Voyage au pays de la quatrième dimension/L’immortalité par les idées

Bibliothèque-Charpentier (p. 267-273).

XLII

L’IMMORTALITÉ PAR LES IDÉES

La renaissance idéaliste qui succéda, petit à petit, à la seconde période scientifique, permit, pour la première fois, de raisonner plus clairement et d’entrevoir l’avenir normal de l’humanité.

On peut s’étonner, maintenant que toutes ces idées paraissent fort claires, qu’elles n’aient point frappé plus tôt l’imagination des hommes, et qu’il ait fallu tout d’abord la coûteuse et lugubre expérience du Léviathan, puis la longue domination scientifique du Grand Laboratoire Central pour démontrer toute l’insuffisance des conceptions matérialistes. Cela vient sans doute de ce que l’on n’éclaircit pas, au préalable, suffisamment et jusque dans leurs dernières conséquences les données posées par la science.

Un seul homme, dans le matérialisme ancien, eut le courage de son opinion et la poursuivit jusqu’à ses extrêmes limites ; cet homme fut Blanqui. Dans la solitude et le recueillement de son cachot, lorsqu’il fut enfermé au fort du Taureau, il écrivit une curieuse brochure intitulée l’Éternité par les Astres, dont la logique rigoureuse aurait dû frapper tous les contemporains. Voici, en résumé, à quelles conclusions aboutissait sa thèse :

L’univers est infini, et nous ne pouvons comprendre ce qu’une pareille expression représente, car c’est à peine si la notion d’indéfini est déjà accessible à l’homme… À quarante kilomètres à l’heure, il faudrait 250 millions d’années pour atteindre les étoiles les plus proches, et la terre, avec sa vitesse prodigieuse, mettrait cent mille ans pour parvenir à la soixante et unième étoile du Cygne.

Or, ce n’est là pour nous que la partie la plus rapprochée de l’univers, celle qui fait effectivement partie de notre vie quotidienne. L’immensité composée de mondes innombrables ne commence, pour ainsi dire, qu’au delà. Cependant, tous ces mondes ne révèlent chimiquement que la présence d’une centaine à peine de corps simples, toujours les mêmes. C’est avec cette pauvre centaine de corps simples que la nature doit fournir à toutes les combinaisons de l’univers, et ces combinaisons, bien qu’innombrables, sont, par définition, mathématiquement limitées. Forcément, on doit donc retrouver des systèmes solaires analogues au nôtre ; forcément, également, en prolongeant cette recherche vers l’infini, on doit découvrir des systèmes solaires rigoureusement semblables au nôtre dans leurs moindres détails, puis encore des terres dont l’histoire est exactement celle de notre terre.

Si l’on ne perd point de vue ce que signifie ce mot : infini, si l’on songe toujours, d’autre part, que les combinaisons sont limitées par le nombre des corps simples, il est impossible de ne pas admettre qu’à l’instant où nous écrivons ces lignes, d’autres personnes identiques, des sosies, des doubles, écrivent ces mêmes lignes dans d’autres mondes identiques.

C’est là un jeu de glaces qu’il faut poursuivre logiquement jusqu’aux conséquences les plus extrêmes : l’acte que nous aurions voulu faire hier, d’autre nous-mêmes l’ont fait ; chaque possibilité de notre vie fut une réalité dans un autre monde.

Ajoutons enfin que cette identité ne saurait être seulement simultanée ; elle existe également dans le temps : dans le passé et dans l’avenir : elle existe à chaque seconde, car il faut bien se borner, et Blanqui, dans ses plus rigoureuses conclusions, s’en tient à ce minimum.

Et c’est même la seule insuffisance de sa théorie, car, ici encore, il nous faudrait continuer l’infinie fragmentation du temps, nous heurter en un mot à l’infini au moment même où nous étions sur le point de lui échapper.

Blanqui, de cette théorie scientifiquement exacte, tire des conclusions philosophiques assez mélancoliques : tout ce que nous avons fait personnellement, tout ce que nous ferons demain, un sosie l’a déjà fait ou le fera ; c’est la négation définitive de toute ambition et de tout progrès, mais c’est aussi la conclusion sincère à laquelle on devait aboutir en poussant à l’extrême les conclusions matérialistes.

Tout différent fut le procédé que l’on suivit lors de la grande renaissance idéaliste. On s’efforça de rechercher, avant toute chose, l’unité esthétique, l’originalité, l’hétérogénéité absolue, dégagée de tout support matériel et se rapprochant du type unique et immortel.

On considéra que le monde devait être conçu, non point par analyse, mais par synthèse, et que des généralisations croissantes correspondaient seules aux légitimes aspirations de l’humanité.

C’est, en effet, par une centralisation toujours plus grande que se manifestent les progrès ontologiques, c’est par l’association des idées, par des synthèses toujours plus puissantes, que progresse l’esprit humain. C’est ce que les religions et les philosophies anciennes symbolisaient fort justement par l’épuration progressive de l’âme passant successivement dans des sphères toujours plus élevées.

L’étude de l’homme donnait, à ce point de vue, de précieux enseignements. Tandis que le corps, ne disposant que de l’espace à trois dimensions, est voué fatalement à la désagrégation, c’est-à-dire à une suite de refontes partielles ou totales, durant sa vie ou au moment de sa mort, l’esprit humain atteint déjà la quatrième dimension et se rapproche par là de l’immortalité ; il peut envisager, dans le même instant, des phénomènes passés ou à venir ; il peut s’élever, par l’abstraction, au-dessus des contingences matérielles, et participer, en quelque sorte, de la substance universelle et immuable des choses.

D’un côté les sens matériels lui fournissent les éléments d’observation du monde à trois dimensions, de l’autre, le sens intime : la conscience, lui donne la notion de la quatrième dimension, c’est-à-dire complète pour lui la représentation de l’univers dans ce qu’il est convenu d’appeler l’espace et le temps.

Basé sur ces quatre dimensions toutes matérielles, l’esprit peut alors concevoir la seule réalité véritable : celle des idées pures dégagées de toute analyse matérielle, et le temps et l’espace ne sont plus dès lors que de vains supports inutiles dont l’idée se dégage, comme une cathédrale achevée que l’on dépouille de ses fragiles échafaudages.

Tout le monde sait que dans une œuvre d’art véritable le sujet ou le scénario n’est qu’un sacrifice provisoire fait à la matérialité et que la qualité esthétique d’une ligne ou d’une idée ne dépend en rien du sujet choisi.

Le chef-d’œuvre se révèle à nous spontanément en dehors de toute explication matérielle et toute analyse critique n’est qu’un grossier rappel en arrière. L’absolu et l’infini ne se définissent pas matériellement, ce sont des joies a priori que les artistes peuvent seuls atteindre. On voit dès lors combien pitoyable et stérile était la poursuite ancienne que faisaient les premiers hommes de l’infini ou de l’immortalité dans l’espace ou dans le temps, c’est-à-dire dans le domaine illusoire des sens.

Lorsque l’on comprit au contraire que l’infini n’existait qu’en qualité, que l’immortalité se trouvait pour ainsi dire sur place, immuable et saisissable pour l’esprit dans le domaine des idées pures, l’humanité reprit sa marche en avant avec confiance, assurée de l’utilité de sa tâche, sachant bien désormais qu’une idée nouvelle était une création digne de ce nom, et que nul sosie, comme le voulait Blanqui, ne pouvait disputer à l’homme-Dieu l’idée immortelle, sortie tout armée de son cerveau.