Voyage autour du grand pin

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Mme EDMOND ADAM
(JULIETTE LAMBER)
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VOYAGE

AUTOUR DU GRAND PIN


LA MARCHANDE D’ANÉMONES




À Madame Marie d’A…
Cannes, février 1863


Vous avez appris que je voulais quitter Cannes et vous m’ordonnez d’y rester. Je resterai. En effet, j’ai traité peut-être avec trop de légèreté, pour ne les avoir pas découvertes encore, les magnificences d’un pays que vous admirez tant. Je suivrai donc vos conseils. Je vais chercher, aller et venir, monter sur les hauteurs, me promener en mer, et courir dans la campagne.

Au reste, j’ai déjà commencé.

Ce matin, de chauds rayons de soleil avaient dissipé les brouillards ; le ciel et la mer étaient devenus bleus. Attirée au dehors, malgré certaine résistance intérieure, je sortis de la ville.

Je marchais depuis une demi-heure environ sur la route déjà séchée, lorsque j’aperçus à ma droite un bois de pins. Heureuse de trouver un peu d’ombre, j’y entrai, et bientôt je m’assis au bord d’un frais ravin.

À genoux près du ruisseau, une fillette lavait du linge. En me voyant, elle se leva, prit un bouquet de fleurs caché dans l’herbe et vint me l’offrir.

— Des anémones bleues ! m’écriai-je. Est-ce dans un jardin que tu as cueilli cela, petite ?

— C’est dans notre terre, madame. Deux sous le gros bouquet !

— Ta terre est-elle loin d’ici ?

— Non ; vous la voyez au milieu du vallon, près de cette bastide blanche, sous les oliviers.

— Eh bien ! si tu veux me laisser cueillir moi-même dans ton champ un bouquet d’anémones bleues, je te donnerai vingt sous.

— Venez, dit l’enfant, qui abandonna son linge.

Au milieu d’un blé de chétive apparence, des centaines d’anémones bleues fleurissaient. J’étendis le regard sur toute cette richesse, puis, jetant loin de moi mon chapeau et mon parasol, je me précipitai sous les oliviers.

La fillette me dit d’une voix caressante :

— Madame l’étrangère, toutes ces fleurs sont à vous, mais prenez garde de faire du mal à notre blé.

— Sois tranquille, ma mignonne ; quoique j’habite la ville, je sais que sur cette herbe pousse le pain.

— Alors, je retourne au ruisseau ?

— Tu le peux ; j’irai tout à l’heure te montrer ma moisson.

L’enfant s’en alla tandis que j’arrachais autour de moi toutes les anémones écloses. Lorsque mes deux mains furent emplies, me sentant un peu lasse, je m’appuyai contre un arbre. Pas un souffle d’air n’agitait les feuilles des oliviers. Mes yeux, tantôt interrogeaient cette nature inconnue, et tantôt se reportaient sur les anémones bleues que j’avais dans les mains. Les fleurs semblaient répondre et parler des grâces d’une terre que je refusais d’aimer !

Je revins lentement près de la petite Provençale. L’enfant sourit en voyant mon énorme bouquet.

— Te sens-tu heureuse, ma mignonne, d’habiter un pays où il y a de si belles fleurs ? lui demandai-je.

— Je ne suis pas assez riche pour aimer les fleurs, repartit la fillette.

— Les fleurs des champs ne coûtent rien.

— Elles se vendent, madame.

— Tu es donc marchande ?

— Oui, je cours dans les bois, je monte sur les rochers, et je rapporte des fleurs que les étrangères me payent généreusement.

Il me vint l’idée de suivre cette petite dans une de ses courses, et je la priai de se laisser accompagner par moi. Je me dis qu’avec un semblable guide je ne serais pas forcée de tomber en extase devant des beautés de convention.

— Veux-tu, demandai-je à l’enfant, m’emmener un jour avec toi ? Nous cueillerons des fleurs ensemble, et tu me feras connaître le pays.

— Tous les matins, répondit-elle, je vais chercher des anémones au « Grand-Pin. » On voit de là les petites Alpes et l’Estérel. Mais c’est bien haut, et vous ne pourrez pas y monter.

— Quand je serai fatiguée, mignonne, nous nous reposerons.

