Voyage d’une femme autour du monde
Traduction par W. de Suckau.
Hachette (p. 50-62).


CHAPITRE III.

ENVIRONS DE RIO-DE-JANEIRO.


I. Cascade de Teschuka. — Boa Vista. — Le jardin botanique et ses environs.

Cette promenade est une des plus intéressantes ; mais on est obligé d’y consacrer deux jours, car le jardin botanique à lui seul demande déjà plusieurs heures.

Le comte Berchthold et moi nous allâmes en omnibus jusqu’à Andaracky, à une legua, et nous continuâmes la route à pied, à travers des parties boisées et de petites collines. D’élégantes maisons de campagne sont situées à peu de distance sur les collines et sur la route.

Après avoir fait encore une legua, nous arrivâmes par un sentier à une petite cascade qui n’est ni haute ni abondante ; c’est pourtant la plus importante des environs de Rio-de-Janeiro. Nous retournâmes sur la grand’route, et, au bout d’une demi-heure, nous atteignîmes une petite éminence d’où l’on apercevait une vallée d’un aspect original. Une partie ressemblait à un véritable chaos, l’autre à un jardin fleuri. La première était remplie de blocs de granit, parmi lesquels se dressaient d’énormes colosses, tandis qu’à d’autres places de grands quartiers de rocher s’étageaient les uns au-dessus des autres ; de l’autre côté, on voyait les plus magnifiques arbres fruitiers au milieu d’une luxuriante verdure. Cette vallée pittoresque est entourée de trois côtés par de belles montagnes ; le quatrième côté est ouvert et donne une libre vue sur la mer.

Nous trouvâmes dans cette vallée une petite venda, où nous réparâmes nos forces avec un peu de pain et de vin ; puis nous nous remîmes en route vers la grande cascade. Nous trouvâmes la grande moins remarquable que la petite. Un tout petit ruisseau descendait sur une paroi de rocher large, mais peu inclinée, et tombait en plusieurs filets dans la vallée.

Après avoir traversé la vallée, nous arrivâmes au Porto Massalu. Des troncs d’arbres creusés, placés dans la baie, devant quelques huttes, nous annonçaient que les habitants étaient des pêcheurs. Nous louâmes un de ces jolis bateaux pour traverser l’étroite baie. Ce fut tout au plus l’affaire d’un quart d’heure ; mais, en notre qualité d’étrangers, on nous fit payer deux milreis.

Il nous fallut ensuite tantôt traverser des plaines de sable, tantôt gravir et descendre de mauvais chemins de montagnes. Nous fîmes bien encore de cette manière fatigante trois leguas, et nous arrivâmes à la pointe d’une montagne qui s’élève comme un mur de séparation entre deux grandes vallées. Cette pointe s’appelle la Boa Vista (la belle vue) et à bon droit ; car on aperçoit de son sommet les deux vallées avec les montagnes et les chaînes de collines qui les traversent. On voit encore d’autres montagnes élevées, notamment le Corcovado et les Deux-Frères ; plus loin, la capitale, les maisons de campagne et les villages environnants, les baies et la pleine mer.

Nous quittâmes à regret ce beau point de vue ; mais, ne sachant pas quelle distance nous avions à parcourir pour trouver un gîte, nous étions forcés de nous hâter. On ne voit sur ces routes solitaires que des nègres avec qui une rencontre de nuit ne serait pas précisément très-désirable. Nous descendîmes dans la vallée, résolus de passer la nuit dans la première hôtellerie venue.

Nous fûmes plus heureux qu’on ne l’est d’ordinaire dans ces occasions : nous trouvâmes non-seulement un excellent hôtel avec des chambres propres et de beaux meubles, mais une compagnie qui nous amusa beaucoup. Une famille de mulâtres attira surtout mon attention. La femme, beauté assez massive, d’une trentaine d’années, était parée comme ne le serait pas chez nous une femme du plus mauvais goût : elle portait tous ses bijoux sur elle. Partout où elle avait pu mettre des diamants et de l’or, elle n’y avait pas manqué. Une robe de soie épaisse et un châle magnifique couvraient son corps brun foncé, et un petit chapeau de soie blanche, mignon et coquet, était comiquement placé sur son énorme tête. Le mari et les cinq enfants faisaient un digne pendant à leur épouse et mère. Il n’y avait pas jusqu’à la bonne d’enfant, une négresse pur sang, qui ne fût surchargée d’ornements. Elle avait à un bras cinq bracelets et six à l’autre : c’étaient des bracelets en pierre, en perles et en coraux ; mais, autant qu’il me sembla, ils n’étaient pas de la plus belle qualité.

