Saillant & Nyon, libraires (p. 213-229).

Lorsque nous fûmes amarrés, je descendis à terre avec plusieurs officiers, afin de reconnaître un lieu propre à faire de l’eau. Nous fûmes reçus par une foule d’hommes et de femmes qui ne se lassaient point de nous considérer ; les plus hardis venaient nous toucher, ils écartaient même nos vêtements, comme pour vérifier si nous étions absolument faits comme eux : aucun ne portait d’armes, pas même de bâtons. Ils ne savaient comment exprimer leur joie de nous recevoir. Le chef de ce canton nous conduisit dans sa maison et nous y introduisit. Il y avait dedans cinq ou six femmes et un vieillard vénérable. Les femmes nous saluèrent en portant la main sur la poitrine, et criant plusieurs fois tayo.

Le vieillard était père de notre hôte. Il n’avait du grand âge que ce caractère respectable qu’impriment les ans sur une belle figure : sa tête ornée de cheveux blancs et d’une longue barbe, tout son corps nerveux et rempli, ne montraient aucune ride, aucun signe de décrépitude. Cet homme vénérable parut s’apercevoir à peine de notre arrivée ; il se retira même sans répondre à nos caresses, sans témoigner ni frayeur, ni étonnement, ni curiosité : fort éloigné de prendre part à l’espèce d’extase que notre vue causait à tout ce peuple, son air rêveur et soucieux semblait annoncer qu’il craignait que ces jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race.

On nous laissa la liberté de considérer l’intérieur de la maison. Elle n’avait aucun meuble, aucun ornement qui la distinguât des cases ordinaires, que sa grandeur. Elle pouvait avoir quatre-vingts pieds de long sur vingt pieds de large. Nous y remarquâmes un cylindre d’osier, long de trois ou quatre pieds et garni de plumes noires, lequel était suspendu au toit, et deux figures de bois que nous prîmes pour des idoles. L’une, c’était le dieu, était debout contre un des piliers ; la déesse était vis-à-vis, inclinée le long du mur qu’elle surpassait en hauteur, et attachée aux roseaux qui le forment. Ces figures mal faites et sans proportions avaient environ trois pieds de haut, mais elles tenaient à un piédestal cylindrique, vidé dans l’intérieur et sculpté à jour. Il était fait en forme de tour et pouvait avoir six à sept pieds de hauteur, sur environ un pied de diamètre ; le tout était d’un bois noir fort dur.

Le chef nous proposa ensuite de nous asseoir sur l’herbe au-dehors de sa maison, où il fit apporter des fruits, du poisson grillé et de l’eau ; pendant le repas, il envoya chercher quelques pièces d’étoffes et deux grands colliers faits d’osier et recouverts de plumes noires et de dents de requins. Leur forme ne ressemble pas mal à celle de ces fraises immenses qu’on portait du temps de François 1er. Il en passa un au col du chevalier d’Oraison, l’autre au mien, et distribua les étoffes. Nous étions prêts à retourner à bord, lorsque le chevalier de Suzannet s’aperçut qu’il lui manquait un pistolet qu’on avait adroitement volé dans sa poche.

Nous le fîmes entendre au chef qui, sur-le-champ, voulut fouiller tous les gens qui nous environnaient ; il en maltraita même quelques-uns. Nous arrêtâmes ses recherches, en tâchant seulement de lui faire comprendre que l’auteur du vol pourrait être la victime de sa friponnerie, et que son larcin lui donnerait la mort.

Le chef et tout le peuple nous accompagnèrent jusqu’à nos bateaux. Prêts à y arriver, nous firmes arrêtés par un insulaire d’une belle figure qui, couché sous un arbre, nous offrit de partager le gazon qui lui servait de siège. Nous l’acceptâmes ; cet homme alors se pencha vers nous et, d’un air tendre, aux accords d’une flûte dans laquelle un autre Indien soufflait avec le nez, il nous chanta lentement une chanson, sans doute anacréontique : scène charmante et digne du pinceau de Boucher. Quatre insulaires vinrent avec confiance souper et coucher à bord. Nous leur fîmes entendre flûte, basse, violon, et nous leur donnâmes un feu d’artifice composé de fusées et de serpentaux. Ce spectacle leur causa une surprise mêlée d’effroi.