— Comme vous voudrez, madame l’étrangère. Alors soyez demain de très-bonne heure dans ce vallon, le vallon des Vallergues. Je m’appelle Nanette, et je vous attendrai près du champ d’oliviers où vous avez cueilli votre bouquet d’anémones bleues.

Voilà, chère madame, ce que j’ai fait aujourd’hui pour vous obéir. Vous ne me gronderez plus, je l’espère.




LE GRAND PIN




À la même,


Puisque vous m’y engagez, chère madame, je continue. En rentrant à l’hôtel, j’interrogeai les gens de la maison sur le Grand-Pin. On me répondit que, sauf les chèvres et les braconniers, aucun Cannois n’avait escaladé cette montagne, au sommet de laquelle se trouve un pin séculaire qu’on aperçoit très-bien de la route du Cannet. La maîtresse de l’hôtel affirma cependant que plusieurs Anglais avaient tenté l’ascension périlleuse et très-fatigante du Grand-Pin. « Il paraît, continua-t-elle, qu’à cette hauteur la vue est bornée d’un côté par les collines de Vallauris, et de l’autre par les bois qui couronnent la montagne elle-même. »

Je fus forcée de convenir à part moi que je m’étais laissé ensorceler par la petite marchande. L’imagination passablement refroidie, je regagnai ma chambre. Assise près du balcon de ma fenêtre, je franchis l’espace, et ma pensée n’arrêta son vol qu’au milieu des vallées de ma Picardie.

Tout à coup un phénomène singulier s’accomplit sous mes yeux. Une brume épaisse commença par couvrir la mer, puis gagna les îles de Lérins, puis la côte.

— Voilà, me dis-je, un autre charme de ce pays. À combien de dangers sont exposés ceux qui, par un temps semblable, se promènent sur les montagnes ou sur la mer !

On ne distinguait rien à deux pas devant soi.

Mais bientôt dans la campagne un coin de voile se déchire. Le bois de pins, le ruisseau, la bastide blanche, le vallon des Vallergues s’éclairent. Les oliviers aux feuilles diaphanes se confondent un moment encore avec la brume, puis le vallon tout entier resplendit. Le sommet du Grand-Pin se dégage, et le brouillard glisse jusqu’au pied de la montagne. Les rayons du soleil, longtemps contenus par la nuée, se répandent à profusion sur les flots d’azur. La mer clapote sous une pluie de feu. À l’horizon, des barques aux voiles blanches glissent de tous côtés sur les vagues qui leur impriment à peine une légère ondulation.

Je regarde tour à tour les Vallergues et la Méditerranée. Je crois distinguer l’harmonie qui existe entre ce paisible vallon et cette mer nonchalante. Le brouillard épais qui couvrait mes yeux se dissipe. Je me sens touchée par la grâce de cette nature ; j’aime son doux sourire… Mais ce qui est aimable suffit-il à donner l’idée de la beauté ?

Le lendemain de ce jour, après une nuit troublée par des impressions nouvelles, je me levai de bonne heure, et malgré les avertissements de mon hôtesse je me rendis au vallon des Vallergues.

Dès que Nanette m’aperçut :

— Bonjour, madame l’étrangère, s’écria-t-elle. C’est bien gentil à vous d’être venue. Je vous promets pour la peine de vous faire regarder de belles choses. Prenez ce petit sentier et marchons.

— On m’a dit, mignonne, que du haut de ton Grand-Pin la vue est très-bornée.

— Qui sait cela ? repartit la fillette. La vue du Grand-Pin, madame, est moins bornée que celle des Cannois qui vous ont donné des renseignements sur ma montagne.

Et l’enfant, toute fière de son mot, éclata de rire.

— Parlons, fillette, de ce que tu vas me montrer.

— Nenni ; j’aime mieux vous faire une surprise. Je veux vous entendre dire ce que j’ai dit en voyant pour la première fois tout ce qu’on voit de là-haut : « Ah ! que c’est grand la terre ! » En regardant avec attention par ce beau jour, je suis certaine que vous apercevrez Marseille et même peut-être Paris…

— Voilà bien, dis-je en riant, l’exagération provençale.

Je demande à Nanette si l’on découvrait les glaciers de son Grand-Pin.

— Madame l’étrangère, répondit la petite, si vous étiez tout à fait bonne, vous ne me feriez plus de questions, et vous me laisseriez vous guider comme je l’entends.