Quand la famille partit, il arriva deux landaus attelés de quatre chevaux, dans lesquels monsieur, madame, les enfants et la bonne, montèrent avec une dignité également majestueuse.

Je regardais encore les voitures, qui se dirigeaient avec une grande rapidité vers la ville, quand un cavalier nous aborda en nous saluant gracieusement : c’était notre ami M. Geiger. Quand il apprit que nous voulions passer la nuit dans cet endroit, il nous engagea à l’accompagner à la propriété de son beau-père, située dans le voisinage.

Nous y fîmes connaissance d’un digne vieillard de soixante-dix ans, qui était encore directeur de la Société d’architecture et des arts plastiques. Nous admirâmes son beau jardin et sa coquette habitation, construite dans le style italien et avec beaucoup de goût.

Le lendemain, de grand matin, j’allai avec le comte Berchthold au jardin botanique, que nous avions un très-grand désir de visiter : nous espérions y voir des arbres et des fleurs de tous les pays dans leur plus grande beauté ; mais nous fûmes bien désenchantés. Le jardin est encore tout nouvellement planté : aucun arbre n’a atteint son développement ; il n’y a pas un grand choix de fleurs et de plantes, et le peu qui s’y trouve ne porte pas d’étiquettes qui apprennent les noms aux curieux. Pour nous, ce qui nous intéressa le plus ce furent les calebassiers, dont les fruits pèsent de dix à vingt-cinq livres et contiennent une grande quantité de graines que mangent non-seulement les singes, mais encore les hommes. Il y avait, en outre, des girofliers, des camphriers, des cacaoyers, des cannelliers, des arbres à thé, etc. Nous vîmes aussi des palmiers d’une espèce toute particulière. La partie inférieure du tronc, jusqu’à une hauteur de deux ou trois pieds environ, était brune, lisse, et avait la forme de cuves ; la tige qui en partait était vert clair, également lisse et brillante comme si on l’avait vernie. Ils n’étaient pas très-élevés, et la couronne de feuilles se trouvait, comme dans les autres palmiers, à l’extrémité de l’arbre. Malheureusement, nous ne pûmes pas en savoir le nom, et dans le cours de mon voyage je n’en vis pas un seul de la même espèce.

Nous ne quittâmes le jardin que dans l’après-midi ; nous fîmes une legua jusqu’à Botafogo, et là nous prîmes l’omnibus pour retourner à la ville.


II. Excursion au mont Corcovado, 675 mètres au-dessus du niveau de la mer.


M. Geiger nous avait invités, le comte Berchthold, M. Rister (un Viennois) et moi, à faire une excursion au mont Corcovado.

Le 1er novembre, époque où souvent chez nous il vente et il pleut, tandis qu’ici le soleil est brillant et chaud et le ciel sans nuages, nous partîmes de bonne heure.

Le bel aqueduc nous guida vers la source, où nous arrivâmes au bout d’une heure et demie de marche. De hautes forêts nous abritèrent sous leur feuillage épais, si bien que la grande chaleur qui, dans le courant du jour, s’éleva à 38 degrés (au soleil), ne nous gêna pas trop.

Nous nous arrêtâmes à la source, et, sur un signe de M. Geiger, parut un nègre athlétique, chargé d’une grande corbeille pleine de provisions. La collation fut vite apprêtée : on étendit par terre une nappe blanche, et l’on plaça dessus les plats et les bouteilles. La gaieté et le rire assaisonnèrent le repas, et, fortifiés de corps et d’esprit, nous continuâmes notre course.