Le 7 au matin, le chef, dont le nom est Ereti, vint à bord. Il nous apporta un cochon, des poules et le pistolet qui avait été pris la veille chez lui. Cet acte de justice nous en donna bonne idée. Cependant nous fîmes dans la matinée toutes nos dispositions pour descendre à terre nos malades et nos pièces à l’eau, et les y laisser en établissant une garde pour leur sûreté. Je descendis l’après-midi avec armes et bagages, et nous commençâmes à dresser le camp sur les bords d’une petite rivière où nous devions faire notre eau. Ereti vit la troupe sous les armes et les préparatifs du campement sans paraître d’abord surpris ni mécontent. Toutefois, quelques heures après, il vint à moi, accompagné de son père et des principaux du canton qui lui avaient fait des représentations à cet égard, et me fit entendre que notre séjour à terre leur déplaisait, que nous étions les maîtres d’y venir le jour tant que nous voulions, mais qu’il fallait coucher la nuit à bord de nos vaisseaux. J’insistai sur l’établissement du camp, lui faisant comprendre qu’il nous était nécessaire pour faire de l’eau, du bois, et rendre plus faciles les échanges entre les deux nations. Ils tinrent alors un second conseil, à l’issue duquel Ereti vint me demander si nous resterions ici toujours, ou si nous comptions repartir, et dans quel temps. Je lui répondis que nous mettrions à la voile dans dix-huit jours, en signe duquel nombre je lui donnai dix-huit petites pierres ; sur cela, nouvelle conférence à laquelle on me fit appeler. Un homme grave, et qui paraissait avoir du poids dans le conseil, voulait réduire à neuf les jours de notre campement ; j’insistais pour le nombre que j’avais demandé, et enfin ils y consentirent.

De ce moment la joie se rétablit ; Ereti même nous offrit un hangar immense tout près de la rivière, sous lequel étaient quelques pirogues qu’il en fit enlever sur-le-champ. Nous dressâmes dans ce hangar les tentes pour nos scorbutiques, au nombre de trente-quatre, douze de La Boudeuse, et vingt-deux de L’Étoile, et quelques autres nécessaires au service. La garde fut composée de trente soldats, et je fis aussi descendre des fusils pour armer les travailleurs et les malades. Je restai à terre la première nuit, qu’Ereti voulut aussi passer dans nos tentes. Il fit apporter son souper qu’il joignit au nôtre, chassa la foule qui entourait le camp, et ne retint avec lui que cinq ou six de ses amis. Après souper, il demanda des fusées, et elles lui firent au moins autant de peur que de plaisir. Sur la fin de la nuit, il envoya chercher une de ses femmes qu’il fit coucher dans la tente de M. de Nassau. Elle était vieille et laide.

La journée suivante se passa à perfectionner notre camp. Le hangar était bien fait et parfaitement couvert d’une espèce de natte. Nous n’y laissâmes qu’une issue à laquelle nous mîmes une barrière et un corps de garde.

Ereti, ses femmes et ses amis avaient seuls la permission d’entrer ; la foule se tenait en dehors du hangar : un de nos gens, une baguette à la main, suffisait pour la faire écarter. C’était là que les insulaires apportaient de toutes parts des fruits, des poules, des cochons, du poisson et des pièces de toile qu’ils échangeaient contre des clous, des outils, des perles fausses, des boutons et mille autres bagatelles qui étaient des trésors pour eux.

Au reste, ils examinaient attentivement ce qui pouvait nous plaire ; ils virent que nous cueillions des plantes antiscorbutiques et qu’on s’occupait aussi à chercher des coquilles. Les femmes et les enfants ne tardèrent pas à nous apporter à l’envi des paquets des mêmes plantes qu’ils nous avaient vu ramasser, et des paniers remplis de coquilles de toutes les espèces. On payait leurs peines à peu de frais.