— Je me tairai ; mais il me semble que je vais où tu me mènes.

— Eh bien ! alors, plutôt que de suivre cette route, si vous y consentez, nous nous enfoncerons dans le bois. Il ne nous faudra qu’une heure au lieu de trois pour atteindre le Grand-Pin ; ce sera plus dangereux, mais bien moins fatigant. Lorsqu’on est très-las, les belles choses paraissent laides, n’est-ce pas, madame ? tandis qu’un petit peu de danger ne gâte rien.

— Je veux être aussi brave que toi, mignonne, répondis-je, et d’ailleurs je hais les chemins fréquentés par tout le monde. Entrons dans le bois !

Je m’élançai gaiement à la suite de Nanette au milieu des ronces.

L’enfant, dont le caractère aventureux perçait à tous moments, s’écria :

— Nous allons monter à l’assaut ; moi, je suis le capitaine ! Nous marcherons tout droit, sans nous reposer, sans nous retourner. Arrivées là-haut, je vous mettrai un bandeau sur les yeux, je vous prendrai par la main, et tout doucement je vous conduirai. Lorsqu’enfin nous serons dans un endroit que je connais, je vous dirai : Regardez, regardez, madame l’étrangère, c’est ici !

— Alors, continuai-je en riant, je m’écrierai : Ah ! que c’est grand la terre !

— Vous direz ce que vous voudrez ; là-haut vous redeviendrez la dame.

— Bravo ! voilà qui est bien entendu. Je ne dédaigne pas les expéditions hardies. Escaladons courageusement le Grand-Pin.

Une heure après nous étions sur une belle plate-forme. Nanette décida que je devais me reposer à l’ombre d’un pin superbe qui dépasse tous les arbres d’alentour. C’est celui qui donne son nom à la montagne. De là je constatai que la vue, en effet, est très-bornée. Mais après m’avoir laissé respirer un instant, Nanette m’ordonna de fermer les yeux, et, me conduisant au milieu des pierres, me fit marcher pendant un quart d’heure encore.

Lorsque, sur un signal de mon jeune guide, j’ouvris les yeux, un cri d’admiration m’échappa ! En face de moi se dressaient les glaciers des Alpes maritimes. Sur le pic de Tende, la neige éblouissante, que n’altérait pas une ombre, semblait défier les rayons ardents du soleil. Au-dessous des glaciers, le regard s’arrêtait sur des collines rocheuses d’un rouge sombre. On eût dit que la mort, qui régnait plus haut, allait couvrir ces terres sanglantes de son blanc linceul.

— Derrière les neiges il y a l’Italie, dit Nanette doucement, de peur de troubler mes réflexions.

— Ah ! l’Italie, répétai-je, ce mot est le bienvenu. L’image de la mort n’a plus rien d’attristant si près de la terre des résurrections.

— Voici là-bas, au pied de ces montagnes blanches, Nice, la belle ville faite pour les étrangers, dit la petite ; puis le phare et le fort de Villefranche, bâtis sur le granit couleur des roses de mars ; à gauche, le village de Saint-Janet, caché entre les dents d’une roche sur laquelle les sorcières se réunissent pour le sabbat. Voici Biot, le pays des jarres ; Vence et Cagnes, qui, perchés sur leurs collines, regardent la passerelle du Var, où finissait autrefois notre Provence. À droite, vous voyez la presqu’île de la Garoupe avec sa belle verdure et sa petite pointe qui s’avance dans la grande mer. Là, dans la plaine, c’est Antibes, qui ferme le soir toutes ses portes et dont les remparts sont gardés nuit et jour par des soldats.

Après avoir longuement contemplé l’étendue déployée devant moi par mon jeune guide, je me retournai.

Le sombre Estérel fermait l’horizon du côté de l’ouest. La Napoule, éclairée par les reflets de la mer, souriait à l’austère cap Roux ; les flancs bleuis du Tanneron faisaient face aux blanches collines de Saint-Vallier ; et la gorge du Loup s’emplissait d’ombre jusqu’aux bords. L’orgueilleuse ville de Grasse, assise au penchant d’une montagne, dominait la vallée des roses, comme autrefois le château des seigneurs dominait les terres esclaves. Au-dessus de Grasse, des centaines de bastides blanches, semblables à des marguerites dans une vaste prairie, émaillaient les champs d’oliviers.

