Voyage au pays de la quatrième dimension/La révolte des machines

Bibliothèque-Charpentier (p. 172-178).

XXVII

LA RÉVOLTE DES MACHINES

Le 3 intercalaire de la première période scientifique, le contremaître H. G. 28 pénétra en coup de vent dans le bureau de son chef d’usine en criant :

— Ouvrier ! ouvrier ! venez vite ! l’électricité tourne en eau de boudin.

Étant donné les mœurs du temps, cette façon obséquieuse de s’adresser au patron de l’usine montrait suffisamment quel était l’état d’agitation d’H. G. 28.

Le chef d’usine le suivit immédiatement dans les ateliers et là, dans la section des tours automatiques, il constata que d’étranges désordres se produisaient en effet.

Sans doute, rien, dans la réalité, ne concordait avec les affirmations d’H. G. 28, et l’électricité ne tournait pas en eau de boudin. Il y avait cependant d’inexplicables déperditions dans les transmissions de force et, des dynamos arrêtées, s’échappait comme une sorte de sueur huileuse qui coulait à torrent sans qu’il fût possible d’en démêler exactement l’origine.

Des sels, grimpant aux parois de leurs cuves, s’étaient évadés et restaient accumulés contre la grande porte de l’usine.

Certains tours automatiques s’étaient arrêtés brusquement, en plein travail, brisant net leurs organes principaux, tordant leurs commandes en tous sens, sans que l’intervention d’aucune force extérieure ait pu justifier de pareilles déformations du métal.

Les ingénieurs, en silence, contemplaient ces étranges phénomènes. Ils savaient, en effet, depuis de longues années déjà, de quelle vie étrange et inconnue était animé le métal ; comment on pouvait l’empoisonner, le fatiguer outre mesure, le stimuler comme l’étain ou le platine, par exemple, avec du carbonate de soude, ou le calmer avec du bromure et du chloroforme.

On n’ignorait point non plus comment une barre de fer, après avoir reçu un choc ou subi une brusque dilatation à un endroit quelconque, réparai sa substance, devenait à cet endroit précis beaucoup plus forte, de même qu’un os cassé dans le corps humain devient plus résistant à l’endroit où il se ressoude.

Cependant, on n’avait jamais été jusqu’à attribuer à la matière une vie véritable analogue à la vie des plantes et des animaux, et l’on se demandait avec angoisse si de nouvelles et inquiétantes découvertes n’allaient pas être faites à ce sujet.

Il fallait bien reconnaître, en effet, que depuis la formation du globe, rien de ce qui constituait la vie ne pouvait nous venir du ciel. Au début, la terre n’était qu’une masse gazeuse, puis de la matière en fusion ; c’est de cette matière primitive que sont sortis les plantes et les animaux, et cela donne à penser suffisamment que la vie telle que nous la connaissons préexistait dans les minéraux.

Ces constatations faciles avaient été renforcées, dans les derniers temps, par de curieuses observations faites sur des machines perfectionnées. Les métaux, particulièrement travaillés, que l’on employait pour leur construction, renforcés, doublés de nombreuses matières chimiques, étaient devenus des sortes d’organismes véritablement nouveaux, capables d’engendrer des phénomènes jusque-là imprévus. La perpétuelle transmission de courants électriques et le choc d’ondes hertziennes avaient pourvu ces métaux ultra-modernes de qualités plus curieuses encore. On avait même observé, dans certains cas, de véritables maladies volontaires se produisant dans les machines, quelque chose comme des vices, identiques à ceux qui décimaient jadis la classe ouvrière. Sans doute, ne s’agissait-il pas, à proprement parler, d’alcoolisme ou de tuberculose, mais bien de tares analogues.

En raison de curieuses affinités, on avait remarqué que certains aciers, lorsqu’ils étaient à proximité de certains corps chimiques qui leur plaisaient, s’en appropriaient des parcelles à distance, en faisaient un abus qui ne tardait pas à influer sur leur propre organisme. Il y eut ainsi certaines machines dont la santé fut entièrement ruinée par l’abus de l’eau de savon dont on se servait pour atténuer les frottements dans la fabrication. D’autres machines semblaient douées de motilité ; on remarqua d’inquiétants déplacements de matière : des bosses se produisaient sur certains points de la surface, des creux en d’autres. Indéniablement, un travail moléculaire se faisait dans telle ou telle direction, et l’on remarqua que cette direction était toujours celle, non plus sans doute de la cantine, mais de réservoirs contenant des produits chimiques.

Ces déplacements étaient dus évidemment à un travail interne du métal, progressant comme du métal en fusion, mais cependant sans perdre ses qualités de résistance.

Il y eut enfin, comme dans les cas de cancer ou de fibrome, des transformations moléculaires de la matière, des transmutations de métaux qui eussent enchanté les alchimistes d’autrefois.

Certaines parties d’acier se transformaient petit à petit en bronze, des morceaux d’étain germaient dans du fer et des parcelles d’or furent observées dans des couvercles de boîtes à sardines.

Ce fut bientôt, dans l’usine, un véritable affolement, précurseur de la révolte définitive. Certaines machines devinrent comme ataxiques, d’autres furent affligées du mal de Pott. L’on dut, pendant de longues semaines, noyer l’usine dans des vapeurs d’iodoforme, et l’on entoura les pièces principales des tours automatiques de tampons imbibés de chloroforme.

On sentait cependant qu’un travail sourd et angoissant se préparait dans toute l’usine, comme une grève générale, comme une révolte de la matière enfin libérée.

Le 4 intercalaire, la tension du courant ayant été, par mégarde, augmentée, brusquement toutes les machines volèrent en éclats comme du verre, tordirent leurs bras, s’effondrèrent et, durant toute la journée, on assista de nouveau avec terreur à de dangereux déplacements de la matière qui, par boules, roulait lentement mais avec souplesse, du côté des portes.

Un moment, l’on crut que le dépôt des membres humains, voisin de l’usine, allait être détruit par les blocs de matière en mouvement. Ce dépôt contenait d’incalculables richesses : des têtes, des bras, des intestins, des cœurs humains, tenus en réserve à la suite d’opérations et que l’on utilisait journellement pour des greffes animales en cas de remplacement d’un organe malade.

En pénétrant dans les salles de garde, les blocs de matière, chargés d’électricité, galvanisèrent en effet tous ces membres en réserve, qui se mirent à parler, à marcher et à s’échapper dans toutes les directions. Il fallut deux ou trois jours pour s’en rendre maître et pour ramener au dépôt tous ces membres épars dont les promenades folles et fantaisistes semèrent la terreur dans toute la ville.

Quant à la matière, il fallut la dompter au moyen du gel artificiel et l’expédier ensuite, avec d’infinies précautions, par chalands, vers l’océan glacial.

Ce fut là une des plus grosses inquiétudes de cette époque agitée, car l’on craignait chaque jour que ce mauvais exemple fût suivi par les machines-outils d’autres usines. On prit à ce sujet des mesures radicales : on pratiqua l’obscurantisme en matière mécanique, on entoura les machines d’un réseau de fils destinés à arrêter et à canaliser toutes les influences du dehors et, pour quelques années encore, tout rentra dans le calme.