Ce même jour je demandai au chef de m’indiquer du bois que je pusse couper. Le pays bas où nous étions n’est couvert que d’arbres fruitiers et d’une espèce de bois plein de gomme et de peu de consistance ; le bois dur vient sur les montagnes. Ereti me marqua les arbres que je pouvais couper et m’indiqua même de quel côté il les fallait faire tomber en les abattant. Au reste, les insulaires nous aidaient beaucoup dans nos travaux ; nos ouvriers abattaient les arbres et les mettaient en bûches que les gens du pays transportaient aux bateaux ; ils aidaient de même à faire de l’eau, emplissant les pièces et les conduisant aux chaloupes. On leur donnait pour salaires des clous dont le nombre se proportionnait au travail qu’ils avaient fait. La seule gêne qu’on eut, c’est qu’il fallait sans cesse avoir l’œil à tout ce qu’on apportait à terre, à ses poches même ; car il n’y a point en Europe de plus adroits filous que les gens de ce pays.

Cependant, il ne semble pas que le vol soit ordinaire entre eux. Rien ne ferme dans leurs maisons, tout y est à terre ou suspendu, sans serrure ni gardiens. Sans doute la curiosité pour des objets nouveaux excitait en eux de violents désirs, et d’ailleurs il y a partout de la canaille. On avait volé les deux premières nuits, malgré les sentinelles et les patrouilles auxquelles on avait même jeté quelques pierres. Les voleurs se cachaient dans un marais couvert d’herbes et de roseaux, qui s’étendait derrière notre camp. On le nettoya en partie, et j’ordonnai à l’officier de garde de faire tirer sur les voleurs qui viendraient dorénavant. Ereti lui-même me dit de le faire, mais il eut grand soin de montrer plusieurs fois où était sa maison, en recommandant bien de tirer du côté opposé. J’envoyais aussi tous les soirs trois de nos bateaux armés de pierriers et d’espingoles se mouiller devant le camp.

Au vol près, tout se passait de la manière la plus aimable. Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays sans armes, seuls ou par petites bandes. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce n’est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maisons ; ils leur offraient des jeunes filles ; la case se remplissait à l’instant d’une foule curieuse d’hommes et de femmes qui faisaient un cercle autour de l’hôte et de la jeune victime du devoir hospitalier ; la terre se jonchait de feuillage et de fleurs, et des musiciens chantaient aux accords de la flûte un hymne de jouissance. Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystères, et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l’embarras qu’on témoignait ; nos mœurs ont proscrit cette publicité. Toutefois je ne garantirais pas qu’aucun n’ait vaincu sa répugnance et ne se soit conformé aux usages du pays.

J’ai plusieurs fois été, moi second ou troisième, me promener dans l’intérieur. Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des vergers ; tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous rencontrions dans les chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur.

Je fis présent au chef du canton où nous étions d’un couple de dindes et de canards mâles et femelles ; c’était le denier de la veuve. Je lui proposai aussi de faire un jardin à notre manière et d’y semer différentes graines, proposition qui fut reçue avec joie. En peu de temps Ereti fit préparer et entourer de palissades le terrain qu’avaient choisi nos jardiniers. Je le fis bêcher ; ils admiraient nos outils de jardinage. Ils ont bien aussi autour de leurs maisons des espèces de potagers garnis de giraumons, de patates, d’ignames et d’autres racines. Nous leur avons semé du blé, de l’orge, de l’avoine, du riz, du maïs, des oignons et des graines potagères de toute espèce. Nous avons lieu de croire que ces plantations seront bien soignées, car ce peuple nous a paru aimer l’agriculture, et je crois qu’on l’accoutumerait facilement à tirer parti du sol le plus fertile de l’univers.

Les premiers jours de notre arrivée, j’eus la visite du chef d’un canton voisin, qui vint à bord avec un présent de fruits, de cochons, de poules et d’étoffes. Ce seigneur, nommé Toutaa, est d’une belle figure et d’une taille extraordinaire. Il était accompagné de quelques-uns de ses parents, presque tous hommes de six pieds.

Je leur fis présent de clous, d’outils, de perles fausses et d’étoffes de soie. Il fallut lui rendre sa visite chez lui ; nous fûmes bien accueillis, et l’honnête Toutaa m’offrit une de ses femmes fort jeune et assez jolie.

