Voyage au pays de la quatrième dimension/Le grand œuvre

Bibliothèque-Charpentier (p. 296-300).

XLVI

LE GRAND ŒUVRE

J’avoue avec tristesse que, depuis le jour où il me fut donné d’atteindre l’époque de l’Oiseau d’or, au cours de mes voyages au pays de la quatrième dimension, les expressions m’ont fait brusquement défaut, pour traduire comme il convient les étranges sensations que je ressentis.

Au début de mes voyages au pays de la quatrième dimension, l’observation fut pour moi des plus faciles. Sans doute ai-je éprouvé, les premiers temps, une sorte d’angoisse, une hésitation bien compréhensible, au moment de rompre avec des habitudes physiologiques plusieurs fois séculaires et héréditairement transmises depuis les premiers âges du monde. Les hommes du vingtième siècle ont tellement pris l’habitude d’évoluer dans un espace à trois dimensions, qu’ils renâclent comme devant la mort, lorsqu’il leur faut brusquement envisager la possibilité de vivre et de se mouvoir dans un espace à quatre dimensions.

La première fois qu’ils essaient, par exemple, de s’évader d’une chambre close de toutes parts, et de se retrouver tout naturellement au dehors, en faisant appel à la quatrième dimension, ils ont peur et hésitent, comme ils hésitent encore lorsque la possibilité leur est démontrée de faire passer un objet volumineux, leur corps même au besoin, par le petit trou d’une serrure, ou de former un nœud en trèfle dans une corde tendue, fixée à ses deux extrémités.

Mais ce ne sont là que des hésitations de débutant qui se dissipent lorsque la vie morale apparaît plus nettement.

La quatrième dimension n’est en effet, on le sait, qu’une façon d’exprimer la réalité complète de l’univers, mais ce n’est là, je le répète, qu’une façon de s’exprimer qui ne correspond évidemment en rien aux réalités mathématiques.

Assimiler l’espace à des représentations algébriques, voir dans une grandeur d’espace une idée de multiplicité, c’est là une erreur naïve dans laquelle sont tombés les premiers chercheurs, qui s’inquiétèrent en Allemagne, de géométrie non euclidienne.

Quand avec plus d’habitude, la nature véritable de la quatrième dimension commence à être entrevue par l’esprit, on comprend tout aussitôt que cette quatrième dimension est d’un usage courant depuis des siècles, sous le nom de conscience, et qu’elle n’est, à bien prendre, que cette substance sans laquelle l’univers à trois dimensions ne pourrait avoir d’expression réelle.

Seulement, depuis les origines, on s’est accoutumé à considérer la conscience d’une façon objective. L’homme se figure sans doute que sa personnalité est — on ne sait où — à mi-chemin entre le monde extérieur qui est devant lui, et l’écran de la conscience qui se trouve derrière. Il n’a jamais eu la force de grouper ces différents éléments et de reconstituer, par synthèse, sa véritable, sa seule personnalité.

Au début du règne de l’Oiseau d’or, qui succéda à la période scientifique, les idées se modifièrent lentement sur ce point et l’univers évolua d’une façon nouvelle.

Ainsi que je l’ai dit déjà, on commença à comprendre que l’amour avait une signification infiniment plus haute qu’on ne l’avait cru autrefois. On comprit que ce n’était, en somme, que l’obscur instinct qui pousse la nature entière à s’unir dans une synthèse toujours plus élevée, à se confondre dans un idéal commun.

Bientôt, à l’époque de l’Oiseau d’or, le langage disparut je l’ai dit déjà, comme moyen d’expression. Il n’était, en effet, que le résultat de dissonances, d’antagonismes, d’oppositions d’idées incomplètes. Il était le dernier vestige d’une époque de lutte entre phénomènes hétérogènes. Il ne se justifiait plus, du jour oi i les aspirations humaines tombaient à l’unisson.

D’autre part, les grandes aspirations panthéistiques des siècles passés trouvèrent bientôt leur justification définitive dans la réalisation de ce grand œuvre qu’avaient entrevu les alchimistes d’autrefois. Ce ne fut plus simplement les métaux que l’on put transmuer à volonté, par l’entremise d’un agent commun, ce furent toutes les manifestations de la nature, les êtres et les choses les plus dissemblables que l’on put transmuer, grâce à l’intelligence complète que l’on eut alors de la quatrième dimension.

C’est là, malheureusement, que s’arrêtent également, définitivement impuissants, les modes d’expression dont nous disposons pour décrire de pareils phénomènes. Si l’on se place au point de vue du vingtième siècle, à une époque où toute vie était due à un antagonisme, où toute énergie se traduisait par une dissociation, on ne peut comprendre ce qui se passa alors. Ou tout au moins, si l’on voulait s’en faire une idée approchée, on dirait grossièrement que ce fut la fin du monde.

En réalité ce fut seulement le commencement du règne de l’unité hétérogène définitivement constituée, la suppression de tout mouvement et de tout travail, de tout phénomène extérieur, l’union définitive de tous les êtres en un seul. Mais, je le répète, ce sont là des mystères qui défient toute description à une époque où toute description doit encore s’appliquer à une lutte ou à une dissonance entre éléments à trois dimensions toujours incomplets et toujours antagonistes.

Impondérable, sans mesure, sans espace, l’univers intellectuel tel qu’il fut alors pour l’éternité, n’offrit rien de comparable à l’idée phénoménale que nous pouvons en avoir. Et pour parler l’incohérent langage d’aujourd’hui, nous pourrions prétendre qu’il fût alors définitivement mort si nous ne savions que, délivré pour toujours de l’absurde notion du temps, n’ayant plus à proprement parler, ni commencement ni fin, son empire s’était alors étendu, aux époques mêmes où nous croyons que nous vivons.