Voyage au pays de la quatrième dimension/Le massacre des homuncules

Bibliothèque-Charpentier (p. 242-248).

XXXVIII

LE MASSACRE DES HOMUNCULES

Un savant qui, dans son laboratoire, analyse la nature des choses, ignorera toujours ce que peut être la répugnance ou le dégoût. Quelle que soit l’infection du composé qu’il examine, il le goûtera, si cela est nécessaire, le plus tranquillement du monde. Ce ne sont pour lui que des corps simples juxtaposés, toujours les mêmes.

À la suite des progrès considérables de la science, les hommes finirent par tout considérer sous cet angle scientifique spécial et, pour eux, tous les phénomènes de la nature devinrent également intéressants, sans qu’aucune distinction pût être établie utilement entre une réaction chimique, par exemple, et une passion violente éprouvée pour le bien ou pour le mal.

Au-dessus des êtres humains on plaçait du reste les machines qui assuraient l’existence du monde entier et ces matérialisations de l’intelligence collective qu’étaient les grandes usines, étaient mises bien avant les simples manifestations individuelles de la pensée.

Par une pente toute naturelle, les animaux artificiels créés par l’homme pour ses besoins journaliers, furent même, à cette époque, l’objet de toutes les sympathies.

Déjà, aux premiers temps de la civilisation, on avait remarqué combien les formes nouvelles des machines rompaient violemment avec les traditions artistiques du passé et rappelaient, au contraire, les créations de la nature.

L’automobile avait été le premier instrument d’usage courant donnant quelques indications en ce sens. Aux temps barbares on s’était imaginé de concevoir l’automobile un peu à la manière d’un temple grec ou d’un meuble Louis XV ; volontiers, on eût dissimulé ses parties mécaniques sous une carrosserie de style rappelant un navire romain ou une chaise à porteurs, et les projets les plus fantastiques furent alors réalisés. Il fallut l’intervention de la nécessité pour que l’on comprît combien cette conception était vieillotte et s’appliquait mal aux idées nouvelles.

Les voitures de course, aux prises avec les exigences immédiates de la vitesse, furent les premières à indiquer la voie qu’il fallait suivre ; les artistes les qualifièrent tout d’abord de monstres ; puis, petit à petit, se dégageant des préjugés anciens, ils en célébrèrent l’harmonie nouvelle et l’impérieuse beauté.

Et bientôt, lorsque l’automobile eut conquis sa forme nouvelle, grâce aux seules indications de l’empirisme, on comprit un beau jour, qu’elle réalisait tout simplement, sans que l’on y prît garde, la structure logique et complète d’un animal nouveau.

Depuis la tête, avec ses yeux, jusqu’à la noire évacuation de l’échappement, l’automobile se comportait comme un simple animal, avec les mêmes faiblesses, les mêmes défaillances, la même fièvre à certaines heures du jour, la même reprise de force à la tombée de la nuit, avec le cœur battant de ses soupapes, la colonne vertébrale de sa transmission, envoyant le mouvement aux pattes motrices d’arrière par l’intermédiaire d’un cardan en forme de bassin, tandis que les roues d’avant tâtaient le chemin. La circulation d’eau, la circulation d’huile, l’innervation électrique, autant de réseaux distincts, nécessités par la logique, indiqués impérieusement, comme si, dans toute construction, certaines lois naturelles exigeaient les mêmes formes, les mêmes procédés. L’être nouveau se distinguait des êtres naturels par l’idée de la roue et des engrenages, mais il ne s’en distinguait que par là.

On ne vit dans tout cela qu’un simple rapprochement amusant, tant que l’on attribua à l’homme une intelligence divine supérieure à la matière. Mais lorsque le matérialisme eut fait de nouveaux progrès, lorsque l’on commença à ne voir dans tout phénomène, matériel ou moral, qu’une simple juxtaposition de forces moléculaires, on se demanda logiquement si les animaux artificiels pouvaient se distinguer autrement que par leur imperfection des animaux naturels.