En me rapprochant du Grand-Pin, je vis Mouans au fond d’une vallée, et Mougins sur une hauteur ; le gracieux monticule de Cannes, avec ses tours en ruine et sa vieille église ; puis le Cannet frileux, qui se cache derrière sa forêt d’orangers.

L’esprit lassé par la contemplation de tant de choses nouvelles et grandioses, je m’assis en face du golfe Juan, et j’abaissai mes regards jusqu’au pied de la montagne du Grand-Pin.

Il y avait là un petit village à l’abri des vents et comme enfermé au milieu des collines. Sur le versant des coteaux, la campagne, ombragée par des oliviers magnifiques était pleine de douces lueurs. Ce vallon donnait à l’âme l’idée du recueillement et de la paix. Un enivrant parfum de violettes filtrait pour ainsi dire à travers la pénétrante odeur des pins et montait jusqu’à moi.

— Comment appelle-t-on ce village ? demandai-je à Nanette.

— Vallauris.

— Ah ! c’est ainsi que je l’aurais nommé.

Je ne sais pourquoi, chère madame, il me parut à ce moment-là que l’heure de faire mon examen de conscience avait sonné. Rien ne protestait plus en moi contre cet enthousiasme que vous m’aviez promis et que j’avais trouvé. Je suis capable de confesser une erreur et je la confesse. Il faut maintenant que j’apprenne à connaître les environs de Cannes, de manière à pouvoir en bien parler avec vous. Le meilleur moyen de se faire pardonner son ignorance, n’est-ce pas de s’en corriger ?

Je traçai donc autour de moi un cercle large comme l’horizon, et je fis le serment de visiter tout le pays que j’enveloppais du regard.

— La vue de ma montagne est-elle bornée ? dit Nanette.

— Elle est superbe, mon enfant, et je suis tout simplement ravie de cette promenade.

— Eh bien ! descendons vite, car mon père et ma mère se mettraient à table sans moi.

— Mais tes fleurs ?

— Les voici, reprit-elle en me montrant un énorme bouquet d’anémones rouges qu’elle avait cueillies tandis que je songeais.

Ce bouquet, Nanette me l’a donné et je vous l’envoie, chère madame, comme gage d’affection et de repentir.




L’ERMITE




À Monsieur Aimé d’Ar…
Bruyère, mars 1863.


Nous nous rembarquâmes. Marius se mit au gouvernail, fit déployer les voiles, et dirigea la barque vers le cap Roux.

— Cette promenade va vous plaire, j’en suis certain, me dit Marius. Vous n’y trouverez pas seulement des points de vue.

— Qu’y trouverai-je encore ?

— Un ermite. Je sais que les gens vous intéressent autant que les paysages, et que vous aimez parfois mieux interroger que regarder.

— Comment avez-vous pu deviner cela ? dis-je étonnée.

— Je ne l’ai pas deviné, je l’ai vu ; d’ailleurs je ne suis point un sot.

— Je m’en aperçois. Mais, patron, ajoutai-je, il y a donc encore des ermites dans votre pays ?

— Oui, madame.

— De vrais ermites, avec des capuchons garnis de coquillages et des chapelets au côté ?

— Avec des chapelets et des capuchons, répéta Marius.

— Celui que vous allez me faire voir est-il moine, ou bourgeois, ou paysan ?

— Avant tout, madame, il est très-serviable. Ce qu’il a été, je ne peux le dire. Il pense comme un bon paysan et parle comme un bourgeois. Je l’appelle « le philosophe. »

— Et qu’entendez-vous par ce mot ?

— Cela veut dire un homme qui se persuade que les riches ont autant de misères que les pauvres, et qui sait jouir de sa pauvreté mieux que certaines personnes de leur richesse ; un homme qui s’applique à se faire une belle santé et un bon cœur plutôt qu’une grande bourse, et qui, finalement, oublie par raison le chagrin plus vite que la joie.

— Votre définition de philosophe en vaut une autre, dis-je en suivant d’un œil distrait le sillage de la barque.

Une demi-heure après, nous laissions le Sans-Peur dans une anse, à la garde de Césaire, et nous gravissions, Marius et moi, le sentier abrupte et nu qui conduit à la Sainte-Baume. Il faisait chaud. À tous moments je m’arrêtais, croyant ne pouvoir aller plus loin. Le patron m’encourageait de son mieux.