L’assemblée était nombreuse, et les musiciens avaient déjà entonné les chants de l’hyménée. Telle est la manière de recevoir les visites de cérémonie.

Le 10, il y eut un insulaire tué, et les gens du pays vinrent se plaindre de ce meurtre. J’envoyai à la maison où avait été porté le cadavre ; on vit effectivement que l’homme avait été tué d’un coup de feu. Cependant on ne laissait sortir aucun de nos gens avec des armes à feu, ni des vaisseaux, ni de l’enceinte du camp. Je fis sans succès les plus exactes perquisitions pour connaître l’auteur de cet infâme assassinat. Les insulaires crurent, sans doute, que leur compatriote avait eu tort ; car ils continuèrent à venir à notre quartier avec leur confiance accoutumée. On me rapporta cependant qu’on avait vu beaucoup de gens emporter leurs effets à la montagne, et que même la maison d’Ereti était toute démeublée. Je lui fis de nouveaux présents, et ce bon chef continua à nous témoigner la plus sincère amitié.

Cependant, je pressais nos travaux de tous les genres ; car, encore que cette relâche fut excellente pour nos besoins, je savais que nous étions mal mouillés. En effet, quoique nos câbles, paumoyés presque tous les jours, n’eussent pas encore paru ragués, nous avions découvert que le fond était semé de gros corail, et d’ailleurs, en cas d’un grand vent du large, nous n’avions pas de chasse. La nécessité avait forcé de prendre ce mouillage sans nous laisser la liberté du choix, et bientôt nous eûmes la preuve que nos inquiétudes n’étaient que trop fondées.

Le 12, à cinq heures du matin, les vents étant venus au sud, notre câble du sud-est et le grelin d’une ancre à jet, que nous avions par précaution allongée dans l’est-sud-est, furent coupés sur le fond. Nous mouillâmes aussitôt notre grande ancre ; mais, avant qu’elle eût pris fond, la frégate vint à l’appel de l’ancre du nord-ouest, et nous tombâmes sur L’Étoile que nous abordâmes à bâbord. Nous virâmes sur notre ancre, et L’Étoile fila rapidement, de manière que nous fûmes séparés avant que d’avoir souffert aucune avarie. La flûte nous envoya alors le bout d’un grelin qu’elle avait allongé dans l’est, sur lequel nous virâmes pour nous écarter d’elle davantage. Nous relevâmes ensuite notre grande ancre et rembarquâmes le grelin et le câble coupés sur le fond. Celui-ci l’avait été à trente brasses de l’entalingure ; nous le changeâmes bout pour bout et l’entalinguâmes sur une ancre de rechange de deux mille sept cents que L’Étoile avait dans sa cale et que nous envoyâmes chercher. Notre ancre du sud-est mouillée sans orin à cause du grand fond était perdue, et nous tâchâmes inutilement de sauver l’ancre à jet dont la bouée avait coulé et qu’il fut impossible de draguer. Nous guindâmes aussitôt notre petit mât de hune et la vergue de misaine, afin de pouvoir appareiller dès que le vent permettrait.

L’après-midi il calma et passa à l’est. Nous allongeâmes alors dans le sud-est une ancre à jet et l’ancre reçue de L’Étoile, et j’envoyai un bateau sonder dans le nord, afin de savoir s’il n’y aurait pas un passage ; ce qui nous eût mis à portée de sortir presque de tout vent. Un malheur n’arrive jamais seul : comme nous étions tous occupés d’un travail auquel était attaché notre salut, on vint m’avertir qu’il y avait eu trois insulaires tués ou blessés dans leurs cases à coups de baïonnette, que l’alarme était répandue dans le pays, que les vieillards, les femmes et les enfants fuyaient vers les montagnes emportant leurs bagages et jusqu’aux cadavres des morts, et que peut-être allions-nous avoir sur les bras une armée de ces hommes furieux. Telle était donc notre position de craindre la guerre à terre au même instant où les deux navires étaient dans le cas d’y être jetés. Je descendis au camp, et en présence du chef je fis mettre aux fers quatre soldats soupçonnés d’être les auteurs du forfait ; ce procédé parut les contenter.