Le dernier cône de la montagne nous offrit quelques difficultés : il nous fallut monter à pic sur les rochers nus et brûlés par le soleil. En revanche, nous vîmes se dérouler devant nos yeux un panorama comme, assurément, le monde en offre peu. Tout ce que j’avais vu à mon entrée dans la baie se développait devant nous, plus découvert, plus étendu, et on en saisissait mieux le détail ; on dominait d’un côté toute la ville, toutes les collines qui la couvrent à moitié, la grande baie qui s’étend jusqu’à la montagne des Orgues, et de l’autre côté la romantique vallée où se trouvent le jardin botanique et beaucoup de belles propriétés. Si vous allez à Rio-de-Janeiro, je vous recommande, n’eussiez vous que quelques jours à y rester, de faire cette excursion, car on peut embrasser d’un seul coup d’œil toutes les richesses dont la nature a doté les environs de cette ville avec tant de prodigalité. On voit ici des forêts vierges qui, si elles ne sont pas aussi épaisses et aussi belles que celles qu’on trouve dans l’intérieur du pays, offrent néanmoins une force de végétation remarquable. On y voit des mimoses et des fougères d’une grandeur gigantesque, des palmiers, des caféiers venus sans culture, des orchidées, des plantes parasites et grimpantes, des fleurs et des arbrisseaux sans nombre ; on y voit aussi les oiseaux aux couleurs les plus variées, les plus grands papillons, les plus brillants insectes, voltiger et sauter de fleur en fleur, de branche en branche. Un effet véritablement admirable est produit, dans l’obscurité de la nuit, par des milliers de vers luisants qui montent jusqu’à la cime des plus hauts arbres, et qui brillent, au milieu du feuillage et de la verdure, comme autant d’étoiles.

On m’avait dit que l’ascension de cette montagne était très-difficile, mais je ne trouvai pas qu’il en fût ainsi ; en effet, on arrive très-facilement au sommet en trois heures et demie, et encore les trois quarts de la route peuvent se faire à cheval.


III. Châteaux de la famille impériale.

La véritable résidence de la famille impériale est le château Christovao, qui est situé à une demi-heure de la ville. L’empereur y passe presque toute l’année, et c’est même là que se traitent toutes les affaires politiques.

Ce château est petit, et ne se distingue ni par l’élégance ni par l’architecture ; son seul mérite est sa position. Il s’élève sur une colline, et domine la montagne de l’Orgue et une des baies. Le parc est insignifiant et descend, de terrasses en terrasses, jusque dans la vallée. Un plus grand jardin, servant à la fois de pépinière et de jardin des plantes, y est joint : tous deux sont intéressants au plus haut degré pour des Européens. On y trouve une grande quantité de plantes que l’on ne voit pas chez nous, ou que l’on ne voit dans nos serres qu’avec des proportions naines. M. Riedl, directeur des deux jardins, eut la complaisance de me conduire lui-même partout, en attirant principalement mon attention sur les plantations de thé et de bambous.

Un autre jardin impérial se trouve à Ponte de Caschu, à une legua de la ville. Dans ce jardin il y a trois manguiers remarquables par leur âge et leur grosseur. Leurs branches couvrent une circonférence de plus de 25 mètres. Ils ne portent plus de fruits.

Parmi les promenades des environs, il faut encore signaler la montagne du Télégraphe, le jardin public (Jardin publico), la praya do Flamingo, les cloîtres Santa-Gloria et Santa-Theresa, etc.


IV. Excursion à la colonie allemande nouvellement établie à Pétropolis. — Tentative de meurtre d’un nègre marron.

On me parla tant à Rio-de-Janeiro du rapide accroissement de Pétropolis, colonie nouvellement fondée par des Allemands dans les environs, de la beauté du pays où elle est située, des forêts vierges que traverse une partie de la route, que je ne pus résister au désir d’y faire une excursion. Mon compagnon de voyage, le comte Berchthold, était de la partie. Nous prîmes, le 26 septembre, deux places dans une des barques qui vont journellement au Porto d’Estrella, éloigné de 20 à 22 milles marins, et d’où on continue la route par terre. Nous traversâmes une baie qui se fait remarquer par ses vues vraiment pittoresques, et qui me rappela plusieurs fois bien vivement les lacs de la Suède, à l’aspect si particulier. Elle est bornée de collines ravissantes et couverte de petites îles et de groupes d’îles qui tantôt sont couvertes de palmiers, d’autres arbres et de buissons si serrés qu’elles semblent presque impénétrables, tantôt sortent isolément de la mer comme des roches colossales, et s’élèvent comme des tours les unes au-dessus des autres. Ce qu’il y a de remarquable dans ces dernières, ce sont leurs formes arrondies, qui semblent avoir été travaillées au ciseau.

