait pour lors, dans laquelle il l’assurait de sa soumission et de celle de toutes les peuplades aux ordres du roi. Ces missions des Guaranis et des Tapes sur l’Uruguay n’étaient pas les seules que les jésuites eussent fondées dans l’Amérique méridionale. Plus au nord ils avaient rassemblé et soumis aux mêmes lois les Mayas, les Chiquitos et les Avipones. Ils formaient aussi de nouvelles réductions dans le sud du Chili du côté de l’île du Chiloé ; et depuis quelques années ils s’étaient ouvert une route pour passer de cette province au Pérou, en traversant le pays des Chiquitos, route plus courte que celle que l’on suivait jusqu’à présent. Au reste, dans les pays où ils pénétraient, ils faisaient appliquer sur des poteaux la devise de la Compagnie ; et sur la carte de leurs réductions faite par eux, elles sont énoncées sous cette dénomination, oppida christianomm.

On s’était attendu, en saisissant les biens des jésuites dans cette province, de trouver dans leurs maisons des sommes d’argent considérables ; on en a néanmoins trouvé fort peu. Leurs magasins étaient à la vérité garnis de marchandises de tout genre, tant de ce pays que de l’Europe, et même il y en avait de beaucoup d’espèces qui ne se consomment point dans ces provinces. Le nombre de leurs esclaves était considérable, on en comptait trois mille cinq cents dans la seule maison de Cordoue. Ma plume se refuse au détail de tout ce que le public de Buenos Aires prétendait avoir été trouvé dans les papiers saisis aux jésuites ; les haines sont encore trop récentes pour qu’on puisse discerner les fausses imputations des véritables. J’aime mieux rendre justice à la plus grande partie des membres de cette Société qui ne participaient point au secret de ses vues temporelles. S’il y avait dans ce corps quelques intrigants, le grand nombre, religieux de bonne foi, ne voyaient dans l’institut que la piété de son fondateur, et servaient en esprit et en vérité le Dieu auquel ils s’étaient consacrés. Au reste, j’ai su depuis mon retour en France que le marquis de Bucarelli était parti de Buenos Aires pour les missions le 14 mai 1768, et qu’il n’y avait rencontré aucun obstacle, aucune résistance à l’exécution des ordres du roi catholique. On aura une idée de la manière dont s’est terminé cet événement intéressant en lisant les deux pièces suivantes qui contiennent le détail de la première scène. C’est ce qui s’est passé dans la réduction Yapegu située sur l’Uruguay et qui se trouvait la première sur le chemin du général espagnol ; toutes les autres ont suivi l’exemple donné par celle-là.

Traduction d’une lettre d’un capitaine de grenadiers du régiment de Mayorque, commandant un des détachements de l’expédition aux missions du Paraguay.


D’Yapegu, le 19 juillet 1768.


“Hier nous arrivâmes ici très heureusement ; la réception que l’on a faite à notre général a été des plus magnifiques et telle qu’on n’aurait pu l’attendre de la part d’un peuple aussi simple et aussi peu accoutumé à de semblables fêtes. Il y a ici un collège très riche en ornements d’église qui sont en grand nombre ; on y voit aussi beaucoup d’argenterie. La peuplade est un peu moins grande que Montevideo, mais bien mieux alignée et fort peuplée. Les maisons y sont tellement uniformes qu’à en voir une on les a vues toutes, comme à voir un homme et une femme, on a vu tous les habitants, attendu qu’il n’y a pas la moindre différence dans la façon dont ils sont vêtus. Il y a beaucoup de musiciens, mais tous médiocres.

Dès l’instant où nous arrivâmes dans les environs de cette mission, Son Excellence donna l’ordre d’aller se saisir du Père provincial de la Compagnie de Jésus et de six autres de ces Pères, et de les mettre aussitôt en lieu de sûreté. Ils doivent s’embarquer un de ces jours sur le fleuve Uruguay. Nous croyons cependant qu’ils resteront au Salto, où on les gardera jusqu’à ce que tous leurs confrères aient subi le même sort. Nous croyons aussi rester à Yapegu cinq ou six jours et suivre notre chemin jusqu’à la dernière des missions. Nous sommes très contents de notre général qui nous fait procurer tous les rafraîchissements possibles. Hier nous eûmes opéra, il y en aura encore aujourd’hui une représentation. Les bonnes gens font tout ce qu’ils peuvent et tout ce qu’ils savent. Nous vîmes aussi hier le fameux Nicolas, celui qu’on avait tant d’intérêt à tenir renfermé. Il était dans un état déplorable et presque nu. C’est un homme de soixante et dix ans qui paraît de bons sens. Son Excellence lui parla longtemps et parut fort satisfaite de sa conversation.

Voilà tout ce que je puis vous apprendre de nouveau. ”

Relation publiée à Buenos Aires de l’entrée de S.E. don Francisco Bucarelli y Ursua dans la mission Yapegu, l’une de celles des jésuites chez les peuples guaranis dans le Paraguay, lorsqu’elle y arriva le 18 juillet 1768.

“ À huit heures du matin, Son Excellence sortit de la chapelle Saint-Martin, située à une lieue d’Yapegu.

Elle était accompagnée de sa garde de grenadiers et de dragons, et avait détaché deux heures auparavant les compagnies de grenadiers de Mayorque pour disposer et soutenir le passage du ruisseau Guivirade qu’on est obligé de traverser en balses et en canots. Ce ruisseau est à une demi-lieue environ de la peuplade.

Aussitôt que Son Excellence eut traversé, elle trouva les caciques et corrégidors des missions qui l’attendaient avec l’alferès d’Yapegu qui portait l’étendard royal. Son Excellence ayant reçu tous les honneurs et compliments usités en pareilles occasions, monta à cheval pour faire son entrée publique.

Les dragons commencèrent la marche ; ils étaient suivis de deux aides de camp qui précédaient Son Excellence, après laquelle venaient les deux compagnies de grenadiers de Mayorque suivies du cortège des caciques et corrégidors et d’un grand nombre de cavaliers de ces cantons. On se rendit à la grande place en face de l’église.

Son Excellence ayant mis pied à terre, dom Francisco Martinez, vicaire général de l’expédition, se présenta sur les degrés du portail pour la recevoir. Il l’accompagna jusqu’au presbytère et entonna le Te Deum, qui fut chanté et exécuté par une musique toute composée de Guaranis. Pendant cette cérémonie l’artillerie fit une triple décharge. Son Excellence se rendit ensuite au logement qu’elle s’était destiné dans le collège des Pères, autour duquel la troupe vint camper jusqu’à ce que, par son ordre, elle allât prendre ses quartiers dans le Guatiguasu ou la Casa de las recogidas, la maison des recluses. ”

Reprenons le récit de notre voyage dont le spectacle de la révolution arrivée dans les missions n’a pas été une des circonstances les moins intéressantes.