Je passai une partie de la nuit à terre, où je renforçai les gardes, dans la crainte que les insulaires ne voulussent venger leurs compatriotes. Nous occupions un poste excellent entre deux rivières distantes l’une de l’autre d’un quart de lieue au plus ; le front du camp était couvert par un marais, le reste était la mer dont assurément nous étions les maîtres. Nous avions beau jeu pour défendre ce poste contre toutes les forces de l’île réunies ; mais heureusement, à quelques alertes près occasionnées par des filous, la nuit fut tranquille au camp.

Ce n’était pas de ce côté où mes inquiétudes étaient les plus vives. La crainte de perdre les vaisseaux à la côte nous donnait des alarmes infiniment plus cruelles.

Dès dix heures du soir les vents avaient beaucoup fraîchi de la partie de l’est avec une grosse houle, de la pluie, des orages et toutes les apparences funestes qui augmentent l’horreur de ces lugubres situations.

Vers deux heures du matin il passa un grain qui chassait les vaisseaux en côte : je me rendis à bord, le grain heureusement ne dura pas ; et dès qu’il fut passé, le vent vint de terre. L’aurore nous amena de nouveaux malheurs ; notre câble du nord-ouest fut coupé ; le grelin, que nous avait cédé L’Étoile et qui nous tenait sur son ancre à jet, eut le même sort peu d’instants après ; la frégate alors venant à l’appel de l’ancre et du grelin du sud-est, ne se trouvait pas à une encablure de la côte où la mer brisait avec fureur. Plus le péril devenait instant, plus les ressources diminuaient, les deux ancres, dont les câbles venaient d’être coupés, étaient perdues pour nous ; leurs bouées avaient disparu, soit qu’elles eussent coulé, soit que les Indiens les eussent enlevées dans la nuit. C’étaient déjà quatre ancres de moins depuis vingt-quatre heures, et cependant il nous restait encore des pertes à essuyer.

A dix heures du matin le câble neuf, que nous avions enlingué sur l’ancre de deux mille sept cents de L’Étoile, laquelle nous tenait dans le sud-est, fut coupé ; et la frégate, défendue par un seul grelin, commença à chasser en côte. Nous mouillâmes sous barbe notre grande ancre, la seule qui nous restât en mouillage ; mais de quel secours nous pouvait-elle être ? Nous étions si près des brisants que nous aurions été dessus avant que d’avoir assez filé de câble pour que l’ancre pût bien prendre fond. Nous attendions à chaque instant le triste dénouement de cette aventure, lorsqu’une brise de sud-ouest nous donna l’espérance de pouvoir appareiller. Nos focs furent bientôt hissés ; le vaisseau commençait à prendre de l’erre, et nous travaillions à faire de la voile pour filer câble et grelin et mettre dehors, mais les vents revinrent presque aussitôt à l’est. Cet intervalle nous avait toujours donné le temps de recevoir à bord le bout du grelin de la seconde ancre à jet de L’Étoile qu’elle venait d’allonger dans l’est et qui nous sauva pour le moment. Nous virâmes sur les deux grelins et nous nous relevâmes un peu de la côte. Nous envoyâmes alors notre chaloupe à L’Étoile pour l’aider à s’amarrer solidement ; ses ancres étaient heureusement mouillées sur un fond moins perdu de corail que celui sur lequel étaient tombées les nôtres. Lorsque cette opération fut faite, notre chaloupe alla lever par son orin l’ancre de deux mille sept cents ; nous entalinguâmes dessus un autre câble et nous l’allongeâmes dans le nord-est ; nous relevâmes ensuite l’ancre à jet de L’Étoile que nous lui rendîmes. Dans ces deux jours M. de la Giraudais, commandant de cette flûte, a eu la plus grande part au salut de la frégate par les secours qu’il m’a donnés ; c’est avec plaisir que je paie ce tribut de reconnaissance à cet officier, déjà mon compagnon dans mes autres voyages, et dont le zèle égale les talents.