Quand j’arrivai près de la grotte, j’étais à bout de forces.

L’ermite, qui m’avait aperçue, vint à ma rencontre, et me fit avec simplicité les honneurs de sa retraite. Il me présenta de l’eau fraîche et des fruits de la montagne.

J’admirai longuement les merveilleuses stalactites qui décorent l’ermitage, et lorsque je me sentis remise de mes fatigues, je priai le vieillard de me conduire dans tous les endroits d’où l’on pouvait embrasser un vaste horizon.

Nous marchâmes en silence. Je contemplais l’infini de la mer.

— C’est un admirable pays que le nôtre, madame, dit tout à coup l’ermite.

— Oui, répliquai-je, mais ceux qui ne l’ont point regardé du haut des montagnes le connaissent à peine.

— Si belles qu’elles puissent être, reprit l’ermite, les vallées ne me plaisent pas.

— Ainsi, dis-je avec un sourire, ce n’est point seulement pour votre salut que vous habitez la Sainte-Baume ?

— J’y vois tous les jours, madame, un spectacle qui, mieux que la pénitence, m’élève jusqu’à Dieu.

Surprise d’entendre un pareil langage, je considérai le vieillard avec curiosité.

— Il y a longtemps que vous vous êtes retiré ici ?

— Trente années.

— Vous deviez être fort jeune alors ?

— Oui, madame. À vingt-cinq ans, tout espoir de bonheur était perdu pour moi.

— À vingt-cinq ans, répétai-je, c’est trop tôt.

— Bien des gens vivent cent ans, qui n’ont pas été heureux un seul jour. J’ai connu la vraie joie. Si je l’ai perdue, je l’ai au moins possédée. Il me reste ce que j’achèterais encore aujourd’hui au prix de mes souffrances, il me reste des souvenirs.

— Sans doute le bonheur perdu peut laisser un souvenir encore doux, si l’irrémédiable l’a seul détruit ; mais, autrement, peut-on ne pas se remettre chaque matin à sa poursuite ?

— Lorsqu’on était deux et que la mort vous a séparés, où vivrait-on mieux qu’ici ? demanda le solitaire.

Je ne répondis pas. Le vieillard songeait à ce passé dont une seule parole m’avait révélé le secret.

— Je veux, dit brusquement l’ermite, compléter la confidence. Vous êtes la seule jeune femme que j’aie vue à la Sainte-Baume depuis bien longtemps. Je ne sais pourquoi, mais il me semble, à cause de votre âge peut-être, que vous êtes faite pour comprendre mes malheurs. Deux ou trois paroles de vous me le prouvent.

— Je sais souffrir des souffrances de mes semblables, répliquai-je en lui tendant la main.

Il me fit signe de m’asseoir, se recueillit un moment, et commença ainsi :

En ce temps-là, la colonie maure qui habite le Tanneron, sur l’autre versant de l’Estérel, était encore moins civilisée qu’aujourd’hui. Les chefs de la colonie affectaient un grand dédain pour les Provençaux, pour leurs mœurs, pour leur caractère, et ne reconnaissaient, en fait d’autorité venant du dehors, que celle de la force. Depuis, le Tanneron a bien changé, pas assez cependant pour que les gens des vallons d’alentour s’en soient aperçus et se hasardent à pénétrer chez les nôtres.

À l’heure qu’il est, ce joli coin de l’Estérel passe encore pour un repaire de brigands, et l’on met volontiers tous les crimes qui se commettent dans la montagne sur le compte des Maures.

Je suis né à Tanneron même. J’ai poussé, sans trop y songer, avec les enfants de mon âge et les jeunes arbres de nos bois.

Devenu grand, je sentis que j’aimais passionnément une jeune fille, qui, de son côté, m’aimait de tout son cœur. Elle s’appelait Maria.

Nous ne pouvions être l’un à l’autre, parce que ses parents l’avaient promise à l’un de ses cousins. Le fiancé de Maria était tellement épris d’elle qu’il pensait bien moins à lui plaire qu’à presser le moment de leurs épousailles. Il avait quelque soupçon de notre amour, et nous épiait sans cesse. Dès que nous étions réunis, Maria et moi, nous étions sûrs qu’il était derrière nous et qu’il allait venir nous séparer brutalement.