Notre barque était conduite par quatre nègres, et commandée par un blanc. Au commencement nous allâmes à la voile, et les marins profitèrent de cet instant favorable pour prendre leur repas, qui se composait d’une portion de farine de manioc, de poissons séchés, de millet (blé turc) rôti, d’oranges, de cocos, et d’autres noix plus petites ; il y avait même du pain blanc, ce qui est un objet de luxe pour les noirs. J’eus un plaisir infini à voir ces hommes aussi bien traités. Au bout de deux heures, le vent cessa, et les matelots furent obligés de recourir aux rames. Je trouvai la manœuvre de la rame très-incommode. Le matelot était obligé chaque fois de monter sur un banc placé devant lui, et de se jeter en arrière avec beaucoup de force pour relever la rame. Au bout de deux autres heures, nous quittâmes la mer et nous entrâmes à gauche dans le fleuve Geromerim, à l’embouchure duquel se trouve un hôtel où l’on s’arrêta une demi-heure. Je vis ici un phare assez singulier : c’était simplement une lanterne suspendue aux rochers. Au moment où la contrée perdait sa beauté pour le touriste, elle commençait seulement à devenir, pour le botaniste, magnifique et admirable : car les plus belles plantes aquatiques, entre autres la nymphæa, la ponteder et le cypripède, s’étalaient dans l’eau et sur les bords du fleuve. Les deux premières s’élançaient autour des arbres voisins et grimpaient jusqu’à leur cime ; et le cypripède montait à une hauteur de 2 mètres à 2 mètres et demi. Les bords du fleuve sont plats, bordés de buissons peu élevés et de petits bois ; le fond est formé par des chaînes de collines ; les petites maisons que l’on aperçoit çà et là sont bâties en pierre et couvertes de tuiles, mais elles n’en paraissent pas moins assez misérables.

Nous restâmes sept heures sur le fleuve, et nous atteignîmes sans encombre Porto d’Estrella, qui ne manque pas d’importance, puisqu’il sert d’entrepôt aux marchandises qui viennent de l’intérieur du pays, et qui de là sont expédiées, par eau, à la capitale du Brésil. Il s’y trouve deux jolis hôtels et un bâtiment semblable à un caravansérail turc, avec un immense toit en verre appuyé sur de forts piliers en maçonnerie. Le premier était destiné aux marchandises, et le second aux âniers, que nous vîmes agréablement campés et préparant leur repas du soir autour d’un feu qui pétillait gaiement. Quelque agrément que nous offrît cette sorte de gîte, de nuit, nous préférâmes aller à l’hôtel de l’Étoile, où les chambres et les lits bien propres, et les mets parfaitement assaisonnés, nous plurent encore davantage.

27 septembre. De Porto d’Estrella à Pétropolis il y a encore sept léguas. Ordinairement on fait ce trajet sur des mulets que l’on paye 4 milreis par tête. Mais à Rio-de-Janeiro on nous avait dépeint ce chemin comme une belle promenade à travers de magnifiques forêts, très-fréquentée, très-sûre, formant la principale route de jonction avec Minas Gueras ; nous nous décidâmes donc à faire la route à pied, d’autant plus que le comte désirait herboriser, et moi ramasser des insectes. Les deux premières leguas traversaient une large vallée, couverte en grande partie de buissons épais et de jeunes bois, et entourée de hautes montagnes. Les ananas sauvages se présentaient assez bien sur le bord du sentier ; ils n’étaient pas encore tout à fait mûrs et brillaient d’une couleur rosée ; malheureusement ils sont loin d’être aussi savoureux au goût qu’ils sont beaux à la vue, et on ne les cueille que rarement. Ce qui me fit beaucoup de plaisir, ce furent les colibris ; j’en vis plusieurs de la plus petite espèce. On ne peut véritablement rien imaginer de plus délicat et de plus gracieux que ce petit oiseau. Il va chercher sa nourriture dans le calice des fleurs, et tourne autour d’elles en voltigeant comme le papillon, avec lequel on peut facilement le confondre dans son vol rapide. Rarement on le voit se poser sur les branches.