Cependant lorsque le jour était venu, aucun Indien ne s’était approché du camp, on n’avait vu aucune pirogue, on avait trouvé les maisons abandonnées, tout le pays paraissait un désert. Le prince de Nassau, lequel avec quatre ou cinq hommes seulement s’était éloigné davantage, dans le dessein de rencontrer quelques insulaires et de les rassurer, en trouva un grand nombre avec Ereti environ à une lieue du camp. Dès que ce chef eut reconnu M. de Nassau, il vint à lui d’un air consterné. Les femmes éplorées se jetèrent à ses genoux, elles lui baisaient les mains en pleurant et en répétant plusieurs fois : Tayo, maté, vous êtes nos amis et vous nous tuez. A force de caresses et d’amitié il parvint à les ramener. Je vis du bord une foule de peuple accourir au quartier : des poules, des cocos, des régimes de bananes embellissaient la marche et promettaient la paix. Je descendis aussitôt avec un assortiment d’étoffes de soie et des outils de toute espèce ; je les distribuai aux chefs, en leur témoignant ma douleur du désastre arrivé la veille et en les assurant qu’il serait puni. Les bons insulaires me comblèrent de caresses, le peuple applaudit à la réunion, et en peu de temps la foule ordinaire et les filous revinrent à notre quartier qui ne ressemblait pas mal à une foire. Ils apportèrent ce jour et le suivant plus de rafraîchissements que jamais. Ils demandèrent aussi qu’on tirât devant eux quelques coups de fusil ; ce qui leur fit grand peur, tous les animaux tirés ayant été tués raides.

Le canot que j’avais envoyé pour reconnaître le côté du nord était revenu avec la bonne nouvelle qu’il y avait trouvé un très beau passage. Il était alors trop tard pour en profiter ce même jour ; la nuit s’avançait. Heureusement elle fut tranquille à terre et à la mer ; Le 14 au matin, les vents étant à l’est, j’ordonnai à L’Étoile, qui avait son eau faite et tout son monde à bord, d’appareiller et de sortir par la nouvelle passe du nord. Nous ne pouvions mettre à la voile par cette passe qu’après la flûte mouillée au nord de nous. A onze heures elle appareilla sur une haussière portée sur nous, je gardai sa chaloupe et ses deux petites ancres ; je pris aussi à bord, dès qu’elle fut sous voiles, le bout du câble de son ancre du sud-est mouillée en bon fond. Nous levâmes alors notre grande ancre, allongeâmes les deux ancres à jet, et par ce moyen, nous restâmes sur deux grosses ancres et trois petites. A deux heures après midi nous eûmes la satisfaction de découvrir L’Étoile en dehors de tous les récifs. Notre situation dès ce moment devenait moins terrible ; nous venions au moins de nous assurer le retour dans notre patrie, en mettant un de nos navires à l’abri des accidents. Lorsque M. de la Giraudais fut au large, il me renvoya son canot avec M. Lavari Leroi qui avait été chargé de reconnaître la passe.

Nous travaillâmes tout le jour et une partie de la nuit à finir notre eau, à déblayer l’hôpital et le camp.

J’enfouis près du hangar un acte de prise de possession inscrit sur une planche de chêne avec une bouteille bien fermée et lutée contenant les noms des officiers des deux navires. J’ai suivi cette même méthode pour toutes les terres découvertes dans le cours de ce voyage. Il était deux heures du matin avant que tout fut à bord ; la nuit fut assez orageuse pour nous causer encore de l’inquiétude, malgré la quantité d’ancres que nous avions à la mer.

