Voyage au pays de la quatrième dimension/La transmutation des atomes de temps

Bibliothèque-Charpentier (p. 46-52).

VII

LA TRANSMUTATION DES ATOMES
DE TEMPS

Ce fut donc par des déplacements dans l’espace que me fut révélée tout d’abord l’existence du pays de la quatrième dimension et je ne sais, une fois de plus, comment expliquer ces déplacements en empruntant le langage courant construit à trois dimensions. Je suis forcé, malgré tout, d’employer des images grossières, de recourir à de vieilles expressions que l’on croirait réservées à l’alchimie, pour décrire un fait pourtant très simple et qui ne saurait surprendre, pour peu que l’on soit familiarisé avec l’unité de point de vue qui caractérise la quatrième dimension. De même que l’on a recours à la théorie atomique pour donner une image suffisante des combinaisons chimiques, je suis contraint, moi aussi, de recourir à une hypothèse analogue pour expliquer d’une façon grossière les déplacements que l’on effectue au pays de la quatrième dimension et cette explication imparfaite la voici :

Tandis que dans le déplacement à trois dimensions les atomes formant un corps sont repoussés et remplacés par d’autres atomes composant un autre corps de la même façon qu’un navire déplace l’eau de la mer, le déplacement au pays de la quatrième dimension se fait au moyen de ce que l’on appelait jadis une transmutation. Le monde de la quatrième dimension étant continu, aucun mouvement, au sens vulgaire du mot, ne peut s’y produire comme dans le monde mobile à trois dimensions. Un déplacement se fait donc par un échange de qualités entre atomes voisins et, pour employer la même image grossière que précédemment : lorsqu’un navire se déplace, ce sont les atomes d’eau qu’il a devant lui qui se muent en atomes de navire, tandis que, derrière lui, les atomes de navire se muent en atomes d’eau.

Ceci, qu’on le comprenne bien, n’est qu’une image des plus primitives destinée à expliquer, dans le langage de la troisième dimension, un procédé de déplacement qui n’a point ce caractère euclidien dans le monde continu à quatre dimensions. Faut-il le répéter en effet : les atomes ne sont qu’une hypothèse commode ; les atomes n’existent pas en réalité ; il n’y a que des qualités différentes d’un même continu physique. L’atome est une conception de l’esprit qui isole la matière avec tous ses attributs, avec toutes ses qualités. L’esprit conçoit l’atome à son image, il en fait donc un monde complet et unique à quatre dimensions et c’est une illusion des sens qui reflète à l’infini comme dans des glaces multiples cet atome unique sous les aspects divers du monde incomplet à trois dimensions. Dès que l’on est transposé au pays de la quatrième dimension, le mouvement, tel que nous le comprenons, n’existe plus : il y a seulement des changements de qualités et nous demeurons immobiles, au sens vulgaire du mot.

La même comparaison grossière permet d’entrevoir ce qu’est également le déplacement dans le temps lorsque l’on est transposé au pays de la quatrième dimension. De même que nous supposons des atomes juxtaposés pour expliquer l’espace, de même, pour justifier le temps, nous nous figurons une succession de moments qui sont, en quelque sorte, les atomes du temps. Ici, comme pour le déplacement dans l’espace, le déplacement dans le temps s’effectue au moyen d’une transmutation des atomes de temps, c’est-à-dire des moments, sous l’action de cette pierre philosophale, de cet atome ou, mieux encore, de cette monade qu’est notre esprit. Il est bien évident qu’ici encore il ne s’agit que d’une hypothèse atomique commode et qu’en réalité le temps ne se compose pas de moments distincts, mais d’un continu que la qualité seule peut modifier.

Lorsque l’on est parvenu au pays de la quatrième dimension, ces vérités paraissent beaucoup plus simples que toutes nos explications scientifiques du monde à trois dimensions et il est fort difficile d’envisager sans quelque pitié l’état d’ignorance extrême des hommes de notre temps, je veux dire de notre qualité. Il me semble cependant qu’il leur serait facile de constater l’étrange opposition qu’il y a entre ce qu’on appelle chaque jour la force et la matière, l’esprit et le corps, la qualité et la quantité, c’est-à-dire entre le monde vu à quatre dimensions ou seulement à trois dimensions.

Souvent, en admirant pour la première fois une vérité nouvelle ou un chef-d’œuvre esthétique qui n’existaient point jusqu’alors, les hommes déclarent que cette vérité ou ce chef-d’œuvre sont supérieurs à tout ce qui existait jusqu’alors et ils ne se demandent pas d’où peut leur venir cette étrange révélation. Ils répètent volontiers que l’observation et l’expérience ont seules formé leur esprit et leur corps et ils ne s’étonnent pas d’être brusquement en pays de connaissance lorsqu’un fait nouveau vient contredire toute cette soi-disant expérience acquise.

L’art, à lui seul, est un démenti perpétuel porté à la science. Il nous prouve qu’au-dessus de nous-mêmes se trouve un monde des qualités dont nous dépendons, que nous connaissons directement et qui nous permet de juger en un instant la valeur plus ou moins grande d’un symbole artistique conçu à trois dimensions.

Sans l’existence du monde véritable à quatre dimensions connu par notre esprit en dehors de toute idée de temps et d’espace, l’évolution des races serait inexplicable ; le progrès, un non-sens ; l’art, une folie. On ne peut imiter un modèle qui n’existe pas et, sans un modèle, le monde à trois dimensions demeurerait immobile.

Les hommes d’aujourd’hui, liés par le préjugé de l’espace à trois dimensions et par celui de la division d’un même mouvement en points successifs dans le temps, sont un peu dans la situation d’un insecte qui, se promenant indéfiniment sur une statue, en sentirait les contours comme une succession d’événements et n’en pourrait jamais contempler l’ensemble. Lorsque l’on sait se dégager pour toujours de cette infériorité traditionnelle, il semble au contraire que l’on soit brusquement dans la situation d’un artiste qui, d’un seul coup, admire l’ensemble de la statue, la voit tout entière dans le même moment et prend en pitié l’insecte maladroit qui poursuit fiévreusement sa route obscure d’un grain de marbre à l’autre. Pour moi, qui sais maintenant qu’il n’y a pas, à proprement parler, d’espace ni de temps et que l’on peut, lorsque l’on a su se libérer des préjugés géométriques, se déplacer à volonté dans le présent ou dans l’avenir, je me suis informé avec curiosité des transformations de notre monde au cours des siècles, transformations qui ne sont, en somme, que le même geste complètement dessiné en dehors du temps.

C’est ainsi que j’ai pu faire, au cours de ces voyages au pays de la quatrième dimension, d’étranges découvertes, et que j’ai compris clairement certains problèmes qui déroutent aujourd’hui nos contemporains.

Que le lecteur veuille bien seulement m’excuser de la façon un peu inaccoutumée dont je ne manquerai point de passer d’une période à l’autre de l’histoire. L’évolution de l’humanité n’étant qu’un seul geste, qu’une seule statue, pour reprendre la comparaison que je faisais plus haut, il est tout naturel que je parle successivement, sans ordre nécessaire, de la tête, d’un bras, d’une jambe ; je veux dire par là de l’an 2.000, de 1912 ou du temps de l’Oiseau d’or, toutes ces époques, comme toutes les parties d’un même corps, formant pour moi un même ensemble simultané, et les numéros des années étant analogues aux numéros d’ordre que pourrait employer un statuaire pour le montage des différentes parties d’une même œuvre.