Un jour enfin nous pûmes échapper à sa surveillance. Nous étant donné rendez-vous dans le chemin des Grès-Rouges, au bord du torrent, nous parvînmes à nous trouver seuls. J’oubliais l’heure ; quand Maria essayait de me la rappeler, je lui parlais de notre amour, et elle-même bientôt à son tour l’oubliait.

Dès que les premières ombres de la nuit descendirent, il fallut nous séparer. Je pris, pour rentrer au village, le chemin le plus long, Maria le plus court.

En traversant la place de l’Église pour regagner la maison de mes parents, je vis toutes les femmes et toutes les jeunes filles de Tanneron qui levaient les bras au ciel, s’arrachaient les cheveux et poussaient des cris déchirants.

— Pourquoi tout ce désespoir ? demandai-je. Maria, qui s’était hâtée et connaissait déjà le motif de la désolation des femmes et des filles, s’approcha de moi et me dit :

— Elles pleurent parce que la maréchaussée de Grasse est venue enlever leurs fils et leurs fiancés pour en faire des soldats. Mon cousin est dans le nombre…

— Dieu nous a regardés ! m’écriai-je avec bonheur.

Hélas ! notre joie dura peu. Le lendemain du jour où son fils avait été enlevé, le père du fiancé de Maria, ayant rencontré la jeune fille, lui dit devant plusieurs personnes :

— Voici les dernières paroles de ton cousin, fais qu’elles ne sortent pas de ta mémoire : « Si Maria m’oublie, mort ou vivant, je reviendrai pour me venger. »

On se venge terriblement chez nous, et il ne faut pas compter sur le temps pour calmer la haine d’un fils du Tanneron.

Durant plusieurs mois j’évitai Maria. Je l’aimais assez pour ne pas jouer avec sa vie. Elle, de son côté, ne me cherchait plus. Nous étions désespérés.

Un matin que je coupais du bois sur les hauteurs, ma mère, en m’apportant à déjeuner, m’apprit que le cousin de ma bien-aimée était allé combattre les ennemis de la France par delà les mers et qu’il avait succombé. Ses parents venaient de recevoir la nouvelle de sa mort.

Trois semaines plus tard, dans l’église de Tanneron, le prêtre nous unissait. Maria et moi.

Comment peindre notre bonheur ? Ma jeune femme était belle, bonne, intelligente, courageuse, parfaite enfin pour une fille de la montagne. Nous nous aimions de tout notre cœur. Quels instants sont comparables à ceux qu’on passe près d’une femme adorée ? Nous vivions seuls dans une petite maison placée entre le Tanneron et les Adrets. Ce qui ne nous concernait pas l’un ou l’autre, ne nous intéressait d’aucune façon. Notre égoïsme était tel que nous ne nous apercevions pas qu’il nous manquait des enfants. Lorsqu’on s’aime comme nous nous sommes aimés, aveuglément, qu’on possède un abri, du pain, qu’on peut travailler ensemble, on se passe aisément des autres joies du monde.

Nous étions trop heureux ! Trop de gens, madame, en comparant leur sort au nôtre, pouvaient trouver la destinée cruelle. Je me suis répété souvent depuis, que, dans un monde où la souffrance et les larmes sont si communes, le bonheur est un crime qu’il faut tôt ou tard expier. Le seul moyen pour l’heureux d’obtenir son pardon serait, comme vous le disiez tout à l’heure, madame, de savoir souffrir des souffrances des autres, et de savoir mêler ses pleurs aux pleurs de son prochain. Or, c’est ce que nous nous gardions bien de faire.

Le jour de l’expiation était proche.

En rentrant chez moi, un matin, je vis Maria étendue sur le seuil, couverte de sang, mourante, assassinée ! Je criai, j’appelai, mais je ne devais pas être entendu. Nous avions voulu être loin du monde, afin que notre joie ne fût pas troublée : personne ne vint secourir notre infortune. Je cherchai inutilement à fermer la blessure de ma femme avec mes mains tremblantes. Je perdis la tête, je devins fou, je jurai de me venger.

— C’est le cousin qui m’a frappée, murmura Maria. Il est vivant.

— Je le tuerai pour de bon, moi, répétai-je égaré.