La question devint plus angoissante encore lorsque ces animaux artificiels se perfectionnèrent davantage. Un peu partout, au début de la période scientifique, on commença à construire, pour l’industrie et pour les besoins de la vie domestique, des homuncules destinées à jouer le rôle des esclaves d’autrefois.

Ces homuncules variaient de forme suivant les usages auxquels on les destinait. Un homuncule chargé, dans une usine, de surveiller la marche des tours automatiques n’était évidemment pas le même qu’un homuncule chargé d’une station télégraphique ou de la préparation des produits toxiques dans un laboratoire. Tous cependant étaient construits à peu près à l’imitation du corps humain, tous étaient doués de mouvements réflexes, suffisamment réglés et la perfection de leur mécanisme était telle que l’on avait souvent quelque peine à distinguer, au cours de son travail, un homuncule d’un homme ordinaire.

Il faut ajouter du reste que les savants du Grand Laboratoire Central avaient mis quelque coquetterie à réaliser d’une façon parfaite le rêve des chercheurs d’autrefois. Sans doute n’avaient-ils pas eu recours aux fameuses recettes de Paracelse pour construire leurs homuncules. Ceux-ci n’étaient point, comme le voulaient les alchimistes, de petits êtres sans gravité, sans sexe et pourvus de pouvoirs surnaturels. On s’était amusé, au contraire, ta les rendre aussi semblables à l’homme que possible, avec le secret espoir qu’en reproduisant fidèlement les formes de la nature, on arriverait à se rapprocher toujours plus de ses créations.

Il y eut même à ce moment d’étranges homuncules de laboratoire auxquels on transmit artificiellement le fluide nerveux emprunté à certains animaux et qui, petit à petit, parurent donner des signes évidents d’indépendance et d’initiative.

Un peu partout, avec trop d’empressement du reste, on favorisa ce développement instinctif des homuncules. On épia avidement chez eux l’éclosion de vices humains ; avec complaisance on encouragea leurs caprices ; on développa leurs désirs. Tout cela ne fut qu’une simple distraction de savants supérieurs, jusqu’au jour où l’on s’aperçut, avec terreur, que les initiatives individuelles, que les vices des homuncules n’étaient point du tout ceux que l’on espérait.

Loin de reproduire les tares habituelles de l’humanité, les homuncules semblaient, petit à petit, s’entendre entre eux, adopter de mystérieuses lignes de conduite, comprises d’eux seuls et qui ne tendaient à rien moins qu’à détruire, d’un seul coup, la royauté de l’homme.

Uniquement construits suivant la logique scientifique, les homuncules s’adaptaient étroitement au monde nouveau ; mieux que le vieil Homme, ils paraissaient pouvoir prendre la direction de la civilisation nouvelle.

Lorsque leurs projets furent dévoilés, ce fut une longue période de luttes, de discussions, puis d’angoisse. Les uns soutenaient que l’homuncule n’était en somme qu’un mécanisme sans danger véritable ; d’autres expliquaient que, suivant la théorie matérialiste, il n’y avait rien d’absurde à penser que ces êtres nouveaux pouvaient avoir la même autorité et les mêmes initiatives que l’homme.

Certains faits douteux, certains assassinats inexpliqués, déchaînèrent l’affolement général ; on eut peur, on ne discuta plus : en masse on détruisit les homuncules, dans le doute on renonça à ce défi scientifique jeté aux forces naturelles ; pendant des semaines, on exécuta ces êtres mystérieux, sortis de toutes pièces de la pensée humaine.

Quelque temps après, mais trop tard, on se demanda bien si l’on n’avait point cédé à un mouvement de peur irréfléchi, mais on ne regretta rien lorsque, par des rapports certains, on apprit bientôt que plusieurs homuncules, au moment de mourir, de douleur et d’effroi, avaient pleuré.