Le 15 à six heures du matin, les vents étant de terre et le ciel à l’orage, nous levâmes notre ancre, filâmes le câble de celle de L’Étoile, coupâmes un des grelins et filâmes les deux autres, appareillant sous la misaine et les deux huniers pour sortir de la passe de l’est. Nous laissâmes les deux chaloupes pour lever les ancres ; et dès que nous fûmes dehors, j’envoyai les deux canots armés aux ordres du chevalier de Suzannet, enseigne de vaisseau, pour protéger le travail des chaloupes. Nous étions à un quart de lieue au large et nous commencions à nous féliciter d’être heureusement sortis d’un mouillage qui nous avait causé de si vives inquiétudes, lorsque, le vent ayant cessé tout d’un coup, la marée et une grosse lame de l’est commencèrent à nous entraîner sur les récifs sous le vent de la passe. Le pis-aller des naufrages qui nous avaient menacés jusqu’ici avait été de passer nos jours dans une île embellie de tous les dons de la nature, et de changer les douceurs de notre patrie contre une vie paisible et exempte de soins. Mais ici le naufrage se présentait sous un aspect plus cruel ; le vaisseau porté rapidement sur les récifs n’y eût pas résisté deux minutes à la violence de la mer, et quelques-uns des meilleurs nageurs eussent à peine sauvé leur vie. J’avais dès le premier instant du danger rappelé canots et chaloupes pour nous remorquer. Ils arrivèrent au moment, où n’étant pas à plus de cinquante toises du récif, notre situation paraissait désespérée, d’autant qu’il n’y avait pas à mouiller. Une brise de l’ouest, qui s’éleva dans le même instant, nous rendit l’espérance : en effet elle fraîchit peu à peu, et à neuf heures du matin nous étions absolument hors de danger.

Je renvoyai sur-le-champ les bateaux à la recherche des ancres, et je restai à louvoyer pour, les attendre.

L’après-midi nous rejoignîmes L’Étoile. A cinq heures du soir notre chaloupe arriva ayant à bord la grosse ancre et le câble de L’Étoile qu’elle lui porta : notre canot, celui de L’Étoile et sa chaloupe revinrent peu de temps après ; celle-ci nous rapportait notre ancre à jet et un grelin. Quant aux deux autres ancres à jet, l’approche de la nuit et la fatigue extrême des matelots ne permirent pas de les lever ce même jour. J’avais d’abord compté m’entretenir toute la nuit à portée du mouillage et les envoyer chercher le lendemain ; mais à minuit il se leva un grand frais de l’est-nord-est, qui me contraignit à embarquer les bateaux et à faire de la voile pour me tirer de dessus la côte. Ainsi un mouillage de neuf jours nous a coûté six ancres, perte que nous n’aurions pas essuyée, si nous eussions été munis de quelques chaînes de fer. C’est une précaution que ne doivent jamais oublier tous les navigateurs destinés à de pareils voyages.

Maintenant que les navires sont en sûreté, arrêtons nous un instant pour recevoir les adieux des insulaires.

Dès l’aube du jour, lorsqu’ils s’aperçurent que nous mettions à la voile, Ereti avait sauté seul dans la première pirogue qu’il avait trouvée sur le rivage, et s’était rendu à bord. En y arrivant il nous embrassa tous ; il nous tenait quelques instants entre ses bras, versant des larmes, et paraissant très affecté de notre départ. Peu de temps après sa grande pirogue vint à bord chargée de rafraîchissements de toute espèce ; ses femmes étaient dedans, et avec elles ce même insulaire qui le premier jour de notre atterrage était venu s’établir à bord de L’Étoile. Ereti fut le prendre par la main, et il me le présenta, en me faisant entendre que cet homme, dont le nom est Aotourou, voulait nous suivre, et me priant d’y consentir. Il le présenta ensuite à tous les officiers, chacun en particulier, disant que c’était son ami qu’il confiait à ses amis, et il nous le recommanda avec les plus grandes marques d’intérêt. On fit encore à Ereti des présents de toute espèce, après quoi il prit congé de nous et fut rejoindre ses femmes, lesquelles ne cessèrent de pleurer tout le temps que la pirogue fut le long du bord. Il y avait aussi dedans une jeune et jolie fille que l’insulaire qui venait avec nous fut embrasser. Il lui donna trois perles qu’il avait à ses oreilles, la baisa encore une fois ; et malgré les larmes de cette jeune fille, son épouse ou son amante, il s’arracha de ses bras et remonta dans le vaisseau. Nous quittâmes ainsi ce bon peuple, et je ne fus pas moins surpris du chagrin que leur causait notre départ, que je l’avais été de leur confiance affectueuse à notre arrivée.