Après avoir traversé la vallée, nous arrivâmes à la serra (c’est le nom que les Brésiliens donnent au sommet de toutes les montagnes qu’il faut franchir ; celle que nous avions devant nous a 900 mètres de haut). Une large route pavée mène, à travers des forêts vierges, à la cime de la montagne. Je m’étais toujours figurée que dans une forêt vierge les arbres devaient avoir des troncs d’une grosseur et d’une hauteur extraordinaires : ce ne fut pas ce que je trouvai ici ; probablement la végétation est trop forte, et les troncs principaux sont étouffés par la masse des petits arbres, des lianes et des plantes grimpantes : Ces deux dernières espèces sont si nombreuses et couvrent tellement les arbres, que souvent on en aperçoit à peine les feuilles : ce n’est pas pour en voir les troncs. Un botaniste, M. Schleierer, nous assura avoir trouvé une fois sur un arbre des lianes et des plantes grimpantes de six espèces différentes.

Nous fîmes une riche récolte de fleurs, de plantes et d’insectes, et nous parcourûmes gaiement notre chemin, charmés par les forêts magnifiques et par les vues non moins ravissantes qui s’ouvraient devant nous, au delà de la montagne et de la vallée, jusqu’à la mer avec ses baies, et jusqu’à la capitale du Brésil.

De nombreuses truppas[1] conduites par des nègres, ainsi que des piétons isolés que nous rencontrions à chaque instant, nous ôtèrent toute crainte, si bien que nous ne fûmes nullement effrayés de voir un nègre nous suivre constamment. Mais quand nous nous trouvâmes seuls dans un endroit un peu écarté, il s’élança subitement, en tenant d’une main un long couteau, et de l’autre un laso[2] ; il se jeta sur nous et nous donna à entendre, plus par gestes que par paroles, qu’il voulait nous entraîner et nous tuer dans la forêt.

Nous ne portions pas d’armes avec nous, puisqu’on nous avait représenté ce pays comme tout à fait sans danger, et nous n’avions pour nous défendre que nos parasols. Je possédais un couteau de poche, que je tirai à l’instant, et je l’ouvris, fermement décidée à vendre chèrement ma vie. Nous évitâmes les coups autant que nous le pouvions avec nos ombrelles : mais les ombrelles ne tinrent pas longtemps ; de plus, le nègre parvint à saisir la mienne ; en essayant de me l’arracher, il la cassa et il ne me resta dans la main qu’un bout du manche ; pendant ce combat, le couteau avait échappé des mains du nègre et roulé à quelques pas : je me précipitai promptement dessus, et je croyais déjà le saisir, quand lui, plus rapide que moi, me repoussa de la main et du pied et s’empara de nouveau de son arme : il la brandit furieux au-dessus de ma tête et me fit deux blessures, dont, l’une assez profonde, au haut du bras gauche[3] : je me regardais comme perdue, et le désespoir seul me donna le courage de faire aussi usage de mon couteau. Je portai un coup dans la poitrine du nègre ; il l’évita et je le blessai profondément à la main. Le comte sauta sur lui et le saisit par derrière, tandis que je me hâtais de me relever. Tout cela s’était passé dans l’espace de quelques instants ; la blessure qu’il avait reçue avait rendu le nègre furieux ; il grinçait des dents comme un animal féroce et brandissait son couteau avec une rapidité terrible. Bientôt le comte reçut aussi une blessure qui lui déchira toute la main, et nous étions perdus si Dieu ne nous avait envoyé du secours. Nous entendîmes des pas de chevaux sur le pavé, et immédiatement le nègre nous laissa et se sauva dans la forêt. L’instant d’après, deux cavaliers parurent au coin de la route ; nous nous empressâmes d’aller au-devant d’eux : nos blessures saignantes et nos parasols déchirés eurent bientôt expliqué notre situation. Ils nous demandèrent quelle direction le fugitif avait prise, s’élancèrent à bas de leurs chevaux et cherchèrent à le rattraper ; mais leur peine aurait été inutile, s’il n’était venu deux nègres qui leur prêtèrent secours et saisirent bien vite le fugitif. On le lia et, comme il ne voulait pas marcher, on l’accabla de tant de coups, surtout à la tête, que je craignais qu’on ne brisât le crâne du pauvre diable. Mais il ne changea pas de contenance et demeura comme attaché au sol. Il fallut que les deux nègres l’enlevassent ; alors il se mit à mordre autour de lui avec une rage de bête féroce. On le porta ainsi jusqu’à la maison la plus proche. Nous suivîmes nos sauveurs, le comte et moi, et, après avoir fait panser nos blessures, nous continuâmes notre voyage non sans quelque crainte, surtout quand nous rencontrions un ou plusieurs nègres, mais sans nouvel accident, et toujours avec la même admiration pour les beautés du paysage.