— Non, dit-elle, je ne veux pas que tu guérisses mon assassin de ses remords et que tu te guérisses de ta haine. La vengeance console, et il ne faut pas que tu m’aimes moins dans dix ans qu’aujourd’hui. Jure que tu ne me vengeras pas.

Je jurai le contraire de ce que j’avais juré une minute auparavant. Elle mourut. On me la prit pour l’enterrer. Quelle torture ! Je ne quittais plus le seuil de ma porte, et je restais assis des journées entières à l’endroit où ma femme avait été frappée.

— Tu devrais travailler, me disait ma mère ; le travail calme la douleur. Mais chaque fois qu’avec ma sape ou mon pic je soulevais la terre, il me semblait que j’allais découvrir le corps ensanglanté de ma femme… et je m’éloignais avec désespoir.

Je revis l’assassin de Maria, et j’eus la force de ne pas violer mon dernier serment. .............................

Voici bientôt trente années que j’ai quitté le Tanneron. J’y vais seulement une fois par mois, depuis que les fruits sauvages ne suffisent plus à mon corps affaibli et qu’il me faut du pain.

Le meurtrier de ma femme a vécu sans avoir été aimé, et il est mort misérablement. .............................

J’étais un paysan grossier. Hors ce que m’avait appris l’amour, je ne savais rien au monde, et je vivais dans l’ignorance de toutes choses. Il ne m’était jamais venu à l’esprit d’admirer la nature et de chercher à comprendre ses enseignements. Dans la solitude complète où j’ai vécu, mon éducation s’est faite peu à peu. Il a fallu que les mêmes beautés, que les mêmes voix de la nature eussent un grand nombre de fois frappé mes yeux et mes oreilles avant que l’idée me vînt de regarder et d’écouter.

Mais à force de voir les fleurs éclore sur les hauteurs et dans les précipices, les vagues écumantes bondir sur la mer pareilles à des coursiers aux longues chevelures, la mer s’éclairer aux feux du couchant et l’Estérel s’assombrir ; à force de contempler notre ciel d’azur, nos nuits incomparables, j’ai voulu savoir ce que disaient toutes ces choses, et je le sais aujourd’hui.

La nature est généreuse : elle m’a conseillé le pardon du crime. Je ne hais plus, mais je n’ai point oublié, et j’aime encore.

Si la nature est généreuse, l’homme est aussi plus compatissant aux misères des autres hommes que je ne le croyais. Parce qu’un insensé m’avait brisé le cœur, j’avais fui sans regrets la société de mes semblables, les enveloppant tous dans une commune aversion. Le désespoir me rendait injuste.

Après une longue absence, je me suis rappelé au souvenir des gens de mon pays. Je leur ai tendu la main et ils ne m’ont point repoussé. Ils n’attendent cependant rien du pauvre ermite.

Si parfois, en me donnant un morceau de pain, les femmes du Tanneron me commandent des prières, je réponds en souriant que je n’en sais plus, que je les ai toutes oubliées. Et je ne mens pas !

Lorsque je reviens à la Sainte-Baume et que je me retrouve sur mon rocher, d’où je découvre à droite l’étendue jusqu’à Marseille, à gauche quatre golfes, et sur les glaciers des Alpes l’ombre qui monte à la terre ; lorsqu’à l’horizon les navires glissent sur les vagues comme le goéland et que les voiles blanches se perdent dans le ciel bleu ; lorsque les îles de Lérins m’apparaissent semblables à des jardins fleuris un instant détachés de la rive et mollement ramenés par le flot, quelles prières, quelles paroles, quels élans passionnés loueraient le Créateur autant que ma muette extase ? Je me jette à genoux, j’étends les bras, et c’est à peine si je peux murmurer : « Mon Dieu ! »

Après ces derniers mots, le vieillard pencha la tête sur sa poitrine et se tut. Tout ce que renfermait son cœur depuis trente années venait de se répandre. Il était calme et souriait.

— Votre éloquence est grande, lui dis-je au moment où il levait les yeux sur moi, et je comprends que l’homme puisse s’absorber dans la contemplation de la nature quand il sait y trouver de telles leçons.

Nous reprîmes le chemin de la grotte, lui tout ému des souvenirs qu’il venait d’évoquer, et moi pensant aux richesses qu’un cœur simple peut contenir.

Mme Edmond Adam
(JULIETTE LAMBER)


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