Voyage au pays de la quatrième dimension/Les héritiers du marquis

Bibliothèque-Charpentier (p. 91-95).

XV

LES HÉRITIERS DU MARQUIS

Lorsque, vers la fin du vingtième siècle, l’existence du Léviathan fut devenue un fait indéniable, certains penseurs se demandèrent pourquoi cet animal nouveau dans l’échelle des êtres n’avait point fait son apparition quelques siècles plus tôt. Ils ne comprirent point suffisamment, peut-être, combien l’évolution était devenue toujours plus laborieuse au fur et à mesure que surgissaient des êtres plus complexes et quelles conditions particulières il avait fallu réaliser pour que le Léviathan pût enfin succéder à l’homme comme roi de la création.

Ce fut la science, et la science seule, qui, par une double préparation, au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, permit cette éclosion. Jusqu’alors, en effet, on avait pu penser que l’évolution s’arrêterait à l’homme ; puis, lorsque cette suppotion parut absurde, on avait parlé volontiers de surhomme.

Depuis les débuts de la civilisation, l’homme avait su créer, en effet, une vie artificielle dont il demeurait le maître absolu et qui le mettait bien au-dessus des autres animaux. Grâce aux lois, aux mœurs, aux constitutions sociales, aux principes de toute espèce qu’il s’était donnés, sa mentalité s’élevait chaque jour davantage, et son idéal immortel semblait devoir échapper à tout jamais aux règles naturelles.

C’était donc ces règles morales qu’il fallait détruire à tout prix pour créer le Léviathan, et ce fut la science qui se chargea de cette lourde tâche.

En développant l’étude des sciences naturelles, les philosophes du dix-huitième siècle accoutumèrent, petit à petit, l’esprit humain à la pratique des sciences exactes. On n’admit plus que les lois de la nature, et tout l’édifice social parut un vain échafaudage hypocrite et suranné.

Il y eut un homme qui, en ce temps-là, osa pousser les théories nouvelles jusqu’à leurs dernières conséquences : ce fut le marquis de Sade. Avec une logique implacable, et dans une forme parfois digne des encyclopédistes, il développa, sans en omettre un seul détail, le programme nouveau qui allait être celui des penseurs du siècle suivant.

Selon lui, plus de fausseté, plus d’hypocrisie, le flambeau de la philosophie (c’est-à-dire de la science) a dissipé toutes les impostures anciennes ; il convient de s’en tenir au rôle dicté par la nature et de ne plus écouter que nos seuls instincts.

L’homme doit chercher à développer ses émotions le plus possible dans le sens indiqué par la nature, et la douleur étant plus grande que le plaisir, la douleur doit être l’agent principal du succès. C’est en blessant les arbres que l’on obtient de beaux fruits ; la cruauté est un ordre même de la nature.

Celle-ci, contrairement aux fausses idées chrétiennes, nous ordonne de faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût fait. La raison du plus fort est toujours la meilleure ; Bismarck, Nietzsche et les meilleurs auteurs du dix-neuvième siècle n’ont rien dit de mieux.

Il est regrettable que cet écrivain ait compromis la réputation de ses ouvrages par d’absurdes bravades érotiques qui permirent à ses héritiers directs de faire rayer son nom de l’histoire littéraire ; s’il s’en fût tenu aux seules idées philosophiques qu’il exprimait alors, sa place dans l’histoire des idées, à la veille de la Révolution française, eût été celle d’un ancêtre vénéré. Il suffit de relire les principaux ouvrages des écrivains du xixe siècle pour s’en convaincre.

Dans son Origine des espèces et sa Descendance de l’homme, Darwin ne fit que confirmer point par point toutes les affirmations du marquis, et remettre en première place l’instinct naturel de sélection. Les économistes, de Malthus à Stuart Mill, ne firent également que ratifier la brutalité de pareilles assertions.

Les littérateurs et les artistes hésitèrent pendant une partie du dix-neuvième siècle ; mais, bientôt, ils se convertirent, eux aussi, en présence des progrès incessants de la science, aux conclusions imposées par les lois naturelles. Le romantisme ne fut d’abord qu’un réalisme déguisé, et le naturalisme convertit définitivement les artistes aux doctrines scientifiques.

Ce fut ainsi que la littérature, au début du vingtième siècle, ne fut, en résumé, qu’une application étroite des règles posées par la Révolution française, et que la suprématie de l’instinct ramena l’homme qui, un instant, avait cru devenir Dieu, au simple rang des autres animaux qui l’avaient précédé dans l’échelle des êtres.

Cette évolution morale eût été insuffisante pour permettre la réalisation du Léviathan, si l’organisation scientifique du monde entier n’avait fourni d’autre part la matière universelle nécessaire à la création de l’être nouveau.

L’homme réduit à l’état de cellule sociale, n’ayant plus d’autre loi que l’instinct naturel, ne fut plus que la matière plastique de l’être nouveau ; le lien général chargé de réunir ces divers éléments fut fourni par les exigences scientifiques de l’organisation nouvelle. Le monde ne fut plus qu’un être colossal dont toutes les parties demeuraient solidaires et dont aucune ne pouvait vivre séparée de l’ensemble. Une maladie, ressentie en un point quelconque du globe, se répercutait immédiatement dans le corps entier ; un arrêt de fonctionnement dans la nutrition ou dans le système nerveux du Léviathan, compromettait, tout aussitôt, la vie de l’être entier. Les cellules, incapables désormais de vivre d’une vie indépendante, ne connaissaient plus que leurs instincts naturels. Privées de toute idée générale, elles ne pouvaient plus prétendre au superbe isolement des individualités d’autrefois ; la vie morale ne leur appartenait plus en propre : le Léviathan, seul, représentait l’intellectualité supérieure réservée au Maître du monde.