La colonie de Pétropolis est située au milieu d’une forêt vierge, à 833 mètres au-dessus de la mer. Il n’y a guère plus de quatorze mois quelle a été fondée, et son but principal est de cultiver pour les besoins de la capitale différentes espèces de fruits et de légumes d’Europe, qui dans les pays tropicaux ne viennent qu’à une hauteur considérable. Une petite rangée de maisons formait déjà une rue, et sur une place défrichée se dressait la charpente d’une plus grande construction : c’était une maison de plaisance de l’empereur ; mais cette résidence ne pouvait avoir que difficilement un aspect impérial, car les portes d’entrée, basses et étroites, faisaient un étrange contraste avec les larges et grandes fenêtres. C’est autour du château que se formera la ville. Cependant il y a beaucoup de huttes isolées, plus loin, dans l’intérieur de la forêt. Une partie des colons, comme les ouvriers, les petits marchands, occupaient de petites constructions dans le voisinage du château ; les agriculteurs étaient établis sur des emplacements plus considérables, mais qui n’avaient pas cependant plus de deux ou trois arpents. Quelle misère ne faut-il pas que ces braves gens aient soufferte dans leur patrie pour aller chercher quelques arpents de terre dans un autre hémisphère !

Nous retrouvâmes ici avec son fils notre bonne petite vieille, qui avait fait avec nous le voyage d’Allemagne à Rio-de-Janeiro. La joie de pouvoir travailler à côté de son cher enfant l’avait rajeunie. Son fils fut notre guide ; il nous conduisit partout dans la nouvelle colonie. Elle est établie dans des gorges larges ; les montagnes qui l’entourent sont tellement à pic, que lorsqu’elles auront été déboisées et transformées en jardins, la terre végétale sera facilement entraînée par les fortes pluies.

À une legua de la colonie, il y a une cascade qui se précipite dans un gouffre naturel. Elle est plus remarquable par les belles montagnes où elle est enfermée, par la sainte obscurité des forêts vierges qui l’entourent, que par la hauteur ou l’abondance de la chute.

29 septembre. Malgré notre accident, nous revînmes à Porto d’Estrella à pied ; nous montâmes dans une barque, et nous naviguâmes par une belle nuit vers Rio-de-Janeiro, où nous arrivâmes heureusement le matin.

Partout, à Pétropolis comme dans la capitale, on s’étonna beaucoup de l’attaque à laquelle nous avions été exposés, et sans nos blessures on n’aurait pas voulu y croire. On prétendait que le drôle était ivre ou fou. Ce n’est que plus tard que nous sûmes le véritable motif qui l’avait poussé. Son maître l’avait châtié peu auparavant pour quelque délit quand il nous rencontra dans la forêt, et il crut sans doute qu’il s’offrait à lui une occasion de satisfaire impunément sa fureur contre les blancs.

  1. Par une truppa, on entend dix mulets conduits par un nègre ; ordinairement plusieurs truppas se réunissent ; il se forme souvent ainsi des convois de 100 à 200 mulets. On sait que dans le Brésil tous les transports se font à dos de mulet.
  2. Le laso est une corde terminée par un nœud coulant. Les indigènes de l’Amérique du Sud savent s’en servir avec une incroyable adresse ; c’est avec le laso qu’ils prennent les animaux sauvages.
  3. Dans le récit de cette excursion, qui parut à Vienne, en septembre 1847, pendant que j’étais encore en voyage, dans les Sonntags-Blætter (feuilles de dimanche) de M. A. Frankl, je ne dis rien de ma blessure, pour ne pas inquiéter mes amis et mes parents.